Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 85 : De
la manière et de l’ordre d’après lesquels l’intelligence comprend les choses
corporelles
Nous
avons ensuite à nous occuper du mode et de l’ordre d’après lesquels l’intelligence
comprend les choses corporelles. — A cet égard huit questions se présentent :
1° Notre intellect comprend-il en abstrayant les espèces des images sensibles ?
(Cette question purement philosophique est ici résolue absolument dans le sens
péripatéticien.) — 2° Les espèces intelligibles abstraites des images sensibles
se rapportent-elles à notre intellect comme la chose qu’il connaît ou comme le
moyen par lequel il connaît ? (Cet article a pour but de montrer le rapport
qu’il y a entre l’objectif et le subjectif, et il rentre ainsi dans une des
questions que la philosophie moderne a agitées avec le plus d’éclat.) — 3°
Notre intellect comprend-il naturellement ce qu’il y a de plus universel avant
ce qui l’est moins ? (Cet article détermine l’ordre de nos idées, en montrant
comment nous allons du général au particulier.) — 4° Notre intellect peut-il
comprendre beaucoup de choses simultanément ? (Saint Thomas s’est fait la même
question à l’égard des anges (quest. 58, art. 2), et il la résout ici d’après
les mêmes principes.) — 5° Notre intellect comprend-il en composant et en
divisant ? (Nous avons déjà déterminé le sens de ces mots, à l’occasion des
anges (Voy. quest. 58, art. 3 et 4).) — 6°
L’intellect peut-il errer ? (En recherchant le criterium de nos connaissances,
les philosophes modernes ont traité cette même question.) — 7° La même chose
peut-elle être mieux comprise par l’entendement de l’un que par l’entendement
de l’autre ? (Les principes établis dans cet article, relativement à l’ordre
naturel, donnent l’explication de la différence qu’il y a entre les élus qui
voient Dieu, et par là même l’intelligence de ces paroles : Il y a beaucoup de demeures (Jean, 14,
2), etc.) — 8° Notre intellect connait-il ce qui est
indivisible avant ce qui est divisible ? (Connaissons-nous l’indivisible avant
le divisible, l’abstrait avant le concret ? Cette question touche à toutes
les bases les plus fondamentales de la philosophie, et l’idéalisme est né de la
mauvaise solution que certains philosophes ont donnée à ce problème.)
Article
1 : Notre entendement comprend-il les choses corporelles et matérielles par
l’abstraction des images sensibles ?
Objection
N°1. Il semble que notre intellect ne comprenne pas les choses corporelles et
matérielles par l’abstraction des images sensibles. Car tout intellect qui
comprend une chose autrement qu’elle n’est est dans le faux. Or, les formes des
choses matérielles ne sont pas abstraites des objets particuliers que les
images sensibles représentent. Par conséquent si nous comprenons les choses
matérielles en abstrayant des images sensibles leurs espèces, notre entendement
sera nécessairement dans l’erreur.
Réponse à
l’objection N°1 : On abstrait de deux manières : 1° en composant et en
divisant ; par exemple quand nous comprenons qu’une chose n’est pas dans une
autre ou qu’elle en a été séparée ; 2° en simplifiant ; par exemple quand nous
ne considérons qu’une seule chose sans tenir compte des autres. Quand
l’intellect abstrait dans le premier sens des choses qui ne sont pas abstraites
en réalité, il reste alors dans le faux sous certains rapports. Mais s’il
abstrait dans le second sens des choses qui ne sont pas réellement abstraites,
il n’est pas pour cela dans l’erreur, ce qu’on peut démontrer d’une manière
sensible. En effet, si nous croyons ou si nous disons que la couleur n’existe
pas dans un corps coloré ou qu’elle en est séparée, nous avons une opinion
fausse. Mais si nous considérons la couleur et ses propriétés sans faire
attention à une pomme qui est colorée, nous pouvons exprimer nos pensées sur la
couleur en général sans que nous tombions pour cela dans l’erreur ; parce que
la pomme n’est pas de l’essence de la couleur, et que par conséquent rien
n’empêche qu’on ne s’occupe de la première sans songer à la seconde. De même je
dis que pour les choses qui se rapportent à l’essence de l’espèce d’une chose
matérielle quelconque, comme la pierre, l’homme ou le cheval, on peut les
considérer en dehors des principes qui les individualisent parce que ces
principes ne sont pas de l’essence même de l’espèce. Et c’est précisément en
cela que consiste ce qu’on appelle abstraire l’universel du particulier,
l’espèce intelligible des images sensibles, ce qui revient à considérer la
nature de l’espèce sans tenir compte des principes individuels que les images
sensibles représentent. Ainsi donc quand on taxe d’erreur l’intellect qui
comprend une chose autrement qu’elle n’est, on a raison si le mot autrement se rapporte à la chose
comprise. Car dans ce cas l’intellect est dans le faux quand il comprend qu’une
chose existe autrement qu’elle n’est. Par exemple l’intellect se tromperait
s’il abstrayait de la matière l’espèce de la pierre au point de croire qu’elle
n’existe pas dans la matière, comme l’a supposé Platon. Mais il n’en est plus
de même de l’exactitude de la proposition si le mot autrement se rapporte au sujet qui comprend. Car il arrive sans
erreur que le mode du sujet dans l’acte de la connaissance est autre que celui
de l’objet considéré dans la réalité de son existence. Ainsi l’objet compris
est immatériellement dans le sujet qui le comprend selon le mode de
l’intellect, mais il n’y est pas matériellement selon la manière d’être des
corps.
Objection N°2.
Les choses matérielles sont les choses naturelles dans la définition desquelles
entre la matière. Or, on ne peut comprendre aucune chose sans ce qui entre dans
sa définition. On ne peut donc comprendre les choses matérielles sans matière.
Et la matière étant un principe d’individualisation, il s’ensuit qu’on ne peut
comprendre les choses matérielles en abstrayant l’universel du particulier,
c’est-à-dire en abstrayant leurs espèces intelligibles des images sensibles.
Réponse à
l’objection N°2 : Il y a des philosophes qui ont pensé que l’espèce des
choses naturelles est leur forme seule et que la matière n’en fait pas partie.
Mais d’après ce sentiment on ne devrait pas faire entrer la matière dans la
définition des choses naturelles. C’est pourquoi il faut reconnaître deux
sortes de matière, l’une générale et
l’autre déterminée ou individuelle.
La matière générale comprend, par exemple, la chair, les os sans rien spécifier
; tandis que la matière individuelle se rapporte à telle ou telle chair, à tels
ou tels os en particulier. L’intellect abstrait donc l’espèce d’une chose naturelle
de la matière sensible individuelle, mais non de la matière sensible générale.
Il abstrait, par exemple, l’espèce humaine de telle ou telle chair, de tels ou
tels os en particulier, et il la considère sans ces éléments déterminés parce
qu’ils ne sont pas de l’essence de l’espèce, mais seulement des parties d’un
individu, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 7, text. 34 et 35). Mais il ne peut abstraire
l’idée d’homme de l’idée de chair et d’os prise en général. — Les espèces
mathématiques peuvent être abstraites par l’intellect non seulement de la
matière sensible individuelle, mais encore de la matière sensible en général.
Cependant elles ne peuvent être abstraites de la matière intelligible en
général, elles ne peuvent l’être que de la matière intelligible individuelle.
