Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 89 : De la connaissance de l’âme séparée du corps.

 

          Nous avons enfin à nous occuper de la connaissance de l’âme séparée du corps. — A cet égard huit questions se présentent : 1° L’âme séparée du corps peut-elle comprendre ? (Cette question philosophique touche à la foi sous divers rapports. Elle établit d’abord la spiritualité de l’âme, ensuite sa survivance, enfin la possibilité des relations entre les morts et les vivants que la prière suppose.) — 2° Comprend-elle les substances séparées ? (L’Ecriture, en parlant de l’autre vie, nous montre les élus formant une société entre eux ; ce qui suppose qu’ils se connaissent. D’ailleurs, quand l’âme est séparée du corps, il est tout simple qu’elle connaisse les autres substances séparées, puisqu’elle est de même nature qu’elles.) — 3° Comprend-elle toutes les choses naturelles ? (Il est à remarquer que dans tous ces articles il s’agit de la connaissance naturelle de l’âme après la mort ; saint Thomas parlera de sa connaissance surnaturelle, quand il s’agira de la grâce et de la gloire. Mais comme la nature est le fondement de la grâce, toutes les propositions qu’il démontre ici sont essentielles.) — 4° Connaît-elle chaque chose en particulier ? (Saint Thomas indique dans cet article tous les moyens par lesquels l’âme après la mort peut être mise en rapport avec toutes les choses particulières qu’elle connaît. Ces considérations justifient, au seul point de vue de la raison, la prière pour les morts et le culte des saints.) — 5° Les sciences qu’elle a acquises ici-bas restent-elles dans l’âme après sa séparation du corps ? (Si l’habitude de la science survit à la mort du corps, l’habitude de la sagesse doit y survivre aussi, et par conséquent l’âme doit se trouver avec ses mérites et ses vertus, comme aussi avec ses vices et ses mauvaises actions. On voit par là même le rapport qu’il y a entre le dogme et cette proposition philosophique.) — 6° Peut-elle faire usage des sciences qu’elle a acquises ici-bas ? (Si l’âme n’avait plus l’acte de la science qu’elle a acquise ici-bas, elle ne se rappellerait pas la vie qu’elle a menée, et ne sentirait pas ainsi par elle-même la justice de Dieu à son égard, soit qu’il la récompense, soit qu’il la punisse.) — 7° La distance des lieux est-elle un obstacle à la connaissance de l’âme séparée ? (En faisant ainsi ressortir dans tous ses détails la différence qu’il y a entre l’âme qui est unie au corps et l’âme qui en est séparée, saint Thomas nous met à même de comprendre ce que l’Ecriture nous dit de notre état après la mort.) — 8° Les âmes séparées des corps connaissent-elles ce qui se passe ici-bas ? (Cet article est un corollaire des précédents.)

 

Article 1 : L’âme séparée du corps peut-elle comprendre quelque chose ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’âme séparée du corps ne puisse absolument rien comprendre. Car Aristote dit (De animâ, liv. 1, text. 66) que l’entendement se corrompt quand certains organes intérieurs se corrompent. Or, la mort corrompt tous les organes intérieurs de l’homme. Donc elle détruit la connaissance aussi.

Réponse à l’objection N°1 : Si l’on approfondit avec soin ces paroles d’Aristote, on remarquera qu’il parle en cet endroit conformément à une hypothèse qu’il avait préalablement établie (loc. cit., text. 12), c’est-à-dire qu’il raisonne dans le cas où l’intelligence serait comme la sensation un mouvement de l’âme et du corps réunis. Car il n’avait point encore établi la différence qu’il y a entre l’entendement et les sens. — Ou bien on peut dire qu’il parle du mode d’intelligence qui suppose l’emploi d’images sensibles, et c’est aussi là-dessus que repose le second argument.

 

Objection N°2. L’âme humaine ne peut comprendre quand les sens sont enchaînés et que l’imagination est troublée, comme nous l’avons dit (quest. 84, art. 7 et 8). Or, la mort détruit totalement les sens et l’imagination, comme nous l’avons vu (quest. 77, art. 8). Donc l’âme ne comprend rien après la mort.

 

Objection N°3. Si l’âme séparée du corps comprend, il faut que ce soit par des espèces. Or, elle ne comprend pas par des espèces innées, puisqu’elle est à son origine comme une tablette sur laquelle il n’y a rien d’écrit ; elle ne comprend pas non plus par des espèces qu’elle abstrairait alors des objets matériels, puisqu’elle n’a plus les organes des sens et de l’imagination au moyen desquels elle pourrait faire ces abstractions ; elle ne comprend pas par des espèces qu’elle aurait auparavant abstraites et ensuite conservées, parce que dans ce cas l’âme d’un enfant ne comprendrait rien ; enfin, elle ne comprend pas par des espèces intelligibles que Dieu lui communiquerait, parce que ce ne serait plus la connaissance naturelle dont il est maintenant question, mais une connaissance qui résulterait de la grâce. Donc l’âme séparée du corps ne comprend rien.

Réponse à l’objection N°3 : L’âme séparée ne comprend ni par des espèces innées, ni par des espèces qu’elle abstrait alors, ni par des espèces qu’elle a conservées, comme le prouve l’objection. Mais elle comprend par des espèces qui lui viennent de la lumière divine et auxquelles elle participe comme les autres substances séparées, bien que d’une manière moins élevée. Par conséquent du moment où elle cesse d’être en rapport avec le corps elle se tourne immédiatement vers les régions supérieures. Il ne s’ensuit pas pour cela que sa connaissance ou sa puissance ne soit pas naturelle, parce que Dieu est l’auteur non seulement de la lumière qu’il nous communique par sa grâce, mais encore de celle que nous recevons naturellement.

