Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 101 : De
la condition des enfants par rapport à la science
Après
avoir parlé de la condition des enfants par rapport à la justice, nous avons à
nous occuper de leur condition par rapport à la science. — A cet égard deux
questions se présentent : 1° Les enfants seraient-ils nés parfaits sous le
rapport de la science ? (Cet article et le suivant sont le développement de
ceux qui précèdent. Ils achèvent d’établir la différence qu’il y a entre la
nature intègre et la nature déchue.) — 2° Auraient-ils eu immédiatement après
leur naissance le plein usage de leur raison ?
Article
1 : Dans l’état d’innocence les enfants seraient-ils nés parfaits sous le
rapport de la science ?
Objection
N°1. Il semble que dans l’état d’innocence les enfants seraient nés parfaits
sous le rapport de la science. Car Adam eût engendré des enfants semblables à
lui. Or, Adam était parfait sous le rapport de la science, comme nous l’avons
dit (quest. 94, art. 3). Par conséquent les enfants qui seraient nés de lui
auraient eu également une science parfaite.
Réponse à
l’objection N°1 : La perfection d’Adam sous le rapport de la science était
un accident individuel dans le sens qu’il avait reçu ce privilège en sa qualité
de père du genre humain tout entier, parce qu’il devait instruire ses
descendants. Il ne devait donc pas engendrer des enfants qui fussent semblables
à lui sous ce rapport, mais seulement par rapport aux accidents naturels ou
gratuits qui étaient propres à sa nature entière.
Objection N°2.
L’ignorance est un effet du péché, comme le dit Bède à l’occasion de ces
paroles de saint Paul : C’est pourquoi tu
es inexcusable, (Rom., 2, 1). Or
l’ignorance est la privation de la science. Donc les enfants qui seraient nés
avant le péché auraient possédé toute science immédiatement après leur
naissance.
Réponse à
l’objection N°2 : L’ignorance est la privation de la science que l’on
devrait avoir à une époque donnée ; ce qui n’aurait pas eu lieu dans les enfants
qui venaient de naître. Car ils auraient eu la science qui convenait à leur
âge, par conséquent on n’aurait pas pu dire qu’ils étaient ignorants. Il y
aurait eu en eux un défaut de science analogue à celui que saint Denis
reconnaît pour certaines choses dans les anges eux-mêmes (De cœl. hier., chap. 6).
Objection N°3.
Les enfants auraient été justes immédiatement après leur naissance. Or, la
justice requiert la science qui dirige l’homme dans ses actions. Donc ils
auraient eu du moins cette science.
Réponse à
l’objection N°3 : Les enfants auraient eu la science suffisante pour se
conduire conformément à la justice, ils auraient mieux possédé que maintenant
les principes universels du droit qui nous sont naturellement connus. Il en eût
été de même des autres principes généraux.
Mais c’est le
contraire. Car notre âme est naturellement comme une table rase sur laquelle il
n’y a rien d’écrit, selon l’expression d’Aristote (De animâ, liv. 3, text.
14). Or, la nature de l’âme est aujourd’hui la même qu’elle aurait été alors.
Donc les âmes des enfants auraient été d’abord sans connaissance.
Conclusion Il
est naturel à l’homme de s’instruire au moyen des sens ; les enfants qui
seraient nés dans l’état d’innocence n’auraient donc pas été immédiatement
parfaits sous le rapport de la science, mais ils n’auraient pas eu de peine
pour s’instruire à mesure qu’ils auraient vieilli.
Il faut
répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 99, art. 1), quand il s’agit de
choses surnaturelles on ne doit croire qu’à l’autorité. Et quand l’autorité ne
se prononce pas, il faut s’en rapporter à ce que dit la nature. Or, il est
naturel à l’homme de s’instruire au moyen des sens, comme nous l’avons dit
(quest. 55, art. 2, et quest. 84, art. 6). L’âme est unie au corps parce qu’elle
a besoin de lui pour ses propres fonctions ; ce qui n’aurait pas lieu si elle
ne recevait dès le principe ses connaissances au moyen des facultés sensitives.
