Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 91 : De
la production du corps du premier homme
Après
avoir parlé de la création de l’âme, nous avons à nous occuper de la production
du corps du premier homme. — A cet égard quatre questions se présentent
concernant : 1° La matière dont il a été fait (Cet article est une réfutation
des origénistes, qui prétendaient que ces paroles de
la Genèse devaient s’entendre dans un sens allégorique et qu’on ne devait pas
les prendre dans leur sens propre.) ; — 2° L’auteur par qui il a été fait (Dieu
n’a pas seulement créé l’âme, mais il a encore créé le corps de l’homme ; c’est
ce que la foi nous apprend, contrairement aux rêves des incrédules qui veulent
ne voir dans l’homme qu’une production de la terre ou la transformation de je
ne sais quel animal qui, par suite de différentes métamorphoses, se serait
trouvé avec toutes les facultés dont nous jouissons.) ; — 3° La disposition
qu’il a reçue primitivement (Tous les savants anciens et modernes qui ont
étudié la structure du corps humain ont été émerveillés de la sagesse et de
l’intelligence qui brillent dans l’ordonnance de ses parties.) ; — 4° Le mode
et l’ordre de sa production (Cet article a pour but de Justifier le texte de la
Bible jusque dans ses moindres détails. Saint Thomas a déjà composé un article
semblable après son explication de l’œuvre des six jours. (Voy.
quest. 74, art. 5).).
Article
1 : Le corps du premier homme a-t-il été fait du limon de la terre ?
Objection
N°1. Il semble que le corps du premier homme n’ait pas été fait du limon de la
terre. Car il faut une plus grande puissance pour faire quelque chose de rien
que pour le faire de quelque chose, parce que le non-être est plus éloigné de
l’acte que l’être en puissance. Or, l’homme étant la plus noble des créatures
inférieures, il a été convenable que Dieu déployât sa puissance tout
particulièrement dans la production de son corps. Il n’a donc pas dû le faire
du limon de la terre, mais de rien.
Réponse à
l’objection N°1 : La toute-puissance de Dieu s’est manifestée dans le
corps de l’homme, puisqu’il en a créé la matière. Le corps humain devait
d’ailleurs être formé des quatre éléments, afin que l’homme eût quelque chose
de commun avec les corps inférieurs, et qu’il tînt une sorte de milieu entre
les substances spirituelles et les substances corporelles.
Objection N°2.
Les corps célestes sont plus nobles que les corps terrestres. Or, le corps
humain a plus de noblesse encore, puisqu’il est perfectionné par la forme la
plus noble qui est l’âme raisonnable. Il n’a donc pas dû être fait de la
matière des corps terrestres, mais plutôt de la matière des corps célestes.
Réponse à
l’objection N°2 : Quoique le corps céleste soit absolument plus noble que
le corps terrestre, cependant pour les fonctions de l’âme raisonnable il eût
été moins convenable. Car l’âme raisonnable reçoit en quelque sorte ses
connaissances par les sens, et les organes ne pouvaient être formés avec le
corps céleste, puisque ce corps est impassible. On ne doit pas non plus dire
avec certains philosophes qu’il entre matériellement dans la composition du
corps humain quelque chose de la cinquième essence (La quintessence, qui entrait dans la composition des corps célestes,
qu’on croyait incorruptibles.), et admettre d’après cela que l’âme est ainsi
unie au corps par le moyen d’une certaine lumière. Car 1° il est faux que la
lumière soit un corps comme ils le prétendent ; 2° il est impossible de séparer
quelque chose de la cinquième essence ou du corps céleste et de la mêler avec
les autres éléments, parce que le corps céleste est impassible. Il n’a donc pu
entrer dans la composition des corps mixtes que par l’effet de sa vertu (Ou par
l’influence qu’il a exercée sur eux.).
Objection N°3.
Le feu et l’air sont des corps plus nobles que la terre et l’eau, comme on le
voit par leur subtilité. Puisque le corps humain est le plus noble, il a donc
dû être formé de feu et d’air plutôt que du limon de la terre.
