Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 99 : De la condition des enfants par rapport aux corps

 

          Après avoir parlé de la conservation de l’espèce par la génération, nous avons maintenant à nous occuper de la condition des enfants qui auraient été alors engendrés. Nous en parlerons : 1° par rapport au corps ; 2° par rapport à la justice ; 3° par rapport à la science. — Par rapport au corps deux questions sont à faire : 1° Dans l’état d’innocence les enfants auraient-ils eu immédiatement après leur naissance tout leur développement corporel ? (Saint Augustin a laissé cette question douteuse. La plupart des théologiens scolastiques l’ont traitée et l’ont résolue dans le sens de saint Thomas.) — 2° Auraient-ils été de différents sexes ? (Cette question paraît étrange ; mais l’hérésie n’ayant pas craint de la poser et de la résoudre dans un sens funeste, saint Thomas entre à ce sujet dans tous les détails les plus minutieux, parce qu’il tient à ne pas laisser une seule erreur sans réponse.)

 

Article 1 : Dans l’état d’innocence les enfants auraient-ils eu immédiatement après leur naissance tout leur développement corporel, comme un homme fait ?

 

          Objection N°1. Il semble que dans l’état d’innocence les enfants auraient pu jouir, immédiatement après leur naissance, du libre mouvement de leurs membres. Car saint Augustin dit (Lib. de bapt. parv., liv. 1, chap. 38) que la faiblesse corporelle qui se manifeste dans l’enfant est en harmonie avec la faiblesse de son esprit. Or, dans l’état d’innocence il n’y aurait pas eu d’infirmité intellectuelle. Donc il n’y aurait pas eu non plus dans les enfants une faiblesse de corps analogue à celle qui existe maintenant.

Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin parle en cet endroit de l’infirmité corporelle qui existe maintenant dans les enfants, même relativement aux actes qui sont de leur âge. Car l’illustre docteur dit dans la phrase précédente qu’en présence du sein de leur mère ils pleurent de besoin plutôt que de se satisfaire.

 

Objection N°2         . Il y a des animaux qui peuvent se servir de leurs membres aussitôt après qu’ils sont nés. Or, l’homme est plus noble que les autres animaux. Donc il était plus naturel pour lui que pour tout autre de se servir librement, immédiatement après sa naissance, de tous ses membres, et s’il ne lui est pas possible de le faire maintenant on ne peut voir en cela que le châtiment de son péché.

Réponse à l’objection N°2 : S’il y a des animaux qui peuvent immédiatement après leur naissance faire usage de leurs membres, cela ne tient pas à la perfection de leur nature, puisqu’il y a des animaux plus parfaits qui n’ont pas cet avantage, mais cela tient à la sécheresse du cerveau. D’ailleurs cela peut tenir aussi à l’imperfection des actes qui leur sont propres et qui ne demandent pour être produits qu’une puissance très restreinte.

 

Objection N°3. L’impossibilité d’atteindre une chose qui ferait plaisir est une cause de chagrin. Or, si les enfants n’avaient pas eu la faculté de mouvoir librement leurs membres, ils auraient été souvent dans l’impossibilité d’atteindre ce qui aurait pu leur être agréable. Ils auraient donc eu du chagrin, ce qui ne pouvait avoir lieu avant le péché. Donc dans l’état d’innocence les enfants n’auraient pas été privés de la faculté de se mouvoir.

 

Objection N°4. Les défauts de la vieillesse semblent correspondre à ceux de l’enfance. Or, dans l’état d’innocence on n’aurait pas éprouvé les défauts de la vieillesse ; on n’aurait donc pas non plus connu ceux de l’enfance.

Réponse à l’objection N°4 : Dans l’état d’innocence l’homme aurait été engendré, mais il ne serait pas tombé en dissolution. C’est pourquoi il aurait pu avoir les défauts de l’enfance qui sont une conséquence de la génération, mais il n’aurait pas connu ceux de la vieillesse qui sont les avant-coureurs de la corruption.

 

Mais c’est le contraire. En effet, tout être engendré est imparfait avant d’être parfait. Or, dans l’état d’innocence les enfants auraient été produits par voie de génération. Donc ils auraient été d’abord imparfaits sous le rapport de la grandeur et de la force de corps.

 

Conclusion Dans l’état d’innocence les enfants n’auraient pas eu immédiatement après leur naissance la faculté de mouvoir leurs membres pour produire toutes les œuvres dont un homme mûr est capable ; ils auraient eu seulement la force de produire les actes qui sont en rapport avec les besoins de leur âge ; c’est du moins ce que la nature nous apprend, et l’Ecriture ne contredit en rien son témoignage.

