Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 88 : Comment l’âme humaine connaît ce qui est au-dessus d’elle.

 

          Nous avons ensuite à examiner comment l’âme humaine connaît les choses qui sont au-dessus d’elle, c’est-à-dire les substances immatérielles. — A cet égard trois questions se présentent : 1° L’âme humaine dans l’état de la vie présente peut-elle comprendre par elles-mêmes les substances immatérielles auxquelles nous donnons le nom d’anges ? (Sur cette question Platon, Aristote et Averroës sont partagés. Saint Thomas expose leur sentiment, et après avoir embrassé celui d’Aristote, il réfute les deux autres.) — 2° Peut-elle parvenir à leur connaissance par la connaissance des choses matérielles ? (Quoique saint Thomas fasse venir les idées des sens, on voit par cet article combien sa doctrine s’éloigne de la doctrine matérialiste du dernier siècle, qui faisait tout reposer sur la sensation.) — 3° Dieu est-il la première chose que nous connaissions ? (Cet article est un corollaire des questions précédentes. Il vient d’ailleurs à l’appui de ce que saint Thomas a dit sur la manière dont l’existence de Dieu peut se démontrer.)

 

Article 1 : L’âme humaine dans l’état de la vie présente peut-elle comprendre les substances immatérielles par elles-mêmes ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’âme humaine dans l’état de la vie présente puisse comprendre les substances immatérielles par elles-mêmes. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 9, chap. 3) : Comme l’esprit acquiert la connaissance des choses corporelles par les sens, de même il acquiert celle des choses spirituelles par lui-même. Or, les substances immatérielles sont spirituelles. Donc l’esprit humain les connaît.

Réponse à l’objection N°1 : De ce passage de saint Augustin on peut conclure que notre âme peut connaître par la connaissance qu’elle a d’elle-même ce que nous savons des substances incorporelles. Ce qui est si vrai qu’Aristote dit lui-même (De animâ, liv. 1, text. 2) que la science de l’âme est le principe de la connaissance que nous avons des substances immatérielles. Car par là même que notre âme se connaît elle-même, elle arrive à avoir une certaine connaissance des substances incorporelles, sans toutefois les connaître absolument et parfaitement.

 

Objection N°2. Le semblable est connu par son semblable. Or, l’esprit humain ressemble plus aux choses immatérielles qu’aux choses matérielles puisqu’il est immatériel lui-même, comme nous l’avons prouvé (quest. 75, art. 5). Donc puisque notre esprit comprend les choses matérielles, à plus forte raison comprend-il les choses immatérielles.

Réponse à l’objection N°2 : La ressemblance de nature n’est pas une raison suffisante pour qu’il y ait connaissance ; autrement il faudrait dire avec Empédocle que l’âme serait de même nature que toutes les choses qu’elle connaît. Mais pour que la connaissance existe, il faut que la ressemblance de l’objet connu soit dans le sujet qui le connaît comme sa forme. Notre intellect possible étant fait dans l’état actuel pour recevoir les ressemblances des choses matérielles, abstraites des images sensibles, il s’ensuit qu’il connaît plutôt ce qui est corporel que ce qui ne l’est pas.

 

Objection N°3. Si ce qu’il y a de plus sensible en soi n’est pas ce que nous sentons le plus vivement, la raison en est que quand la sensation est trop vive elle paralyse nos sens (Bossuet développe celle pensée dans son Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même.). Mais il n’en est pas de même de l’excellence des choses intelligibles par rapport à l’intellect, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 3, text. 7). Donc les choses qui sont le plus intelligibles par elles-mêmes sont aussi celles qui sont le plus intelligibles par rapport à nous. Et comme les choses matérielles ne sont intelligibles qu’autant que nous les rendons telles en faisant abstraction de la matière, il est évident que les substances qui sont immatérielles par leur nature sont plus intelligibles par elles-mêmes et par conséquent que nous les comprenons mieux que les choses matérielles.

