Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 94 : De l’état et de la condition

 

          Nous avons maintenant à nous occuper de l’état ou de la condition du premier homme. Nous le considérerons d’abord par rapport à l’âme et ensuite par rapport au corps. — A l’égard de l’âme il y a deux choses à examiner : 1° la condition de l’homme sous le rapport de l’intellect ; 2° sa condition sous le rapport de la volonté. — Touchant l’intellect quatre questions se présentent : 1° Le premier homme a-t-il vu Dieu dans son essence ? (Cet article nous montre que la grâce n’était pas moins nécessaire à l’homme dans son état primitif que maintenant. Seulement il nous faut de plus, aujourd’hui, une grâce médicinale qui répare tout d’abord le mal que le péché nous a fait ; Adam n’en avait pas besoin avant sa chute. Cependant il y a des théologiens qui prétendent qu’Adam n’avait pas besoin d’une grâce d’intellect, mais seulement d’une grâce de volonté. Voyez l’exposé des divers sentiments dans Bailly (De gratiâ).) — 2° A-t-il pu voir les substances séparées, c’est-à-dire les anges ? (En examinant successivement les divers objets de nos connaissances, Dieu, les anges et la nature, saint Thomas veut établir que la nature de l’homme n’a point été détruite par le péché, qu’elle a été dépouillée de tous les dons surnaturels qu’elle avait reçus, mais qu’elle a conservé néanmoins son intelligence, son libre arbitre et toutes les autres prérogatives qui lui sont essentielles. Ce principe est fondamental parce qu’il est la réfutation des erreurs de Luther et de Calvin sur cette matière.) — 3° A-t-il eu la science de toutes choses ? (Il y a quelques auteurs qui ont cru qu’Adam avait été d’abord à l’état d’enfance. Saint Théophile d’Antioche (ad Autyloc., liv. 2), Procope, Némésius, sont de cet avis. Mais saint Augustin avec presque tous les Pères sont de l’opinion de saint Thomas.) — 4° A-t-il pu errer ou être trompé ? (Dans cet article, saint Thomas concilie parfaitement l’infaillibilité de l’entendement du premier homme avec sa chute, et il maintient ainsi dans toute son intégrité cette vérité philosophique, que l’entendement ne peut errer à l’égard de son objet propre.)

 

Article 1 : Le premier homme a-t-il vu Dieu dans son essence ?

 

          Objection N°1. Il semble que le premier homme ait vu Dieu dans son essence. Car le bonheur de l’homme consiste dans la vision de l’essence divine. Or, quand le premier homme était dans le paradis il était heureux et son existence était comblée de tous les biens, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 2, chap. 11). Saint Augustin dit aussi (De civ. Dei, liv. 14, chap. 10) : Si les hommes avaient eu alors les passions que nous avons maintenant, comment auraient-ils été heureux dans ce lieu d’ineffable félicité, c’est-à-dire dans le paradis. Donc le premier homme a vu Dieu dans son essence pendant qu’il était dans le paradis.

Réponse à l’objection N°1 : A la vérité l’homme dans le paradis était heureux, mais il n’avait pas le bonheur dont il devait jouir après son temps d’épreuve, et qui consiste dans la vision de l’essence divine. Cependant il avait une vie heureuse dans le sens qu’il avait, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen., liv. 11, chap. 18), une nature intègre avec toutes les perfections qu’elle comportait.

 

Objection N°2. Saint Augustin dit (loc. cit.) que le premier homme ne manquait d’aucune des choses que sa volonté droite pouvait désirer. Or, la volonté qui est droite ne peut désirer rien de mieux que la vision de l’essence divine. Donc l’homme voyait Dieu par son essence.

Réponse à l’objection N°2 : La volonté droite est celle qui est bien ordonnée. Or, la volonté du premier homme n’aurait pas été bien ordonnée, si dans l’état d’épreuve où il s’agissait pour lui de mériter il avait voulu avoir ce qui lui est promis comme récompense.