Réponse à
l’objection N°3 : Si le feu et l’air, qui sont les éléments les plus
énergiques, prédominaient encore par la quantité dans la composition du corps
humain, ils absorberaient absolument les autres, et on ne pourrait obtenir
cette égalité dans les proportions qui est nécessaire dans la formation du corps
pour qu’il y ait de la justesse dans le sens du tact qui est la base de tous
les autres sens. Car il faut que l’organe d’un sens quelconque ne possède pas
en acte les contraires des choses que le sens doit percevoir, mais qu’il ne les
possède qu’en puissance. Ainsi il faut ou que l’organe n’ait absolument aucun
de ces contraires, comme la pupille qui n’est pas colorée afin d’être apte à
voir toutes les couleurs, ce qui ne peut avoir lieu dans l’organe du tact,
puisqu’il est composé des éléments dont le tact perçoit les qualités, ou bien
il faut que l’organe tienne le milieu entre les contraires, comme il est
nécessaire au tact, parce que ce qui est intermédiaire se trouve en puissance
par rapport aux extrêmes.
Objection N°4.
Le corps humain est composé des quatre éléments. Il n’a donc pas été fait du
limon de la terre, mais de tous les éléments.
Réponse à
l’objection N°4 : Dans le limon il y a la terre et l’eau, qui par leur
mélange forment une espèce de boue. L’Ecriture n’a
pas fait mention des autres éléments, soit parce qu’ils sont en moins grande
quantité dans le corps de l’homme, comme nous l’avons dit (dans le corps de
l’article.), soit parce que dans tout le récit de la création elle n’a jamais
parlé du feu et de l’air qui ne tombent pas sous les sens du vulgaire, comme la
terre et l’eau. On conçoit que Moïse n’en ait rien dit parce qu’il s’adressait
à un peuple très grossier.
Mais c’est le
contraire. Il est dit dans la Genèse (2, 7) : Dieu a formé l’homme du limon de la terre.
Conclusion Quoique
l’homme en sa qualité d’être intermédiaire entre les créatures spirituelles et
les substances corporelles ait un corps composé des quatre éléments, cependant
on dit spécialement qu’il a été formé du limon de la terre, c’est-à-dire d’un
mélange de terre et d’eau, parce que la terre et l’eau sont les deux éléments
qui prédominent dans la constitution de son corps.
Il faut
répondre que Dieu étant parfait dans ses oeuvres, il adonné à toutes ses
créatures la perfection qui leur est propre, suivant ces paroles du Deutéronome
(32, 4) : Les œuvres de Dieu sont
parfaites. Dieu est lui-même absolument parfait, parce qu’il possède
préalablement en lui toutes choses, non par manière de composition, mais d’une
façon simple et une, comme le dit saint Denis (De div. nom.,
chap. 5), au point que les effets les plus divers préexistent en lui comme dans
leur cause unique et toute-puissante. Les anges ont quelque chose de cette
perfection dans le sens que leur connaissance embrasse tous les êtres que Dieu
a produits dans la nature au moyen de formes diverses. L’homme aussi y
participe, mais d’une manière bien inférieure, car il ne possède pas
naturellement la connaissance de tout ce qui existe dans la nature. Il est pour
ainsi dire un composé de tous les êtres. Ainsi il a une âme raisonnable qui est
du genre des substances spirituelles ; il ressemble aux corps célestes en
ce qu’il est éloigné de l’action des contraires par sa grande égalité de
complexion. Sa substance comprend les éléments de telle sorte que les éléments
supérieurs, c’est-à-dire le feu et l’air, ont en lui une action prédominante,
parce que la vie consiste principalement dans la chaleur qui est le feu et dans
l’humidité qui appartient à l’air. Mais les éléments inférieurs y occupent le
plus de place. Car si ces éléments n’étaient pas plus abondants, comme ils ont
moins de vertu, il n’y aurait pas égalité dans les proportions. C’est parce que
les éléments inférieurs sont dans l’homme en plus grande quantité qu’on dit que
son corps a été formé du limon de la terre, parce que le limon est de la terre
détrempée d’eau. On dit aussi que l’homme est un petit monde (Cette expression
était le mot favori des pythagoriciens.), parce que toutes les créatures se
retrouvent pour ainsi dire en lui.