Réponse à l’objection N°3 : Il doit y avoir proportion entre l’objet et la puissance cognitive, comme entre l’actif et le passif, entre la perfection et la perfectibilité. Par conséquent, si les sens ne perçoivent pas les objets qui causent les plus fortes sensations, ce n’est pas uniquement parce que ces objets paralysent et altèrent les organes, mais c’est parce qu’il n’y a plus proportion entre eux et les puissances sensitives. De même c’est parce que les substances immatérielles sont au-dessus de la portée de notre entendement ici-bas que nous ne pouvons les comprendre.

 

Objection N°4. Le commentateur (Averroës.) dit (in Met., liv. 2) que si nous ne pouvions comprendre les substances abstraites,1a nature aurait fait quelque chose d’inutile, parce qu’il serait arrivé que ce qui est en soi naturellement intelligible n’eût été cependant compris par personne. Or, il n’y a rien d’oiseux ni d’inutile dans la nature. Par conséquent nous pouvons comprendre les substances immatérielles.

Réponse à l’objection N°4 : Ce raisonnement du commentateur est défectueux pour plusieurs raisons : 1° Parce que si nous ne comprenons pas les substances séparées il ne s’ensuit pas qu’elles ne soient comprises par personne. Elles le sont d’abord par elles-mêmes et ensuite elles se comprennent réciproquement. 2° Parce que les substances séparées n’ont pas été créées pour que nous les comprenions. On dit qu’une chose est inutile et vaine quand elle n’atteint pas la fin pour laquelle elle existe. Par conséquent quand nous ne comprendrions d’aucune manière les substances immatérielles, il ne s’ensuivrait pas qu’elles ont été produites en vain.

 

Objection N°5. Ce que les sens sont aux choses sensibles, l’intellect l’est aux choses intelligibles. Or, notre vue peut voir tous les corps, qu’ils soient supérieurs et incorruptibles ou qu’ils soient inférieurs et corruptibles. Donc notre intellect peut comprendre toutes les substances intelligibles supérieures et immatérielles.

Réponse à l’objection N°5 : Les sens connaissent de la même manière les corps supérieurs et les corps inférieurs, c’est-à-dire qu’ils les connaissent suivant l’impression que les organes reçoivent de la part des choses sensibles. Mais nous ne comprenons pas de la même manière les substances matérielles que nous connaissons par abstraction et les substances immatérielles que nous ne pouvons ainsi connaître puisqu’il n’y a pas d’images sensibles qui les représentent.

 

Mais c’est le contraire. Car il est dit dans la Sagesse (9, 16) : Qui découvrira ce qui est dans les cieux ? Or, on dit que les substances immatérielles sont dans les cieux, d’après ces paroles de saint Matthieu (18, 10) : Leurs anges dans les deux voient toujours la face de mon Père. Donc les substances immatérielles ne peuvent être connues par l’intelligence humaine.

 

Conclusion Puisque l’expérience est là pour nous prouver que nous ne comprenons rien sans image sensible, il est évident que les substances immatérielles qui ne sont ni du domaine des sens, ni de celui de l’imagination, ne peuvent être comprises de nous primitivement et par elles-mêmes dans l’état de la vie présente.

