Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 96 : De
l’empire que l’homme exerçait dans l’état d’innocence
Nous
avons maintenant à examiner l’empire que l’homme exerçait dans l’état
d’innocence. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° L’homme dans
l’état d’innocence commandait-il aux animaux ? (Cette domination de l’homme sur
tous les animaux ne se trouve pas seulement dans la Genèse et dans
l’Ecclésiastique (chap. 17), mais c’est un souvenir qui se trouve encore dans
les traditions de tous les peuples, et que la philosophie ancienne a
recueilli.) — 2° Etait-il maître de toutes les créatures ? (Cet article est le
commentaire de cette parole de la Genèse (1, 26) : qu’il commande à toute créature.) — 3° Dans cet état tous les
hommes auraient-ils été égaux ? (Cet article prouve que l’inégalité dont
aujourd’hui on parle tant est un fait inhérent à la nature humaine, qui se
produira nécessairement partout où il y aura plusieurs individus réunis.) — 4°
Y aurait-il eu alors des hommes pour commander aux autres hommes ? (Saint
Thomas établit dans cet article les bases de la hiérarchie sociale, et détruit
l’erreur des sarrabaïtes et de tous les anarchistes
qui demandent la ruine de toute autorité, pour que l’individu soit absolument
indépendant.)
Article
1 : Adam, dans l’état d’innocence, était-il maître des animaux ?
Objection
N°1. Il semble qu’Adam, dans l’état d’innocence, ne dominait pas sur les
animaux. Car saint Augustin dit (Sup. Gen., liv. 9 chap. 14) que par le ministère des anges
les animaux ont été amenés à Adam pour qu’il leur imposât des noms. Or, il
n’eût pas été nécessaire d’employer le ministère des anges si l’homme eût
dominé les animaux par lui-même. Il n’a donc pas eu dans l’état d’innocence
l’empire sur les animaux.
Réponse à
l’objection N°1 : Une puissance supérieure peut faire sur les êtres qui
lui sont soumis beaucoup de choses que ne peut pas faire une puissance
inférieure. Or, l’ange est naturellement supérieur à l’homme. Les anges
pouvaient donc à l’égard des animaux faire ce qui n’eût pas été possible à
l’homme, par exemple, les réunir tous immédiatement.
Objection N°2. Les
choses qui sont en désaccord entre elles ne peuvent être réunies sous une seule
et même domination. Or, il y a beaucoup d’animaux qui sont ennemis les uns des
autres, comme le loup et la brebis. Donc tous les animaux n’étaient pas sous
l’empire de l’homme.
Réponse à
l’objection N°2 : Il y a des théologiens qui disent que les animaux qui
sont maintenant féroces et qui tuent les autres auraient été doux dans l’état
primitif, non seulement par rapport à l’homme, mais encore par rapport aux
autres animaux ; mais ce sentiment est tout à fait absurde. Car la nature des
animaux n’a pas été changée par le péché de l’homme au point que ceux qui se
nourrissent aujourd’hui de la chair des autres animaux, comme les lions et les
faucons, se soient alors nourris d’herbes. Le vénérable Bède ne dit pas dans
son commentaire sur la Genèse que tous les animaux et tous les oiseaux avaient
pour nourriture le bois et l’herbe, mais que tels étaient les moyens
d’existence de quelques-uns d’entre eux. L’inimitié qui existe naturellement
entre certains animaux aurait donc alors existé. Toutefois ils n’en étaient pas
moins soumis à l’homme comme aujourd’hui ils n’en sont pas moins soumis à Dieu
dont la providence embrasse tout ce qui existe. L’homme aurait rempli à leur
égard les ordres de la Providence, comme il le fait maintenant à l’égard des
animaux domestiques. Car ce sont les hommes qui procurent leur proie aux
faucons apprivoisés.
Objection N°3.
Saint Jérôme dit qu’avant son péché l’homme a reçu de Dieu l’empire sur les
animaux, bien qu’il n’en eût pas besoin, mais que Dieu savait à l’avance
qu’après sa chute il devrait s’aider de leur secours (Ce passage n’est pas de
saint Jérôme. On trouve quelque chose d’analogue dans le vénérable Bède (in Hexam.).).
Donc avant son péché l’homme n’exerçait pas d’empire sur les animaux.
