Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 95 : Des choses qui se rapportent à la volonté du premier homme, c’est-à-dire de la grâce et de la justice

 

          Nous avons ensuite à traiter de ce qui a rapport à la volonté du premier homme. A cet égard il y a deux choses à considérer ; la première c’est la grâce et la justice du premier homme, la seconde c’est l’exercice de sa justice par rapport à l’autorité qu’il avait sur les autres êtres. — Touchant la grâce et la justice quatre questions se présentent : 1° L’homme a-t-il été créé dans la grâce ? (Cet article est une réfutation des trinitaires qui ont avancé qu’Adam n’avait jamais eu dans l’état d’innocence la grâce nécessaire pour s’y soutenir. Ce qui se trouve d’ailleurs condamné par ces paroles du concile de Trente : Si quis Adam non confitetur, cum mandatum Dei in Paradiso fuisset transgressus, stalim sanctitatem et justitiam in quâ positus erat, amisisse, incurrisseque per offensa prævaricationis hujusmodi iram et indignationem Dei, anathema sit.) — 2° A-t-il eu dans l’état d’innocence les passions de l’âme ? (Cet article est l’explication de ces paroles de la Genèse (2, 7) : et l’homme devint vivant et animé.) — 3° A-t-il eu toutes les vertus ? (Cet article est la conséquence et le développement du premier, comme le remarque saint Thomas lui-même. Il combat donc les mêmes erreurs.) — 4° Ses œuvres auraient-elles été aussi efficacement méritoires qu’elles le sont maintenant ? (Cet article a pour objet de préciser la différence qu’il y a entre l’homme primitif et l’homme déchu sous le rapport du mérite. Cette question est très importante ; car c’est pour n’avoir pas bien apprécié cette différence d’état que la plupart des hérétiques ont erré sur la grâce.)

 

Article 1 : Le premier homme a-t-il été créé dans la grâce ?

 

          Objection N°1. Il semble que le premier homme n’ait pas été créé clans la grâce. Car saint Paul, en mettant Adam en contraste avec Jésus-Christ, dit (1 Cor., 15, 45) : Le premier Adam a été créé avec une âme vivante, tandis que le dernier a été rempli d’un esprit vivifiant. Or, la vivification de l’esprit est l’effet de la grâce. Donc c’est le propre du Christ d’avoir été créé dans la grâce.

Réponse à l’objection N°1 : Par ces paroles l’Apôtre veut dire qu’il y a un corps spirituel comme il y a un corps animal, et que la vie du corps spirituel a commencé dans le Christ, qui est le premier né d’entre les morts, comme la vie du corps animal a commencé dans Adam. Ces paroles de saint Paul ne signifient donc pas qu’Adam n’était pas spirituel par rapport à l’âme, mais elles indiquent seulement qu’il ne l’était pas par rapport au corps.

 

Objection N°2. Saint Augustin dit (Lib. de Quæst. Vet. et Nov. Testam., quest. 123) qu’Adam n’a pas eu l’Esprit-Saint. Or, quiconque a la grâce a l’Esprit-Saint. Donc Adam n’a pas été créé dans la grâce.

Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Augustin au même endroit, on ne nie pas que l’Esprit-Saint n’ait existé de quelque manière dans Adam comme dans les autres justes, mais on soutient seulement qu’il n’a pas été alors en lui comme il est maintenant dans les fidèles qui sont admis à la jouissance de l’héritage éternel, immédiatement après leur mort.

 

Objection N°3. Saint Augustin dit (Lib. de corr. et grat., chap. 10) que Dieu a réglé les destinées de l’ange et de l’homme de manière à montrer en eux d’abord ce que pouvait leur libre arbitre, et ensuite ce que pouvait le bienfait de sa grâce et le jugement de sa justice. Il a donc d’abord créé l’homme et l’ange avec leur libre arbitre, et il leur a ensuite fait don de sa grâce.

Réponse à l’objection N°3 : Ce passage de saint Augustin (Cet ouvrage n’est pas du saint Augustin.) ne prouve pas que l’ange et l’homme aient été d’abord créés dans l’état de nature avec le libre arbitre et qu’ils aient ensuite reçu la grâce, mais il signifie seulement que Dieu a voulu montrer ce que pouvait en eux le libre arbitre avant leur affermissement dans la gloire, et ce qu’ils avaient ensuite obtenu par le secours de la grâce qui les a affermis dans le bien.