Il faut répondre que dans l’opinion de Platon, non seulement nous comprenons les substances immatérielles, mais ce sont encore nos premières connaissances. Car Platon a supposé que les formes subsistantes immatérielles auxquelles il donnait le nom d’idées étaient les objets propres de notre intellect et que nous les comprenions ainsi avant toutes choses et par elles-mêmes. Suivant son système notre âme connaît les choses matérielles parce que l’imagination et les sens se mêlent à notre entendement, et il concluait de là que plus l’intellect est pur et mieux il perçoit l’intelligible vérité des choses immatérielles. D’après Aristote dont nous préférons le sentiment, notre entendement dans l’état de la vie présente se rapporte naturellement aux choses matérielles. C’est pourquoi il ne comprend qu’à l’aide des images sensibles, comme nous l’avons prouvé (quest. 84, art. 7). D’après cela il est évident que selon notre mode de connaissance nous ne pouvons comprendre primitivement et par elles-mêmes les substances immatérielles qui ne sont ni du domaine des sens, ni de celui de l’imagination. — Cependant Averroës prétend (De an., 3, Comm. 36) que l’homme en cette vie peut parvenir à connaître les substances séparées par l’action continue ou l’union de cette substance séparée de nous qu’il appelle l’intellect agent et qui en sa qualité de substance séparée comprend naturellement les substances qui ont le même caractère (Averroës voulait qu’il n’y eût qu’on seul intellect agent pour tous les hommes. Saint Thomas a réfuté déjà cette erreur (quest. 79, art. 5).). Ainsi quand cet intellect nous sera uni de manière à pouvoir comprendre par lui, nous comprendrons les substances séparées comme nous comprenons les choses matérielles par l’intellect possible qui est en nous. Ce philosophe soutient que cette union existe. Car, dit-il, quand nous comprenons par l’intellect agent et par des objets intelligibles spéculatifs, comme il arrive en comprenant les conclusions par les principes, il est nécessaire que l’intellect agent soit aux objets réfléchis que l’on comprend ce que l’agent principal est aux instruments ou ce que la forme est à la matière. Car on attribue de ces deux manières une action à deux principes ; ainsi on l’attribue à l’agent principal et à l’instrument, comme on attribue l’action de couper à l’ouvrier et à la scie, et on l’attribue à la forme et au sujet comme l’action d’échauffer convient à la chaleur et au feu. Or, d’après Averroës, l’intellect agent doit être dans les deux sens aux objets intelligibles réfléchis ce que la perfection est à la perfectibilité, ce que l’acte est à la puissance. Le même sujet recevant tout à la fois le parfait et la perfection, comme l’objet actuellement visible et la lumière existent dans la prunelle ; ainsi l’intellect possible reçoit simultanément les objets spéculatifs qu’il comprend et l’intellect agent. Et plus nous comprenons d’objets spéculatifs, plus nous nous approchons de l’union intime de l’intellect agent avec nous, de telle sorte que quand nous connaîtrons tous les objets réfléchis qui sont du domaine de notre intelligence, l’intellect agent nous sera alors parfaitement uni, et nous pourrons par lui connaître toutes les choses matérielles et immatérielles, ce qui constitue, dit-il, la félicité dernière de l’homme. Peu importe d’ailleurs à l’hypothèse que dans cette vie heureuse l’intellect possible comprenne par l’intellect agent les substances séparées, comme le veut Averroës, ou qu’il ne les comprenne pas du tout, comme il le fait dire à Alexandre (Alexandre d’Aphrodisée, qui fleurit au commencement du IIIe siècle, et qui fut un des principaux interprètes de la doctrine d’Aristote. Averroës tenait par conséquent beaucoup à s’appuyer de son autorité.), qui veut que l’intellect possible soit corruptible ; il n’en est pas moins vrai que l’homme, d’après Averroës, comprend les substances séparées par l’intellect agent. Mais ce système est insoutenable. 