 

Mais c’est le contraire. Aristote dit (De animâ, liv. 1, text. 13) que si l’âme n’avait pas une opération propre, elle ne pourrait être séparée. Or, il arrive qu’elle est séparée. Donc elle a une opération propre, et celle qui lui est la plus propre c’est l’intelligence. Donc elle comprend sans que le corps existe avec elle.

 

Conclusion Puisque en chaque chose le mode d’opération est la conséquence de son mode d’être, il est nécessaire que l’âme séparée du corps comprenne non en faisant usage des images sensibles qui sont dans les organes corporels, mais en se portant vers les choses qui sont absolument intelligibles.

Il faut répondre que ce qui fait la difficulté de cette question c’est que l’âme, tant qu’elle est unie au corps, ne peut rien comprendre sans avoir recours à des images sensibles, comme l’expérience le démontre. Si l’on admettait avec les platoniciens que cette disposition ne tient pas à la nature de l’âme, mais que c’est un accident qui résulte de son union avec le corps, la solution de la question serait facile. Car du moment où l’obstacle du corps serait écarté, l’âme reviendrait à sa nature et comprendrait simplement les choses intelligibles sans avoir recours aux images sensibles, comme font du reste toutes les autres substances séparées. Mais dans cette hypothèse ce ne serait pas un avantage pour l’âme d’être unie au corps, puisque dans ce cas elle comprendrait moins bien pendant qu’elle lui est unie qu’après en être séparée. Il n’y aurait profit en cela que pour le corps, ce qui est absurde, puisque c’est la matière qui existe pour la forme et non réciproquement. Mais si nous supposons qu’il est dans la nature de l’âme de comprendre par le moyen d’images sensibles, comme la nature de l’âme n’est pas changée après la mort du corps, il semble qu’alors elle ne puisse rien comprendre naturellement puisqu’alors elle n’a plus d’images sensibles dont elle puisse faire usage. — C’est pourquoi pour détruire la difficulté il faut observer que tout être n’opérant qu’autant qu’il est en acte, le mode d’opération de chaque chose est une conséquence de son mode d’être. Or, l’âme a une autre manière d’être quand elle est unie au corps que quand elle en est séparée, mais elle conserve dans l’un et l’autre état l’identité de sa nature. Ce n’est pourtant pas que son union avec le corps soit un pur accident ; car elle lui est unie à raison même de sa nature. Mais elle est immuable au milieu de ses changements comme la nature d’un corps léger reste la même, soit qu’il se trouve dans le lieu qui lui est propre, soit qu’il existe dans un autre qui lui soit contraire. Quand l’âme est unie au corps elle a une manière d’être d’après laquelle elle ne comprend que par les images sensibles qui sont dans les organes corporels. Mais quand elle en est séparée elle a une nouvelle manière d’être d’après laquelle elle comprend directement les choses intelligibles à la façon des autres substances immatérielles. Ainsi donc, il est naturel à l’âme humaine de comprendre par les images sensibles, comme il lui est naturel d’être unie au corps, et il est en dehors des lois de sa nature d’être séparée du corps comme il est en dehors de ces mêmes lois qu’elle comprenne sans avoir recours aux images sensibles. C’est pourquoi elle est unie au corps pour qu’elle agisse selon sa nature. — Mais ici une nouvelle question se présente. Chaque chose étant faite pour le mieux, puisqu’il est mieux de comprendre simplement par le moyen des choses intelligibles sans avoir recours aux images sensibles, Dieu aurait dû créer notre âme de telle sorte que le mode d’intelligence le plus noble lui eût été naturel, et qu’elle n’eût pas besoin pour comprendre d’être unie au corps. — Il faut ici remarquer que bien qu’absolument parlant il soit plus noble de comprendre par le moyen des choses intelligibles que par les images sensibles, ce mode d’intelligence était par rapport à l’âme plus imparfait, et c’est ce qu’on peut rendre ainsi évident. En effet dans toutes les substances intellectuelles il y a une puissance d’entendement qui résulte de la lumière divine (C’est dans ce sens que l’on peut admettre la doctrine de Mallebranche, qui dit que nous voyons tout en Dieu, et divers passages de saint Augustin qui ont le même sens.). Cette lumière, qui est une et simple à sa première origine, se divise d’autant plus que les créatures intellectuelles s’écartent davantage de leur premier principe, et elle se diversifie comme il arrive aux lignes qui sortent d’un centre. De là il arrive que Dieu comprend toutes choses par son essence unique, tandis que les substances intellectuelles les plus élevées, bien qu’elles comprennent par plusieurs formes, embrassent cependant l’ensemble des choses par un nombre de formes très restreint qui ont une extension et une efficacité en rapport avec la puissance de leur vertu intellectuelle. Dans les substances inférieures il y a plus de formes, elles sont moins universelles et moins aptes à faire comprendre les objets parce que ces substances n’ont pas la même vigueur intellectuelle que les autres. Si donc les substances inférieures avaient des formes aussi universelles que les substances supérieures, comme elles n’ont pas la même force d’intelligence, elles n’auraient pas une connaissance parfaite des choses, elles ne les connaîtraient qu’en général et d’une manière confuse, comme on le remarque quelquefois parmi les hommes. Car ceux qui ont l’intelligence médiocre ne peuvent rien apprendre au moyen des conceptions générales de ceux qui sont plus intelligents qu’eux ; il faut qu’on leur explique chaque chose en particulier. Or, il est évident que parmi les substances intellectuelles l’âme humaine tient le dernier rang dans l’ordre de la nature. La perfection de l’univers exigeait qu’il y eût ainsi divers degrés dans les êtres. Par conséquent, si Dieu eût créé l’âme humaine pour qu’elle comprît à la manière des substances séparées, elle n’aurait rien connu parfaitement, mais elle n’aurait eu qu’une connaissance vague et confuse en général. Pour qu’elle pût avoir des choses une connaissance propre et parfaite, il l’a donc naturellement créée pour être unie au corps et par conséquent pour recevoir des choses sensibles ses connaissances. Ainsi, les hommes grossiers ne peuvent arriver à la science que par des exemples qui frappent leurs sens. Il est donc évident qu’il est avantageux à l’âme d’être unie au corps et de comprendre à l’aide des images sensibles, bien qu’elle puisse être séparée et comprendre d’une autre manière.