 

Objection N°4. Le Maître des sentences dit (Sent., liv. 2, dist. 24) qu’au moment de sa création l’homme a reçu un secours par lequel il pouvait se maintenir dans le bien, mais qu’il ne pouvait y progresser. Or, quiconque a la grâce peut progresser en mérite. Donc le premier homme n’a pas été créé avec elle.

Réponse à l’objection N°4 : Le Maître des sentences parle conformément au sentiment de ceux qui veulent que l’homme n’ait pas été créé dans l’état de grâce, mais seulement dans l’état de nature. — Ou bien on peut dire que quoique l’homme ait été créé dans la grâce, il n’a pas dû à la création de sa nature la faculté de pouvoir croître en mérite, mais il a fallu que la grâce lui fût à cet effet surajoutée.

 

Objection N°5. Pour que l’homme reçoive la grâce, il faut qu’il y ait de sa part un consentement, puisque ce consentement consomme l’alliance spirituelle qui se fait alors entre l’âme et Dieu. Or, on ne peut consentir à la grâce qu’autant qu’on existe déjà. Donc l’homme n’a pas reçu la grâce au premier instant de sa création.

Réponse à l’objection N°5 : Le mouvement de la volonté n’étant pas continu, rien n’empêche qu’au premier instant de sa création le premier homme n’ait consenti à la grâce.

 

Objection N°6. La nature est plus éloignée de la grâce que la grâce ne l’est de la gloire, puisque la gloire n’est rien autre chose que la consommation de la grâce. Or, dans l’homme la grâce a précédé la gloire. Donc, à plus forte raison, la nature a-t-elle précédé la grâce.

Réponse à l’objection N°6 : Nous méritons la gloire par un acte de grâce, mais que nous ne méritons pas la grâce par un acte de nature ; par conséquent il n’y a pas de parité.

 

Mais c’est le contraire. L’homme et l’ange sont également destinés à la grâce. Or, l’ange a été créé en cet état. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 12, chap. 9) que Dieu était en eux, et que tout en créant leur nature il l’enrichissait de sa grâce. Donc l’homme a été créé dans la grâce.

 

Conclusion Puisque le premier homme a été formé de telle sorte que sa raison était soumise à Dieu, les puissances inférieures de l’âme à la raison et le corps à l’âme, il est convenable qu’il ait été créé dans la grâce.

Il faut répondre qu’il y a des théologiens qui disent que le premier homme n’a pas été créé dans la grâce, mais que la grâce lui a été donnée après sa création, avant son péché (Ce sentiment a été celui de Pierre Lombard, de Scot et de ses disciples, de saint Bonaventure, de Richard de Saint-Victor, et à plus forte raison de tous ceux qui nient quo les anges aient été créés dans l’état de grâce (Voy. Suarez, liv. 1).). La plupart des Pères soutiennent au contraire que l’homme a eu la grâce dans l’état d’innocence (Nicolaï cite saint Augustin, saint Ambroise, saint Irénée et saint Hilaire.). Dieu ayant fait l’homme droit, comme le dit l’Ecclésiaste (7, 30), cet état de justice primitive semble d’ailleurs exiger qu’il ait été créé dans la grâce. Car dans cet état sa raison était soumise à Dieu, les puissances inférieures de son âme à la raison, et le corps à l’âme elle-même. La première de ces soumissions était cause de la seconde et de la troisième. Car tant que sa raison obéissait à Dieu, les puissances inférieures lui étaient soumises, comme le dit saint Augustin (De remis. peccat., liv. 1, chap. 10). Or, il est évident que cette soumission du corps à l’âme et des puissances inférieures à la raison n’était pas naturelle (Les théologiens qui soutiennent le sentiment opposé à saint Thomas distinguent entre la justice originelle et la grâce sanctifiante, et disent que celte rectitude était la justice originelle, mais non la grâce ; les autres nient la valeur de cette distinction (Voy. Perrone, De homine, chap. 2).), autrement elle aurait subsisté après le péché, puisque saint Denis nous dit (De div. nom., chap. 4) que les démons, après leur chute, ont conservé tous les dons qui leur avaient été faits dans l’ordre de la nature. D’où il est manifeste que la soumission de la raison à Dieu n’était pas seulement naturelle, mais qu’elle impliquait le don surnaturel de la grâce ; car l’effet ne peut être supérieur à la cause. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, liv. 13, chap. 13) qu’après la transgression de l’ordre de Dieu, la grâce ayant immédiatement abandonné l’homme, il fut confus de sa nudité corporelle ; car il sentit la chair se révolter contre lui en punition de sa propre rébellion. Par conséquent, on voit que si la perte de la grâce a détruit la soumission du corps à l’âme, c’était donc la grâce elle-même qui était cause que les puissances inférieures de l’homme obéissaient à sa raison.