Réponse à
l’objection N°3 : Les hommes n’avaient pas besoin des animaux pour subvenir
aux nécessités matérielles de la vie. Ainsi ils n’en avaient pas besoin pour se
couvrir parce qu’ils étaient nus, et ils n’en rougissaient pas parce qu’il n’y
avait en eux aucun mouvement déréglé de concupiscence ; ils n’en avaient pas
besoin pour se nourrir, parce qu’ils vivaient des arbres du paradis ; ils
n’en avaient pas besoin pour les transporter d’un lieu à un autre, parce qu’ils
étaient robustes, mais ils en avaient besoin pour acquérir une connaissance
expérimentale de leur nature (Adam, dit Bossuet, connut dans les animaux des
propriétés particulières qui leur donnaient le moyen d’aider par leur ministère
celui que Dieu faisait leur seigneur.). C’est ce que l’Ecriture a voulu
exprimer en disant que Dieu amena les animaux à Adam pour leur imposer des noms
qui désignassent leur nature (Cette imposition de noms paraît à Bossuet,
d’après tous les Pères, une preuve des belles connaissances que Dieu avait
données à l’homme primitif. Car il n’aurait pas, dit-il, nommé les animaux sans
en connaître la nature et les différences, pour ensuite leur donner des noms
convenables, selon les racines primitives de la langue que Dieu lui avait
apprise (Voy. Elév., 3e
semaine, Ire élévation).
Objection N°4.
Le propre de l’homme c’est de commander. Or, le commandement n’est juste
qu’autant qu’il s’adresse à un être raisonnable. Donc l’homme n’avait pas
d’empire sur les animaux qui n’ont pas de raison.
Réponse à
l’objection N°4 : Tous les animaux ont naturellement une sorte de prudence
et de raison ; c’est ce qui fait que les grues suivent leur chef et que les
abeilles obéissent à leur reine. Dans l’état d’innocence, tous les animaux
auraient ainsi obéi à l’homme par eux-mêmes, comme les animaux domestiques lui
obéissent maintenant.
Mais c’est le
contraire. Car il est dit de l’homme dans la Genèse (1, 20) : Qu’il préside aux poissons de la mer, aux
oiseaux du ciel et aux animaux qui sont sur la terre.
Conclusion Adam
dans l’état d’innocence dominait sur tous les animaux, parce qu’ils lui étaient
tous naturellement soumis ; mais en punition de sa désobéissance envers Dieu
les animaux ont méprisé son propre empire.
Il faut
répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 95, art. 1), la désobéissance des
êtres qui devaient être soumis à l’homme a été la conséquence de la
désobéissance dont l’homme s’est lui-même rendu coupable à l’égard de Dieu.
C’est pourquoi, avant qu’il ne se fût révolté contre Dieu, quand il était
innocent, aucun des êtres qui devaient lui être naturellement soumis ne
refusait de lui obéir. Or, tous les animaux sont naturellement soumis à
l’homme, et cela pour trois raisons : 1° A cause de la manière dont ils ont été
produits. Car comme dans la génération des êtres on suit un certain ordre
d’après lequel on va de l’imparfait au parfait (puisque la matière est pour la
forme, la forme imparfaite pour une plus parfaite), il en est de même pour
l’usage des choses naturelles. Ainsi les êtres imparfaits sont à l’usage de
ceux qui sont plus parfaits. Les plantes, par exemple, se servent de la terre
pour se nourrir ; les animaux usent des plantes, et les hommes usent des
plantes et des animaux ; par conséquent l’homme domine naturellement sur les
animaux. C’est ce qui fait dire à Aristote (Pol.,
liv. 1, chap. 5) que la chasse des bêtes fauves est naturelle et juste, parce
que l’homme reprend par là un droit qui lui appartient par nature. 2° Parce que
c’est une loi de la Providence que les êtres inférieurs soient gouvernés par
ceux qui leur sont supérieurs. Par conséquent, l’homme étant au-dessus de tous
les animaux, puisqu’il a été fait à l’image de Dieu, il était convenable que
les autres animaux fussent soumis à son empire. 3° Parce que ce droit résulte
de ce qui est propre à l’homme et de ce qui est propre aux autres animaux. Les
autres animaux ont une sorte de prudence qui leur sert pour quelques actes
particuliers, tandis que l’homme a une prudence universelle qui est la règle de
toutes les actions possibles. Or, ce qui n’existe que par participation doit
être soumis à ce qui existe par essence et universellement. D’où il est évident
que les autres animaux doivent naturellement être soumis à l’homme.