Article
2 : Le corps humain a-t-il été produit par Dieu immédiatement ?
Objection
N°1. Il semble que le corps humain n’ait pas été produit par Dieu
immédiatement. Car saint Augustin dit (De
Trin., liv. 3, chap. 4) que Dieu a disposé par les anges des créatures
corporelles. Or, le corps humain a été formé de la matière corporelle, comme
nous l’avons dit (art. préc). Il a donc dû être
produit par l’intermédiaire des anges et non pas immédiatement par Dieu.
Réponse à
l’objection N°1 : Quoique les anges soient les ministres de Dieu pour beaucoup
de choses qui se rapportent au corps, Dieu fait néanmoins dans les créatures
matérielles des choses que les anges ne peuvent faire d’aucune manière. Ainsi,
par exemple, il ressuscite les morts et rend la vue aux aveugles. C’est par
cette même puissance qu’il a formé du limon de la terre le corps du premier
homme. Il peut se faire cependant que dans cette action les anges aient été
employés par Dieu à quelque chose, comme ils le seront d’ailleurs à la
résurrection générale, lorsqu’ils recueilleront les cendres des morts.
Objection N°2.
Ce qu’une puissance créée peut faire il n’est pas nécessaire que Dieu le
produise immédiatement. Or, le corps humain peut être produit par la vertu des
corps célestes. Car il y a des animaux qui naissent de la putréfaction par
suite de l’action de ces corps. Et Albumasar (Ce
savant, né à Balsch dans le Khoraçan,
en 806, se livra à l’étude des sciences exactes, de l’astronomie et de
l’astrologie, et fut en grande réputation parmi les Arabes.) dit que les hommes
ne sont pas engendrés dans les lieux où il y a une chaleur ou un froid
excessifs, et qu’ils ne naissent que dans les régions tempérées. Il n’a donc
pas fallu que le corps fût immédiatement formé par Dieu.
Réponse à
l’objection N°2 : Les animaux parfaits qui sont engendrés séminalement ne peuvent pas l’être par la seule vertu du
corps céleste, comme le suppose Avicenne, quoique cette vertu coopère
naturellement à leur reproduction, ce qu’indique Aristote quand il dit que la
matière et le soleil concourent à la génération de l’homme par l’homme. C’est
pourquoi il faut une température modérée pour la reproduction de l’homme et des
autres animaux parfaits. Mais la vertu du corps céleste suffit à la génération
de certains animaux imparfaits que la matière est disposée à produire. Car il
est évident qu’il faut plus de choses pour produire ce qui est parfait que ce
qui est imparfait.
Objection N°3.
Un être ne vient d’une matière corporelle que par la transformation de cette
matière. Or, toute transformation corporelle résulte du mouvement du corps
céleste qui est le premier de tous les mouvements. Le corps humain ayant été
produit de la matière corporelle, il semble donc que le corps céleste ait
contribué à sa formation.
Réponse à
l’objection N°3 : Le mouvement du ciel est cause des transformations
naturelles, mais non des transformations qui sont en dehors des lois de la
nature et qui ne peuvent s’opérer que par la puissance de Dieu, comme
ressusciter les morts, rendre la vue aux aveugles. Or, la formation de l’homme
du limon de la terre est une opération analogue à ces dernières.
Objection N°4.
Saint Augustin dit (Sup. Gen., liv. 7, chap. 24) que le corps de l’homme a été
fait virtuellement parmi les œuvres des six jours de la création, c’est-à-dire
que Dieu a placé dans les êtres matériels le principe causateur de son
existence et que ce n’est qu’ensuite qu’il a réellement existé. Or, ce qui
préexiste virtuellement dans une créature corporelle peut être produit par une
puissance de même nature. Donc le corps humain a été produit par une puissance
créée et non par Dieu immédiatement.
Réponse à
l’objection N°4 : On dit qu’une chose préexiste virtuellement dans les
créatures des deux manières : 1° activement et passivement quand cette chose
peut non seulement être faite d’une matière préexistante, mais qu’elle peut
encore être produite par une créature qui préexiste elle-même ; 2° passivement
quand Dieu seul peut la faire en se servant de la matière qui préexiste. Et
c’est ainsi que saint Augustin entend que le corps de l’homme a virtuellement
préexisté dans les œuvres des six jours.
