Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 87 :
Comment l’âme intellectuelle se connaît elle-même et ce qui est en elle.
Nous
avons ensuite à examiner comment l’âme intellectuelle se connaît elle-même et
les choses qui sont en elle. — A ce sujet quatre questions se présentent : 1° L’âme
se connait-elle elle-même par son essence ? (La
solution de saint Thomas, d’après Aristote, se rapproche sur ce point des
systèmes qui sont actuellement le plus en vogue. Mallebranche
a combattu cette théorie, et il expose, comme on le sait, un système tout
différent (Voy. Recherches
de la vérité, liv. 2, chap. 7).) — 2° Connaît-elle les habitudes qui sont
en elle ? (C’est par leurs actes qu’on connaît les puissances et les habitudes.
Ce principe général est la base de toute la psychologie.) — 3° L’intellect
connaît-il son acte propre ? (D’après la théorie péripatéticienne,
l’entendement connaît premièrement son objet propre, qui lui est extérieur ;
par l’objet il connaît son acte, et par son acte il se connaît lui-même.) — 4°
Connaît-il l’acte de la volonté ? (Cet article détermine les rapports qu’il y a
entre l’intellect et la volonté ; rapports qui servent de fondements à la
morale.)
Article
1 : L’âme intellectuelle se connaît-elle elle-même par son essence ?
Objection
N°1. Il semble que l’âme intellectuelle se connaisse elle-même par son essence.
Car saint Augustin dit (De Trin., liv.
9, chap. 3) que l’âme se connaît elle-même par elle-même puisqu’elle est
incorporelle.
Réponse à
l’objection N°1 : L’esprit se connaît par lui-même, puisqu’il parvient à
se connaître bien que ce soit par son acte. D’ailleurs il se connaît lui-même
puisqu’il s’aime lui-même, comme le dit encore saint Augustin (loc. cit. dans
l’objection.). Au reste on peut dire qu’une chose est connue par elle-même de
deux manières. Cette proposition peut signifier qu’elle est connue sans le
secours d’aucun intermédiaire ; c’est ainsi que les premiers principes sont
connus par eux-mêmes, ou elle signifie qu’une chose n’est pas connue par
accident ; dans ce sens on dit que la couleur est visible par elle-même tandis
que la substance l’est par accident.
Objection N°2.
L’ange et l’âme humaine sont l’un et l’autre du genre de la substance
intellectuelle. Or, l’ange se comprend lui-même par son essence. Donc l’âme
humaine aussi.
Réponse à
l’objection N°2 : L’essence de l’ange est comme l’acte dans le genre des
choses intelligibles, et c’est pour cela qu’il y a en elle identité entre le
sujet qui comprend et l’objet compris, et c’est ce qui fait par conséquent que
l’ange perçoit par lui-même son essence ; mais il n’en est pas de même de
l’entendement humain qui est absolument en puissance par rapport aux choses
intelligibles, comme l’intellect possible, ou qui est l’acte des choses
intelligibles (C’est-à-dire qui rend les choses intelligibles en acte, en les
abstrayant des images sensibles ; ce qui est la fonction de l’intellect agent.)
abstraites des images sensibles, comme l’intellect agent.
Objection N°3.
Quand il s’agit de choses immatérielles l’intellect et l’objet compris sont
identiques, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 3, text. 15). Or,
l’esprit humain est immatériel puisqu’il n’est l’acte d’aucun organe, comme
nous l’avons vu (quest. 75, art. 2). Donc à l’égard de l’esprit humain l’intellect
et l’objet compris sont une même chose, et par conséquent l’intellect se
comprend par son essence.