En effet, on donne le nom de matière sensible à la matière corporelle, parce
qu’elle est soumise aux qualités sensibles, c’est-à-dire au chaud, au froid, au
dur, au mou, etc. On appelle matière intelligible la substance parce qu’elle
est soumise à la quantité. Or, il est manifeste que la quantité est inhérente à
la substance avant les qualités sensibles. Par conséquent les quantités telles
que les nombres, les dimensions et les figures qui sont les termes des
quantités peuvent être considérées sans qualités sensibles, c’est-à-dire qu’on
peut les abstraire de la matière sensible. On ne peut cependant pas les
considérer sans avoir en même temps l’idée de la substance qui est le sujet de
la quantité, ce qui serait les abstraire de la matière intelligible générale.
Mais on peut les considérer sans telle ou telle substance et par conséquent les
abstraire de la matière intelligible individuelle. — Il y a des choses qu’on
peut abstraire de la matière intelligible générale ; tels sont l’être, l’unité,
la puissance, l’acte et toutes les autres choses semblables qui peuvent exister
absolument sans matière, comme on le voit dans les substances immatérielles.
Platon n’ayant pas distingué comme nous l’avons fait deux sortes d’abstraction,
il a pensé que toutes les abstractions produites par notre intellect existaient
en réalité (Cette théorie de Platon sur les idées est le fondement de toute sa
doctrine.).
Objection N°3.
Aristote dit (De animâ,
liv. 3, text. 18 et 31) que les images sensibles sont
à l’âme intellectuelle ce que sont les couleurs à la vue. Or, la vision ne
provient pas des espèces que l’on abstrait des couleurs, mais de l’impression que
les couleurs produisent sur la vue. De même l’intelligence ne résulte pas de
l’abstraction des images sensibles, mais de l’impression que ces images
produisent sur l’entendement.
Réponse à
l’objection N°3 : Les couleurs ont le même mode d’existence dans la
faculté visuelle que dans la matière corporelle individuelle, et pour ce motif
elles peuvent imprimer leur ressemblance dans l’organe de la vue. Mais les
images sensibles représentant les individus et existant dans les organes du
corps n’ont pas le même mode d’existence que l’intellect humain, comme nous
l’avons prouvé (quest. préc., art. 7) ; par
conséquent elles ne peuvent pas par leur vertu s’imprimer dans l’intellect
possible. Mais l’intellect agent transforme par son action les images
sensibles, et il en résulte dans l’intellect possible une ressemblance qui
représente les choses seulement par rapport à la nature de leur espèce. C’est
ainsi qu’on dit que les espèces intelligibles sont abstraites des images
sensibles, ce qui ne signifie pas que la forme qui était d’abord dans l’image
sensible est passée ensuite dans l’intellect possible, en restant numériquement
la même, comme un corps qu’on prend dans un lieu pour le transporter dans un
autre.
Objection N°4.
D’après Aristote (De animâ,
liv. 3, text. 17), il y a dans l’âme intellectuelle
deux choses, l’intellect possible et l’intellect agent. Or, il n’appartient pas
à l’intellect possible d’abstraire des images sensibles les espèces
intelligibles ; sa fonction consiste au contraire à recevoir ces espèces
après qu’elles ont été abstraites. Il n’est pas non plus dans la nature de
l’intellect agent de faire ces abstractions ; car il est aux images sensibles
ce qu’est aux couleurs la lumière qui au lieu d’en abstraire quelque chose leur
communique plutôt une nouvelle vertu. Par conséquent nous ne comprenons
d’aucune manière en abstrayant les espèces intelligibles des images sensibles.
Réponse à
l’objection N°4 : Les images sensibles reçoivent de l’intellect agent une
lumière et c’est encore par la vertu de ce même intellect que les espèces
intelligibles en sont abstraites. Elles en reçoivent une lumière ; car comme la
partie sensitive est ennoblit ; par suite de son union avec l’intellect, ainsi
les images sensibles sont rendues par la vertu de l’intellect agent aptes à ce qu’on dégage d’elles par l’abstraction des
espèces intelligibles. De plus l’intellect agent abstrait ces espèces
intelligibles, puisque c’est par sa vertu que nous pouvons considérer en
nous-mêmes la nature des espèces sans leurs conditions individuelles, ce qui
permet à l’intellect possible de les percevoir.
Objection N°5.
Aristote dit (De animâ,
liv. 3, text. 32 et 39) que l’intellect comprend les
espèces dans les images sensibles (D’après Aristote, l’intelligence comprend
les formes ou les espèces, dans les images que perçoit la sensibilité, et le
sens commun reçoit les formes sensibles sans la matière, comme la cire reçoit
l’empreinte de l’anneau sans le fer ou l’or dont l’anneau est composé.). Ce
n’est donc pas en les abstrayant.
Réponse à
l’objection N°5 : Notre entendement abstrait des images sensibles les
espèces intelligibles selon qu’il considère la nature des choses en général ;
toutefois il comprend ces formes dans leurs images sensibles, parce qu’il ne
peut connaître les objets dont il abstrait les espèces qu’en se tournant vers
ce que l’imagination lui fournit, comme nous l’avons dit (quest. préc.,
art. 6 et 7).
Mais c’est le
contraire. Aristote dit (De animâ, liv. 3, text. 2) que
comme les choses sont séparables de la matière, ainsi elles sont l’objet de
l’intellect. Il faut donc qu’on comprenne les objets matériels en les
abstrayant de la matière et des images sensibles sous lesquelles l’imagination
nous les représente.
Conclusion
L’entendement humain n’étant pas l’acte d’un organe corporel quelconque, mais une
puissance de l’âme qui est la forme du corps, il est nécessaire qu’il comprenne
les choses matérielles et sensibles en les abstrayant des images qui les
représentent.
Il faut
répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 84, art. 7, et quest. 80, art. 2),
l’objet de la connaissance est proportionné à la faculté cognitive. Or, il y a
trois sortes de facultés cognitives. En effet il y a d’abord une faculté
cognitive qui résulte de l’action des organes corporels ; elle consiste dans
les sens. C’est ce qui fait que toutes les puissances sensitives ont pour objet
la forme telle qu’elle existe dans la matière corporelle. Et comme la matière
est dans ce cas le principe de l’individualité, il s’ensuit que toutes les
facultés sensitives ne connaissent que les choses particulières. — Il y a
ensuite une puissance cognitive qui n’est pas l’acte d’un organe corporel et
qui n’est unie à la matière par aucun lien corporel ; tel est l’entendement des
anges. Cette puissance cognitive a pour objet la forme pure subsistant
absolument sans matière. Car quoique les anges connaissent les choses matérielles,
ils ne les connaissent néanmoins que dans des substances spirituelles,
puisqu’ils les voient en eux-mêmes ou en Dieu. — L’entendement humain tient le
milieu entre ces deux sortes de puissances cognitives. Il n’est pas l’acte d’un
organe quel qu’il soit, mais il est une des facultés de l’âme qui est elle-même
la forme du corps, comme nous l’avons dit (quest. 76, art. 1). C’est pourquoi
sa fonction propre est de connaître la forme qui existe individuellement dans
la matière corporelle, mais non en tant qu’elle existe de cette manière (C’est-à-dire
en tant qu’elle est revêtue de principes individuels, parce que l’intellect ne
perçoit que l’universel.). Or, connaître une chose de la sorte c’est abstraire
la forme de sa matière individuelle. Il est donc nécessaire de dire que notre
entendement connaît les choses matérielles par l’abstraction des images
sensibles. Ainsi nous arrivons à connaître les choses immatérielles par les
choses corporelles, tandis que les anges connaissent au contraire les choses
matérielles par les choses spirituelles. — Platon, considérant l’intellect
humain comme absolument immatériel et ne tenant aucun compte de son union avec
le corps, a supposé qu’il avait pour objet les idées séparées et qu’il
comprenait plutôt en participant aux choses abstraites qu’en faisant lui-même
des abstractions, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 12, text. 6) (Tout en suivant Aristote, saint
Thomas prend à tache de réfuter constamment Platon, et il motive ainsi la
préférence qu’il donnait à l’un de ces deux grands génies.). Nous avons
d’ailleurs exposé et réfuté son sentiment (quest. 84, art. 1).
