Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 98 : De
ce qui a rapport à la conservation de l’espèce
Après
avoir parlé de l’âme et du corps du premier homme, nous avons à nous occuper
maintenant de ce qui a rapport à la conservation de son espèce. Nous traiterons
en premier lieu de la génération et en second lieu de la condition des enfants.
— A l’égard de la génération il y a deux questions à faire : 1° Dans l’état
d’innocence l’homme aurait-il engendré ? (Cette question a été traitée par
les Pères de l’Eglise et les docteurs les plus célèbres. Saint Grégoire de Nysse (De hom. opificio, chap. 17 et
22) et saint Jean Damascène sont d’un avis contraire à saint Thomas. Mais saint
Augustin expose le sentiment oppose (De gen. ad litt., liv. 9, chap.
8 et 10 ; Cont. Jul.
op. imperf.,
liv. 2, chap. 43 ; De civ. Dei, liv.
14, chap. 25 et 26). Saint Cyrille d’Alexandrie nie qu’il y ait eu un autre
mode de propagation (Cont. Jul., liv. 3). Pierre Lombard, saint Bonaventure et tous
les scolastiques sont à ce sujet du même sentiment que saint Thomas.) — 2° La
génération se serait-elle effectuée comme maintenant ?
Article
1 : Dans l’état d’innocence l’homme aurait-il engendré ?
Objection
N°1. Il semble que dans l’état d’innocence il n’y aurait pas eu génération. Car
la corruption est contraire à la génération, comme le dit Aristote (Phys., liv. 5, text.
51 ; liv. 8, text. 26). Or, les contraires se
rapportent au même objet. Ainsi, comme dans l’état d’innocence il n’y aurait
pas eu corruption il n’y aurait pas eu non plus génération.
Réponse à
l’objection N°1 : Le corps de l’homme dans l’innocence était lui-même
corruptible, mais l’âme pouvait le préserver de la corruption. C’est pour cette
raison que l’homme avait la faculté d’engendrer, comme d’ailleurs tous les
êtres corruptibles.
Objection N°2.
La génération a pour objet de conserver dans l’espèce ce qui ne peut se
conserver individuellement. C’est ce qui fait que pour les individus qui durent
éternellement il n’y a pas de génération. Or, dans l’état d’innocence l’homme
aurait vécu éternellement sans mourir. Donc il n’y aurait pas eu génération
dans cet état.
Réponse à
l’objection N°2 : Si dans l’état d’innocence la génération n’avait pas eu
pour fin la conservation de l’espèce, elle aurait eu du moins pour objet la
multiplication des individus.
Objection N°3.
Par la génération les hommes se multiplient. Or, quand les maîtres se
multiplient, pour qu’il n’y ait pas confusion dans leur domaine il est
nécessaire que leurs possessions soient divisées. L’homme ayant été établi le
maître des animaux, du moment où le genre humain se serait accru par la
génération, il aurait donc fallu que le domaine de l’homme fût partagé, ce qui
semble contraire au droit naturel d’après lequel, suivant saint Isidore (Etym., liv. 5,
chap. 4), tout est commun. Il n’y aurait donc pas eu génération dans l’état
d’innocence.
Réponse à
l’objection N°3 : Dans l’état actuel il est nécessaire à mesure que les
maîtres se multiplient de faire le partage de leurs biens, parce que la
communauté de possession est une occasion de discorde (Aristote réfute en cet
endroit la théorie de Platon sur la communauté des biens, par des raisonnements
victorieux, qui sont tout à fait applicables aux théories communistes qu’on a récemment
renouvelées des Grecs parmi nous.), comme le dit Aristote (Polit., liv. 2, chap. 5). Mais dans l’état d’innocence les volontés
des hommes auraient été réglées de telle sorte qu’ils auraient pu faire usage
en commun de toutes les choses renfermées dans leur domaine, chacun selon leurs
besoins, sans que pour cela ils aient été exposés à se quereller entre eux,
puisque nous voyons d’ailleurs une foule d’hommes de bien vivre ainsi de la
sorte.
Mais c’est le
contraire. Car il est dit dans la Genèse (1, 28) : Croissez et multipliez et remplissez la terre. Or, cette
multiplication ne pouvait avoir lieu que par voie de génération, puisque
primitivement Dieu n’avait créé que deux individus. Donc il y aurait eu
génération dans l’état primitif.
Conclusion Comme
dans les choses corruptibles il n’y a que l’espèce qui dure toujours et que
d’ailleurs tout être tend à se perpétuer, il s’ensuit que dans l’état
d’innocence il y aurait eu génération pour que le genre humain put se multiplier.