Mais c’est le
contraire. Il est dit dans l’Ecclésiastique (17, 1) : Dieu créa l’homme de terre.
Conclusion
Puisque dans la formation primitive du monde il n’y a eu préalablement aucun
corps humain capable d’engendrer par sa vertu un autre corps de même espèce que
lui, il a fallu que le corps du premier homme fût immédiatement formé par Dieu.
Il faut
répondre que le corps du premier homme n’a pu être formé par une puissance
créée quelconque, mais qu’il a été immédiatement produit par Dieu. A la vérité
il y a des philosophes qui ont prétendu que les formes qui sont dans la matière
corporelle proviennent de certaines formes immatérielles. Mais Aristote réfute
cette opinion (Met., liv. 7, text. 26, 27 et 32), en disant qu’il n’est pas dans la
nature des formes d’être faites ou produites, et que cela n’appartient qu’aux
choses composées (quest. 45, art. 4 ; quest. 65, art. 4, et quest. 90, art. 2).
Et comme l’agent doit être semblable à ce qu’il fait, il n’est pas convenable
que la forme pure qui est sans matière produise la forme qui est dans la
matière et qui n’existe qu’autant que le composé existe lui-même. Il faut donc
que la forme qui est dans la matière soit cause de la forme qui doit être dans
la matière, comme le composé est engendré par le composé. Or, Dieu, quoiqu’il
soit absolument immatériel, est le seul être qui puisse par sa puissance
produire la matière en la créant ; par conséquent il n’y a que lui à qui il
appartienne de produire la forme dans la matière sans le secours d’une forme
matérielle préexistante. C’est pourquoi les anges ne peuvent transformer les
corps en leur donnant une forme quelconque, s’ils n’emploient les semences,
comme dit saint Augustin (De Trin.,
liv. 3, chap. 9), nécessaires à la production de cet effet. Ainsi, comme il n’y
avait pas préalablement de corps humain capable de produire par voie de
génération son semblable, il a fallu que le corps du premier homme fût formé
par Dieu immédiatement.
Article
3 : Le corps de l’homme a-t-il reçu une disposition convenable ?
Objection
N°1. Il semble que le corps de l’homme n’ait pas reçu une disposition
convenable. Car l’homme étant le plus noble des animaux, son corps a dû être
parfaitement disposé pour tout ce qui est propre à l’animal, c’est-à-dire pour
les sens et le mouvement. Or, il y a des animaux qui ont des sens plus parfaits
que ceux de l’homme et dont les mouvements sont plus rapides. Ainsi les chiens
ont l’odorat meilleur et les oiseaux se meuvent plus vite. Donc le corps de
l’homme n’est pas convenablement disposé.
Réponse à
l’objection N°1 : Le tact qui est la base des autres sens est plus parfait
dans l’homme que dans les autres animaux. C’est pourquoi il a fallu que l’homme
eût une complexion moins extrême. L’homme l’emporte encore sur les autres
animaux relativement aux puissances sensitives intérieures, comme nous l’avons
prouvé (quest. 78, art. 4). Mais il était nécessaire que par rapport à quelques
sens extérieurs l’homme fût plus imparfait qu’eux. Ainsi il a l’odorat moins
délicat, parce qu’il était nécessaire que relativement à son corps il eût le
cerveau plus développé, soit pour donner plus de liberté aux fonctions des
puissances sensitives intérieures qui sont nécessaires à l’action même de
l’intellect, comme nous l’avons dit (quest. 84, art. 7), soit pour que la
fraîcheur du cerveau tempérât la chaleur du cœur qui doit être excessive dans
l’homme parce que sa taille est droite. Or, la grandeur du cerveau est, en
raison de son humidité, un obstacle à l’odorat qui demande de la sécheresse. On
peut donner une raison semblable de ce que les animaux ont une vue, une ouïe
meilleures que l’homme. C’est que ces sens ne peuvent se développer aussi
parfaitement en nous en raison de l’égalité parfaite de notre complexion. C’est
aussi pour le même motif que les animaux sont plus rapides que l’homme ; car ce
qui fait obstacle dans l’homme à cet excès de rapidité c’est l’égalité de sa
complexion.
