Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 100 : De
la condition des enfants par rapport à la justice
Nous
avons maintenant à examiner quelle eût été la condition des enfants par rapport
à la justice. — A cet égard deux questions se présentent : 1° Les hommes
seraient-ils nés dans la justice ? (Saint Thomas établit que les enfants
seraient nés dans le même état de grâce et de justice que le premier homme a
été créé. Saint Paul paraît exprimer cette même pensée, quand il dit (Rom., 11, 16) : Si la racine est sainte, les branches le sont aussi. Le concile de
Trente suppose cette doctrine, quand il dit que par son péché Adam a perdu la
sainteté et la justice pour lui et pour nous ; ce qui indique que nous aurions
eu sans cela ses dons : Si quis Adæ prævaricationem
sibi soli elnon ejus propagini asserit nocuisse ; acceptam à Deo sanctitatem et justitiam quam perdidit sibi soli, et non nobis cum perdidisse… anathema sit.) — 2°
Auraient-ils été confirmés dès leur naissance dans cet état au point d’y être
inébranlables ? (Cette question grave revient à celle-ci : les descendants
d’Adam auraient-ils été soumis à l’épreuve ?)
Article
1 : Les hommes seraient-ils nés avec la justice ?
Objection
N°1. Il semble que les hommes ne seraient pas nés avec la justice. Car Hugues
de Saint-Victor (De Sacr.,
liv. 1, part, 6, chap. 24) dit que le premier homme avant son péché aurait
engendré des enfants qui auraient été à la vérité sans péché, mais qui n’auraient
pas été les héritiers de la justice de leur père.
Réponse à
l’objection N°1 : Les paroles de Hugues de Saint-Victor ne doivent pas
s’entendre de la justice habituelle, mais de la justice actuelle (D’après
Hugues de Saint-Victor, les enfants auraient possédé la justice d’une manière
habituelle, comme ils possèdent le libre arbitre dont ils ne peuvent faire
usage et qu’ils ne peuvent rendre actuel, pour parler la langue de l’école, que
quand ils sont développés, et qu’ils arrivent à l’âge de raison.).
Objection N°2.
La justice est l’effet de la grâce, comme le dit saint Paul (Rom., chap. 5). Or, la grâce ne se
transmet pas, parce que si elle se transmettait elle serait naturelle ; il n’y
a que Dieu qui la donne. Donc les enfants ne seraient pas nés avec la justice.
Réponse à
l’objection N°2 : Il y en a qui disent que les enfants ne seraient pas nés
avec la justice gratuite qui est le principe du mérite, mais avec la justice
originelle. Mais la racine de la justice originelle dans laquelle l’homme a été
créé consistant dans la soumission surnaturelle de la raison envers Dieu,
soumission qui est l’effet de la grâce sanctifiante, comme nous l’avons dit
(quest. 95, art. 1), il est nécessaire de reconnaître que si les enfants sont
nés dans la justice ils sont nés aussi avec la grâce, c’est-à-dire dans l’état
où nous avons dit (quest. 95, art. 1) que le premier homme a été créé. La grâce
n’aurait pas été pour cela une chose naturelle, parce qu’elle n’aurait pas été
transmise à l’homme par voie de génération, mais elle lui aurait été conférée aussitôt
qu’il aurait reçu une âme raisonnable, de la même manière que Dieu lui accorde
aujourd’hui cette âme dès que le corps est convenablement formé pour la
mouvoir, ce qui n’a pas lieu par transmission.
Objection N°3.
La justice est dans l’âme. Or, l’âme ne se produit pas par transmission. Donc
les parents n’auraient pas pu non plus transmettre à leurs enfants la justice
qui était en eux.
Mais c’est le
contraire. Car saint Anselme dit (De
concept. Virg., chap. 10) : Les enfants auraient
été justes aussitôt qu’ils auraient eu une âme raisonnable, si leur père n’avait
péché.
Conclusion Puisque
le semblable engendre son semblable, et que dans l’état d’innocence il ne
pouvait rien y avoir d’anormal, tous les hommes devaient nécessairement naître
avec la justice originelle dont la Providence eût gratifié toute l’espèce
humaine.
Il faut
répondre que l’homme engendre naturellement son semblable sous le rapport de l’espèce.
Par conséquent il faut que pour tous les accidents qui sont une conséquence de
l’espèce, les enfants ressemblent aux parents, à moins d’une déviation dans les
fonctions de la nature, ce qui ne pouvait arriver dans l’état d’innocence. Mais
pour les accidents propres aux individus il n’est pas nécessaire que les
enfants ressemblent aux parents. Or, la justice originelle dans laquelle le
premier homme fut créé était un accident qui se rattachait à la nature de l’espèce,
non qu’il eût pour causes les principes constitutifs de l’espèce elle-même,
mais uniquement parce que c’était un don que Dieu avait fait à la nature ou à l’humanité
entière. En effet, les contraires sont toujours du même genre. Or, le péché
originel, qui est le contraire de la justice originelle, est appelé le péché de
la nature, et c’est pour cela qu’il se transmet du père à ses descendants. Les
enfants auraient donc été également assimilés à leurs pères relativement à la
justice originelle.
La réponse à la
troisième objection est par là même évidente.
Article
2 : Les enfants nés dans l’état d’innocence auraient-ils été confirmés dans la
justice immédiatement après leur naissance ?
Objection
N°1. Il semble que dans l’état d’innocence les enfants seraient nés affermis
dans la justice. Car à l’occasion de ces paroles de Job (chap. 3) : Je reposerais dans mon sommeil, saint
Grégoire dit (Moral., liv. 4, chap.