 

Article 2 : L’âme séparée comprend-elle les substances immatérielles ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’âme séparée ne comprenne pas les substances spirituelles. Car l’âme unie au corps est plus parfaite que quand elle en est séparée, puisque l’âme est naturellement une partie de la nature humaine, et que toute partie est plus parfaite quand elle est unie au tout que quand elle ne l’est pas. Or, l’âme unie au corps ne comprend pas les substances immatérielles, comme nous l’avons dit (quest. 88, art. 1). Donc elle les comprend encore moins quand elle en est séparée.

Réponse à l’objection N°1 : L’âme séparée est à la vérité plus imparfaite si l’on considère la nature du corps, mais sous un autre rapport son intelligence a plus de liberté parce que la pesanteur du corps et ses travaux ne sont plus là pour en entraver l’exercice.

 

Objection N°2. Tout ce que nous connaissons nous le connaissons, soit parce qu’il est présent à notre esprit, soit par sa ressemblance ou son image. Or, l’âme ne peut connaître les substances spirituelles par leur présence parce qu’il n’y a que Dieu qui pénètre en elle. Elle ne les connaît pas non plus par les espèces ou images qu’elle pourrait abstraire de l’ange, parce que l’ange est plus simple qu’elle. Donc l’âme séparée ne peut en aucune manière connaître les substances spirituelles.

Réponse à l’objection N°2 : L’âme séparée comprend les anges par les ressemblances que la Divinité imprime en elle, mais ces images ne représentent pas parfaitement leur nature parce que la nature de l’âme est inférieure elle-même à celle de l’ange.

 

Objection N°3. Il y a des philosophes qui ont supposé que la félicité dernière de l’homme consistait dans la connaissance des substances spirituelles. Si donc l’âme après sa séparation du corps peut comprendre les substances spirituelles, il s’ensuit que par le fait seul de sa séparation elle arrive au bonheur, ce qui répugne.

Réponse à l’objection N°3 : La félicité dernière de l’homme ne consiste pas dans la connaissance de quelques substances séparées quelles qu’elles soient ; elle ne consiste que dans la connaissance de Dieu qui ne peut être vu que par la grâce. Toutefois il y a un grand bonheur à connaître les autres substances séparées, quand on les connaît parfaitement, bien que ce bonheur ne soit pas le plus élevé. Mais l’âme séparée ne les comprend pas naturellement de la sorte, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

Mais c’est le contraire. Les âmes après la mort se connaissent entre elles, comme on le voit par le mauvais riche, qui était dans l’enfer et qui voyait Lazare et Abraham (Luc, chap. 16). Elles voient donc aussi les démons et les anges.

 

Conclusion L’âme séparée du corps se comprenant elle-même par elle-même, tandis qu’elle comprend les autres choses spirituelles selon le mode de sa substance qui est inférieur au mode de la substance des anges, mais qui est conforme à celui des autres âmes séparées, il s’ensuit qu’elle connaît parfaitement les autres âmes qui sont comme elle séparées de leur corps, mais qu’elle ne connaît qu’imparfaitement les anges.

Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 9, chap. 3), notre esprit connaît les choses incorporelles par lui-même, c’est-à-dire qu’il les connaît en se connaissant, comme nous l’avons vu (quest. 88, art. 1, objection N°1). Nous n’avons donc qu’à examiner comment l’âme séparée se connaît elle-même pour savoir comment elle connaît les autres substances qui sont séparées aussi. Or, nous avons dit (art. préc.) que tant que l’âme est unie au corps elle comprend à l’aide d’images sensibles. C’est pourquoi elle ne peut se comprendre elle-même qu’autant qu’elle est mise en acte par l’espèce qu’elle a abstraite des images sensibles ; ce qui fait conséquemment qu’elle se comprend par son acte, comme nous l’avons dit (quest. 87, art. 1 et 3). Mais quand elle est séparée du corps, comme au lieu de comprendre à l’aide d’images sensibles elle comprend par ce qui est intelligible en soi, il arrive qu’alors elle se comprend elle-même par elle-même. Or, toutes les substances séparées ont ceci de commun qu’elles comprennent ce qui est au-dessus d’elles et ce qui est au-dessous selon leur manière d’être. Car une chose est comprise suivant ce qu’elle est dans le sujet qui la comprend, et une chose est dans un autre d’après le mode de celle qui la reçoit. Le mode de l’âme séparée est inférieur au mode de la substance des anges, mais il est égal à celui de toutes les autres âmes qui sont séparées comme elle. C’est pourquoi si l’on ne parle que de la connaissance naturelle de l’âme séparée, elle a une connaissance parfaite des autres âmes qui sont séparées comme elle, mais elle n’a qu’une connaissance imparfaite et défectueuse des anges. Toutefois on doit raisonner autrement quand il s’agit de la connaissance delà gloire.

 

Article 3 : L’âme séparée connaît-elle toutes les choses naturelles ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’âme séparée connaisse toutes les choses naturelles. Car les substances séparées renferment les raisons de toutes les choses naturelles. Or, les âmes séparées connaissent les substances séparées. Donc elles connaissent toutes les choses naturelles.