 

Article 2 : Y avait-il des passions dans l’âme du premier homme ?

 

          Objection N°1. Il semble que les passions n’aient pas existé dans le premier homme. Car ce sont les passions de l’âme qui font que la chair lutte contre l’esprit (Gal., 5, 17). Or, ce combat n’avait pas lieu dans l’état d’innocence. Donc dans cet état l’âme de l’homme n’avait pas de passions.

Réponse à l’objection N°1 : La chair lutte contre l’esprit, parce que les passions se révoltent contre la raison, ce qui n’avait pas lieu dans l’état d’innocence.

 

Objection N°2. L’âme d’Adam était plus noble que son corps. Or, son corps était impassible. Donc il n’y avait pas de passions dans son âme.

Réponse à l’objection N°2 : Dans l’état d’innocence le corps de l’homme était impassible relativement aux passions qui troublent son organisation naturelle, comme nous le verrons (quest. 97, art. 1 et 2). De même l’âme était impassible par rapport aux passions qui entravent la raison.

 

Objection N°3. La vertu morale comprime les passions de l’âme. Or, il y avait dans Adam une vertu morale parfaite. Donc les passions étaient absolument bannies de son cœur.

Réponse à l’objection N°3 : La vertu morale, quand elle est parfaite, ne détruit pas totalement les passions, mais elle les règle. Ainsi le propre de l’homme tempérant, c’est de désirer les choses qu’il lui faut et quand il les lui faut, selon l’observation d’Aristote (Eth., liv. 3, chap. 11).

 

Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 14, chap. 10) qu’il y avait dans l’homme un amour imperturbable pour Dieu et quelques autres passions.

 

Conclusion Les passions qui se rapportent au bien que l’on a ou à celui qu’on doit avoir dans son temps marqué, comme l’amour, la joie, le désir, l’espérance sans affliction, ont existé dans l’état d’innocence ; mais pour celles qui se rapportent au mal, comme la crainte et la douleur, elles n’ont pas alors existé.

Il faut répondre que les passions de l’âme existent dans l’appétit sensuel qui a le bien et le mal pour objet. C’est ce qui fait que parmi ses passions, les unes se rapportent au bien, comme l’amour et la joie, et les autres au mal, comme la crainte et la douleur. Puisque, dans l’état d’innocence, l’homme n’éprouvait et ne redoutait aucun mal, et que d’ailleurs il n’était privé d’aucun des biens que sa volonté droite pouvait désirer, comme l’observe saint Augustin (loc. cit.), il s’ensuit, qu’aucune des passions qui se rapportent au mal, telles que la crainte et la douleur, n’existaient en lui. Il n’avait pas non plus les passions que nous concevons à propos du bien que nous n’avons pas et que nous voudrions maintenant avoir, comme l’ambition désordonnée. Mais il avait les passions qui se rapportent au bien présent, comme la joie et l’amour, et celles qui ont pour objet le bien qu’on doit avoir dans son temps, comme le désir et l’espérance calme et paisible. Toutefois ces passions existaient en lui d’une autre manière qu’en nous. Car l’appétit sensuel, qui est le siège des passions, n’est pas absolument soumis en nous à la raison. C’est pourquoi les passions préviennent quelquefois en nous le jugement de la raison et l’entravent ; d’autres fois elles en sont la conséquence, parce que l’appétit sensuel est toujours quelque peu dominé par la raison. Mais dans l’état d’innocence il lui était absolument soumis ; par conséquent les passions ne faisaient jamais que suivre alors le jugement de la raison.

 

Article 3 : Adam a-t-il eu toutes les vertus ?