Il faut
répondre que dans l’état d’innocence il y aurait eu génération pour que le
genre humain pût se multiplier. Autrement il faudrait
regarder comme très nécessaire le péché de l’homme puisqu’il en serait résulté
un si grand bien. En effet il faut observer que l’homme par sa nature tient le
milieu entre les créatures corruptibles et celles qui ne le sont pas. Car son
âme est naturellement incorruptible, tandis que son corps a naturellement le
défaut contraire. Or, il est à remarquer que la nature ne se rapporte pas de la
même manière aux créatures corruptibles et à celles qui sont incorruptibles.
Ainsi elle tend directement et par elle-même à ce qui dure perpétuellement.
Pour ce qui n’existe que pendant un temps, elle ne semble pas en faire l’objet
de son but principal, mais elle le rapporte à une autre chose. Car s’il n’en
était pas ainsi, du moment où une chose n’existerait plus, le but de la nature
paraîtrait vain. Comme dans les choses corruptibles il n’y a rien que les
espèces qui durent perpétuellement, le bien de l’espèce est
l’objet principal que la nature se propose, et c’est pour sa conservation que
la génération a lieu. Quant aux substances incorruptibles, elles existent
toujours non seulement comme espèces, mais encore comme individus, et c’est ce
qui fait que dans ce cas la nature a principalement en vue les individus. C’est
pourquoi la génération convient à l’homme sous le rapport du corps qui est
corruptible par sa nature. Mais à l’égard de l’âme qui est incorruptible elle
ne peut être multipliée individuellement que par l’action propre et directe de
la nature ou plutôt de son auteur qui est le seul créateur des âmes. Ainsi donc
la génération qui a pour objet la multiplication du genre humain aurait existé
même dans l’état d’innocence.
Article
2 : La génération se serait-elle effectuée comme maintenant ?
Objection
N°1. Il semble que la génération effectuée comme maintenant n’aurait pas existé
dans l’état d’innocence. Car, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 2, chap. 11 et liv. 4,
chap. 25) : Le premier homme était dans le paradis terrestre comme un
ange. Mais dans le futur état de résurrection, quand les hommes seront comme
des anges, on ne se mariera ni on ne sera
marié (Matth.,
22, 30). Par conséquent, il n’y aurait pas eu de génération effectuée comme
maintenant au paradis.
Réponse
à l’objection N°1 : Dans le paradis, l’homme aurait été comme un ange en
raison de la spiritualité de son esprit, mais aussi un animal par son corps.
Après la résurrection, l’homme sera comme un ange, spiritualisé en son âme et
en son corps. Il n’y a donc pas de parité.
Objection
N°2. Nos premiers parents ont été créés à l’âge du développement parfait. Donc,
si la génération effectuée comme maintenant avait existé avant le péché, il y
aurait eu des commerces charnels au paradis même ; ce qui n’est pas le cas
selon l’Ecriture.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt.,
liv. 9, chap. 4), nos premiers parents ne se sont pas unis au paradis, parce
qu’à cause du péché, ils ont été promptement expulsés du paradis après la
création de la femme ; ou parce qu’ils attendaient de l’autorité divin
qu’elle détermine un temps pour qu’ils s’unissent, après avoir reçu un
commandement divin général au sujet de la génération.
Objection N°3. Dans le commerce charnel, l’homme, plus qu’ailleurs,
devient comme les bêtes, à cause des délices véhémentes qu’il y éprouve. C’est
pourquoi la continence, au moyen de laquelle l’homme résiste à de tels plaisirs,
est digne d’éloges. Or, l’homme est comparé aux bêtes à cause du péché, d’après
le Psalmiste (Ps. 48, 21) : L’homme, lorsqu’il était en honneur, n’a
point compris ; il a été comparé aux bêtes sans raison et il leur est
devenu semblable. Par conséquent, avant le péché, il n’y aurait pas eu de
commerce charnel entre l’homme et la femme.
Réponse
à l’objection N°3 : Les bêtes n’ont pas de raison. Ainsi, l’homme devient
comme elles quand il a un commerce charnel, car il ne peut pas modérer l’ardeur
de la concupiscence par la raison. Dans l’état d’innocence, rien ne se serait
produit qui n’aurait pas été réglé par la raison, non pas parce que les délices
charnels auraient été moindres, comme certains le disent (au contraire plutôt,
car les délices sensibles auraient été plus grandes en rapport avec la plus
grande pureté de la nature et de la plus grande sensibilité du corps), mais
parce que la force de la concupiscence ne se serait pas fixé si excessivement
sur un tel plaisir, la raison la freinant. Or, la fonction de la raison n’est
pas de diminuer le plaisir sexuel, mais d’empêcher que la concupiscence y fixe
sa fin avec excès. Par « avec excès », je signifie par là dépasser
les limites de la raison ; comme quand une personne sobre n’éprouve pas
moins de plaisir dans la nourriture prise avec modération qu’un glouton, mais
sa concupiscence, elle, persiste moins dans de tels plaisirs. C’est ce que saint Augustin veut dire (fin du corps de
l’article) par les mots cités, qui n’excluent pas l’intensité du plaisir dans
l’état d’innocence, mais l’ardeur de ce même désir et l’agitation de l’esprit.