Réponse à l’objection N°1 : Les anges eux-mêmes ne connaissent pas toutes les choses naturelles par leur substance, mais par des espèces, comme nous l’avons dit (quest. 88, art. 1). De ce que l’âme connaît les substances séparées il ne s’ensuit donc pas qu’elle connaisse toutes les choses naturelles.

 

Objection N°2. Celui qui comprend ce qu’il y a de plus intelligible comprend à plus forte raison ce qui l’est moins. Or, l’âme séparée comprend les substances séparées qui sont ce qu’il y a de plus intelligible. Donc â plus forte raison peut-elle comprendre toutes les choses naturelles qui sont ce qu’il y a de moins intelligible.

Réponse à l’objection N°2 : Comme l’âme séparée ne connaît pas parfaitement les substances séparées, de même elle ne connaît pas parfaitement toutes les choses naturelles ; elle ne les connaît que confusément, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

Objection N°3. Au contraire : les démons ont une connaissance naturelle plus étendue que l’âme humaine après sa séparation du corps. Or, les démons ne connaissent pas toutes les choses naturelles ; car, comme le dit saint Isidore (De sum. bono, liv. 1, chap. 12, § 17), l’expérience des siècles leur en apprend beaucoup. Donc les âmes séparées ne connaissent pas toutes les choses naturelles.

Réponse à l’objection N°3 : Saint Isidore parle de la connaissance des choses futures que les anges, les démons et les âmes séparées ne connaissent que dans leurs causes ou par la révélation divine. Mais nous ne parlons ici que de la connaissance naturelle.

 

Objection N°4. Si l’âme aussitôt qu’elle est séparée du corps connaissait toutes les choses naturelles, les hommes travailleraient en vain à l’étude des sciences, ce qui semble répugner. Donc l’âme ne connaît pas toutes les choses naturelles aussitôt qu’elle est séparée du corps.

Réponse à l’objection N°4 : La connaissance que nous acquérons ici-bas des choses naturelles est une connaissance propre et parfaite, tandis que l’autre est une connaissance confuse. On ne peut donc en conclure que l’étude de la nature soit une chose vaine.

 

Conclusion Les âmes séparées du corps n’ont pas une connaissance certaine et propre des choses naturelles, mais elles en ont une connaissance générale et confuse.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1, réponse N°3), l’âme séparée comprend par des espèces qu’elle reçoit de l’action de la lumière divine comme les anges. Mais parce que la nature de l’âme est inférieure à celle de l’ange à qui ce mode de connaissance est naturel, l’âme séparée ne reçoit pas par ces espèces une connaissance parfaite des choses, elle n’en reçoit qu’une connaissance vague et confuse. Ainsi comme les anges connaissent parfaitement les choses naturelles au moyen de ces espèces, de même les âmes séparées les connaissent d’une manière imparfaite et confuse. D’ailleurs les anges ont à l’aide de ces espèces une connaissance parfaite de toutes les choses naturelles, parce que tous les êtres dont Dieu a enrichi la nature ont été d’abord produits dans l’intelligence des anges, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 2, chap. 8). D’où l’on doit conclure que les âmes séparées n’ont pas de toutes les choses naturelles une connaissance certaine et propre, mais une connaissance générale et confuse.

 

Article 4 : L’âme séparée connaît-elle chaque chose en particulier ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’âme séparée ne connaisse pas chaque chose en particulier. Car il ne reste pas dans l’âme séparée d’autre puissance cognitive que l’intellect, comme nous l’avons prouvé (quest. 77, art. 8). Or, l’intellect n’est pas fait pour connaître les choses particulières, comme nous l’avons dit (quest. 86, art. 1). Donc l’âme séparée ne connaît pas chaque chose en particulier.

Réponse à l’objection N°1 : L’intellect ne peut par l’abstraction connaître les objets en particulier. Aussi ce n’est pas de cette manière que l’âme séparée les connaît, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

Objection N°2. La connaissance par laquelle on connaît une chose en particulier est plus précise que celle par laquelle on la connaît en général. Or, l’âme séparée n’a pas une connaissance précise des espèces des choses naturelles. Par conséquent elle connaît encore moins chaque objet en particulier.

Réponse à l’objection N°2 : L’âme séparée a une connaissance précise des espèces ou des individus avec lesquels elle a été en rapport de quelque manière, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

Objection N°3. Si elle connaît certains objets en particulier et que ce ne soit pas au moyen des sens, elle connaît pour la même raison toutes les choses particulières. Or, elle ne les connaît pas toutes. Donc elle n’en connaît aucune.

Réponse à l’objection N°3 : L’âme séparée n’a pas les mêmes rapports avec tous les objets an particulier ; elle a des relations avec les uns qu’elle n’a pas avec les autres. C’est pourquoi il n’y a pas de raison pour qu’elle connaisse également toutes les choses particulières.

 

Mais c’est le contraire. Le mauvais riche dit dans l’enfer (Luc, 16, 28) : J’ai cinq frères.

 

Conclusion L’âme séparée connaît quelques objets en particulier, mais elle ne les connaît pas tous : elle ne connaît que ceux avec lesquels elle se trouve en rapport, soit par une connaissance antérieure, soit par une affection quelconque, soit par une relation naturelle, soit par la volonté divine.