Réponse à
l’objection N°3 : Cette parole d’Aristote est vraie universellement pour
tout intellect. Car, comme les sens en acte sont actuellement sensibles à cause
de l’image de l’objet sensible qui est leur forme actuelle ; de même
l’intellect en acte est compris en acte à cause de l’image de l’objet compris
qui est sa forme actuelle. C’est ce qui fait que l’entendement humain qui est
mis en acte par l’espèce de la chose qu’il comprend, est compris lui-même par
cette même espèce comme par sa forme. Et quand on dit que pour les choses qui
sont immatérielles l’intellect et ce qu’il comprend sont une même chose, c’est
comme si l’on disait que pour les choses qui sont comprises en acte l’intellect
et son objet ne font qu’un, parce que par là même qu’une chose est comprise en
acte elle est immatérielle. Il y a toutefois cette différence à établir c’est
qu’il y a des choses dont les essences sont immatérielles, comme les substances
séparées auxquelles nous donnons le nom d’ange. Chacune d’elles est tout à la
fois l’objet compris et le sujet qui comprend. Il y en a d’autres dont les
essences ne sont pas immatérielles ; les ressemblances seules qu’on en abstrait
ont ce caractère. D’où le commentateur d’Aristote dit (De animâ, liv. 3, text.
15) que la proposition précitée n’est vraie que des substances séparées. Car
nous avons vu (réponse N°2) que ce qui est vrai de ces substances n’est pas vrai
des autres.
Mais c’est le
contraire. Aristote dit (De animâ, liv. 2, text. 15) que
l’intellect se comprend comme il comprend les autres choses. Or, il ne comprend
pas les autres choses par leur essence, mais par leurs ressemblances. Il ne se
comprend donc pas non plus par son essence.
Conclusion L’entendement
humain n’étant par rapport aux choses intelligibles qu’un être en puissance, il
ne se connaît pas lui-même par son essence, mais par l’acte au moyen duquel l’intellect
agent abstrait des images sensibles les espèces intelligibles.
Il faut
répondre que pour qu’une chose puisse être connue il faut qu’elle soit en acte,
ce n’est pas assez qu’elle existe en puissance, comme le dit Aristote (Met., liv. 9, text.
20). Ainsi une chose n’est un être et n’est vraie qu’autant qu’elle est connue
comme existant actuellement. C’est ce qu’on voit évidemment dans les choses
sensibles. Car la vue ne perçoit pas l’objet qui est coloré en puissance, elle
ne perçoit que celui qui l’est en réalité actuellement. Et il en est de même de
l’intellect ; car il est manifeste que pour qu’il connaisse les choses
matérielles il faut qu’elles existent actuellement. D’où il résulte qu’il ne
connaît la matière première que d’après son rapport avec la forme qui doit lui
donner une existence actuelle (Phys.,
liv. 1, text. 69). Pour le même motif les substances
immatérielles se connaissent par leur essence suivant que par leur essence
elles sont plus ou moins en acte. Ainsi, l’essence de Dieu qui est un acte pur
et parfait est absolument et parfaitement intelligible par elle-même. C’est
pourquoi Dieu ne se comprend pas seulement lui-même, mais il comprend encore
toutes les autres choses par son essence. Comme acte, l’essence de l’ange est
du genre des choses intelligibles, mais ce n’est ni un acte pur, ni un acte
complet, par conséquent l’ange ne comprend pas toutes choses par son essence.
Quoiqu’il se comprenne ainsi lui-même il ne peut pas cependant connaître de la
même manière toutes les autres choses, il faut qu’il les connaisse par des
ressemblances ou des images. L’entendement humain n’est dans le genre des
choses intelligibles que ce qu’est l’être en puissance, comme la matière
première dans le genre des choses sensibles : c’est ce qui lui a fait donner la
dénomination da possible. Ainsi,
quand on le considère dans son essence, il n’est qu’un être capable de
comprendre. Il a donc par lui-même la faculté de comprendre, mais non d’être
compris, sinon suivant qu’il passe à l’acte. Les platoniciens avaient ainsi
supposé un ordre d’êtres intelligibles au-dessus de l’ordre des intelligences ;
parce que, dans leur système, l’intellect ne comprenant qu’autant qu’il
participe à l’être intelligible, le sujet qui participe devait être
nécessairement au-dessous de l’être dont il participait. Par conséquent, d’après
ces mêmes philosophes, l’entendement humain étant mis en acte par la
participation des formes intelligibles séparées, c’était par cette
participation des choses immatérielles qu’il se comprenait lui-même. Mais comme
il est naturel à notre intellect, dans l’état de la vie présente, d’être en
rapport avec les choses matérielles et sensibles, ainsi que nous l’avons dit
(quest. préc., art. 4, réponse N°2, et quest. 84,
art. 7), il s’ensuit qu’il se connaît lui-même selon qu’il est mis en acte par
les espèces que la lumière de l’intellect agent abstrait des choses sensibles
et que cette lumière est l’acte des choses intelligibles par le moyen
desquelles l’intellect possible comprend. Notre entendement ne se connaît donc
pas par son essence, mais par son acte, et cela de deux manières : 1° D’une
manière particulière. Ainsi, Socrate ou Platon perçoit qu’il a une âme
intellective par là même qu’il perçoit qu’il comprend. 2° D’une manière
générale, dans le sens que nous connaissons la nature de l’esprit humain d’après
l’acte de l’intellect (Ainsi, comme le dit la science actuelle, nous avons
d’abord conscience de l’acte de notre entendement quand nous comprenons une
chose ; puis réfléchissant sur la nature de ces actes, nous arrivons à
connaître la nature de l’entendement lui-même, qui est leur principe et leur
cause.). Mais il est vrai que le jugement que nous portons sur la nature de l’âme
et la connaissance que nous en avons nous vient de la lumière que notre
entendement reçoit de la vérité divine qui renferme les raisons de toutes
choses, comme nous l’avons vu (quest. 84, art. 5). C’est ce qui fait dire à
saint Augustin (De Trin., liv. 9, chap.