 

         Objection N°1. Il semble qu’Adam n’ait pas eu toutes les vertus. Car il y a des vertus qui ont pour objet de mettre un frein à l’impétuosité des passions. C’est ainsi que la tempérance met un frein au dérèglement de la concupiscence et que la force réprime la crainte quand elle est immodérée. Or, ce dérèglement des passions n’existait pas dans l’état d’innocence. Il n’y avait donc pas les vertus qui les modèrent.

Réponse à l’objection N°1 : C’est par accident si la tempérance et la force combattent ce qu’il y a d’extrême dans les passions, parce que ces vertus n’ont ce caractère qu’autant que le sujet où elles se trouvent a des passions excessives. Ces vertus n’ont par elles-mêmes d’autre but que de régler ou de modérer les passions en général.

 

Objection N°2. Certaines vertus se rapportent aux passions qui ont le mal pour objet ; ainsi la mansuétude se rapporte à la colère, la force à la crainte. Or, ces passions n’existaient pas dans l’état d’innocence, comme nous l’avons dit (art. préc.). Il n’y avait donc pas non plus les vertus qui y correspondent.

Réponse à l’objection N°2 : La perfection de l’état primitif n’était pas compatible avec les passions qui se rapportent au mal considéré dans celui que la passion affecte, comme la crainte et la douleur. Mais les passions qui regardent le mal considéré dans un autre n’avaient rien de contraire à la perfection du premier homme. Ainsi Adam pouvait dans l’état d’innocence haïr la malice des démons et aimer la bonté de Dieu. Les vertus qui se rapportent à ces passions pouvaient donc exister dans l’état primitif de l’homme habituellement et actuellement. Mais celles qui se rapportent exclusivement aux passions qui ont dans celui qui en est le sujet le mal pour objet, ne pouvaient exister alors actuellement ; elles ne pouvaient exister qu’habituellement. C’est ce que nous avons déjà dit à l’occasion de la pénitence et de la miséricorde (dans le corps de l’article.). Toutefois il y a des vertus qui n’ont pas exclusivement ces passions pour objet et qui se rapportent encore à d’autres ; telle est la tempérance, qui ne se rapporte pas seulement à la tristesse, mais encore à la délectation ; telle est aussi la force, qui n’a pas seulement la crainte pour objet, mais encore l’audace et l’espérance. Il était donc possible à l’homme dans son état primitif de faire usage de la tempérance pour modérer ses jouissances, et il pouvait aussi se servir de la force pour modérer son audace ou ses espérances, mais non pour régler sa tristesse et ses craintes.

 

Objection N°3. La pénitence est une vertu qui se rapporte aux péchés que l’on a antérieurement commis ; la miséricorde est aussi une vertu qui se rapporte à la misère. Or, il n’y avait dans l’état d’innocence ni péché ni misère ; la pénitence et la miséricorde n’étaient donc pas possibles alors.

 

Objection N°4. La persévérance est une vertu. Adam ne l’a pas eue, puisqu’il est tombé dans le péché. Il n’a donc pas eu toutes les vertus.

Réponse à l’objection N°4 : La persévérance se prend en deux sens. 1° Elle se prend pour une vertu, et dans ce cas elle signifie l’habitude qui fait que l’on prend le parti de persévérer dans le bien, et Adam a eu cette sorte de persévérance. 2° Elle se prend pour une circonstance de la vertu, et alors elle indique une vertu continue sans aucune interruption. Adam n’a pas eu cette dernière espèce de persévérance.

 

Objection N°5. La foi est une vertu. Or, elle n’existait pas dans l’état d’innocence ; car elle implique dans la connaissance une certaine obscurité qui semble répugner à la perfection de l’état primitif de l’homme.

 

Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (Hom. cont. Jud., chap. 2) : Le prince des vices vainquit Adam que Dieu avait fait à son image, qu’il avait revêtu de pudeur, rempli de tempérance et environné de clarté.

 

Conclusion Puisque dans Adam au temps de son innocence la raison était soumise à Dieu et les puissances inférieures à la raison, il a eu d’une certaine manière toutes les vertus ; il a eu habituellement et actuellement celles qui ne supposaient pas une imperfection contraire à son état, mais il n’a possédé les autres que habituellement.