Il faut répondre que nous tenons de la foi seule la connaissance des choses surnaturelles, et ce qui est de foi nous est manifesté par l’autorité. Par conséquent, nous devons nous en rapporter aux lois de la nature pour toutes les choses qui sont en dehors de la science surnaturelle que l’autorité divine nous a transmises. Or, il est évidemment conforme aux lois de la nature humaine que les enfants n’aient pas Immédiatement après leur naissance la faculté de mouvoir leurs membres. Car l’homme a naturellement le cerveau plus développé relativement au reste du corps que les autres animaux. D’où il résulte qu’en raison de l’extrême humidité du cerveau des enfants, leurs nerfs qui sont les instruments du mouvement ne sont pas propres à mouvoir leurs membres. D’un autre côté aucun catholique ne doute que Dieu n’ait pu donner aux enfants, immédiatement après leur naissance, la faculté de mouvoir librement leurs membres (Comme l’observe saint Augustin, Dieu pouvait donner immédiatement à l’homme sa taille ordinaire (loc. cit.), mais il ne s’agit pas ici de ce qui est possible à la puissance divine, il s’agit seulement de ce qui devait être selon l’ordre de la nature.). L’Ecriture nous apprend d’ailleurs que Dieu a fait l’homme droit, et d’après saint Augustin cette rectitude consistait dans la soumission parfaite du corps à l’égard de l’âme. Ainsi donc comme dans l’état primitif de l’homme il ne pouvait rien y avoir dans ses membres qui fût en opposition avec la raison, de même ses membres ne devaient pas faire défaut à la volonté qui les dominait. Mais la volonté droite de l’homme ne pouvant se rapporter qu’à des actes convenables, et la convenance des actes variant selon l’âge des individus, on doit donc conclure que les enfants, immédiatement après leur naissance, n’auraient pas eu les forces nécessaires pour produire les mêmes actes qu’un homme fait, mais ils auraient pu faire toutes les actions propres à leur âge. Ainsi ils auraient pu d’eux-mêmes prendre le sein de leur mère, en exprimer le lait, etc.

La réponse à la troisième objection est évidente d’après ce que nous avons dit (dans le corps de l’article.), ou bien on peut dire que leur volonté droite n’aurait désiré que ce qui aurait été conforme à leur état.

 

Article 2 : Les enfants auraient-ils été de différents sexes ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il n’y aurait pas eu dans l’état primitif d’enfants du sexe féminin. Car Aristote dit (De Gen. anim., liv. 2, chap. 3) que la femelle n’est qu’un être imparfait qui est produit contrairement à l’intention de la nature. Or, dans cet état la génération de l’homme n’aurait rien pu produire qui ne fût naturel. Donc aucun enfant n’aurait été du sexe féminin.

Réponse à l’objection N°1 : On dit que la femelle est imparfaite parce qu’elle est produite contrairement à l’intention de la nature en particulier, mais non contrairement à l’intention de la nature en général, comme nous l’avons dit (quest. 19. art. 1).

 

Objection N°2. Tout être générateur engendre son semblable à moins qu’il n’en soit empêché par l’imperfection de sa puissance ou par un défaut de disposition dans la matière, comme un petit feu ne peut brûler du bois vert. Or, dans la génération la force active est dans le mâle. Par conséquent, comme dans l’état d’innocence il n’y aurait eu de défauts ni sous le rapport de la puissance active ni sous le rapport de la puissance passive qui réside dans la femme, tous les enfants auraient été du sexe masculin.

Réponse à l’objection N°2 : La production de la femelle ne provient pas seulement des causes que l’objection énumère. Aristote en reconnaît lui-même d’autres (De Gen. anim., liv. 4, chap. 2), et il désigne en particulier plusieurs accidents extrinsèques (Il parle en particulier de l’influence des divers vents, du vent du nord et du vent du midi. Mais la cause véritable de ce phénomène est encore inconnue à la science actuelle, quoiqu’il semble que l’âge relatif des parents exerce quelque influence à cet égard (Muller, Manuel de Physiologie, t. 2, p. 759).). On pourrait dire aussi qu’elle est quelquefois l’effet de l’âme qui, en raison de ses idées, peut exercer une certaine influence sur le corps. Cette dernière raison eût été surtout applicable à l’état d’innocence quand le corps était alors absolument soumis à l’âme. Or, la différence des sexes aurait été la conséquence de la volonté du père.

 

Objection N°3. Dans l’état d’innocence la génération avait pour objet de multiplier les hommes. Or, puisque le premier homme et la première femme devaient vivre éternellement, ils auraient pu suffire à la multiplication de l’espèce, et il n’était pas nécessaire qu’ils missent au monde des filles.

Réponse à l’objection N°3 : Les enfants auraient vécu de la vie animale qui comprend la faculté d’engendrer aussi bien que la faculté de se nourrir d’aliments. Par conséquent il était convenable qu’il n’y eût pas que le premier homme et la première femme qui eussent engendré. Cette vertu devait être commune à tous leurs descendants, et c’est ce qui porte à croire qu’il y aurait eu autant d’hommes que de femmes (Cette égalité de répartition existe d’ailleurs à peu près maintenant : c’est une chose dont on obtient la preuve en opérant, non sur quelques familles, mais sur de grands nombres (Muller, ibid.).

 

Mais c’est le contraire. Car la nature aurait procédé dans la génération conformément à ce que Dieu l’avait faite en la créant. Or, la Genèse nous apprend (2, 2) qu’il avait fait un homme et une femme et qu’il avait ainsi formé la nature humaine. Il y aurait donc eu dans l’état d’innocence comme maintenant des enfants de différents sexes.

 

Conclusion La diversité des sexes étant une condition de la perfection de la nature humaine, la génération dans l’état d’innocence aurait produit des enfants de l’un et de l’autre sexe.

Il faut répondre que dans l’état d’innocence il ne devait rien manquer de ce qui appartient à l’essence et à la perfection de la créature humaine. Car comme il faut pour la perfection de l’univers des êtres de divers degrés, de même la perfection de la nature humaine requiert la différence des sexes. C’est pourquoi dans l’état d’innocence la génération aurait produit des enfants de l’un et de l’autre sexe.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.