 

Objection N°3. La vision de Dieu en son essence est celle qui consiste à le voir sans intermédiaire et sans énigme. Or, d’après le Maître des sentences (Sent., liv. 4, dist. 1), l’homme dans l’état d’innocence voyait Dieu sans intermédiaire. Il le voyait aussi sans énigme, parce que le mot d’énigme implique obscurité, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 15, chap. 9), et que l’obscurité est une suite du péché. Donc l’homme, dans son état primitif, a vu Dieu dans son essence.

Réponse à l’objection N°3 : Il y a deux manières d’entendre le mot intermédiaire (medium). D’abord, par intermédiaire on entend l’objet dans lequel on voit simultanément avec lui ce qu’on voit par son moyen. Ainsi, quand on voit l’homme par un miroir, on le voit en même temps avec le miroir lui-même. Il y a une autre sorte d’intermédiaire, c’est l’objet dont la connaissance nous mène à ce qui nous est inconnu. Tel est le moyen terme qu’on emploie dans une démonstration. On voyait Dieu sans ce dernier intermédiaire, mais on ne le voyait pas sans le premier. Car le premier homme n’avait pas besoin de se démontrer l’existence de Dieu par ses effets, comme nous le faisons, il la connaissait surtout par les choses intelligibles avec lesquelles il était en rapport. Il faut aussi observer que l’obscurité qu’implique le mot d’énigme peut s’entendre en deux sens : 1° Elle peut signifier ce qu’il y a d’obscur dans chaque créature quand on la compare à l’immensité de la clarté divine. En ce sens Adam voyait Dieu en énigme, parce qu’il le voyait par un effet créé. 2° On peut entendre l’obscurité qui est la conséquence du péché et qui empêche, par exemple, l’homme de considérer les choses intelligibles, parce qu’il s’attache trop aux choses sensibles. Adam n’a pas vu Dieu en énigme de cette dernière manière.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (1 Cor., 15, 46) : Ce n’est pas l’être spirituel qui est le premier dans l’homme, c’est l’être matériel ou animal. Or, ce qu’il y a de plus spirituel c’est de voir Dieu dans son essence. Donc le premier homme dans son état primitif de vie animale n’a pas vu Dieu dans son essence.

 

Conclusion Quoique le premier homme dans l’état d’innocence ait eu de Dieu une connaissance plus parfaite que celle que nous en avons maintenant, il n’a cependant pas vu Dieu dans son essence puisqu’il a péché.