Il faut répondre que l’homme, dans l’état d’innocence, a eu en quelque sorte toutes les vertus. C’est ce qui résulte de ce que nous avons dit précédemment (art. 1). En effet, nous avons vu que dans son état primitif l’homme était tellement droit que sa raison était soumise à Dieu et les puissances inférieures de son âme à sa raison. Or, les vertus ne sont rien autre chose que des perfections qui résultent de la soumission de la raison par rapport à Dieu, et des puissances inférieures de l’âme relativement à la raison, comme nous le démontrerons lorsqu’il s’agira des vertus (1a 2æ, quest. 63, art. 2). Par conséquent l’état de justice dans lequel l’homme a été formé exigeait qu’il eût d’une certaine manière toutes les vertus. — Mais il est à remarquer qu’il y a des vertus qui, par leur nature, n’impliquent aucune imperfection, comme la charité et la justice. Ces vertus ont existé absolument dans l’état d’innocence habituellement et actuellement. Il y en a d’autres qui, par leur nature, supposent une imperfection soit par rapport à l’acte, soit par rapport à la matière. Si l’imperfection qu’elles impliquent ne répugne pas à la perfection de l’état primitif de l’homme, elles pouvaient alors exister. Telles sont la foi, qui a pour objet ce que nous ne voyons pas, et l’espérance, qui se rapporte à ce que nous ne possédons pas. Car la perfection de l’état primitif de l’homme n’allait pas jusqu’à voir Dieu dans son essence et jusqu’à jouir de sa béatitude finale. La foi et l’espérance pouvaient donc exister dans l’état primitif habituellement et actuellement. Mais si l’imperfection qu’une vertu suppose répugne à la perfection de l’état primitif, cette vertu pouvait exister alors habituellement (Habituellement, c’est-à-dire que l’homme était dans la disposition de pratiquer ces vertus, si l’occasion s’en était présentée.), mais non actuellement. Ainsi il en est de la pénitence, qui est une douleur du péché que l’on a commis, et de la miséricorde qui est une douleur que l’on ressent à l’occasion du malheur d’autrui. Car la douleur est contraire à la perfection de l’état primitif aussi bien que le péché et la misère. Ces vertus n’existaient donc dans le premier homme qu’habituellement et non actuellement. En effet, le premier homme était disposé de telle façon que si le péché eût été antérieur à son état il se fût repenti, et que s’il eût vu dans un autre la misère, il l’aurait repoussée de tout son pouvoir. C’est dans ce sens qu’Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. ult.) que la honte que l’on conçoit à propos d’un acte honteux convient à l’homme vertueux conditionnellement dans le sens qu’il est disposé à rougir s’il venait à commettre quelque chose de semblable.

La réponse à la troisième objection est évidente d’après ce que nous avons dit (dans le corps de l’article.).

La réponse à la cinquième objection est évidente d’après ce que nous avons dit (dans le corps de l’article.).

 

Article 4 : Les œuvres du premier homme ont-elles été moins efficacement méritoires que les nôtres ?

 

          Objection N°1. Il semble que les œuvres du premier homme aient été moins efficacement méritoires que les nôtres. Car la grâce vient de la miséricorde divine qui proportionne ses secours aux besoins de ses créatures. Or, nous avons plus besoin de la grâce que l’homme dans l’état d’innocence. Elle nous est donc donnée plus abondamment, et comme elle est la source du mérite, il s’ensuit que nos œuvres sont par là même plus méritoires.

Réponse à l’objection N°1 : L’homme, depuis son péché, a besoin de la grâce pour plus de choses qu’avant, mais il n’en a pas besoin davantage. Car avant son péché l’homme avait besoin de la grâce pour arriver à la vie éternelle pour laquelle la grâce est principalement nécessaire ; mais depuis son péché il a besoin d’elle non seulement pour cette même fin, mais encore pour obtenir le pardon de ses fautes et pour soutenir sa faiblesse (Les théologiens modernes se sont aussi demandé quelle différence il y avait, sous le rapport de la grâce, entre l’homme avant et l’homme après sa chute. Bailly rapporte leurs sentiments, et après avoir très embrouillé la question, il se décide pour une opinion insoutenable (Voy. Tract. de gratiâ, chap. 6). Saint Thomas résout ici la difficulté sans réplique, en disant que l’homme avant sa chute avait besoin de la grâce pour s’élever jusqu’à Dieu, mais que depuis sa chute il en a encore besoin pour qu’elle guérisse l’infirmité et la corruption de sa nature.).