Article
2 : Les espèces intelligibles qui ont été abstraites des images sensibles se
rapportent-elles à l’entendement humain, comme un objet ou comme un moyen de
connaissance ?
Objection
N°1. Il semble que les espèces intelligibles abstraites des images sensibles se
rapportent à notre intellect comme l’objet même qu’il connaît. Car l’objet
compris en acte est dans le sujet qui le comprend, puisque l’objet ainsi compris
est l’intellect lui-même en acte. Or, dans l’intellect qui comprend en acte il
n’y a de la chose comprise que l’espèce intelligible abstraite. Donc cette
espèce est l’objet lui-même compris en acte.
Réponse à
l’objection N°1 : L’objet compris est dans le sujet qui le comprend par
son image. Dans ce sens on dit que l’objet compris en acte est l’intellect en
acte, parce que l’image de l’objet compris est la forme de l’intellect, comme
l’image de la chose sensible est la forme du sens en acte (Par le mot sens, saint Thomas désigne ici le sens
commun, qui résume en lui tous les autres sens.). Il ne résulte pas de là que
l’espèce intelligible abstraite soit l’objet même que l’intelligence conçoit,
mais seulement qu’elle en est l’image.
Objection N°2.
Il faut que l’objet compris en acte soit dans un sujet, autrement ce ne serait
rien. Or, il ne peut être dans une chose qui soit hors de l’âme, puisqu’une
chose de cette nature est matérielle et que rien de ce qui est en elle ne peut
être compris en acte. Il faut donc que cet objet soit dans l’intellect, et par
conséquent il ne peut être que l’espèce intelligible dont nous venons de
parler.
Réponse à
l’objection N°2 : Quand on dit qu’un objet est compris en acte, on désigne
par là deux choses : d’abord l’objet lui-même qui est compris, ensuite l’acte
par lequel il est compris. De même quand on parle d’une abstraction générale on
désigne par là deux choses : la nature même de l’objet, et son abstraction ou
son universalité. La nature que l’on comprend, que l’on abstrait ou que l’on
généralise n’existe que dans les individus, mais c’est à l’intellect qu’il
appartient de la comprendre, de l’abstraire ou de la généraliser. Nous pouvons
d’ailleurs trouver dans les sens quelque chose d’analogue. En effet, la vue
voit la couleur d’une pomme sans sentir son odeur. Si l’on cherche donc où est
la couleur qui se voit ainsi sans odeur, il est évident que la couleur que l’on
voit n’existe que dans la pomme. Si on la perçoit sans odeur, c’est le fait de
l’organe de la vue dans lequel se trouve l’image de la
couleur et non la sensation de l’odeur. De même l’humanité dont nous avons
l’intelligence n’existe que dans tel ou tel homme. Cependant pour qu’elle soit
considérée en dehors de toute condition individuelle, c’est-à-dire pour qu’on
puisse l’abstraire et la généraliser, il faut qu’elle soit perçue par
l’intellect dans lequel se trouve la ressemblance de l’espèce en général et non
celle des principes individuels.
Objection N°3.
Aristote dit (Periher.,
liv. 1, chap. 1) que les mots sont les signes qui expriment les modifications
de l’âme. Or, les mots expriment les choses que nous comprenons ; car c’est par
la parole que nous exprimons ce que nous connaissons. Donc les modifications de
l’âme ou les espèces intelligibles sont les objets de nos connaissances.
Réponse à
l’objection N°3 : Il y a dans la partie sensitive deux sortes d’opération.
L’une passive, qui consiste uniquement dans l’affectation de l’organe ; cette
opération est complète du moment que l’organe est affecté par un objet
sensible. L’autre active, qui résulte de l’imagination qui se forme l’image
d’une chose absente ou même qu’on n’a jamais vue. Ces deux opérations se
trouvent unies dans l’entendement. Car l’intellect possible est d’abord passif,
et c’est à ce titre qu’il reçoit les espèces intelligibles. Une fois qu’il les
a reçues, il les définit, les divise et les assemble, et exprime toutes ces
choses par le langage. Ainsi, ce qu’un mot signifie est une définition, et
toute proposition exprime ce que l’intellect compose et divise. Les mots
n’expriment donc pas les espèces intelligibles elles-mêmes, mais les idées que
l’intellect se forme pour juger des choses extérieures.
Mais c’est le
contraire. L’espèce intelligible est à l’intellect ce que l’espèce sensible est
aux sens. Or, l’espèce sensible n’est pas l’objet que l’on sent, mais plutôt le
moyen par lequel on sent. L’espèce intelligible n’est donc pas non plus l’objet
que l’on comprend, mais le moyen par lequel l’intellect comprend.
Conclusion L’espèce
intelligible est pour l’intellect le moyen, mais non l’objet de ses
connaissances ; elle n’en est l’objet que secondairement, parce que l’objet
premier est la chose que l’espèce elle-même représente.
Il faut
répondre qu’il y a des philosophes qui ont prétendu que nos facultés cognitives
ne connaissaient que leurs propres modifications, par exemple, que chaque sens
ne sent que les modifications propres à son organe. Dans ce système l’intellect
ne comprendrait non plus que ses modifications, c’est-à-dire les espèces intelligibles
qu’il a reçues en lui, et ces espèces seraient l’objet même qu’il comprend.
Mais cette opinion est évidemment fausse pour deux raisons : 1° parce que les
objets de notre connaissance ne sont pas autres que ceux des sciences en
général. Si donc les choses que nous comprenons n’étaient que les espèces qui
sont dans l’âme, il s’ensuivrait qu’aucune science n’aurait pour objet ce qui
est en dehors de l’âme humaine, qu’elles traiteraient toutes des espèces
intelligibles et ne comprendraient ainsi, comme le voulaient les platoniciens,
que les idées (D’après ce principe, les platoniciens considéraient seulement
comme probables toutes les connaissances qui reposaient sur les sens.) qui sont
en acte dans notre entendement. 2° Cette opinion tendrait à renouveler
l’ancienne erreur de ceux qui soutenaient que tout ce qu’on voit est vrai et
que deux propositions contradictoires sont également vraies. Car si chaque
puissance ne connaît que sa propre modification, elle ne juge que d’elle. Or,
on juge d’une chose suivant que la puissance cognitive en est affectée. La
puissance cognitive ayant toujours pour objet de son jugement sa propre
modification, elle jugera donc nécessairement chaque chose suivant ce qu’elle
est, et par conséquent tous ses jugements seront vrais. Par exemple, si le goût
ne sent que sa propre modification, quand quelqu’un se porte bien il a raison
de dire que le miel est doux. De même quand on se porte mal, on a également
raison de dire que le miel est amer. Car dans l’un et l’autre cas on juge
d’après l’impression que l’on éprouve. Il s’ensuit alors que toutes les
opinions sont également vraies et qu’en général toute manière de voir est
admissible (Il n’y aurait plus de vérité absolue, il n’y aurait qu’une vérité
relative, et tous nos jugements porteraient, comme le dit l’Ecole, de rebus in ordine
ad nos.). Pour éviter ces conséquences absurdes, il faut donc admettre que
l’espèce intelligible est pour l’intellect un moyen par lequel il comprend. En
effet, Aristote reconnaît (Met., liv.