6) : Nous contemplons la vérité inviolable d’après laquelle nous déterminons
aussi parfaitement que possible, non quel est l’esprit de chaque homme, mais ce
qu’il doit être d’après les raisons éternelles. Mais il y a entre ces deux
sortes de connaissances cette différence ; que pour avoir la première
connaissance de l’âme il suffit de la présence de l’esprit qui est le principe
de l’acte par lequel il se perçoit lui-même, et c’est ce qui fait dire que l’intellect
se connaît par sa présence ; tandis que pour avoir la seconde connaissance ce n’est
pas assez de la présence de l’esprit, il faut encore des recherches très minutieuses
et très subtiles. C’est pourquoi il y a un grand nombre d’hommes qui ignorent
la nature de leur âme et il y en a beaucoup qui se sont trompés à ce sujet.
Ainsi à propos de cette étude de l’âme saint Augustin dit (De Trin., liv. 10, chap. 9) que l’âme ne se cherche pas comme si
elle était absente, mais que présente elle cherche à se discerner, c’est-à-dire
à connaître en quoi elle diffère des autres choses, ou bien en quoi consistent
son essence et sa nature.
Article
2 : Notre entendement connaît-il les habitudes de l’âme par leur essence ?
Objection
N°1. Il semble que notre intellect connaisse les habitudes de l’âme par leur
essence. Car saint Augustin dit (De Trin.,
liv. 13, chap. 1) : On ne voit pas la foi dans le cœur de celui qui la possède,
comme on voit l’âme d’un autre homme se manifester par les mouvements de son
corps ; mais la science la découvre certainement et la conscience la proclame.
On peut faire le même raisonnement sur toutes les autres habitudes de l’âme.
Donc les habitudes de l’âme ne sont pas connues par des actes, mais par
elles-mêmes.
Réponse à
l’objection N°1 : Quoique la foi ne soit pas connue par les mouvements
extérieurs du corps, cependant celui qui la possède la perçoit par l’acte
intérieur du cœur. Car un homme ne sait qu’il a la foi que parce qu’il sent
qu’il croit.
Objection N°2.
Les choses matérielles qui sont hors de l’âme sont connues parce que leurs
images sont présentes dans l’âme elle-même. C’est ce qui fait dire qu’elles
sont connues par leurs images. Or, les habitudes de l’âme sont présentes en
elle par leur essence. Donc elles sont connues de même.
Réponse à
l’objection N°2 : Les habitudes sont présentes dans notre intellect, non
comme ses objets, parce que l’objet de notre intellect dans l’état de la vie
présente est la nature des choses matérielles, comme nous l’avons dit (quest.
84, art. 7), mais elles y sont présentes, comme les moyens par lesquels il
comprend (Cette réponse repose sur ce principe : ce qui, selon l’essence, est
présent à l’entendement comme objet est connu par son essence, mais non ce qui
lui est présent comme moyen.).
Objection N°3.