Article
2 : L’empire de l’homme se serait-il étendu sur toutes les créatures ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme n’aurait pas eu l’empire sur toutes les créatures.
Car l’ange est naturellement plus puissant que l’homme. Or, d’après saint
Augustin (De Trin., liv. 3, chap. 8),
la matière corporelle n’aurait pas obéi à la libre volonté des anges. Elle
aurait donc été encore moins soumise à l’homme dans l’état d’innocence.
Objection N°2.
Les forces naturelles qu’on remarque dans les plantes consistent dans la
faculté qu’elles ont de se nourrir, de se développer et de se reproduire. Or,
ces forces ne sont pas naturellement soumises à la raison, comme on le voit dans
l’homme où elles résident. Donc le domaine de l’homme étant proportionné à sa
raison, il semble que dans l’état d’innocence il ne dominait pas sur les
plantes.
Objection N°3.
Quiconque domine sur une chose la peut changer. Or, l’homme n’aurait pas pu changer
le mouvement des corps célestes. Il n’y a que Dieu qui le puisse, comme le dit
saint Denis (in Ep.
ad Polycarp.). Il n’avait donc pas puissance sur
eux.
Mais c’est le
contraire. Car il est dit dans la Genèse (1, 26) : Qu’il commande à toute créature (La Vulgate porte le mot terræ, au lieu du
mot creaturæ,
ce qui coupe court à toute difficulté, en excluant les anges.).
Conclusion
L’homme ne dominait pas sur les anges, mais sur les animaux ; il les commandait
et se servait des plantes et des êtres inanimés sans rencontrer le moindre
obstacle.
Il faut
répondre que tout est en quelque sorte dans l’homme (Les pythagoriciens
appelaient l’homme un petit univers, μικρός
κσυμος. Ce principe
revient souvent dans la philosophie ancienne.). C’est pourquoi comme il domine
les choses qui sont en lui, de même il exerce son empire sur celles qui sont au
dehors. Or, il y a dans l’homme quatre choses à considérer : la raison qui lui
est commune avec les anges ; les puissances sensitives qui lui sont communes
avec les animaux ; les forces naturelles qui sont ce qu’il a de commun avec les
plantes et le corps qui appartient à la classe des êtres inanimés. Or, la
raison est dans l’homme ce qui commande et non ce qui obéit ; par conséquent
dans l’état primitif l’homme ne commandait pas aux anges. Et quand l’Ecriture
dit : qu’il commandait à toute créature,
il faut entendre par là toute créature qui n’est pas à l’image de Dieu. Mais la
raison commande aux puissances sensitives, comme l’appétit irascible et
l’appétit concupiscible, puisqu’elles sont au-dessous d’elle. A ce titre le
premier homme donnait aussi ses ordres aux animaux. Quant aux forces naturelles
et au corps lui-même, il ne les dominait pas en les commandant, mais en en
faisant usage. Ainsi, dans l’état d’innocence, Adam ne commandait pas aux
plantes et aux choses inanimées et il n’avait pas le droit de les changer, mais
il pouvait se servir d’elles sans aucun obstacle.
La réponse à
toutes les objections est par là même évidente.
Article
3 : Tous les hommes auraient-ils été égaux dans l’état d’innocence ?
Objection
N°1. Il semble que les hommes dans l’état d’innocence auraient été tous égaux.
Car saint Grégoire dit (Pastor.,
part. 2, chap. 6) que là où il n’y a pas de péché il y a égalité. Or, dans
l’état d’innocence il n’y avait pas de péché. Donc tous les hommes étaient
égaux.
Réponse à
l’objection N°1 : Saint Grégoire, par ces paroles, a l’intention d’exclure
l’inégalité qui repose sur la différence qu’il y a entre la justice et le
péché, et c’est cette différence qui fait qu’il y a des hommes qui subissent le
joug de leurs semblables par châtiment (Depuis la chute il y a eu dans le genre
humain une nouvelle cause d’inégalité qui est sortie du péché lui-même. C’est
de cette cause que parle saint Grégoire, parce que la foi et la religion
peuvent l’affaiblir. Car c’est souvent le crime qui est cause que l’homme est
l’esclave de son semblable).
Objection N°2.