1° Parce que, si l’intellect agent est une substance séparée il est impossible que nous comprenions par elle formellement. Car le moyen par lequel l’agent agit formellement est sa forme et son acte, puisque tout agent agit selon qu’il est en acte, comme nous l’avons dit (quest. 79, art. 3) en parlant de l’intellect possible. 2° Parce que dans le système d’Averroës l’intellect agent, s’il est une substance séparée, ne nous sera pas uni substantiellement. Il ne nous sera uni que par sa lumière qui nous aide à connaître les choses spéculatives et les substances immatérielles, sans que pour cela les autres actions de l’intellect agent aient rien de commun avec nous ; comme quand nous voyons les couleurs illuminées par le soleil, la substance de cet astre ne nous est pas unie au point que nous puissions faire ce qu’il fait, mais nous ne recevons que sa lumière qui nous fait voir les objets. 3° Parce qu’en supposant dans le système d’Averroës que l’intellect agent nous soit substantiellement uni, ces philosophes ne prétendent pas qu’il le serait totalement par un seul objet intelligible ni par deux, mais par tous les objets matériels intelligibles. Or, l’intelligence de toutes les choses spéculatives est moindre que la vertu de l’intellect agent, parce que c’est une plus grande chose de connaître les substances séparées que de connaître toutes les choses matérielles. D’où il est évident que quand même nous comprendrions toutes les choses matérielles, l’intellect agent ne nous serait pas encore uni au point que nous puissions par lui comprendre les substances séparées. 4° Parce qu’on trouve à peine quelqu’un en ce monde qui puisse comprendre toutes les choses matérielles. A ce compte il n’y aurait personne ou fort peu d’hommes capables d’arriver au bonheur, ce qui est opposé au sentiment d’Aristote (Eth., liv. 1, chap. 9), qui dit que la félicité est un bien général que peuvent acquérir tous ceux qui ne sont pas dépourvus de vertu. Il est aussi contraire à la raison que des êtres aient une fin et qu’il n’y ait que la plus petite partie de ces êtres qui puisse l’atteindre. 5° Parce que Aristote dit expressément (Eth., liv. 1, chap. 10) que la félicité est une manière d’agir parfaitement conforme à la vertu. Et après avoir énuméré beaucoup de vertus (Eth., liv. 10, chap. 7 et 8), il conclut que la félicité dernière consiste dans la connaissance des vérités les plus hautes, et il la rapporte à la vertu de sagesse qu’il avait placée (Eth., liv. 6, chap. 7) à la tête des sciences spéculatives. D’où il est évident qu’Aristote a mis la félicité dernière de l’homme dans la connaissance des substances séparées telle qu’on peut l’acquérir par les sciences spéculatives et non par l’action continue de l’intellect agent tel que Averroës l’a imaginé. 6° Parce que nous avons prouvé (quest. 79, art. 4) que l’intellect agent n’est pas une substance séparée, mais une vertu de l’âme qui s’étend activement à tout ce que l’intellect possible reçoit. Car, comme l’a dit Aristote (De animâ, liv. 3, text. 18), l’intellect possible est la puissance passive qui peut devenir toutes choses (C’est l’intelligence en puissance, qui devient en acte tous les sujets mêmes qu’elle pense et qu’elle comprend.), et l’intellect agent la puissance active qui peut tout faire (C’est l’intelligence active qui peut tout rendre intelligible en acte.). Donc dans l’état de la vie présente ces deux intellects ne s’étendent qu’aux choses matérielles que l’intellect agent rend intelligibles en acte et qui sont reçues dans l’intellect possible. Par conséquent, dans l’état actuel nous ne pouvons comprendre les substances séparées immatérielles par elles-mêmes ni au moyen de l’intellect possible, ni au moyen de l’intellect agent.