9, text. 16) deux sortes d’action : l’une qui est
immanente dans l’agent, comme voir, comprendre ; l’autre qui se porte vers un
objet extérieur, comme échauffer, couper. Ces deux actions se produisent
chacune d’après une forme. Ainsi la forme de l’action qui se porte vers un
objet extérieur est la ressemblance de l’objet de cette action ; par exemple,
la chaleur qui échauffe est la ressemblance de l’objet échauffé ; de même la
forme d’après laquelle se produit l’action qui est immanente dans le sujet est
la ressemblance de l’objet. Par conséquent la ressemblance de l’objet visible
est ce qui fait que notre vue le perçoit, comme la ressemblance de la chose
comprise ou l’espèce intelligible est la forme d’après laquelle notre intellect
comprend. Mais comme l’intellect a la faculté de se réfléchir sur lui-même, par
cet acte il comprend tout à la fois la connaissance qu’il a et l’espèce par
laquelle il comprend. Ainsi l’espèce intelligible est l’objet secondaire de sa
connaissance. L’objet premier est la chose dont l’espèce intelligible est
l’image. C’est ce qui résulte évidemment du sentiment des anciens, qui
supposaient que le semblable n’était connu que par son semblable. D’après ce
principe ils croyaient que l’âme ne connaissait la terre qui est en dehors
d’elle que par la terre qui est en elle, et ils raisonnaient ainsi sur les
autres choses. Si donc, d’après Aristote (De
animâ, liv. 3, text.
38) qui dit que ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme (Aristote réfute
ainsi la théorie d’Empédocle, qui menait au matérialisme.), mais l’espèce de la
pierre, nous supposons que c’est l’espèce de la terre et non la terre que nous
avons en nous, il s’ensuivra que l’âme connaît par les espèces intelligibles
les choses qui sont en dehors de l’âme.
Article
3 : Les choses les plus universelles sont-elles antérieures dans notre
connaissance intellectuelle à celles qui le sont le moins ?
Objection
N°1. Il semble que les choses les plus universelles n’existent pas les
premières dans notre connaissance intellectuelle. Car ce qu’il y a de premier
et de plus connu dans l’ordre de la nature est ce qu’il y a de postérieur et de
moins connu par rapport à nous. Or, les choses universelles sont les premières
dans l’ordre de la nature. Donc elles sont les dernières dans l’ordre de nos
connaissances.
Réponse à
l’objection N°1 : L’universel peut se considérer sous un double aspect :
1° On peut comprendre par là la nature universelle et l’idée d’universalité
simultanément considérées. L’idée d’universalité qui met un seul et même objet
en rapport avec beaucoup de choses, étant une abstraction de l’intellect, il
faut que dans ce sens l’universel soit postérieur aux autres connaissances.
Aussi Aristote dit (De animâ, liv. 1, text. 8) que
l’animal universel n’est rien, ou que c’est une conception postérieure aux
autres. D’après Platon, qui faisait des universaux des substances, l’universel
ainsi considéré était antérieur à tous les objets particuliers, parce qu’il
prétendait que ceux-ci n’existaient qu’autant qu’ils participaient aux
universaux qu’il appelait des idées. 2° On peut considérer l’universel par
rapport à la nature elle-même, par exemple de l’animalité ou de l’humanité,
telle qu’elle existe dans les individus. Alors il faut distinguer deux sortes
d’ordre naturel. D’abord, l’ordre de la génération et du temps d’après lequel
ce qui est imparfait et ce qui est en puissance a la priorité. On voit tout
particulièrement dans la génération de l’homme et de l’animal que ce qu’il y a
de plus général dans la nature existe tout d’abord. Ainsi l’animal est engendré
avant l’homme, comme le dit Aristote (De Gen. anim., liv. 2, chap. 3). Il y a ensuite l’ordre de perfection,
celui que la nature a pour but ; c’est ainsi que l’acte est absolument
antérieur à la puissance, que le parfait précède l’imparfait. Dans ce sens ce
qu’il y a de moins général a naturellement la priorité sur ce qui l’est
davantage ; l’homme est avant l’animal. Car la nature n’a pas pour but
d’engendrer un animal, mais un homme (Tout cet article est un modèle d’analyse,
et les observations de la science actuelle n’auraient rien à y ajouter.).
Objection N°2.
Les êtres composés sont par rapport à nous antérieurs aux êtres simples. Or,
les choses universelles sont les plus simples. Donc nous les connaissons
postérieurement aux autres.
Réponse à
l’objection N°2 : L’universel le plus général est, par rapport à celui qui
l’est moins, tout et partie. Il en est le tout dans le sens que l’universel le
plus général ne comprend pas seulement en puissance l’universel qui a moins
d’extension ; mais il en comprend encore d’autres. Ainsi l’animal ne comprend
pas seulement l’homme, mais encore le cheval. Il en est la partie dans le sens
que l’universel le moins général renferme dans son essence non seulement
l’universel qui est plus général que lui, mais encore d’autres choses. Ainsi
l’homme n’est pas seulement un animal, mais il est encore raisonnable. Par
conséquent, l’animal considéré en lui-même existe dans notre connaissance
antérieurement à l’homme, mais nous connaissons l’homme avant de connaître l’animal
comme faisant partie de sa nature.
Objection N°3.
Aristote dit (Phys., liv. 1, text. 5) que nous connaissons l’objet défini avant les
parties de sa définition. Or, les choses les plus universelles entrent dans la
définition de celles qui le sont le moins. Ainsi l’animal est une partie de la
définition de l’homme. Donc nous ne connaissons les choses universelles que
d’une connaissance postérieure.
Réponse à
l’objection N°3 : On peut connaître les parties d’un tout de deux manières
: 1° D’une manière absolue, suivant ce qu’elles sont en elles-mêmes. Dans ce
cas rien n’empêche de connaître les parties avant le tout lui-même. Ainsi on
peut connaître les pierres avant l’édifice dont elles doivent faire partie. 2°
On peut les connaître comme parties d’un tout, et alors il est nécessaire de
connaître le tout avant les parties. Nous avons en effet la connaissance vague
d’un édifice avant d’en distinguer toutes les pièces. On doit donc dire que les
éléments d’une définition sont connus absolument en eux-mêmes avant l’objet
défini, autrement ils ne serviraient pas à le faire connaître ; mais si on les
considère comme les parties de sa définition, on ne les connaît à ce titre
qu’après l’objet défini. Car nous connaissons l’homme d’une manière vague avant
de savoir tout ce qui est de son essence (On voit d’abord l’objet d’une manière
générale, on en fait ensuite une analyse raisonnée et on le reconstitue par une
synthèse savante.).
Objection N°4.
Nous nous élevons aux causes et aux principes par les
effets. Or, les choses universelles sont des principes. Donc nous ne les
connaissons que postérieurement.
Réponse à
l’objection N°4 : L’universel, pris pour une idée générale, est à la
vérité un principe de connaissance sous un rapport, dans le sens que l’idée
générale est une conséquence du mode de l’intellect qui agit par abstraction.
Mais il n’est pas nécessaire que tout principe de connaissance soit un principe
d’existence, comme l’a prétendu Platon, puisque nous connaissons quelquefois la
cause par l’effet, la substance par les accidents. Aussi l’universel ainsi
compris n’est d’après Aristote ni le principe de l’être, ni sa substance (Met., liv. 7, text.