Objection N°2.
L’être parfait est celui auquel rien ne manque. Or, le corps humain manque de
beaucoup plus de choses que les corps des animaux qui sont vêtus et qui ont des
armes naturelles pour se défendre, coque n’a pas l’homme. Donc le corps humain
est disposé très imparfaitement.
Réponse à
l’objection N°2 : Les cornes, les ongles qui sont les armes de certains
animaux, l’épaisseur de la peau et la multitude des poils et des plumes qui les
couvrent sont une preuve de l’abondance de l’élément terrestre. Cette abondance
répugne à l’égalité et à la délicatesse de la complexion humaine, et c’est pour
cela que l’homme n’a rien de semblable. Mais au lieu de toutes ces choses il a
la raison et ses mains par lesquelles il peut se procurer d’une foule de
manières des armes, des vêtements et d’autres choses nécessaires à la vie.
C’est ce qui fait dire à Aristote (De animâ, liv. 3, text. 38) que
les mains sont l’organe des organes. Et il était plus convenable pour la nature
raisonnable qui a des pensées à l’infini d’avoir la faculté de se procurer
ainsi une infinité d’instruments.
Objection N°3.
L’homme diffère plus des plantes que des animaux. Or, les plantes sont droites,
tandis que les animaux sont penchés vers la terre. Donc l’homme n’aurait pas dû
être droit.
Réponse à
l’objection N°3 : Il était convenable que l’homme eût la stature droite (On
peut voir les magnifiques développements qui se trouvent à ce sujet dans
Cicéron, dans Ovide, dans Lactance, et en général dans tous les orateurs
chrétiens.) pour quatre raisons : 1° Parce que les sens ont été donnés à
l’homme non seulement pour se procurer les choses nécessaires à la vie à la
façon des autres animaux, mais encore pour connaître. C’est pourquoi les autres
animaux ne trouvent de jouissances dans les choses sensibles qu’autant qu’ils
mangent ou qu’ils se reproduisent, tandis que l’homme se délecte à la vue de la
beauté des objets extérieurs qui le frappent. Et comme les sens existent
principalement dans la tête, les animaux ont la tête penchée vers la terre pour
y chercher leur nourriture et se la procurer, tandis que l’homme se tient debout
afin que par les sens, et spécialement par la vue qui est le plus délicat et
qui saisit dans les objets le plus de nuances distinctes, il puisse librement
percevoir de tous les côtés tout ce qu’il y a de sensible, soit parmi les
choses célestes, soit parmi les choses terrestres, et qu’il recueille ainsi
dans ces régions ce qu’il y a de vérité pour l’intelligence. 2° Pour que les
puissances intérieures exercent plus librement leurs opérations, puisque le
cerveau où elles s’accomplissent n’est pas déprimé, mais qu’il est élevé
au-dessus de toutes les parties du corps. 3° Parce que si l’homme était courbé
à la façon des animaux, il faudrait que ses mains lui servissent de pieds de
devant, et il ne pourrait plus les employer à tous les usages auxquels elles lui
servent. 4° Parce que s’il était courbé et que ses mains devinssent ses pieds
de devant, il faudrait qu’il prît sa nourriture avec sa bouche. Il aurait donc
les mâchoires allongées, les lèvres dures et épaisses, la langue très rude pour
n’être pas blessé par les choses extérieures, comme il arrive d’ailleurs chez
les autres animaux. Cette disposition empêcherait absolument la parole qui est
l’œuvre propre de la raison. — Néanmoins l’homme, par sa stature droite,
élevée, diffère encore plus des plantes que des animaux. Car sa partie
supérieure ou sa tête est tournée vers la partie supérieure du monde, et sa
partie inférieure vers la partie inférieure. Il est donc parfaitement disposé
relativement à la disposition de l’univers lui-même. Les plantes au contraire
ont leur partie supérieure, c’est-à-dire leurs racines, tournée vers la partie
inférieure du monde, et la partie inférieure vers la partie supérieure. Mais
les animaux tiennent le milieu. Car la partie supérieure de l’animal est celle
par laquelle il prend de la nourriture, et la partie inférieure celle par
laquelle il rejette le superflu.