 

Article 2 : Notre entendement peut-il parvenir par la connaissance des choses matérielles à l’intelligence des substances immatérielles ?

 

Objection N°1. Il semble que notre intellect puisse par la connaissance des choses matérielles arriver à l’intelligence des substances immatérielles. Car saint Denis dit (De cœl. hier., chap. 1) qu’il n’est pas possible à l’esprit humain de s’élever à la contemplation immatérielle de ces hiérarchies célestes, s’il n’y est conduit par l’étude des choses matérielles. Il faut donc que les choses matérielles puissent nous conduire à l’intelligence des substances immatérielles.

Réponse à l’objection N°1 : Nous pouvons par les choses matérielles nous élever à une connaissance quelconque des choses immatérielles, mais non à une connaissance parfaite, parce qu’il n’y a pas de rapport adéquat entre ce qui est matériel et ce qui ne l’est pas. Les ressemblances, quand on en établit entre les choses matérielles et les choses immatérielles, sont plutôt des dissemblances, comme le dit saint Denis (De cœl. hier., chap. 2).

 

Objection N°2. La science est dans l’intellect. Or, il y a des sciences et des définitions qui ont les substances immatérielles pour objets. Car saint Jean Damascène définit l’ange (De fid. orth., liv. 2, chap. 3), et la théologie aussi bien que la philosophie s’occupent de la nature de ces êtres spirituels. Donc nous pouvons comprendre les substances immatérielles.

Réponse à l’objection N°2 : Les sciences s’occupent surtout d’une manière négative des choses supérieures. Ainsi Aristote fait connaître les corps célestes en déclarant qu’ils n’ont pas les propriétés des corps inférieurs (De Cælo, liv. 1, text. 17 à 19). A plus forte raison sommes-nous dans l’impossibilité de connaître les substances immatérielles et de saisir leurs essences. Les sciences ne peuvent nous les faire connaître que négativement en les comparant aux choses matérielles.

 

Objection N°3. L’âme humaine est du genre des substances immatérielles. Or, nous pouvons la comprendre par son acte qui lui donne la connaissance des choses matérielles. Donc nous pouvons aussi connaître les autres substances immatérielles par les effets qu’elles produisent dans les choses matérielles.

Réponse à l’objection N°3 : L’âme humaine se comprend elle-même par sa connaissance qui est son acte propre, et qui démontre parfaitement sa vertu et sa nature. Mais on ne peut connaître parfaitement, ni par elle, ni par ce qui existe dans les choses matérielles, la vertu et la nature des substances immatérielles, parce qu’aucune de ces choses n’est adéquate avec ces dernières.

 

Objection N°4. La seule cause qu’on ne puisse comprendre par ses effets est celle qui en est infiniment éloignée. Or, il n’y a que Dieu qui soit dans ce cas. Donc nous pouvons connaître les autres substances immatérielles par les choses matérielles.

Réponse à l’objection N°4 : Les substances immatérielles créées ne sont pas naturellement du même genre que les substances matérielles parce qu’en elles la puissance et la matière ne sont pas dans le même rapport ; mais elles sont du même genre logiquement, parce que les substances immatérielles sont comprises dans la catégorie générale de la substance, puisque leur essence n’est pas leur être. Mais Dieu n’est pas du même genre que les choses matérielles ni naturellement, ni logiquement, parce qu’il n’est d’aucun genre, comme nous l’avons dit (quest. 3, art. 5). Par conséquent par la ressemblance des choses matérielles on peut connaître quelque chose des anges affirmativement sous un rapport général (On peut les connaître en général comme substance.), quoiqu’on ne puisse rien en connaître sous le rapport de l’espèce. Mais on ne peut rien connaître de Dieu d’aucune manière.

 

Mais c’est le contraire. Car saint Denis dit (De div. nom., chap. 1) que les choses intelligibles ne peuvent être comprises par ce qui est sensible, les choses simples par ce qui est composé, les choses incorporelles par ce qui est corporel.

 

Conclusion Puisque la quiddité ou l’essence des choses matérielles que notre entendement abstrait de la matière est absolument d’une autre nature que les substances immatérielles, nous ne pouvons pas connaître parfaitement les substances immatérielles par les substances matérielles.

Il faut répondre que Averroës rapporte qu’un philosophe appelé Avempace (Avempace ou Aben-pace fut un des philosophes arabes les plus célèbres. Il naquit à Cordoue et mourut très-jeune à Fès, en 1138) voulait que selon les vrais principes de la philosophie nous puissions par la connaissance des substances matérielles arriver à l’intelligence des substances spirituelles. Car, disait-il, notre intellect étant fait naturellement pour abstraire de la matière l’essence des choses matérielles, s’il y a encore quelque chose de matériel dans cette essence, il pourra l’abstraire de nouveau, et comme cette opération ne peut se répéter à l’infini, il pourra enfin parvenir à une essence qui soit absolument sans matière, et c’est ce qui constitue l’intelligence des substances immatérielles. A la vérité ce raisonnement serait concluant, si les substances immatérielles étaient les formes et les espèces des substances matérielles, comme le voulaient les platoniciens. Mais si l’on n’admet pas cette hypothèse et qu’on suppose au contraire que les substances immatérielles sont absolument d’une autre nature que l’essence des choses matérielles, notre intellect aura beau abstraire de la matière ces essences, il ne parviendra jamais à quelque chose qui ressemble à une substance spirituelle. C’est pourquoi nous ne pouvons comprendre parfaitement les substances immatérielles au moyen des substances matérielles.