Par conséquent, la continence n’aurait pas été digne d’éloge dans l’état
d’innocence, tandis qu’elle l’est dans notre état présent, non pas parce
qu’elle empêche la fécondité, mais parce qu’elle exclut les désirs désordonnés.
Dans cet état, la fécondité aurait été sans luxure.
Objection
N°4. Il n’y aurait pas eu de corruption dans l’état d’innocence. Or,
l’intégrité virginale est corrompue par le commerce charnel. Donc, il n’y
aurait pas eu une telle chose dans l’état d’innocence.
Réponse
à l’objection N°4 : Comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 14, chap. 26) : Dans cet état, le commerce
charnel aurait été sans préjudice pour l’intégrité virginale de la femme, qui
serait demeurée intacte, comme elle l’est dans le cas de la menstruation. Et,
comme en donnant la vie, ce ne sont pas les gémissements de douleur, mais la maturité qui
aurait soulagé le sein de la femme ; ainsi, en concevant, l’union était une,
non pas par un désir lubrique, mais par action délibérée.
Mais
c’est le contraire. Dieu a créé l’homme et la femme avant le péché, comme il
est dit (Gen., chap. 1 et 2). Or, nulle chose n’est
vaine dans les œuvres de Dieu. Par conséquent, même si l’homme n’avait pas
péché, il y aurait eu un tel commerce, pour lequel la différence des sexes
existe.
De
plus, la Genèse dit (chap. 2) que la femme a été créée pour être l’aide de
l’homme. Or, elle ne peut y arriver, en dehors de la génération, parce qu’un
autre homme aurait été une aide plus efficace pour tout le reste. La génération
se serait donc effectuée de la même manière dans l’état d’innocence.
Conclusion
Les membres naturels ont été faits pour la génération, qui aurait existé même
dans l’état d’innocence pour engendrer les générations futures, non par la seule
vertu divine, mais par l’union du mari et de la femme, sans y trouver toutefois
tous les désordres de la chair.
Il
faut répondre que certains anciens Docteurs, en considérant la laideur de la
concupiscence en ce qui concerne la génération dans l’état actuel, ont conclu
que dans l’état d’innocence la génération n’aurait pas été effectuée de la même
manière qu’actuellement. Ainsi saint Grégoire de Nysse
(De homine,
chap. 17) dit que dans le paradis la race humaine se serait multipliée par
d’autres moyens, comme les anges l’ont été sans commerce charnel par l’action
de la puissance divine ; et il ajoute que Dieu a créé l’homme et la femme
avant le péché, et qu’il prévoyait le mode de génération qui prendrait place
après le péché, qu’il voyait à l’avance. Mais ce sentiment n’est pas
raisonnable. Car ce qui est naturel à un homme n’a été ni acquis ni perdu par
le péché. Or, il est manifeste que la génération telle qu’elle s’effectue
maintenant est naturelle à l’homme en raison de sa vie animale, qu’il possédait
même avant le péché, ainsi que nous l’avons déjà dit (quest. préc.,
art. 3), qui est aussi naturelle pour les autres animaux parfaits, comme les
membres corporels correspondants le rendent évident. Ainsi, nous ne pouvons pas
soutenir que ces membres n’auraient pas eu d’utilisation naturelle, contrairement
aux autres membres, avant le péché. Par conséquent, en ce qui concerne la
génération comme elle s’effectue maintenant, il y a deux choses à considérer
dans l’état actuel. La première, qui vient de la nature, est l’union de l’homme
et de la femme. Car il y a dans chaque acte de génération un principe actif et
un principe passif. Pour cette raison, puisque partout où il y a distinction de
sexe, le principe actif est masculin et le principe passif féminin ;
l’ordre de la nature exige qu’il y ait union du mâle et de la femelle pour
accomplir l’acte de génération. La seconde chose que l’on doit remarquer est
une certaine laideur due à une concupiscence excessive, qui n’aurait pas
existée dans l’état d’innocence, quand les puissances inférieures étaient
entièrement soumises à la raison. C’est pourquoi saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 14, chap. 26) :
Nous devons éviter de présumer qu’une descendance pouvait être engendrée sans
concupiscence. Tous les membres du corps auraient été également mus par la
volonté, sans motivation sensuelle ou licencieuse, mais avec la sérénité de
l’âme et du corps.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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