La fin pour laquelle une chose se fait l’emporte sur la chose elle-même (En
particularisant ce principe on peut dire : le moyen qui sert à faire connaître
une chose est plus connu qu’elle.). Or, l’âme connaît les autres choses au
moyen de ses habitudes et des espèces intelligibles. Donc à plus forte raison
les connaît-elles par elles-mêmes.
Réponse à
l’objection N°3 : Quand on dit : La
fin pour laquelle une chose se fait l’emporte sur la chose elle-même, cette
proposition est vraie quand il s’agit de choses qui sont du même ordre, par
exemple, qui appartiennent au même genre de cause. Ainsi, quand on dit que la
santé est désirable à cause de la vie, il s’ensuit que la vie est plus
désirable encore. Mais s’il s’agit de choses qui ne sont pas du même ordre,
elle n’est plus vraie. Par exemple, si on disait que la santé est désirable
pour la médecine, il ne s’ensuivrait pas que la médecine est plus désirable que
la santé. Car la santé est dans l’ordre des causes finales, tandis que la
médecine est dans l’ordre des causes efficientes. Ainsi donc, si nous prenions
deux choses qui appartiennent l’une et l’autre par elles-mêmes à l’ordre des
objets de notre connaissance, ce qui sert à faire connaître une chose sera plus
connu qu’elle ; les principes sont, par exemple, plus connus que les
conclusions. Mais l’habitude, en tant qu’habitude, n’est pas de l’ordre des
objets de notre connaissance, et si l’on connaît certaines choses à cause de
l’habitude, ce n’est pas parce que l’habitude est un objet connu, mais c’est
parce qu’elle est la disposition ou la forme par laquelle le sujet intelligent
connaît. C’est pourquoi le raisonnement est défectueux.
Mais c’est le
contraire. Les habitudes sont les principes des actes aussi bien que les
puissances. Or, comme le dit Aristote (De
animâ, liv. 2, text.
33), les actes et les opérations sont rationnellement antérieurs aux
puissances. Ils sont donc, pour la même raison, antérieurs aux habitudes, et
par conséquent les habitudes comme les puissances sont connues par les actes.
Conclusion
Puisque l’habitude n’est pas un acte et qu’elle tient le milieu entre l’acte et
la puissance, comme d’ailleurs on ne peut connaître une chose qu’autant qu’elle
est en acte, il faut que l’habitude ne soit pas connue par elle-même, mais par
son acte.
Il faut
répondre que l’habitude tient en quelque sorte le milieu entre la puissance
pure et l’acte pur. Or, nous avons déjà dit (art. préc.)
qu’on ne connaît une chose que selon ce qu’elle est en acte. Par conséquent,
suivant que l’habitude est éloignée de l’acte parfait, elle est d’autant moins
susceptible d’être connue par elle-même. Il est donc nécessaire qu’elle soit
connue par son acte, soit qu’on reconnaisse simplement l’existence de l’habitude
par l’acte propre qui la révèle, soit qu’on recherche sa nature et ses lois en
approfondissant l’acte qui en émane. La première de ces deux connaissances
résulte de la présence même de l’habitude. Car, par là même qu’elle est
présente dans l’âme, l’habitude produit l’acte qui la
manifeste. La seconde est le fruit du travail et de l’étude, comme nous l’avons
dit en parlant de l’esprit (art. préc).
Article
3 : L’entendement connaît-il son acte propre ?
Objection
N°1. Il semble que l’intellect ne connaisse pas son acte propre. Car ce qui est
connu proprement est l’objet de la faculté cognitive. Or, l’acte diffère de l’objet.
Donc l’intellect ne connaît pas son acte.
Réponse à
l’objection N°1 : L’objet de l’intellect est quelque chose de général, par
exemple l’être et le vrai, qui comprend dans sa généralité l’acte même de
l’intelligence. Par conséquent l’intellect peut comprendre son acte, mais ce
n’est pas la première chose qu’il comprenne, parce que dans l’état présent son
premier objet n’est pas l’être et le vrai absolu, mais l’être et le vrai
considérés dans les choses matérielles, comme nous l’avons dit (quest. 84, art.
7), et que c’est par ces choses que nous arrivons à la connaissance de tout le
reste.
Objection N°2.