Il faut répondre que le premier homme n’a pas vu Dieu dans son essence, selon la condition ordinaire de son existence, il ne peut l’avoir vu ainsi que dans un ravissement, par exemple quand Dieu a envoyé à Adam ce sommeil dont parle la Genèse (chap. 2). La raison en est que l’essence divine étant la béatitude elle-même, l’entendement de celui qui voit l’essence divine est à Dieu ce que tout homme est par rapport au bonheur. Or, il est évident qu’aucun homme ne peut par sa volonté se détourner du bonheur. Car l’homme veut naturellement et nécessairement le bonheur, et il fuit de même le malheur. Par conséquent, aucun de ceux qui voient Dieu en son essence ne peut se détourner de Dieu par la volonté, c’est-à-dire pécher. C’est pourquoi tous ceux qui le voient ainsi sont tellement affermis dans son amour qu’ils ne peuvent jamais l’offenser. Adam ayant péché il est donc évident qu’il ne voyait pas Dieu. Cependant il le connaissait d’une connaissance plus profonde que celle que nous en avons, et par conséquent sa connaissance tenait en quelque sorte le milieu entre celle que nous possédons maintenant et celle que nous posséderons dans le ciel, où nous le verrons face à face. — Pour s’en convaincre il faut observer que la vision de Dieu par son essence est tout à fait distincte de la vision de Dieu par les créatures. Or, plus une créature est élevée et semblable à Dieu, plus elle manifeste avec éclat les perfections divines. C’est ainsi qu’on voit mieux un homme dans un miroir qui en reproduit fidèlement tous les traits. C’est ce qui nous fait comprendre que les effets intelligibles reflètent mieux la nature divine que les effets sensibles et matériels. Dans l’état présent l’homme est détourné de la considération pleine et lumineuse des effets intelligibles, parce que les choses sensibles le distraient et le préoccupent. Mais comme le dit l’Ecclésiaste (7, 30) : Dieu a fait l’homme droit. Cette rectitude du premier homme consistait en ce que les puissances inférieures étaient soumises en lui aux puissances supérieures, et en ce que celles-ci n’étaient point entravées par les autres dans leurs fonctions. Par conséquent, le premier homme n’était pas détourné par les choses extérieures de la contemplation claire et ferme des effets intelligibles que le rayonnement de la vérité première lui faisait connaître d’une connaissance naturelle ou d’une connaissance gratuite. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 11, chap. 33) que Dieu parlait probablement alors aux premiers hommes comme maintenant il parle aux anges en éclairant leur intelligence de sa vérité immuable, bien qu’il ne les ait pas fait participer à son essence aussi abondamment que les anges y participent. Ainsi, par ces effets intelligibles le premier homme connaissait donc Dieu plus clairement que nous ne le connaissons.

 

Article 2 : Dans l’état d’innocence, Adam a-t-il vu les anges dans leur essence ?

 

          Objection N°1. Il semble que dans l’état d’innocence Adam ait vu les anges dans leur essence. Car saint Grégoire dit (Dial., liv. 4, chap. 1) : Dans le paradis l’homme avait coutume de jouir du Verbe de Dieu et d’être en rapport avec les esprits des bons anges par la pureté de son cœur et l’élévation de ses pensées.

 

Objection N°2. Ce qui empêche dans l’état présent l’âme de connaître les substances séparées c’est qu’elle est unie à un corps corruptible qui l’appesantit, comme dit le Sage (Sag., chap. 9). C’est pourquoi quand elle est séparée du corps l’âme peut voir ces substances, comme nous l’avons dit (quest. 89, art. 2). Or, l’âme du premier homme n’était pas appesantie par son corps puisqu’il n’était pas corruptible. Elle pouvait donc voir les substances séparées.

Réponse à l’objection N°2 : Si l’âme du premier homme ne connaissait qu’imparfaitement les substances séparées, ce n’est pas qu’elle ait été appesantie par le corps, mais c’est qu’elle n’avait naturellement aucun objet capable de reproduire l’excellence de ces substances. Pour nous, si nous ne les connaissons qu’imparfaitement, c’est pour ces deux raisons.

 

Objection N°3. Une substance séparée en connaît une autre par là même qu’elle se connaît elle-même, comme on le voit (Liv. des Causes, prop. 13). Or, l’âme du premier homme se connaissait elle-même. Par conséquent, elle connaissait les autres substances séparées.

Réponse à l’objection N°3 : L’âme du premier homme ne pouvait, par la connaissance qu’elle avait d’elle-même, arriver à la connaissance des substances séparées, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.), parce qu’une substance séparée n’en connaît une autre que suivant le mode par lequel elle se connaît elle-même.

 

Mais c’est le contraire. L’âme d’Adam était de la même nature que les nôtres. Or, nos âmes ne peuvent maintenant comprendre les substances séparées. Donc l’âme du premier homme ne l’a pas pu non plus.

 

Conclusion L’âme du premier homme ayant été faite dans l’état d’innocence pour gouverner le corps et le perfectionner comme maintenant, et ayant été obligée par là même d’acquérir ses connaissances au moyen d’images sensibles, elle n’a pas pu en cet état voir les anges par leur essence.