45). Mais si nous considérons la nature même du genre et de l’espèce telle
qu’elle existe dans les individus, l’universel est, par rapport aux êtres
individuels, une sorte de principe formel. Car
l’individu existe à cause de la matière, tandis que la nature de l’espèce se
prend de la forme. Mais la nature du genre comparée à la nature de l’espèce
remplit plutôt une fonction analogue à celle du principe matériel ; parce que
la nature du genre se prend de ce qu’il y a de matériel dans l’objet, tandis
que la nature de l’espèce se prend de ce qu’il y a de formel ; ainsi la
sensibilité est de l’essence de l’animal, tandis que l’intelligence est de
l’essence de l’homme. De là il arrive que le but dernier de la nature a pour
objet l’espèce, mais qu’il ne se rapporte ni à l’individu, ni au genre. Car la
forme est la fin de la génération, et la matière existe à cause de la forme. Mais
il n’est pas nécessaire que la connaissance d’un principe ou d’une cause soit
postérieure par rapport à nous, puisque tantôt nous connaissons par des causes
sensibles des effets inconnus, et tantôt nous remontons des effets que nous
connaissons aux causes que nous ne connaissons pas.
Mais c’est le
contraire. Aristote dit (Phys., liv. 1,
text. 4) qu’il faut aller du général au particulier.
Conclusion Les
choses universelles et générales sont ce qu’il y a d’antérieur dans l’ordre de
nos connaissances intellectuelles et sensitives.
Il faut
répondre que dans nos connaissances intellectuelles il y a deux choses à
considérer : 1° Toute connaissance intellectuelle provient en nous de quelque
manière d’une connaissance sensitive ; et comme les sens se rapportent aux
objets particuliers, tandis que l’intellect perçoit ce qui est universel, il en
résulte nécessairement que par rapport à nous la connaissance des choses
particulières est antérieure à celle des choses générales. 2° Il faut observer
que notre intellect passe de la puissance à l’acte. Or, tout ce qui passe de la
puissance à l’acte en est à l’acte incomplet qui tient le milieu entre la
puissance et l’acte avant d’arriver à l’acte parfait. L’acte parfait, pour
l’intellect, est la science complète qui nous fait connaître les choses
distinctement et qui en détermine la nature. L’acte incomplet est la science
imparfaite qui embrasse toutes choses indistinctement avec une certaine
confusion. Ce que l’on connaît de la sorte on le connaît en acte sous certains
rapports et on ne le connaît qu’en puissance sous d’autres. C’est ce qui fait
dire à Aristote (Phys., liv. 1, text. 3) qu’au premier aspect les choses nous paraissent
confuses, mais que nous en acquérons ensuite la connaissance en distinguant les
principes et les éléments qui les constituent. Or, il est évident que quand on
connaît une chose qui se compose de plusieurs parties, sans avoir une notion
exacte de chacune de ces parties, on ne connaît cette chose que d’une manière
confuse. On peut ainsi connaître un tout universel qui est divisible en
puissance aussi bien qu’un tout intégral (Le tout universel se divise en
parties essentielles ou de raison, c’est ainsi que l’objet défini se divise
selon les parties de sa définition ; le tout intégral est le tout composé qui
se divise en parties réelles, comme une ligne, une maison.) ; car l’un et
l’autre ne sont connus que confusément quand on ne connaît pas distinctement
leurs parties. Or, pour connaître distinctement ce qu’un tout universel
renferme, il faut avoir connaissance d’une chose moins générale. Ainsi,
connaître l’animal indistinctement c’est le connaître exclusivement comme tel,
et le connaître distinctement c’est le connaître en tant que raisonnable ou
déraisonnable, c’est savoir qu’il est homme ou lion. La connaissance de
l’animal en général est donc antérieure dans notre intellect à celle de
l’homme. D’ailleurs nous pouvons faire le même raisonnement si nous comparons
ce qu’il y a de plus universel à ce qui l’est moins. Car les sens passant de la
puissance à l’acte de la même manière que l’intellect, les connaissances
sensitives sont soumises au même ordre que les connaissances intellectuelles.
En effet, par les sens nous jugeons ce qu’il y a de plus général avant ce qui
l’est moins, sous le double rapport de l’espace et du temps. D’abord par
rapport à l’espace ; ainsi quand on voit de loin un objet, on aperçoit que
c’est un corps avant de savoir que c’est un animal ; on sait que c’est un
animal avant de distinguer si c’est un homme, et on distingue que c’est un
homme avant de pouvoir dire si c’est Socrate ou Platon. Ensuite par rapport au
temps ; car l’enfant commence par distinguer l’homme de ce qui n’est pas
lui, et il connaît l’homme en général avant de distinguer les individus. C’est
pour cette raison que les enfants donnent d’abord à tous les hommes le nom de
pères et qu’ils les distinguent ensuite les uns des autres. La raison de ce
fait n’est pas difficile à saisir. Il en est ainsi parce que celui qui sait une
chose confusément est encore en puissance relativement à la connaissance des
principes qui la distinguent, comme celui qui connaît le genre est en puissance
par rapport à la connaissance de la différence. D’où il est évident que la
connaissance confuse tient le milieu entre la puissance et l’acte. Il faut donc
dire que la connaissance des objets particuliers est par rapport à nous
antérieure à celle des choses universelles, comme la connaissance sensitive est
antérieure à la connaissance intellectuelle. Mais pour les sens aussi bien que
pour l’intellect la connaissance la plus générale est antérieure à celle qui
l’est moins.
Article
4 : Pouvons-nous comprendre plusieurs choses à la fois ?
Objection
N°1. Il semble que nous puissions comprendre plusieurs choses à la fois. Car
l’intellect est au-dessus du temps, et ces mots avant, après sont des
dénominations qui appartiennent au temps. Donc l’intellect ne perçoit pas
successivement les choses diverses, mais il les comprend simultanément.
Réponse à
l’objection N°1 : L’intellect est supérieur au temps qui est le nombre ou
la mesure du mouvement des choses corporelles. Mais la pluralité des espèces
intelligibles produit elle-même dans les opérations de l’intellect une
succession qui fait que l’une de ces opérations est antérieure à l’autre. Saint
Augustin donne à cette succession le nom de temps quand il dit que Dieu meut
dans le temps la créature spirituelle (Sup.
Gen. ad litt., liv. 8,
chap. 20 et 22).
Objection N°2.
Rien n’empêche que des formes diverses et non opposées existent simultanément dans
le même être ; ainsi une pomme a tout à la fois de l’odeur et de la couleur.
Or, les espèces intelligibles ne sont pas opposées. Il ne répugne donc pas que
le même intellect soit simultanément en acte par rapport à diverses espèces
intelligibles, et que par conséquent il puisse comprendre plusieurs choses à la
fois.
Réponse à
l’objection N°2 : Non seulement les formes opposées ne peuvent être dans
le même sujet, mais des formes qui sont du même genre ne peuvent pas s’y
trouver non plus quand même elles ne seraient pas opposées. C’est ce qui
résulte évidemment de l’exemple que nous avons emprunté aux couleurs et aux
figures (dans le corps de l’article.).
Objection N°3.
L’intellect comprend simultanément un tout quelconque, comme un homme, une
maison. Or, un tout, quel qu’il soit, renferme plusieurs parties. Donc
l’intellect comprend simultanément plusieurs choses.
Réponse à
l’objection N°3 : On peut comprendre les parties d’un tout de deux
manières : 1° D’une manière confuse, c’est-à-dire quand on les comprend dans le
tout. C’est ainsi qu’on les connaît par l’espèce qui représente le tout, et qui
les fait connaître simultanément avec lui. 2° D’une manière distincte quand on
connaît chacune d’elles par l’espèce qui lui est propre, et alors on ne les
connaît pas en même temps que le tout.
Objection N°4.
On ne peut connaître la différence qu’il y a entre deux choses, si on ne les
saisit l’une et l’autre à la fois, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 1, text.
145 et 146). On peut faire la même observation à l’égard de toute espèce de
comparaison. Or, notre intellect connaît la différence qu’il y a entre une
chose et une autre. Donc il connaît plusieurs choses simultanément.