Tout ce qui est connu l’est par un acte. Si donc l’intellect connaît son acte,
il le connaît par un autre acte, puis il connaît cet acte par un autre, et il
faudra ainsi aller jusqu’à l’infini ; ce qui semble impossible.
Réponse à
l’objection N°2 : Dans l’homme l’intelligence n’est pas un acte et une
perfection de la nature qui est comprise de telle sorte qu’on puisse comprendre
par un seul acte la nature des choses matérielles et l’action par laquelle on
les comprend, comme on comprend par un seul acte une chose avec ses
perfections. Par conséquent autre est l’acte par lequel l’intellect comprend la
pierre et autre celui par lequel il comprend qu’il en a l’intelligence, et
ainsi de suite. Il ne répugne pas d’ailleurs que l’intellect soit infini en
puissance, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 2).
Objection N°3.
Ce que le sens est à son acte, l’intellect l’est au sien. Or, le sens propre ne
sent pas son acte, c’est le sens commun qui le sent, comme le dit Aristote (De animâ, liv.
2, text. 132). Donc l’intellect ne comprend pas son
acte.
Réponse à
l’objection N°3 : Le sens propre éprouve une sensation selon l’impression
que produisent les objets extérieurs sur l’organe matériel. Mais il n’est pas
possible qu’une chose matérielle se modifie elle-même, il faut qu’elle le soit
par une autre ; c’est pour cette raison que l’acte de chaque sens en
particulier est perçu par un sens commun. Mais l’intellect ne comprend pas
ainsi par suite de l’impression que les choses matérielles font sur les organes.
Il n’y a donc pas de parité.
Mais c’est le
contraire. Car saint Augustin dit : Je comprends que je comprends (De Trin., liv. 10, chap. 10 et 11).
Conclusion
Puisque l’intellect est en acte par là même qu’il comprend, ce qu’il comprend
avant tout c’est l’intelligence qu’il a d’autre chose, mais tous les intellects
ne comprennent pas cet acte de la même manière.
Il faut
répondre que, comme nous venons de le dire (art. 1 et 2), une chose n’est
connue qu’autant qu’elle est en acte. Or, la perfection, souveraine de l’entendement
c’est son opération. Car il n’est pas comme l’action qui se porte vers un objet
extérieur et qui perfectionne la chose qu’elle opère, tel que l’édifice est
perfectionné par l’acte qui le bâtit, mais il est immanent dans celui qui l’opère,
il est sa perfection et son acte, comme le dit Aristote (Met., liv. 9, text. 16). Ce que l’intellect
comprend avant tout de lui-même c’est donc son acte même d’intelligence (Le
texte porte ejus intelligere ;
il n’y a pas possibilité de traduire en français cet infinitif : je l’ai
constamment remplacé par le substantif dont je me sers ici, employant les mots intellect, entendement pour désigner la puissance, et celui d’intelligence pour exprimer l’acte.).
Mais à cet égard les différentes sortes d’intellect n’agissent pas de la même
manière. Ainsi il y a l’entendement divin qui est son intelligence même. Par
conséquent, que Dieu comprenne qu’il comprend ou qu’il comprenne son essence, c’est
la même chose parce que son essence est son intelligence. L’entendement des
anges n’est pas son intelligence même, comme nous l’avons dit (quest. 54, art.
1 et 2), mais néanmoins le premier objet de son intelligence est son essence.
Par conséquent, quoiqu’il y ait rationnellement une différence entre le
sentiment qu’a l’ange de son intelligence et la connaissance qu’il a de son
essence, néanmoins il comprend simultanément ces deux choses par un seul et
même acte, parce qu’il est de la perfection de l’essence de se comprendre
elle-même et qu’on comprend tout à la fois par un seul et même acte la chose et
la perfection qui lui est propre. Il y a encore l’entendement humain qui n’est
pas son intelligence même et qui n’a pas pour objet premier de ses
connaissances son essence, mais quelque chose d’extrinsèque comme la nature des
choses matérielles. C’est pourquoi ce qu’il connaît avant tout c’est son objet
propre. Il ne connaît qu’en second lieu l’acte par lequel il perçoit son objet,
et c’est par cet acte qui est sa perfection qu’il se connaît lui-même. C’est ce
qui fait dire à Aristote (De animâ, liv. 2, text. 33) que
les objets sont connus avant les actes et les actes avant les puissances.