Il faut répondre qu’on peut distinguer deux sortes d’état de l’âme. Le premier comprend ses différentes manières d’être dans l’ordre naturel. Ainsi, on distingue l’état de l’âme séparée du corps de l’état de l’âme qui lui est unie. Le second se rapporte à son état d’intégrité et à son étal de corruption. C’est ainsi qu’on distingue l’état de l’homme innocent de l’état de l’homme tombé. Ces deux états supposent la même manière d’être selon la nature ; car l’âme de l’homme dans l’état d’innocence avait pour fin de perfectionner et de gouverner le corps comme maintenant. C’est ce qu’exprime l’Ecriture en disant que le premier homme fut fait dans une âme vivante, c’est-à-dire avec une âme qui donne au corps la vie qui l’anime. Mais sa vie était intègre en ce sens que le corps était totalement soumis à l’âme, et qu’il n’entravait en rien ses fonctions, comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, il est évident, d’après ce que nous avons vu (quest. 84, art. 7), que l’âme ayant été faite pour gouverner le corps et le perfectionner sous le rapport de la vie animale, son intelligence ne pouvait s’exercer qu’à l’aide d’images sensibles, comme nous le faisons maintenant. Le premier homme avait donc le même mode de comprendre que nous. Or, d’après notre mode d’intelligence on remarque dans l’âme, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4), un mouvement qui se divise en trois degrés. Par le premier l’âme s’approprie tout ce qu’elle recueille des objets extérieurs qui l’environnent. Par le second elle s’élève à la région des intelligences supérieures, c’est-à-dire des anges, pour s’unir à elles. Par le troisième enfin elle arrive au bien qui est au-dessus de tout, c’est-à-dire à Dieu. Le premier mouvement de l’âme qui va des choses extérieures à elle-même peut produire une connaissance parfaite, parce que l’opération intellectuelle de l’âme se rapporte naturellement à ce qui est en dehors d’elle, comme nous l’avons dit (quest. 84, art. 6). Par la connaissance de ces choses extérieures l’âme peut arriver à connaître parfaitement ses opérations intellectuelles, comme on connaît les actes par leur objet, et de la connaissance de ses opérations intellectuelles elle peut passer à celle de l’entendement humain, puisqu’on connaît la puissance par l’acte qui lui est propre. Le second mouvement ne peut avoir pour résultat une connaissance parfaite. Car l’ange ne comprenant pas en faisant usage des images sensibles, mais d’une manière beaucoup plus éminente, comme nous l’avons dit (quest. 55, art. 2), le mode de connaissance par lequel l’âme se connaît elle-même est bien insuffisant pour faire connaître l’ange. A plus forte raison le troisième mouvement ne peut-il aboutir qu’à une connaissance imparfaite. Car les anges, par la connaissance qu’ils ont d’eux-mêmes, ne peuvent atteindre à la connaissance de la substance divine, tant elle est élevée au-dessus d’eux. L’âme du premier homme ne pouvait donc voir les anges dans leur essence ; mais il avait cependant d’eux une connaissance plus parfaite que la nôtre, parce que sa connaissance était plus ferme et plus certaine à l’égard des choses intelligibles que celle que nous avons maintenant. Et c’est à cause de cette supériorité que saint Grégoire a dit que le premier homme vivait avec les esprits des anges.

La réponse à la première objection est par là même évidente.

 

Article 3 : Le premier homme a-t-il eu la science de toutes choses ?

 

          Objection N°1. Il semble que le premier homme n’ait pas eu la science de toutes choses. Car il aurait eu cette science par des espèces acquises, ou par des espèces innées, ou par des espèces infuses. Il ne l’a pas eue par des espèces acquises ; puisque cette connaissance est le fait de l’expérience, comme le dit Aristote (Met., liv. 1), et le premier homme n’a pas tout expérimenté. Elle ne l’a pas eue non plus par des espèces innées, parce que son âme était de même nature que la nôtre, et notre âme est comme une table sur laquelle il n’y a rien d’écrit, suivant l’expression du même philosophe (De animâ, liv. 3, text. 14). Si elle l’a reçue par des espèces infuses, sa science n’était donc pas de même nature que celle qui nous vient des objets extérieurs.