Réponse à
l’objection N°4 : Quand l’intellect comprend la différence ou le rapport
d’une chose à une autre, il connaît les deux choses qui diffèrent ou qui se
ressemblent sous le rapport de leur ressemblance ou de leur différence (Il ne
les connaît pas selon leurs propres espèces, mais il les connaît selon leur
propre différence.), comme il connaît les parties sous le rapport du tout.
Mais c’est le
contraire. Aristote dit (Top., liv. 2,
chap. 4) que l’intelligence est une, mais que la science est multiple.
Conclusion Le
même intellect ne peut comprendre plusieurs choses à la fois sous plusieurs
formes diverses, mais il le peut sous une forme unique, c’est-à-dire sous une
seule et même espèce.
Il faut
répondre que l’intellect peut comprendre plusieurs choses sous une forme
unique, mais qu’il ne peut les comprendre sous des formes diverses. Par forme
unique et par formes diverses j’entends une seule ou plusieurs espèces
intelligibles. Car le mode de l’action est la conséquence de la forme qui en
est le principe. Ainsi l’intellect peut comprendre simultanément tout ce qu’il
peut embrasser sous une seule et même espèce. De là il résulte que Dieu voit
tout simultanément par l’unité qui est son essence. Ce que l’intellect comprend
par des espèces diverses, il ne le voit pas en même temps. La raison en est que
le même sujet ne peut pas plus être perfectionné par l’application simultanée
de formes du même genre mais d’espèces diverses, que le même corps ne peut
recevoir à la fois et en même temps des couleurs ou des figures différentes.
Or, toutes les espèces intelligibles sont du même genre, parce qu’elles sont
toutes des perfections de la même faculté intellectuelle, bien que les choses
qu’elles représentent soient de divers genres. Il est donc impossible que le
même intellect soit simultanément perfectionné par des espèces intelligibles
diverses, et qu’il comprenne ainsi plusieurs choses différentes en même temps.
Article
5 : Notre intellect comprend-il en composant et en divisant ?
Objection
N°1. Il semble que notre intellect ne comprenne pas en composant et en
divisant. Car pour la composition et la division il faut plusieurs choses. Or,
notre intellect ne peut comprendre plusieurs choses à la fois. Donc il ne peut
comprendre en composant et en divisant.
Réponse à
l’objection N°1 : La composition ou la division a lieu dans l’intellect,
suivant la différence ou la ressemblance qu’il trouve entre les objets. Par
conséquent l’intellect connaît plusieurs choses quand il compose ou quand il
divise, de la même manière que quand il saisit une différence ou une
ressemblance entre des idées diverses.
Objection N°2.
Toute composition et toute division se rattache au temps présent, passé ou
futur. Or, l’intellect fait abstraction du temps comme de toutes les autres
conditions particulières. Donc il ne comprend pas en composant et en divisant.
Réponse à l’objection
N°2 : L’intellect fait abstraction des images sensibles et il ne comprend
cependant actuellement qu’autant qu’il a recours à elles, comme nous l’avons
dit (art. 1 et quest. 84, art. 7). Comme il est obligé de se mettre en rapport
avec ces images sensibles, c’est sous ce point de vue que sa composition et sa
division se rattachent au temps.
Objection N°3.
L’intellect comprend en s’assimilant les objets. Or, la composition, et la
division ne sont rien dans les choses ; car on ne trouve en elles que ce
qu’expriment le prédicat et le sujet, qui d’ailleurs sont une seule et même
chose si la composition est vraie. Car l’homme est véritablement ce qu’est
l’animal. Donc l’intellect ne compose ni ne divise.
Réponse à
l’objection N°3 : L’image de la chose est reçue dans l’intellect suivant
la manière d’être de l’intellect et non selon le mode de la chose elle-même.
Par conséquent, il y a à la vérité du côté de l’objet perçu quelque chose qui
répond à la composition et à la division de l’intellect, mais cette composition
et cette division ne sont pas dans la réalité ce qu’elles sont dans notre
esprit. Car l’objet propre de l’entendement humain est la quiddité ou l’essence
de la chose matérielle qui tombe sous les sens et l’imagination. Or, dans les
choses matérielles il y a deux sortes de composition. La première est celle de
la forme et de la matière ; c’est à elle que correspond la composition de
l’intellect qui affirme des parties le tout qui est universel. Car le genre se
prend de la matière générale, la différence qui détermine l’espèce se prend de
la forme, et le particulier vient de la matière individuelle. La seconde
composition est celle de l’accident et du sujet. A celle-ci se rapporte la
composition de l’intellect par laquelle on affirme l’accident du sujet, comme
quand on dit qu’un homme est blanc. Cependant la composition de l’intellect
diffère de celle qui existe en réalité. Car les choses qui sont réellement
composées sont diverses, tandis que la composition de l’intellect est le signe
de l’identité des éléments qu’elle associe. En effet l’intellect ne compose pas
de manière à dire que l’homme est la blancheur, mais il dit que l’homme est
blanc, c’est-à-dire qu’il a la blancheur. C’est le même sujet qui est homme et
qui a la blancheur. Il en est de même de la composition de la forme et de la
matière. Car le mot animal désigne ce
qui a la nature sensitive, le mot raisonnable
ce qui a la nature intellectuelle, le mot homme
ce qui a l’une et l’autre, et le nom de Socrate
l’individu qui a tous ces caractères réunis en la matière individuelle (C’est
ce qui constitue ce que nous appelons la personnalité.). D’après ce rapport
d’identité, notre intellect compose en faisant de l’une de ces choses le
prédicat de l’autre.
Mais c’est le
contraire. D’après Aristote (Perih., liv. 1, chap. 1), les mots expriment
les conceptions de l’intellect. Or, dans le langage il y a composition et
division, comme on le voit évidemment dans les propositions affirmatives et
négatives. Donc l’intellect compose et divise.
Conclusion L’entendement
humain n’ayant pas immédiatement à la première vue une connaissance parfaite
des choses comme l’entendement divin et l’entendement angélique, il est
nécessaire qu’il comprenne en composant, en divisant et en raisonnant.
Il faut
répondre que l’intellect humain comprend nécessairement en composant et en
divisant. Car puisqu’il passe de la puissance à l’acte, il a une certaine
analogie avec les êtres engendrés qui n’ont pas immédiatement leur perfection,
mais qui l’acquièrent successivement. De même l’entendement humain n’a pas
immédiatement à la première vue une connaissance parfaite des choses. Il en
saisit d’abord la quiddité, par exemple, parce que la quiddité ou l’essence des
êtres est son objet premier et son objet propre. Ensuite il en comprend les
propriétés, les accidents et toutes les relations qui se rapportent à l’essence
de la chose. Ainsi, il est contraint de combiner entre elles ses différentes
perceptions, de les composer et de les diviser, et de procéder d’une
composition et d’une division à une autre composition et à une autre division,
ce qui constitue le raisonnement. L’entendement angélique et l’entendement
divin sont comme les choses incorruptibles qui arrivent à l’apogée de leur
perfection immédiatement dès le commencement de leur existence. C’est pourquoi
ils ont immédiatement une connaissance parfaite de toutes choses. En
connaissant la quiddité d’un être ils savent en même temps tout ce que nous
pouvons connaître en composant, en divisant et en raisonnant. L’entendement humain
connaît donc en composant et en divisant, comme en raisonnant. L’entendement
divin et l’entendement angélique connaissent à la vérité la composition, la
division et le raisonnement, non en composant, en divisant et en raisonnant,
mais par la simple intuition de l’essence des êtres.
Article
6 : L’entendement peut-il être faux ?
Objection
N°1. Il semble que l’intellect puisse être faux. Car Aristote dit (Met., liv. 6, text.