Il faut répondre que les âmes séparées connaissent quelques objets en particulier, mais qu’elles ne connaissent même pas tous ceux qui sont présents. Pour s’en convaincre jusqu’à l’évidence il faut remarquer qu’il y a deux manières de comprendre. L’une s’effectue en abstrayant des images sensibles l’essence des choses. De cette manière l’intellect ne peut pas connaître directement les objets en particulier, mais il le peut indirectement, comme nous l’avons dit (quest. 86, art. 1). L’autre a lieu par l’action des espèces qui viennent de Dieu. En ce sens l’intellect peut connaître chaque chose en particulier. Car comme Dieu en tant que cause des principes universels et individuels connaît par son essence tous les objets généraux et particuliers (quest. 14, art. 2) ; de même les substances séparées peuvent connaître chaque objet en particulier par les espèces qui sont des ressemblances et des participations de l’essence divine. Toutefois il y a cette différence entre les anges et les âmes séparées, c’est que les anges ont par ces espèces une connaissance propre et parfaite des choses, tandis que les âmes séparées n’en ont qu’une connaissance confuse. Par conséquent les anges en raison de la puissance de leur intellect peuvent connaître non seulement la nature spécifique des choses, mais encore tous les objets particuliers compris sous chaque espèce. Mais les âmes séparées ne peuvent connaître que les objets particuliers avec lesquels elles sont en rapport soit par une connaissance antérieure, soit par une affection quelconque, soit par une habitude naturelle, soit par la volonté divine, parce que tout ce qui est reçu dans un sujet y est reçu selon la manière d’être de celui qui le reçoit.

 

Article 5 : L’habitude de la science que nous avons acquise ici-bas reste-t-elle dans l’âme séparée ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’habitude de la science que nous avons acquise ici-bas ne reste pas dans l’âme séparée. Car saint Paul dit (1 Cor., 13, 8) : La science sera détruite.

Réponse à l’objection N°1 : Saint Paul ne parle pas en cet endroit de l’habitude de la science, mais de l’acte de la connaissance. C’est pourquoi il dit en preuve de ce qu’il avance : Maintenant je ne connais qu’en partie (1 Cor., 13, 12).

 

Objection N°2. En ce monde ceux qui ont le plus de science sont souvent moins vertueux que d’autres qui en sont dépourvus. Si donc l’habitude de la science restait dans l’âme après la mort il s’ensuivrait que dans l’autre vie les moins vertueux seraient placés avant ceux qui le sont le plus, ce qui répugne.

Réponse à l’objection N°2 : Comme celui qui est moins vertueux peut être d’une taille plus avantageuse que celui qui est plus parfait, de même il peut aussi avoir une science plus grande que la sienne ; mais cette supériorité n’est d’aucune importance relativement aux autres prérogatives dont doivent jouir ceux qui ont le mieux accompli leurs devoirs.

 

Objection N°3. Les âmes séparées recevront la science par l’influence de la lumière divine. Si la science qu’elles ont acquise ici-bas reste en elles, il arrivera donc que dans le même sujet il y aura deux formes d’une seule et même espèce, ce qui est impossible.

Réponse à l’objection N°3 : Ces deux sciences ne sont pas du même ordre et que par conséquent il n’y a là rien qui répugne.

 

Objection N°4. Aristote dit (De prædic. In præd. qualit.) que l’habitude est une qualité qui change difficilement. Or, le chagrin ou d’autres causes altèrent quelquefois la science en cette vie. Par conséquent comme de tous les changements auxquels nous sommes sujets ici-bas, il n’y en a pas de plus profond que celui qui est causé par la mort, il semble que la mort détruise l’habitude de la science.

Réponse à l’objection N°4 : Cet argument n’a rapport qu’à cette partie de la science qui existe dans les facultés sensitives et qui à ce titre est corruptible, comme nous l’avons dit.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jérôme dit (in Ep. ad Paulin.) : Apprenons sur cette terre les choses dont la science nous accompagne dans le ciel.

 

Conclusion L’habitude de la science que nous avons acquise ici-bas reste dans l’âme séparée suivant ce qu’elle est dans l’intellect ; car elle ne peut être détruite ni par accident, ni par elle-même.

Il faut répondre qu’il y a des philosophes qui ont supposé que l’habitude de la science n’existait pas dans l’intellect même, mais dans les facultés sensitives telles que l’imagination, la pensée et la mémoire (Ces philosophes n’avaient pas suffisamment distingué l’intellect des puissances sensitives, et cette erreur les conduisait au matérialisme.), et que les espèces intelligibles ne se conservaient pas dans l’intellect possible. Si ce sentiment était vrai, il s’ensuivrait qu’une fois le corps détruit, l’habitude de la science que nous avons acquise ici-bas serait par le fait absolument anéantie. Mais la science étant dans l’intellect qu’Aristote définit le lieu des espèces (De animâ, liv. 3, text. 6), il faut que l’habitude de la science acquise soit partie dans les facultés sensitives et partie dans l’entendement lui-même. Nous pouvons d’ailleurs nous en rendre compte d’après les actes par lesquels l’habitude de la science s’acquiert. Car les habitudes ressemblent aux actes par lesquels on les acquiert, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 1). Or, les actes de l’intellect par lesquels nous acquérons la science en cette vie s’effectuent par l’attention qu’il prête aux images sensibles qui sont dans les facultés sensitives. Par conséquent c’est par ces actes que l’entendement possible acquiert la faculté de considérer les espèces transmises par les sens et que les puissances inférieures acquièrent de leur côté une certaine aptitude qui fait que l’intellect en s’aidant de leur secours peut plus aisément comprendre les choses intelligibles. Ainsi comme l’acte de l’intellect existe principalement et formellement dans l’entendement lui-même, tandis qu’il est matériellement et dispositivement dans les puissances inférieures, il en faut dire autant de l’habitude. L’âme séparée ne conservera donc pas ce qui existe actuellement de la science dans les puissances inférieures, mais elle conservera nécessairement tout ce qui est dans l’intellect. Car, selon la remarque d’Aristote (De long. et brev. vitæ, chap. 1 et 3), une forme se corrompt de deux manières : 1° par elle-même quand elle est détruite par son contraire, comme le chaud par le froid ; 2° par accident quand c’est le sujet lui-même qui est détruit. Or, il est évident que la science qui est dans l’entendement humain ne peut être détruite de cette dernière manière, parce que l’entendement est incorruptible, comme nous l’avons prouvé (quest. 79, art. 2, réponse N°2). De même les espèces intelligibles qui sont dans l’intellect possible ne peuvent être détruites par leur contraire, parce qu’il n’y a rien de contraire aux espèces intelligibles, surtout quand il s’agit de la simple intelligence, par laquelle on comprend l’essence des choses (L’essence des choses étant l’objet propre de l’intellect, il ne peut se tromper quand il se borne à connaître cette essence. L’erreur ne provient que des combinaisons produites par la pensée.). Si on les considérait par rapport à l’opération par laquelle l’intellect compose et divise ou raisonne, dans ce cas il y a opposition ou contrariété dans l’intellect en ce sens que ce qu’il y a de faux dans une proposition ou un raisonnement est contraire à ce qui est vrai. De cette manière la science est quelquefois viciée par son contraire, dans le cas par exemple où on se laisse écarter de la science de la vérité par une argumentation mauvaise. C’est pourquoi Aristote dit que la science peut se vicier par elle-même de deux manières : 1° par oubli, et c’est la faute de la mémoire ; 2° par erreur, et c’est le fait d’une mauvaise argumentation. Mais cela n’a pas lieu dans l’âme séparée. On doit donc dire que l’habitude de la science, selon qu’elle est dans l’intellect, reste dans l’âme après sa séparation du corps.