Réponse à l’objection N°1 : Le premier homme a eu la connaissance de toutes choses par les espèces que Dieu a infuses en lui. Cependant cette science ne fut pas d’une autre nature que celle que nous possédons, comme les yeux que le Christ a donnés à l’aveugle-né n’étaient pas d’une autre nature que ceux que la nature a produits.

 

Objection N°2. Tous les individus de même espèce arrivent delà même manière à la perfection. Or, les autres hommes n’ont pas à leur origine immédiatement la science de toutes choses, mais ils l’acquièrent avec le temps. Donc Adam n’a pas eu immédiatement après qu’il a été formé la science de toutes choses.

Réponse à l’objection N°2 : Adam comme chef de l’humanité devait avoir des perfections qui ne sont pas de l’essence de la nature des autres hommes, comme on le voit évidemment d’après ce que nous avons dit (dans le corps de l’article.).

 

Objection N°3. La vie présente est accordée à l’homme pour qu’il développe son âme sous le double rapport des connaissances et des mérites. Car c’est pour cela que l’âme semble avoir été unie au corps. Or, dans l’état d’innocence l’homme aurait crû en mérite ; donc il a dû croître aussi en connaissance, et par conséquent il n’avait pas la science de toutes choses.

Réponse à l’objection N°3 : Dans la science des choses qu’il devait naturellement savoir Adam n’aurait pas fait de progrès à l’égard du nombre des objets qu’il connaissait, mais il en aurait fait par rapport au mode. Ainsi ce qu’il savait intellectuellement il l’aurait ensuite su expérimentalement. Quant à la connaissance des choses surnaturelles il aurait progressé relativement au nombre des objets connus par des révélations nouvelles, comme les anges eux-mêmes progressent à mesure qu’ils reçoivent de Dieu de nouvelles lumières. Car il n’en est pas de l’accroissement du mérite comme de l’accroissement de la science, puisqu’un homme ne peut pas être le principe du mérite d’un autre comme il est le principe de sa science.

 

Mais c’est le contraire. Adam donna lui-même des noms aux animaux, comme le dit la Genèse (chap. 2). Or, il dut leur donner des noms convenables à leur nature. Par conséquent il a connu la nature de tous les animaux et par la même raison il a eu la science de tous les autres êtres.

 

Conclusion Le premier homme ayant été formé dans l’état de perfection non seulement par rapport au corps pour qu’il perpétue son espèce, mais encore par rapport à l’âme pour qu’il instruise et gouverne les autres hommes, il faut qu’il ait connu toutes les choses que naturellement il pouvait savoir, et qu’il ait eu les connaissances surnaturelles dont il avait besoin pour atteindre sa fin, mais il a nécessairement ignoré tout le reste.