Mais c’est le
contraire. Il est écrit (Ecclésiaste,
7, 30) : Dieu a fait l’homme d’une
manière parfaite.
Conclusion Tout
artisan ayant pour but de donner à ce qu’il fait la meilleure disposition
relativement à la fin qu’il se propose, on dit donc avec raison que le corps a
reçu de Dieu son auteur, non la disposition la plus parfaite absolument, mais
celle qui convenait le mieux à l’âme raisonnable et à ses fonctions.
Il faut
répondre que toutes les choses naturelles sont des effets de l’art divin, et
que par conséquent elles sont en quelque sorte des œuvres d’art produites par
Dieu lui-même. Or, tout artisan cherche à donner à son œuvre la meilleure
disposition, non pas absolument parlant, mais relativement à la fin qu’il veut
atteindre. Si cette disposition implique quelque défaut, l’artisan ne s’en met
pas trop en peine. Ainsi, par exemple, celui qui fait une scie pour couper la
fait de fer afin qu’elle soit apte à remplir son but. Il ne songe pas à la
faire de verre, quoique le verre soit plus beau que le fer, parce que cette
beauté la rendrait incapable du but qu’il se propose. Dieu a donc donné à
toutes les choses matérielles la meilleure disposition, non absolument parlant,
mais relativement à la fin qui leur est propre. C’est ce qui fait dire à
Aristote (Phys., liv. 2, text. 74) que ce qui existe est ce qu’il y a de mieux, non
absolument mais par rapport à la substance de chaque chose. Or, la fin la plus
prochaine du corps humain est l’âme raisonnable et ses opérations. Car la
matière existe pour la forme, et les instruments pour les actions de l’agent.
Je dis donc que Dieu a donné au corps humain la disposition la plus convenable
pour sa forme et ses opérations. Et s’il semble qu’il y ait quelque défaut dans
la disposition du corps humain il faut observer que ce défaut est une
conséquence nécessaire de la matière dont le corps doit être composé pour qu’il
y ait proportion entre lui et l’âme et ses opérations.
Article
4 : L’Ecriture rapporte-t-elle en termes convenables
la production du corps humain ?
Objection
N°1. Il semble que l’Ecriture rapporte mal la production du corps humain. Car
Dieu a fait le corps humain aussi bien que toutes les autres œuvres des six jours.
Or, en parlant des autres œuvres il est dit : Dieu dit que telle chose soit, et la chose fut. L’Ecriture aurait donc dû dire la même chose de la production
du corps humain.
Réponse à
l’objection N°1 : Comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt.,
liv. 6, chap. 12), l’homme ne l’emporte pas sur les autres êtres en ce que Dieu
l’a fait tandis qu’il n’a pas fait le reste. Car il est écrit (Ps. 101, 20) : Les cieux sont les œuvres de ses mains, et ailleurs (Ps. 94, 5) : Ses mains ont fondé l’aride. Mais ce qui fait sa supériorité, c’est
qu’il a été créé à l’image de Dieu. Toutefois en parlant de la production de
l’homme, l’Ecriture emploie une locution spéciale pour montrer que les autres
choses ont été faites à cause de lui. Car ce qui est l’objet de notre but
principal, nous avons coutume de le faire avec plus de soin et d’attention.
Objection N°2.
Le corps humain a été produit par Dieu immédiatement, comme nous l’avons dit
(art. 2). Il n’est donc pas convenable de lui faire dire : faisons l’homme.
Réponse à
l’objection N°2 : Il ne faut pas croire que Dieu s’est adressé aux anges
quand il a dit : faisons l’homme,
comme quelques-uns ont eu le tort de le penser. L’Ecriture
s’est servie de cette expression pour désigner la pluralité des personnes
divines (Cette interprétation est celle de tous les Pères et de tous les
commentateurs. Ce qui prouve que Dieu ne s’est pas adressé aux anges, c’est que
les anges n’ont pas avec lui une image commune. Aussi Moïse conclut : Dieu créa donc l’homme à son image.), dont
l’homme porte en lui l’image plus profondément empreinte que dans les autres
créatures.