 

Article 6 : L’acte de la science acquise ici-bas reste-t-il dans l’âme après la mort ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’acte de la science acquise ici-bas ne reste pas dans l’âme séparée (C’est-à-dire il semble que l’âme séparée ne puisse faire usage de la science qu’elle a acquise ici-bas. Nous avons conservé cette tournure péripatéticienne.). Car Aristote dit (De animâ, liv. 1, text. 66) qu’après la corruption du corps l’âme ne se ressouvient plus, n’aime plus. Or, le souvenir consiste à considérer ce qu’on savait antérieurement. Donc l’âme séparée ne peut avoir l’acte de la science qu’elle a acquise ici-bas.

Réponse à l’objection N°1 : Aristote parle du souvenir, c’est-à-dire de cette mémoire qui appartient à la partie sensitive, mais non de la mémoire qui existe dans l’intellect (quest. 79, art. 6).

 

Objection N°2. Les espèces intelligibles ne peuvent pas avoir plus de puissance dans l’âme séparée qu’elles n’en avaient dans l’âme unie au corps. Or, nous ne pouvons maintenant comprendre par les espèces intelligibles qu’autant que nous avons recours aux images sensibles. Donc l’âme séparée ne peut comprendre par les espèces intelligibles qu’elle a acquises ici-bas.

Réponse à l’objection N°2 : Ce divers mode de comprendre ne provient pas de la diversité des espèces, mais des divers états de l’âme qui comprend.

 

Objection N°3. Aristote dit (Eth., liv. 2, chap. 1 et 2) que les habitudes produisent des actes semblables à ceux par lesquels on les acquiert. Or, l’habitude de la science est acquise ici-bas par des actes de l’intellect faisant usage des images sensibles. Donc elle ne peut produire d’autres actes. Et comme ces actes ne peuvent être produits par l’âme séparée, il s’ensuit qu’il n’y a en elle aucun acte de la science que nous acquérons en ce monde.

Réponse à l’objection N°3 : Les actes par lesquels l’habitude s’acquiert ressemblent, quant à l’espèce, aux actes qu’elle produit, mais ils ne leur ressemblent pas quant au mode. Car les actes justes qui ne sont pas agréables produisent l’habitude de la justice légale par laquelle nous agissons avec plaisir.

 

Mais c’est le contraire. Car on dit au mauvais riche (Luc, 16, 25) : Souviens-toi que tu as reçu beaucoup de biens pendant ta vie.

 

Conclusion Les espèces intelligibles restant dans l’âme séparée, mais l’état de l’âme n’étant plus alors le même que celui de l’homme, on doit dire que l’acte de la science acquise ici-bas reste dans l’âme séparée, mais qu’il n’y est pas de la même manière.

Il faut répondre qu’on doit considérer dans l’acte deux choses, son espèce et son mode. L’espèce de l’acte se prend de l’objet auquel il se rapporte. Le mode au contraire se prend de la puissance qui le produit. Ainsi quand quelqu’un voit une pierre, ce qui la lui fait voir c’est l’image ou l’espèce de la pierre qui est dans son œil, mais ce qui la lui fait voir d’une manière plus ou moins parfaite, c’est la puissance visuelle de cet organe. Puisque les espèces intelligibles restent, comme nous l’avons dit (art. préc), dans l’âme séparée, mais que l’état de l’âme n’est plus alors le même qu’ici-bas, il s’ensuit qu’au moyen des espèces intelligibles qu’elle a acquises ici-bas l’âme séparée peut comprendre ce qu’elle a compris auparavant. Seulement elle ne le comprend plus de la même manière, c’est-â-dire qu’elle n’a plus recours aux images sensibles, mais elle comprend selon le mode qui convient à son état. Ainsi donc l’acte de la science que l’âme a acquise en ce monde reste dans l’âme séparée, mais il n’y est pas de la même manière (Ainsi quand la vue faiblit, c’est toujours le même acte de vision que l’on opère, mais on ne l’opère plus de la même manière, parce que ce sens n’a plus la même force, la même vigueur.).

 

Article 7 : La distance locale est-elle un obstacle à la connaissance de l’âme séparée ?