 

Objection N°2. Le mérite suppose un combat, une difficulté quelconque. Car saint Paul dit (2 Tim., 2, 5) : Il n’y aura de couronné que celui qui aura légitimement combattu. Et Aristote dit (Eth., liv. 2, chap. 3) que la vertu a pour objet ce qui est bon et ce qui est difficile. Or, maintenant nous avons plus à combattre et nous avons plus de difficultés à vaincre. Nos actions sont donc plus méritoires.

Réponse à l’objection N°2 : La difficulté et la lutte déterminent l’étendue du mérite d’après la valeur relative de l’œuvre, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). C’est une preuve de la bonne disposition de la volonté qui s’efforce de triompher des difficultés qu’elle rencontre, mais cette bonne disposition a pour cause l’étendue de la charité. Toutefois il peut arriver que quelqu’un fasse une chose facile avec une volonté aussi bien disposée que celui qui fait une chose difficile, par exemple, s’il était prêt à faire cette chose quand même elle demanderait de grands efforts. D’ailleurs, les difficultés que nous rencontrons actuellement dans l’accomplissement de nos devoirs sont, en tant que pénales, satisfactoires pour nos péchés.

 

Objection N°3. Le Maître des sentences dit (Sent., liv. 2, dist. 24) que l’homme n’aurait pas mérité en résistant à la tentation. Or, maintenant il mérite quand il y résiste. Donc nos œuvres sont actuellement plus méritoires que dans l’état primitif.

Réponse à l’objection N°3 : La résistance à la tentation n’aurait pas été méritoire dans le premier homme, suivant l’opinion de ceux qui supposent qu’il n’avait pas la grâce, comme elle n’est pas non plus méritoire aujourd’hui dans ceux qui ne possèdent pas ce don céleste. Mais il y avait entre Adam et nous cette différence, c’est qu’il n’était pas intérieurement porté au mal, comme nous le sommes. Il pouvait donc plutôt que nous résister à la tentation sans la grâce.

 

Mais c’est le contraire. Car s’il en était ainsi l’homme serait dans une condition plus avantageuse après qu’avant son péché.

 

Conclusion Les œuvres du premier homme étaient plus efficacement méritoires que les nôtres, si on considère la nature du mérite soit d’après la grâce, soit d’après la valeur absolue de l’œuvre, mais elles l’étaient moins si on la considère d’après sa valeur relative.

Il faut répondre que l’étendue du mérite peut s’apprécier de deux manières : 1° Par la charité et la grâce qui en sont la source. En ce sens l’étendue du mérite répond à la récompense essentielle qui consiste dans la jouissance de Dieu. Car celui qui fait une chose avec le plus de charité jouit de Dieu plus parfaitement. 2° On peut l’apprécier d’après la valeur de l’œuvre. Cette valeur est absolue ou relative. Ainsi, la veuve qui a jeté deux deniers dans le tronc a fait, absolument parlant, une œuvre inférieure au riche qui y a déposé de grands présents. Mais elle a fait relativement plus que lui au jugement du Seigneur lui-même, parce que ce qu’elle donnait était davantage au-dessus de ses ressources. L’étendue du mérite dans l’un et l’autre cas répond à la récompense accidentelle qui est la joie que l’on conçoit de tout bien créé. Ainsi, il faut donc dire que les œuvres de l’homme auraient été plus efficacement méritoires dans l’état d’innocence qu’après le péché, si on considère la nature du mérite par rapport à la grâce qui aurait été alors plus abondante, et dont l’action n’aurait trouvé d’ailleurs aucun obstacle dans la nature humaine. Il faut en dire autant si on considère la valeur absolue de l’œuvre, parce que l’homme étant alors doué d’une plus grande vertu il aurait fait des œuvres plus éclatantes. Mais si on considère sa valeur relative, on trouve que l’homme a plus de mérite depuis son péché en raison de sa faiblesse. Car une petite action surpasse plus la puissance de celui qui la fait difficilement qu’une grande action ne surpasse la puissance de celui qui la fait sans peine.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.