Objection N°3.
La forme du corps humain est l’âme elle-même qui est le souffle de vie. C’est
donc à tort qu’après avoir dit : Dieu
forma l’homme du limon de la terre, l’Ecriture ajoute : et il souffla sur son visage le souffle de
la vie.
Réponse à
l’objection N°3 : Il y a des auteurs qui ont cru que le corps de l’homme
avait été formé antérieurement d’une priorité de temps et que Dieu l’avait
animé après l’avoir formé. Mais il est contraire à la perfection de la
production primitive des êtres que Dieu ait fait le corps sans l’âme et l’âme
sans le corps, puisque l’âme et le corps font également partie de la nature
humaine. Il y aurait encore plus d’inconvénient â admettre que le corps a été
fait avant l’âme, parce qu’il dépend d’elle, tandis que l’âme ne dépend pas de
lui. C’est pourquoi pour écarter cette opinion il y a des commentateurs qui ont
dit que ces mots : Dieu forma l’homme,
s’entendent de la production simultanée de l’âme et du corps, et que l’Ecriture
a ajouté : que Dieu a soufflé sur sa face
le souffle de vie pour indiquer la communication qu’il lui faisait de l’Esprit-Saint. C’est ainsi que le Seigneur a soufflé sur les
apôtres en disant : Recevez l’Esprit-Saint (Jean, 20, 22). Mais, comme l’observe
saint Augustin (De civ. Dei, liv. 13,
chap. 24), les paroles mêmes de l’Ecriture sont en opposition avec ce
commentaire. Car on lit immédiatement après ce que nous venons de citer : Et l’homme devint vivant et animé. Ce
que l’apôtre saint Paul (1 Cor.,
chap. 15) n’entend pas de la vie spirituelle, mais de la vie animale. Il faut
donc entendre par le souffle de vie l’âme, de telle sorte que quand il est dit
: Dieu souffla sur sa face le souffle de vie, ces paroles ne sont que le
développement de ce qui précède, car l’âme est la forme du corps.
Objection N°4.
L’âme qui est le souffle de la vie est dans tout le corps et principalement
dans le cœur. Il n’aurait donc pas fallu dire que Dieu souffla sur la face de l’homme le souffle de la vie.
Réponse à
l’objection N°4 : Les fonctions vitales se manifestent plus
particulièrement sur le visage de l’homme, parce que là est le siège des sens,
et que c’est pour ce motif qu’il est dit que Dieu souffla sur la face de
l’homme un souffle de vie.
Objection N°5.
La différence des sexes se rapporte au corps tandis que l’image de Dieu est
empreinte dans l’âme. Or, d’après saint Augustin l’âme n’a pas été faite avant
le corps. Après avoir dit que Dieu a fait l’homme à son image, il n’était donc
pas convenable d’ajouter qu’il les a faits mâle et femelle.
Réponse à
l’objection N°5 : D’après saint Augustin (Sup. Gen. ad litt.,
liv. 4, chap. 34) toutes les œuvres des six jours ont été créées simultanément.
Par conséquent, en disant que l’âme du premier homme a été faite simultanément
avec les anges, il ne suppose pas qu’elle a été faite avant le sixième jour.
Mais il prétend qu’elle a été faite en acte au sixième jour, tandis que le
corps n’existait encore que virtuellement dans les causes appelées à le
produire. Les autres docteurs disent au contraire que l’âme et le corps du
premier homme ont été faits réellement au sixième jour.
Mais l’autorité
de l’Ecriture est là pour établir le contraire (Si le texte de l’Ecriture a
prêté à quelques objections de la part des incrédules, voyez les beaux développements
qu’il a fournis aux Pères de l’Eglise. Le P. Petau
les rapporte (De opere
sexti diei, liv. 2, chap.
1).).
Conclusion Comme nous avons l’habitude de
faire avec plus de précaution et d’étude ce qui est l’objet de notre but
principal, de même l’Ecriture s’est spécialement appliquée
à décrire la production du corps de l’homme, parce que c’est à cause de lui que
toutes les autres choses ont été faites.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email
figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les
retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la
propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation
catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale
catholique et des lois justes.