8) que le vrai et le faux sont dans l’esprit. Or, l’esprit et l’intellect sont
une seule et même chose, comme nous l’avons dit (quest. 79, art. 1). Donc
l’erreur peut exister dans l’entendement.
Réponse à
l’objection N°1 : On dit que l’erreur est dans l’esprit par suite de la
composition et de la division.
Objection N°2.
L’opinion et le raisonnement se rapportent à l’intellect. Or, ces deux
opérations sont l’une et l’autre susceptibles d’erreur. Donc l’intellect peut
aussi se tromper.
Réponse à
l’objection N°2 : Il faut répondre de même à la seconde, à propos de
l’opinion et du raisonnement.
Objection N°3.
Le péché existe dans la partie intellectuelle de l’âme. Or, le péché suppose
l’erreur, comme le dit la sainte Ecriture (Prov.,
14, 22) : Ils errent ceux qui font le mal.
Donc l’entendement peut commettre une erreur.
Réponse à
l’objection N°3 : L’erreur de ceux qui pèchent consiste dans le
dérèglement de leurs appétits. Mais l’intellect ne se trompe jamais en
considérant absolument l’essence des choses et les objets qu’elle peut lui
faire connaître. Tel est le sens des passages de saint Augustin et d’Aristote
cités plus haut.
Mais c’est le
contraire. Saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quest. 32) : Tout homme qui se trompe n’a
pas l’intelligence de la chose sur laquelle il se trompe. Aristote dit aussi (De animâ, liv.
3, text. 51) que l’intellect est toujours vrai.
Conclusion
L’essence de la chose étant l’objet propre de l’intellect, il n’est jamais dans
l’erreur par rapport à elle, sinon par accident, suivant l’influence qu’exercent
sur lui la composition, la division et le raisonnement qui le trompent
quelquefois.
Il faut
répondre que sous ce rapport Aristote compare l’intellect aux sens (De animâ, liv.
3. text. 26). Car les sens ne se trompent point à
l’égard de leur objet propre (Ce principe a été trop souvent méconnu, et c’est
ce qui a permis à M. de Lamennais et à plusieurs autres de battre en brèche
toutes les connaissances humaines, pour arriver au scepticisme.). Ainsi, la vue
ne se trompe à l’égard de la couleur qu’accidentellement par suite d’un
obstacle que l’organe rencontre ; de même le goût chez les fiévreux juge amer
ce qui est doux, parce que la langue est chargée d’humeurs fétides. A l’égard
des objets sensibles dont la connaissance dépend de plusieurs sens la vue se
trompe. Elle se trompe, par exemple, sur la grandeur de la figure, comme quand
elle suppose que le soleil n’a qu’un pied de diamètre tandis qu’il est plus
gros que la terre. Elle se trompe encore davantage quand elle juge des objets
sensibles par un accident, comme quand elle prend du fiel pour du miel parce qu’il
a la même couleur. La raison de ce phénomène provient évidemment de ce que
chaque puissance se rapporte par elle-même à l’objet qui lui est propre. Et
comme la puissance et son objet sont toujours dans le même rapport, il s’ensuit
que tant que la puissance existe, elle ne manque pas de porter un jugement
exact sur son objet. Or, l’objet propre de l’intellect est la quiddité ou
l’essence de la chose. Par conséquent l’intellect n’erre pas relativement à
cette essence. Il ne peut errer que sur les circonstances qui l’environnent,
quand il met une chose en rapport avec une autre, soit en composant, soit en
divisant soit en raisonnant. C’est pourquoi il ne peut se tromper sur les
propositions qui sont connues aussitôt qu’on connaît la nature de leurs termes,
comme il en est des premiers principes dont les conséquences sont également
certaines quand elles sont logiquement déduites. Il peut cependant arriver par
accident que l’intellect se trompe sur l’essence des choses composées. L’erreur
ne provient pas de l’organe, parce que l’intellect n’est pas une puissance qui
se sert d’organe, mais elle résulte de la composition qui a lieu à propos de la
définition, comme quand on applique faussement la définition d’une chose à une
autre, la définition du cercle, par exemple, à un triangle, ou quand une
définition est fausse en elle-même et qu’elle implique la réunion d’éléments
impossibles, si on définissait, par exemple, un être quelconque, un animal
raisonnable qui a des ailes (D’après cet exemple, on voit que, selon la
remarque d’Aristote, l’erreur consiste dans, la combinaison des pensées, et non
dans la perception de l’intellect.). Mais pour les choses simples dont la
définition ne suppose aucune composition, il n’y a pas possibilité de se
tromper. Nous ne pouvons être alors en défaut, comme le dit Aristote (Met., liv. 9, text.
22), qu’en n’embrassant pas la chose dans toute son étendue.
Article
7 : La même chose peut-elle être mieux comprise par les uns que par les
autres ?
Objection
N°1. Il semble que la même chose ne puisse pas être mieux comprise par les uns
que par les autres. Car saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quest. 32) : «
Quiconque comprend une chose autrement qu’elle n’est ne la comprend pas. C’est
pourquoi il n’y a pas lieu de douter que l’intelligence ne soit parfaite et que
rien ne puisse lui être supérieur ; c’est aussi pour ce motif qu’une chose ne
peut être comprise indéfiniment, et que l’un ne peut pas la comprendre mieux
qu’un autre. »
Objection N°2.
L’intellect en comprenant est vrai. Or, la vérité étant l’égalité ou l’équation
de l’intellect et de la chose, n’est susceptible ni de plus, ni de moins. Car
on ne dit pas à proprement parler qu’une chose est plus ou moins égale. Donc on
ne peut admettre de degré dans l’intelligence et dire qu’on comprend plus ou
moins.
Objection N°3.
L’intellect est ce qu’il y a dans l’homme de plus formel. Or, la différence de
la forme produit la différence de l’espèce. Si donc un homme comprend mieux
qu’un autre, il semble qu’ils ne soient pas de la même espèce.
Réponse à
l’objection N°3 : La différence de la forme, qui ne provient que de la
disposition diverse de la matière, n’établit pas une différence dans l’espèce,
mais seulement dans le nombre. Car les divers individus ont des formes
différentes en raison de la diversité de la matière dont ils sont formés.
Mais c’est le
contraire. L’expérience est là pour nous apprendre qu’il y a des hommes qui
comprennent plus profondément que d’autres. Ainsi celui qui peut ramener
immédiatement une conséquence quelconque aux premiers principes et aux
premières causes a une intelligence plus profonde que celui qui ne peut les
ramener qu’aux causes les plus prochaines.
Conclusion La
même chose peut être comprise mieux par les uns que par les autres, non pas
objectivement, mais subjectivement, c’est-à-dire en raison de l’intelligence
plus ou moins grande de ceux qui la comprennent, ce qui est une conséquence de
la disposition de leur âme.
Il faut
répondre que quand on dit que la même chose peut être mieux comprise par les uns
que par les autres, cette proposition a deux sens : 1° Le mot mieux peut se rapporter à la chose même
que l’on comprend. En ce sens la même chose ne peut pas être mieux comprise de
l’un que de l’autre. Car si on la comprenait autrement qu’elle n’est, mieux ou
pire, on se tromperait également ; par conséquent on ne la comprendrait
pas, comme le dit saint Augustin. — 2° Le mot mieux peut se rapporter au sujet qui comprend. Alors la même chose
peut être comprise par l’un mieux que par l’autre, en raison de la diversité de
leur intelligence. Ainsi celui qui a la vue la meilleure et les organes les
mieux disposés voit plus parfaitement les choses corporelles. Cette différence
à l’égard de l’intelligence peut avoir une double cause. Elle provient d’abord
de l’intellect lui-même qui est plus parfait. Car il est évident que mieux un
corps est constitué et plus il y a de capacité dans l’âme qui lui est destinée.