 

          Objection N°1. Il semble que la distance locale ne soit pas un obstacle à la connaissance de l’âme séparée. Car saint Augustin dit (De cur. pro mort. agendâ, chap. 13) que les âmes des morts sont dans un lieu où elles ne peuvent savoir ce qui se passe ici. Or, elles savent ce qui se passe parmi elles. Donc la distance locale est un obstacle à la connaissance de l’âme après sa séparation du corps.

Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin en disant que les âmes des morts sont dans un lieu où elles ne peuvent voir ce qui se passe ici ne donne pas pour raison de ce fait la distance qui les sépare de nous ; il l’attribue à une autre cause, comme nous le verrons dans l’article suivant.

 

Objection N°2. Saint Augustin dit (De div. dæm., chap. 4 et 5) que les démons, par suite de la célérité de leurs mouvements, nous manifestent certaines choses qui nous sont encore inconnues. Or, il serait inutile de rappeler en cette circonstance la rapidité des mouvements des démons, si la distance locale n’était un obstacle à leur connaissance. Donc à plus forte raison est-elle un obstacle à la connaissance de l’âme séparée qui est d’une nature inférieure à celle des démons.

Réponse à l’objection N°2 : Saint Augustin parle en cet endroit d’après l’opinion de certains philosophes qui ont avancé que les démons ont des corps qui leur sont naturellement unis (D’après le P. Petau, saint Augustin semble avoir lui-même été très incertain à cet égard. Dans plusieurs endroits il paraît du sentiment de ces philosophes (Voy. Petav., De angelis.).). Dans cette hypothèse on peut admettre qu’ils ont des puissances sensitives et que par conséquent ils ne peuvent connaître les objets qu’à une distance déterminée. Saint Augustin rappelle encore cette opinion dans le même ouvrage (chap. 3 et 4). Mais il l’expose plutôt qu’il ne l’approuve, comme on peut s’en convaincre par ce qu’il dit dans son livre de la Cité de Dieu (De civ. Dei, liv. 21, chap. 10).

 

Objection N°3. La distance par rapport au lieu est analogue à la distance par rapport au temps. Or, la distance du temps empêche la connaissance de l’âme séparée puisqu’elle ne connaît pas l’avenir. Il semble donc que la distance locale l’empêche aussi.

Réponse à l’objection N°3 : Les choses futures qui sont éloignées quant au temps ne sont pas des êtres en acte. Elles ne sont donc pas susceptibles d’être connues en elles-mêmes, puisque par là même qu’une chose n’existe pas elle ne peut être connue. Mais les objets qui ne sont éloignés que par rapport au lieu sont des êtres en acte, et on peut par là même les connaître. Il n’y a donc pas de parité entre la distance des lieux et l’éloignement des temps.

 

Mais c’est le contraire. Car il est écrit (Luc, 16, 23) que le mauvais riche étant dans les tourments leva les yeux et vit Abraham au loin. Donc la distance locale n’empêche pas l’âme de connaître après sa séparation du corps.

 

Conclusion L’âme séparée comprenant les choses particulières au moyen des espèces qu’elle reçoit de la lumière divine qui éclaire également ce qui est proche et ce qui est éloigné, il arrive que la distance locale n’empêche point du tout l’âme séparée du corps de connaître.

Il faut répondre qu’il y a des philosophes qui ont pensé que l’âme, après sa séparation du corps, connaissait les choses particulières en les abstrayant des images sensibles (Cette opinion ainsi exposée suppose dans ceux oui l’ont soutenue une connaissance peu nette de la spiritualité de l’âme. Scot soutient le sentiment contraire à celui de saint Thomas, et veut que la distance locale soit un obstacle à la connaissance de l’âme séparée, parce que, dit-il, elle tire sa connaissance des choses, et que leur éloignement l’empêche de les percevoir.). Si cette opinion était vraie on pourrait dire que la distance locale serait un obstacle à la connaissance de l’âme séparée. Car il faudrait que les images sensibles agissent sur l’âme ou que l’âme agît sur elles, ce qui dans l’un et l’autre cas ne pourrait avoir lieu qu’à une distance déterminée. Mais cette hypothèse est insoutenable, parce que les espèces ne peuvent être abstraites des images sensibles qu’au moyen des sens et des autres puissances sensitives qui ne subsistent plus en acte dans l’âme après qu’elle est séparée du corps. En cet état l’âme comprend chaque chose en particulier au moyen des espèces qu’elle reçoit de la lumière divine qui agit de la même manière sur ce qui est proche et sur ce qui est éloigné. Par conséquent la distance locale n’empêche point du tout l’âme séparée du corps de connaître.

 

Article 8 : Les âmes séparées connaissent-elles ce qui se passe ici-bas ?

 

          Objection N°1. Il semble que les âmes séparées connaissent ce qui se passe ici. Car si elles ne le savaient pas elles ne s’en occuperaient pas. Or, elles s’en occupent, d’après ces paroles de saint Luc (Luc, 16, 28) : J’ai cinq frères, qu’il les avertisse donc afin qu’ils ne viennent pas aussi eux-mêmes dans ce lieu de tourments. Donc les âmes séparées connaissent ce qui se passe ici.

Réponse à l’objection N°1 : Les âmes des morts peuvent s’occuper des intérêts des vivants sans connaître leur état, comme nous nous occupons des morts en leur appliquant nos suffrages, bien que nous ne sachions pas quelle est leur destinée. Elles peuvent aussi connaître les actions des vivants non par elles-mêmes, mais par les âmes de ceux qui vont de cette vie dans l’autre, ou par les anges et les démons, ou par l’esprit de Dieu qui le leur révèle, comme le dit saint Augustin (De cura pro mort. agendâ, chap. 15).