La ressemblance et l’égalité sont une raison d’amour réciproque, d’après ce mot
de l’Ecriture (Ecclésiastique, 13, 19)
: Tout animal aime son semblable et tout
homme son prochain. Or, dans l’état primitif la charité qui est le lien de
la paix eût été très ardente. Par conséquent tous les hommes auraient été
égaux.
Réponse à
l’objection N°2 : L’égalité est cause que l’amour est égal de part et
d’autre. Mais il peut y avoir entre des êtres inégaux plus de charité qu’entre
des êtres égaux, quoique ce ne soit pas de part et d’autre une affection égale
qui se corresponde. Car un père aime naturellement plus son fils que le frère
n’aime son frère, quoique le fils ne réponde pas à l’amour du père par un amour
égal au sien.
Objection N°3.
Quand la cause cesse, l’effet cesse aussi. Or, la cause de l’inégalité qui
existe actuellement entre les hommes semble provenir de Dieu, d’abord en ce
qu’il récompense les uns et punit les autres selon qu’ils le méritent, et
ensuite de la nature, en ce que les uns sont faibles et mal constitués, tandis
que les autres sont forts et qu’il ne leur manque aucun membre ; ce qui
n’aurait pas eu lieu dans l’état primitif.
Réponse à
l’objection N°3 : De la part de Dieu il pouvait y avoir une cause
d’inégalité non seulement en ce qu’il punissait les uns et récompensait les
autres, mais encore en ce qu’il élevait plus ceux-ci et moins ceux-là, afin de
faire briller tout particulièrement dans la société la beauté de l’ordre. Du
côté de la nature il pouvait aussi y avoir inégalité dans le sens que nous
l’avons expliqué, et il n’était pas nécessaire pour cela qu’elle fût sans
défaut.
Mais c’est le contraire.
Car saint Paul dit (Rom., 13, 1) : Les choses qui viennent de Die ont été
soumises à un ordre. Or, l’ordre paraît surtout consister dans l’inégalité.
Car saint Augustin dit (De civ. Dei,
liv. 19, chap. 13) : L’ordre est la disposition qui met chaque chose différente
à sa place. Il y aurait donc eu inégalité dans l’état primitif de l’homme,
puisque cet état aurait été le plus parfait de tous.
Conclusion Dans
l’état d’innocence il y aurait eu nécessairement inégalité, du moins entre
l’homme et la femme, et il aurait pu se faire que les hommes fussent pareillement
inégaux entre eux sous le rapport de l’âme comme sous le rapport du corps.
Il faut
répondre qu’il est nécessaire d’admettre que dans l’état d’innocence il y
aurait eu d’abord une différence de sexe, puisque cette différence est une
condition essentielle à la génération. Il y aurait eu aussi au même titre une
différence d’âge, puisque les hommes seraient nés les uns des autres. Sous le
rapport de l’âme il y aurait eu aussi une différence quant à la justice et
quant à la science. Car les œuvres de l’homme n’étant pas le résultat de la
nécessité, mais du libre arbitre, il peut s’appliquer avec plus ou moins
d’énergie à faire, à vouloir ou à connaître une chose, ce qui fait qu’il y en a
qui font plus de progrès que d’autres dans la vertu et la science. Sous le
rapport du corps il pouvait aussi y avoir inégalité. Car le corps humain
n’était pas absolument exempt des lois de la nature. Il pouvait recevoir des
agents extérieurs plus ou moins de secours, puisque sa vie matérielle était
soutenue par les aliments qu’il prenait. Rien n’empêche donc de dire qu’en
raison des différentes dispositions de l’air et de l’état des astres il y en
aurait eu qui se seraient trouvés plus robustes, ou plus grands, ou plus beaux,
ou mieux constitués que d’autres, sans que pour cela ceux qui auraient été
moins bien partagés eussent quelque défaut corporel ou quelque souillure dans
l’âme (On voit que toutes les causes d’inégalité ne peuvent être détruites qu’à
la condition de détruire l’espèce humaine elle-même.).
Article
4 : Dans l’état d’innocence l’homme était-il donné par l’homme ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme dans l’état d’innocence n’était pas dominé par
l’homme. Car saint Augustin dit (De civ.
Dei, liv. 19, chap. 15) : Dieu n’a pas voulu que l’homme fait à son image
dominât sur autre chose que sur les êtres déraisonnables ; l’homme ne dominait
pas sur l’homme, mais sur les animaux.