 

Article 3 : Dieu est-il la première chose que l’esprit humain connaisse ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu soit le premier objet que l’esprit humain connaisse. En effet, l’être en qui tout est connu et celui par qui nous jugeons de tout le reste, est le premier objet que nous connaissions. C’est ainsi que l’œil voit avant tout la lumière et l’intellect les premiers principes. Or, nous connaissons toutes choses dans la lumière de la vérité première, et nous jugeons de tout par elle, comme le dit saint Augustin (De ver. relig., chap. 3). Donc Dieu est le premier objet que nous connaissons.

Réponse à l’objection N°1 : Nous comprenons tout, nous jugeons tout dans la lumière de la vérité première, dans le sens que la lumière de notre intellect, qu’elle soit naturelle ou gratuite, n’est rien autre chose qu’une impression de la vérité première, comme nous l’avons dit (quest. 12, art. 2). Par conséquent, la lumière elle-même de notre intellect n’étant pas son objet, mais son moyen de connaissance, Dieu est-il encore moins l’objet premier que notre entendement perçoit.

 

Objection N°2. Ce qui fait connaître une chose est plus connu que la chose elle-même. Or, Dieu est la cause de toutes nos connaissances ; car il est la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, comme le dit saint Jean (Jean, 1, 9). Donc Dieu est l’être que nous connaissons avant tous les autres, et que nous connaissons le mieux.

Réponse à l’objection N°2 : Ce principe : Ce qui fait connaître une chose est plus connu qu’elle, n’est applicable qu’aux choses de même ordre, comme nous l’avons dit (quest. 87, art. 2, réponse N°3). Or, les autres choses nous sont connues à cause de Dieu, non parce qu’il est le premier objet que nous connaissons, mais parce qu’il est la cause première de notre faculté cognitive.

 

Objection N°3. Ce qu’on connaît avant tout dans une image, c’est le type d’après lequel elle a été formée. Or, l’image de Dieu existe dans notre esprit, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 12, chap. 5 et 19). Donc Dieu est l’objet premier que nous connaissons en nous-mêmes.

Réponse à l’objection N°3 : S’il y avait dans notre âme une image parfaite de Dieu, comme le fils est l’image parfaite du père, notre âme comprendrait Dieu immédiatement. Mais nous n’avons de Dieu qu’une image imparfaite, et par conséquent le raisonnement n’est pas concluant.

 

Mais c’est le contraire. Car saint Jean dit (Jean, 1, 18) : Personne n’a jamais vu Dieu.

 

Conclusion Puisque nous ne connaissons Dieu que par les créatures, il n’est pas le premier objet de nos connaissances.

Il faut répondre que l’intellect humain, dans l’état de la vie présente, ne pouvant pas comprendre les substances immatérielles créées, comme nous l’avons dit (art. préc), peut encore moins comprendre l’essence de la substance incréée. Il faut donc dire absolument que Dieu n’est pas l’objet premier de nos connaissances, mais que nous parvenons plutôt à le connaître par les créatures, suivant ces paroles de saint Paul (Rom., 1, 20) : Les perfections invisibles de Dieu nous ont été rendues intelligibles par les choses qu’il a faites. La première chose que nous comprenons en cette vie, c’est donc la quiddité ou l’essence des créatures matérielles ; voilà, l’objet propre de notre intellect, comme nous l’avons tant de fois répété (quest. 84, art. 7 : quest. 85, art. 1 ; quest. 87, art. 2, réponse N°2).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.