 

Objection N°2. Souvent les morts apparaissent aux vivants pendant le sommeil ou la veille et les avertissent de ce qui se passe ici-bas. Ainsi Samuel apparut à Saül, comme il est dit (1 Rois, chap. 28). Or, il n’en serait pas ainsi s’ils ne connaissaient ce que nous faisons. Donc ils connaissent ce qui se passe sur la terre.

Réponse à l’objection N°2 : Quand les morts apparaissent d’une manière quelconque aux vivants c’est que Dieu permet alors aux âmes des morts de s’occuper des affaires des vivants, et il faut voir en cela un miracle. — Ou bien ces apparitions sont l’œuvre des bons ou des mauvais anges, ce qui se fait à l’insu des morts, comme les vivants apparaissent sans le savoir à d’autres vivants pendant leur sommeil, comme le dit encore saint Augustin dans l’ouvrage que nous venons de citer (chap. 10). Quant à Samuel on peut dire qu’il a apparu à Saul par révélation divine, d’après ces paroles de l’Ecclésiastique (46, 23) : Il s’endormit et fit connaître au roi la fin de sa vie. — Ou bien on peut attribuer aux démons cette apparition, si l’on n’admet pas dans les canons des Ecritures le livre de l’Ecclésiastique parce que les Hébreux le rejettent (Ce livre ne se trouve pas en effet dans le canon des Hébreux, et il est rangé pour ce motif parmi les livres deutérocanoniques. Le concile de Trente l’ayant compris dans le canon qu’il a dressé des saintes Ecritures, il a la même autorité que les autres. D’ailleurs tous les Pères l’ont considéré comme inspiré. Nous citerons en particulier Clément d’Alexandrie, Origène, Tertullien, saint Cyprien, saint Athanase, saint Basile, saint Ephrem, saint Epiphane, saint Ambroise, saint Augustin, saint Fulgence, etc.).

 

Objection N°3. Les âmes séparées connaissent ce qui se passe parmi elles. Si elles ne savaient pas ce qui se passe parmi nous, ce serait la distance locale qui les en empêcherait, ce que nous avons nié (art. préc).

Réponse à l’objection N°3 : Cette ignorance ne provient pas de la distance locale, mais de la cause que nous avons assignée (dans le corps de l’article.).

 

Mais c’est le contraire. Car il est dit dans Job (14, 21) : Que ses enfants soient dans la gloire ou qu’ils soient dans la honte, l’homme ne le comprendra pas.

 

Conclusion Les âmes des morts étant par la volonté divine et par leur manière d’être séparées de la conversation des vivants, elles ne savent pas naturellement ce qui se passe ici-bas ; c’est le fait de la grâce si les âmes des justes le savent.

Il faut répondre que les âmes des morts ne connaissent pas naturellement (et il ne s’agit ici que de leur connaissance naturelle) ce qui se passe sur la terre. La raison peut s’en déduire de ce que nous avons dit précédemment (art. 4). En effet, l’âme séparée ne connaît que les choses particulières avec lesquelles elle se trouve en rapport soit par suite d’une connaissance ou d’une affection antérieure, soit par la volonté divine. Or, les âmes des morts sont, par la volonté divine et par leur manière d’être, séparées de la société des vivants et unies à la société des substances spirituelles qui ont abandonné leur corps. C’est ce qui fait qu’elles ignorent ce qui se passe sur la terre. Saint Grégoire en donne cette raison quand il dit (Mor., liv. 12, chap. 14) : Les morts ne savent pas ce que deviennent ceux qui vivent après eux dans la chair, parce que la vie de l’esprit est infiniment différente de la vie du corps. Ainsi les choses matérielles n’étant pas du même genre que les choses immatérielles, leur connaissance est distincte. Saint Augustin semble d’ailleurs du même sentiment quand il dit (Lib. de curâ pro mort. agendâ, chap. 13) que les âmes des morts ne s’inquiètent pas des affaires des vivants. Mais à l’égard des âmes des bienheureux il ne parait pas être du même avis que saint Grégoire. Car ce dernier ajoute qu’il faut faire une exception pour les âmes des justes, parce qu’on ne peut admettre que ces âmes qui voient la clarté intérieure de Dieu tout-puissant ignorent ce qui se passe en dehors de lui. Saint Augustin dit au contraire expressément (loc. cit.) que les morts, même les saints, ne savent ce que font les vivants, ni ce que font leurs enfants. C’est ainsi qu’il interprète ce passage d’Isaïe (63, 16) : Abraham ne nous connaît plus. Il s’appuie encore sur ce que sa mère ne le visitait pas et ne le consolait pas dans ses chagrins, comme quand il vivait. Car, dit-il, il n’est pas probable que son cœur se soit endurci depuis qu’elle est en possession d’une vie meilleure. Enfin il apporte en preuve de son sentiment que le Seigneur a promis au roi Josias de le faire mourir afin qu’il ne vît pas les maux qui allaient fondre sur son peuple (4 Rois, 22, 20). Mais il est à remarquer que saint Augustin n’est pas sûr de son opinion. Il en doute, car avant de l’exposer il dit : Chacun pensera ce qu’il voudra de ce que je vais dire. Saint Grégoire est au contraire affirmatif, puisqu’il prétend qu’on ne peut admettre aucunement le sentiment opposé. Il semble donc plus probable, d’après le sentiment de saint Grégoire que les âmes des saints qui voient Dieu connaissent tout ce qui se passe actuellement ici-bas. Car elles sont égales aux anges qui, d’après saint Augustin, n’ignorent pas ce que font les vivants (Si les âmes des saints ne connaissaient pas ce qui se passe ici-bas, on ne comprendrait pas le culte qu’on a pour eux.). Mais comme les âmes des saints sont parfaitement unies à la justice divine, elles ne s’attristent et ne se mêlent des affaires des vivants qu’autant que le veut la justice divine elle-même.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.