Objection N°2. Ce
qui a été introduit dans le monde en punition du péché n’aurait pas existé dans
l’état d’innocence. Or, la soumission de l’homme à l’homme a été la conséquence
delà peine du péché ; car il a été dit à la femme après son péché : Tu seras sous la puissance de l’homme (Gen., 3, 16).
Donc dans l’état d’innocence l’homme n’était pas soumis à l’homme.
Objection N°3.
La servitude est opposée à la liberté. Or, la liberté est un des principaux
biens qui ne pouvait manquer dans l’état d’innocence alors qu’on possédait tout
ce que la volonté droite pouvait désirer, selon l’expression de saint Augustin
(De civ. Dei, liv. 14, chap. 10).
Donc l’homme ne dominait pas l’homme dans l’état d’innocence.
Mais c’est le
contraire. La condition de l’homme, dans l’état d’innocence, n’était pas plus
noble que celle des anges. Or, parmi les anges il y en a qui dominent
sur les autres ; c’est pour ce motif qu’il y a un de leurs ordres qui porte le
nom de Domination. Il ne répugne donc
pas à la dignité de l’état d’innocence que l’homme ait dominé son semblable.
Conclusion La
servitude doit être la peine du péché ; dans l’état d’innocence l’homme
n’aurait donc pas dominé sur l’homme comme le maitre
sur son esclave ; mais celui qui aurait eu le plus de science et de vertu
aurait dirigé les autres dans leur propre intérêt.
Il faut répondre que le mot dominer peut s’entendre en deux sens
bien distincts. 1° Il peut signifier un état opposé à la servitude. C’est dans
ce sens qu’on donne le nom de maître à celui qui commande à des esclaves. 2° On
peut l’entendre d’une manière plus générale et lui faire signifier tout ce qui
a rapport à un sujet quelconque. Ainsi on donne le nom de seigneur à celui qui
est chargé de gouverner et de diriger des hommes libres. Si l’on prend le mot dominer dans le premier sens on ne peut
pas dire que dans l’état d’innocence l’homme aurait dominé sur l’homme ; mais
si on le prend dans le second, rien n’empêche d’admettre que cette espèce de
domination eût alors existé. La raison en est que l’homme libre est cause de
ses actes, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 1), tandis que l’esclave n’est qu’un instrument dont l’action se rapporte
à un autre. Ainsi on domine sur quelqu’un comme sur un esclave quand celui qui
le domine s’en sert pour son avantage personnel (Dans ce cas l’homme exploite
son semblable. Ce désordre est l’effet du péché, et il se manifeste dans des
proportions d’autant plus étendues que la société est plus vicieuse.). Et comme
chaque être recherche son bien propre et voit avec peine ce qui devrait lui
appartenir profiter exclusivement à un autre, il s’ensuit que cette espèce de
domination ne peut être qu’un châtiment pour ceux qui y sont soumis. C’est pour
ce motif que dans l’état d’innocence elle n’aurait pas eu lieu. — La domination
qui convient à un homme libre est celle qui a pour objet de diriger l’homme dans
son propre intérêt ou pour l’intérêt général. Cette espèce de domination aurait
existé pour deux raisons : 1° parce que l’homme est naturellement un être
sociable. Les hommes, dans l’état d’innocence, auraient donc vécu socialement.
Or, il n’y a pas de société possible entre plusieurs individus s’ils n’ont un
chef qui dirige les efforts de chacun pour le bien de tous. Car la multitude
tend par elle-même à une foule de buts, il lui faut un chef pour la ramener à
l’unité. C’est ce qui fait dire à Aristote que toutes les fois que plusieurs
individus tendent à une même fin, c’est qu’ils obéissent à un agent unique qui
les dirige comme leur chef. 2° C’est que si un homme l’eût emporté sur les
autres par la science et la vertu, c’eût été un mal qu’il n’eût pas employé au
profit des autres sa supériorité, d’après ces paroles de l’apôtre saint Pierre
(1 Pierre, 4, 10) : Chacun doit employer
au profit des autres la grâce qu’il a reçue. C’est ce qui fait dire à saint
Augustin (De civ. Dei, liv. 19, chap.
14) que les justes ne recherchent pas le commandement par envie de dominer,
mais pour donner aux ordres une bonne direction ; que tel est l’ordre naturel
que Dieu a primitivement prescrit à l’homme. — C’est ce qui rend évidente la
réponse à toutes les objections qui reposent sur la première manière d’entendre
le mot dominer.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.