Article
4 : L’intellect comprend-il l’acte de la volonté ?
Objection
N°1. Il semble que l’intellect ne comprenne pas l’acte de la volonté. Car l’intellect
ne connaît que ce qui est présent en lui de quelque manière. Or, l’acte de la
volonté n’est pas présent dans l’intellect, puisque la volonté et l’intellect
sont des puissances différentes. Donc l’intellect ne connaît pas l’acte de la
volonté.
Réponse à
l’objection N°1 : Cette raison serait valable si la volonté et l’intellect
n’étaient pas seulement des puissances diverses, mais qu’elles eussent encore
un sujet différent. Dans ce cas ce qui est dans la volonté ne serait pas
présent à l’intellect. Mais ces deux facultés ayant l’une et l’autre leur
origine dans la même substance de l’âme et l’une étant en quelque sorte le
principe de l’autre, il en résulte que ce qui est dans la volonté est aussi
d’une certaine manière dans l’intellect.
Objection N°2.
L’acte se spécifie d’après son objet. Or, l’objet de la volonté diffère de l’objet
de l’intellect. Donc l’acte de la volonté est d’une autre espèce que l’objet de
l’intellect, par conséquent l’intellect ne le connaît pas.
Réponse à l’objection
N°2 : Le bien et le vrai qui sont les objets de la volonté et de
l’intellect, diffèrent à la vérité rationnellement, mais cela n’empêche pas que
l’un ne soit contenu dans l’autre, comme nous l’avons dit (quest. 82, art. 3,
réponse N°1, et quest. 16, art. 4, réponse N°1). Car le vrai est une sorte de
bien et le bien est une sorte de vrai. C’est pourquoi ce qui est du domaine de
l volonté tombe sous celui de
l’intellect et ce qui est du domaine de l’intellect peut tomber sous celui de
la volonté.
Objection N°3.
Saint Augustin dit (Conf.,
liv. 10, chap. 17) que les affections de l’âme ne sont pas connues par des
images comme les corps, ni par leur présence comme les arts, mais par certaines
notions (Le texte de saint Augustin porte : per nescio quas notiones vel notationes.).
Or, il semble que ces notions qui sont dans l’âme ne peuvent pas être autre
chose que les essences des objets connus ou que leurs images. Il est donc
impossible que l’intellect connaisse les affections de l’âme qui sont les actes
de la volonté.
Réponse à
l’objection N°3 : Les affections de l’âme ne sont pas dans l’intellect par
des images à la façon des corps, ni par leur présence à la manière des arts,
mais comme ce qui résulte d’un principe existe dans ce principe même qui en
renferme la notion. C’est ce qui fait dire à saint Augustin que toutes les
affections de l’âme existent dans la mémoire par des notions (Ou par des
impressions.).
Mais c’est le
contraire. Car saint Augustin dit (De
Trin., liv. 10, chap. 10 et 11) : Je comprends que je veux.
Conclusion L’acte
de la volonté étant rationnellement intelligible, il est nécessaire que l’intellect
le comprenne.
Il faut répondre que, comme nous l’avons
dit (quest. 59, art. 1), l’acte de la volonté n’est rien autre chose que l’inclination
qui résulte de la forme que nous avons comprise, comme l’appétit naturel est l’inclination
qui résulte de la forme naturelle. Or, l’inclination d’une chose existe en
elle-même selon sa manière d’être. Ainsi l’inclination naturelle existe
naturellement dans les choses naturelles, l’inclination sensible ou l’appétit
sensitif existe sensiblement dans le sujet qui sent, et l’inclination
intellectuelle ou l’acte de la volonté existe intelligiblement dans l’être qui
comprend, comme dans son principe et son sujet propre. C’est ce qui fait dire à
Aristote (De animâ,
liv. 6, text. 42) que la volonté existe dans la
raison. Or, ce qui existe d’une manière intelligible dans un sujet intelligent
doit nécessairement en être compris. L’acte de la volonté est donc compris par
l’intellect ; il l’est entant que l’individu sait qu’il veut et en tant qu’il
connaît la nature de cet acte et conséquemment la nature de son principe qui
est une habitude ou une puissance.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
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