C’est une loi qu’on peut surtout vérifier en examinant les choses qui ne sont
pas de même espèce. La raison en est que l’acte et la forme sont toujours
proportionnés à la capacité de la matière qui les reçoit. Par conséquent,
puisque parmi les hommes il y en a dont le corps est mieux disposé, il est
naturel qu’il y en ait aussi dont l’âme soit plus intelligente. Aristote dit (De animâ, liv.
2, text. 94) que ceux qui ont la chair molle ont plus
d’aptitude du côté de l’esprit (La physiologie moderne a reconnu la vérité de
ce principe, et elle a poussé très loin ses investigations, en recherchant les
rapports qu’il y a entre le physique et le moral.). — Une autre cause de cette
différence existe dans la disposition des facultés inférieures dont l’intellect
a besoin pour remplir ses fonctions. Car ceux dont l’imagination, la pensée et
la mémoire sont brillantes sont toujours beaucoup plus aptes à comprendre.
La réponse à la
première objection ressort évidemment de ce qui vient d’être dit.
Il en est de
même de la réponse à la seconde. Car la vérité de l’intellect consiste en ce
qu’il comprend les choses comme elles sont.
Article
8 : L’intellect comprend-il l’indivisible avant le divisible ?
Objection N°1.
Il semble que l’intellect comprenne l’indivisible avant le divisible. Car
Aristote dit (Phys., liv. 1, text. 1) que nous comprenons et que nous savons d’après la connaissance
des principes et des éléments. Or, les choses indivisibles sont les principes
et les éléments des choses divisibles. Donc nous connaissons les choses
indivisibles avant celles qui sont divisibles.
Réponse à
l’objection N°1 : Quand on apprend une science les principes et les
éléments ne sont pas toujours ce que l’on connaît d’abord. Car quelquefois on
part des effets sensibles pour s’élever à la connaissance des principes et des
causes intelligibles. Mais quand on connaît parfaitement la science on voit
toujours que la connaissance des effets dépend de la connaissance des principes
et des éléments, parce que, comme le dit Aristote (loc. cit.), nous ne savons réellement qu’autant que nous pouvons
ramener les effets à leurs causes.
Objection N°2. Ce
qui entre dans la définition d’une chose nous est connu antérieurement à elle.
Car, d’après Aristote (Top., liv. 6,
chap. 1), la définition se compose de ce qu’il y a d’antérieur et de plus
connu. Or, l’indivisible entre dans la définition du divisible. Ainsi le point
entre dans la définition de la ligne ; car Euclide dit que la ligne est une longueur sans largeur terminée par deux points ;
l’unité entre aussi dans la définition du nombre ; car Aristote dit que le
nombre est une multitude qui a l’unité pour mesure (Met., liv. 10, text. 21). Donc notre
entendement comprend l’indivisible avant le divisible.
Réponse à
l’objection N°2 : Le point n’entre pas dans la définition de la ligne
considérée en général. Car il est évident que dans la ligne indéfinie ou dans
la ligne courbe il n’existe qu’en puissance. Mais Euclide ayant à définir la
ligne droite finie, a fait entrer le point dans sa définition, comme le terme
entre dans la définition de l’objet qu’il termine. L’unité étant la mesure du
nombre, elle entre aussi dans la définition du nombre mesuré, mais elle n’entre
pas dans la définition du divisible, c’est plutôt le contraire.
Objection N°3.
Le semblable est connu par son semblable. Or, l’indivisible ressemble plus à
l’intellect que le divisible, parce que l’intellect est simple, comme le dit
Aristote (De animâ,
liv. 3, text. 12). Donc c’est l’indivisible que nous
connaissons tout d’abord.
Réponse à
l’objection N°3 : La ressemblance par laquelle nous connaissons est
l’image de l’objet connu dans le sujet qui le connaît. C’est pourquoi ce qui
fait qu’une faculté cognitive connaît une chose avant une autre, ce n’est pas
la ressemblance de nature qu’il y a entre cette faculté et la chose qu’elle
perçoit, mais c’est le rapport plus ou moins direct qu’il y a entre la chose
perçue et l’objet propre de la faculté qui la connaît ; autrement la vue
connaîtrait les sons plutôt que les couleurs (Parce que l’organe de la vue est
en mouvement et que le son résulte du mouvement, tandis qu’il n’en est pas de
même de la couleur.).
Mais c’est le
contraire. Aristote dit (De animâ, liv. 3, text. 25) que
l’indivisible se présente comme une privation. Or, la privation ou la négation
est connue après l’affirmation. Donc l’indivisible après le divisible.
Conclusion
L’indivisible continu et l’indivisible selon l’espèce sont connus avant la
division de leurs parties, mais l’indivisible absolu, c’est-à-dire ce qui ne
peut être divisé ni en acte ni en puissance, n’est connu que postérieurement.
Il faut répondre que l’objet de notre intellect
est dans l’état présent la quiddité ou l’essence des choses matérielles qu’il
abstrait des images sensibles, comme nous l’avons dit (quest. 84, art. 6 et 7).
Et comme ce que la faculté cognitive connaît tout d’abord et par soi est son
objet propre, pour savoir dans quel ordre nous comprenons l’indivisible nous
devons rechercher dans quels rapports il est à l’égard de la quiddité ou de
l’essence des êtres. Or, il y a trois sortes d’indivisible, d’après Aristote (De animâ, liv.
3, text. 23) : 1° l’indivisible continu qui est
indivis en acte, bien qu’il soit divisible en puissance. Cet indivisible est
connu de nous avant sa division qui se fait par partie ; car nous avons une
connaissance vague et générale des objets avant d’en avoir une connaissance distincte,
comme nous l’avons dit (art. 3). 2° L’indivisible selon l’espèce. La raison
humaine est indivisible de la sorte. Cet indivisible est aussi connu avant sa
division en parties, comme nous l’avons dit (loc. cit.). Il est aussi connu avant que l’intellect ne compose et
ne divise en affirmant ou en niant. La raison en est que l’intellect comprend
par lui-même ces deux sortes d’indivisible comme son objet propre. 3°
L’indivisible absolu qui ne peut être divisé ni en acte, ni en puissance (D’après
saint Thomas, il y a donc trois sortes d’indivisible, l’indivisible en
quantité, l’indivisible selon l’espèce ou selon la définition, et l’indivisible
absolu. Tout objet matériel est divisible dans la quantité qui le forme ; il
est indivisible dans son espèce, parce que son espèce est une ; le point est
indivisible absolument, parce qu’il n’est connu que comme une négation. On le
définit ce qui n’a ni longueur, ni largeur, ni profondeur.), comme le point et
l’unité. Cette espèce d’indivisible est connue postérieurement par la privation
ou la négation de la divisibilité. Aussi nous donnons du point une définition
négative ; car nous disons : le point est
ce qui n’a pas de partie. Il est également de l’essence de l’unité d’être
indivisible, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 10, text. 2) et nous ne la connaissons aussi que
négativement. Ce qui fait que nous ne comprenons que postérieurement
l’indivisible absolu, c’est qu’il y a une certaine opposition entre lui et les
choses corporelles dont l’essence est l’objet propre et primitif de notre
entendement. Si nous comprenions, comme le veulent les platoniciens, en
participant aux indivisibles séparés, il s’ensuivrait que l’indivisible absolu
serait ce que nous connaîtrions tout d’abord, parce qu’ils prétendent que l’idée
de l’unité nous est communiquée avant celle de la multiplicité.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
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évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
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