28) : Si la souillure du péché n’avait corrompu le premier homme, il n’aurait
pas engendré des enfants de colère. Mais ceux qui doivent être maintenant
sauvés par le Rédempteur seraient nés avec leur caractère d’élus. Donc tous les
hommes seraient nés affermis dans la justice.
Réponse à
l’objection N°1 : Si Adam n’eût pas péché il n’aurait pas engendré de
lui-même des enfants de damnation, c’est-à-dire qu’ils n’auraient pas reçu de
lui la souillure qui est la cause de la réprobation. Néanmoins ils auraient pu
devenir des enfants de colère en faisant mauvais usage de leur libre arbitre.
Ou bien s’ils n’étaient devenus enfants de colère, ce n’eût pas été parce
qu’ils étaient affermis dans la justice, mais c’eût été par l’effet de la
providence divine qui les aurait conservés purs de tout péché.
Objection N°2.
Saint Anselme dit (Cur Deus homo, liv. 2, chap. 18) : Il
semble que si nos premiers parents avaient vécu de manière à ne pas succomber à
la tentation, ils auraient été affermis dans le bien avec toute leur race au
point de ne pouvoir plus pécher désormais. Donc les enfants seraient nés
affermis dans la justice.
Réponse à
l’objection N°2 : Saint Anselme n’est pas affirmatif sur ce point, il
exprime seulement une opinion. Car il emploie cette locution : Il semble que si…
Objection N°3.
Le bien est plus puissant que le mal. Or, en raison du péché du premier homme
tous ses descendants ont été dans la nécessité de pécher aussi. Donc si le
premier homme eût été inébranlable dans le bien ses descendants auraient été
dans la nécessité d’observer aussi la justice.
Réponse à
l’objection N°3 : Cette raison n’est pas concluante bien qu’elle ait paru
avoir touché saint Anselme, comme on le voit par ses propres paroles. Car le
péché du premier homme ne met pas ses descendants dans la nécessité de pécher
aussi ; cette nécessité n’existe que chez les damnés. Par conséquent, s’il
fût resté fidèle il ne les aurait pas mis non plus dans la nécessité absolue de
ne pouvoir pécher, il n’y a que les bienheureux qui soient en cet état.
Objection N°4.
L’ange, en s’attachant à Dieu au moment où les autres péchaient, a été
immédiatement confirmé dans la justice au point de ne pouvoir plus pécher
désormais. Donc l’homme aurait été également affermi dans le bien s’il eût
résisté à la tentation, et il eût engendré les autres dans l’état où il aurait été
lui-même. Par conséquent ses enfants seraient nés affermis dans la justice.
Réponse à
l’objection N°4 : Il n’y a pas de ressemblance sous ce rapport entre l’homme
et l’ange. Car l’homme a un libre arbitre qui est
changeant avant comme après que son choix est fait. Mais il n’en est pas de
même de l’ange, comme nous l’avons dit (quest. 64, art. 2).
Mais c’est le
contraire. Saint Augustin dit (De civ.
Dei, liv. 14, chap. 10) : « Alors toute la société humaine eût été
heureuse, si nos premiers ancêtres n’avaient transmis leur faute à leurs
descendants et si aucun de leurs enfants n’avait commis de péché qui méritât
damnation. » D’où nous devons penser que, quand même les premiers hommes n’auraient
pas péché, il aurait toujours pu se faire que quelques-uns de leurs descendants
péchassent. Ce qui prouve qu’ils n’auraient pas été affermis
dans la justice dès leur naissance.
Conclusion L’homme
est inébranlablement affermi dans la justice par la pure vision de Dieu, dont
nos ancêtres n’auraient pu jouir tant qu’ils auraient engendré, par conséquent
leurs enfants n’auraient pu naître dans l’état d’innocence affermis de la sorte
dans le bien.
Il faut répondre qu’il ne semble pas
possible que les enfants dans l’étal d’innocence fussent nés confirmés dans la
justice. Car il est évident que les enfants à leur naissance ne pouvaient avoir
plus de perfection que leurs parents dans l’état de génération. Or, les parents
tant qu’ils auraient engendré n’auraient pas été confirmés dans la justice. Car
la créature raisonnable est affermie dans la justice par le bonheur que lui
procure la vision claire de Dieu. Quand elle le voit, elle ne peut s’empêcher
de s’attacher à lui, puisqu’il est l’essence même de la bonté que tous les
êtres recherchent et aiment en tout et dont personne ne peut se détourner. Je
parle toutefois selon la loi commune ; car par un privilège spécial il peut en
arriver autrement, comme on le voit de la Vierge, mère de Dieu. Mais aussitôt
que Adam serait parvenu à cette béatitude et qu’il aurait vu Dieu dans son
essence, il serait devenu spirituel de corps et d’esprit ; la vie animale
aurait cessé en lui et par conséquent il n’aurait plus engendré. Donc il est
évident que les enfants ne seraient pas nés affermis dans la justice (Notre
salut n’aurait donc pas été certain, quand même Adam n’eût pas prévariqué. Nous
aurions pu pécher nous-mêmes, et dans ce cas aurions-nous pu compter sur la
miséricorde divine qui a suivi la faute de notre premier père ? D’après saint
Thomas, les enfants de celui qui serait tombé auraient été engendrés dans un
péché originel, de sorte qu’en péchant nous ne nous serions pas seulement nuis
à nous-mêmes, mais nous aurions fait tort à tous nos descendants (Voy. De malo, quest. 5. art. 4 ad 8, t. XV.
édit. Venet.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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