Il faut répondre que dans l’ordre naturel le parfait précède l’imparfait comme l’acte la puissance, parce que ce qui est en puissance n’est amené à l’acte que par l’être qui est en acte lui-même. Mais comme les choses que Dieu a primitivement établies ne devaient pas seulement exister pour elles-mêmes, mais qu’elles devaient être encore le principe des autres, elles ont été produites dans l’état parfait afin qu’elles puissent remplir cette dernière fonction. Or, l’homme peut être le principe de son semblable non-seulement par la génération corporelle, mais encore par l’instruction et la direction. C’est pourquoi comme notre premier ancêtre a reçu primitivement un corps parfait pour qu’il fût capable d’engendrer, de même il a reçu une âme qui a été parfaite dès le premier instant de son existence afin qu’il pût immédiatement instruire et gouverner les autres. Mais on ne peut instruire qu’autant qu’on est savant soi-même. Il a donc été nécessaire que le premier homme reçût de Dieu la science de toutes les choses qu’il est dans sa nature de connaître. Toutes ces connaissances sont celles qui existent virtuellement dans les premiers principes qui sont évidents pour nous, par conséquent ce sont toutes les sciences que les hommes peuvent naturellement acquérir. — Pour la direction de sa conduite et de celle des autres, non seulement il faut connaître ce qu’on peut naturellement savoir, mais il faut encore avoir la connaissance des choses qui sont au-dessus de nos lumières naturelles, parce que la vie de l’homme se rapporte à une fin surnaturelle. Ainsi il nous est nécessaire pour bien nous conduire de connaître ce qui est de foi. A l’égard des choses surnaturelles, le premier homme en a eu une connaissance aussi complète qu’il était nécessaire pour sa direction morale et pour celle de ses semblables dans l’état où il se trouvait. Quant aux choses que l’homme ne peut connaître par les forces de sa nature et qui ne lui sont pas d’ailleurs nécessaires pour la direction de sa conduite, Adam ne les a pas connues. Tels sont les pensées des hommes, les futurs contingents et certaines notions particulières, par exemple combien il y a de pierres dans un fleuve et autres choses semblables.

 

Article 4 : L’homme dans son état primitif pouvait-il être trompé ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’homme dans son état primitif aurait pu être trompé. Car L’Apôtre dit (1 Tim., 2, 14) que la femme a été séduite lorsqu’elle a prévariqué.

Réponse à l’objection N°1 : Cette séduction de la femme, bien qu’elle ait précédé le péché par action qu’elle a commis, n’a cependant été que la conséquence du péché intérieur d’orgueil qu’elle avait fait auparavant. Car saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 11, chap. 30) que la femme n’aurait pas cru à la parole du serpent si préalablement elle n’avait eu déjà dans le cœur l’amour de sa propre domination et une orgueilleuse présomption d’elle-même.

 

Objection N°2. Le Maître des sentences dit (Sent., liv. 2, dist. 20) que la femme n’a pas été effrayée d’entendre le serpent parler, parce qu’elle a pensé qu’il avait reçu de Dieu le don de la parole. Or, c’était faux. Donc la femme a été trompée avant le péché.

Réponse à l’objection N°2 : Le serpent avait reçu le don de la parole non naturellement, mais par une opération surnaturelle, quoiqu’il ne soit pas nécessaire de suivre sur ce point l’autorité du Maître des sentences.

 

Objection N°3. Il est naturel que plus une chose est éloignée et plus elle paraisse petite. Or, le péché n’a pas modifié la nature de l’œil. Par conséquent ce phénomène se serait produit dans l’état d’innocence comme aujourd’hui. Adam aurait donc été trompé sur la grandeur des objets qu’il aurait vus, comme nous le sommes maintenant.

Réponse à l’objection N°3 : Si les sens ou l’imagination du premier homme lui avaient représenté une chose autrement qu’elle n’est naturellement, il n’aurait pas été pour cela trompé, parce qu’il jugeait par la raison.

 

Objection N°4. Saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 2) que dans les songes l’âme s’attache à la ressemblance comme à la chose elle-même. Or, l’homme dans l’état d’innocence aurait mangé et conséquemment il aurait dormi et fait des songes. Il aurait donc été trompé en prenant l’image des choses pour leur réalité.

Réponse à l’objection N°4 : Ce qui arrive dans le sommeil n’est pas imputable à l’homme, parce qu’il n’a pas alors l’usage de la raison qui est l’acte propre de l’homme.

 

Objection N°5. Le premier homme n’aurait pas su les pensées de ses semblables et il n’aurait pas connu les futurs contingents, comme nous l’avons dit (art. préc). Si quelqu’un lui eût dit à cet égard des faussetés il aurait donc été trompé.

Réponse à l’objection N°5 : L’homme, dans l’état d’innocence, n’aurait pas cru à la vérité des paroles de celui qui aurait dit des faussetés sur les futurs contingents et sur les pensées secrètes des autres hommes, mais il aurait cru toutes ces choses possibles, et sous ce rapport il n’aurait pas été dans le faux. — Ou bien encore on peut dire que Dieu lui serait venu en aide pour qu’il ne se trompât pas sur les choses qu’il ne connaissait point. — On ne peut pas dire, comme quelques-uns l’ont fait, que dans la tentation Dieu ne lui est pas venu en aide pour l’empêcher de s’égarer, quoiqu’il en eût le plus grand besoin. Car alors le péché était déjà conçu dans son cœur, et c’est pour ce motif qu’il n’a pas eu recours à la grâce de Dieu.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De lib. arb., liv. 3, chap. 18) : Il n’était pas dans la nature primitive de l’homme de prendre le vrai pour le faux. Cette erreur est la peine du péché.

 

Conclusion L’homme dans son état primitif ayant reçu de Dieu une intelligence telle que le mal ne pouvait y avoir accès, toutes les puissances inférieures étant d’ailleurs alors soumises aux puissances supérieures, il n’a pu être trompé d’aucune manière ni par rapport à ce qu’il a su, ni par rapport à ce qu’il a ignoré.

Il faut répondre que d’après certains philosophes on peut être trompé de deux manières. D’abord on peut prendre le faux pour le vrai après un examen léger, sans croire fermement ce que l’on admet ; ensuite on peut y avoir une confiance entière. A l’égard des choses qu’Adam connaissait, il ne pouvait être trompé avant son péché d’aucune de ces deux manières. Mais à l’égard de celles qu’il ne connaissait pas il pouvait être trompé dans le sens large du mot, c’est-à-dire qu’il pouvait se faire légèrement de fausses opinions sans être pour cela réellement convaincu. On a fait cette distinction parce que l’erreur dans cette circonstance n’est pas nuisible à l’homme et qu’il n’est d’ailleurs pas coupable puisqu’on suppose qu’il n’y a pas eu adhésion ferme et entière. Mais cette explication n’est pas d’accord avec l’intégrité de l’état primitif de l’homme. Car comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 14, chap. 10), dans cet état l’homme était absolument exempt de tout péché, et par là même aucun mal ne pouvait exister en lui. Or, il est évident que comme le vrai est le bien de l’intellect, de même le faux est son mal, selon l’expression d’Aristote (Eth., liv. 6, chap. 2 ; Met., liv. 6, text. 8). Tant que l’homme a conservé son innocence, il ne pouvait donc se l’aire que son entendement prît l’erreur pour la vérité. Ainsi comme Adam pouvait manquer dans son corps de quelque perfection, de la clarté par exemple, sans être pour cela susceptible de souffrir le moindre mal ; de même il pouvait dans son intellect manquer de certaines connaissances, mais il ne pouvait pas tomber dans l’erreur. Ce qui d’ailleurs ressort évidemment de l’état de justice dans lequel le premier homme a été créé. En effet, tant que son âme est restée soumise à Dieu, les puissances inférieures qui sont en lui ont été soumises aux puissances supérieures, et celles-ci n’ont point été entravées dans leurs fonctions par les autres. Or, il est évident d’après ce que nous avons dit (quest. 85, art. 6) que l’intellect est toujours dans le vrai à l’égard de son objet propre. Par conséquent il n’est donc jamais trompé par lui-même. Toutes les fois qu’il se trompe son erreur provient d’une puissance inférieure quelconque, de l’imagination ou de toute autre. Aussi voyons-nous que quand notre jugement naturel est libre nous ne nous laissons pas tromper par les apparences ; nous ne tombons dans l’erreur que quand il est enchaîné, comme il arrive pendant le sommeil. D’où il résulte évidemment que la justice primitive de l’homme n’était pas compatible avec l’erreur.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.