C’est pourquoi il faut reconnaître que dans l’état d’innocence les enfants ne
seraient pas nés parfaits sous le rapport de la science, mais ils l’auraient
acquise facilement avec le temps, soit par eux-mêmes, soit avec le secours des
maîtres qui la leur auraient enseignée.
Article
2 : Les enfants auraient-ils eu immédiatement après leur naissance le plein
usage de leur raison ?
Objection
N°1. Il semble que dans l’état d’innocence les enfants auraient eu
immédiatement après leur naissance le plein usage de leur raison. Car
maintenant les enfants n’ont pas le plein usage de leur raison, parce que l’âme
est appesantie par le corps. Or, il n’en était pas alors ainsi. Car, comme le
dit la Sagesse (9, 15), le corps qui est
corrompu appesantit l’âme. Donc avant le péché et la corruption qui en a
été la suite, les enfants immédiatement après leur naissance auraient eu le
plein usage de leur raison.
Réponse à
l’objection N°1 : L’appesantissement de l’âme est l’effet de la corruption
du corps, en ce sens qu’il entrave l’action de la raison par rapport aux choses
qui sont propres à l’homme dans ses différents âges.
Objection N°2.
Il y a des animaux qui aussitôt qu’ils sont nés font usage de leur instinct
naturel ; ainsi l’agneau fuit le loup immédiatement. Donc à plus forte raison
dans l’état d’innocence les hommes auraient-ils eu le plein usage de leur raison.
Réponse à
l’objection N°2 : L’instinct naturel des animaux n’est pas aussi développé
immédiatement après leur naissance que plus tard. Ainsi les oiseaux apprennent
à leurs petits à voler, et dans les autres animaux on pourrait trouver des
faits analogues. Toutefois il y a dans l’homme un obstacle particulier au
développement immédiat de toutes ses facultés intellectuelles, c’est l’humidité
extrême du cerveau, comme nous l’avons dit (quest. 99, art. 1).
Mais c’est le
contraire. Car pour tous les êtres qui sont engendrés la nature va de
l’imparfait au parfait. Donc les enfants n’auraient pas eu immédiatement dès le
commencement le plein usage de leur raison.
Conclusion Dans
l’état d’innocence les enfants n’auraient pas eu immédiatement après leur
naissance le plein usage de leur raison, mais ils n’auraient eu que l’intelligence
nécessaire aux actions propres à leur âge, parce que leur cerveau aurait eu
trop peu de consistance pour être capable d’idées plus sérieuses.
Il faut répondre que, comme nous l’avons
dit (quest. 84, art. 7), l’usage de la raison dépend en quelque sorte de
l’usage que l’on fait des puissances sensitives. Ainsi quand les sens sont
enchaînés et que les puissances inférieures ne fonctionnent pas librement,
l’homme ne jouit pas pleinement de sa raison, comme on le voit chez ceux qui
dorment et dans les frénétiques. Or, les puissances sensitives dépendent des
organes corporels. C’est pourquoi du moment que les organes ne fonctionnent
plus il est nécessaire que leurs actes soient entravés aussi et que par
conséquent l’homme n’ait pas l’usage de sa raison. Dans les enfants ce qui
empêche les puissances sensitives d’agir, c’est l’extrême humidité du cerveau.
C’est ce qui fait qu’ils n’ont le libre usage ni de leur raison, ni de leurs
membres. Ainsi donc dans l’état d’innocence les enfants n’auraient pas joui
aussi pleinement de leur raison que dans un âge plus avancé. Ils auraient eu
cependant plus d’intelligence qu’ils n’en ont maintenant, surtout pour les
choses qui se rapportent à leur âge. C’est d’ailleurs ce que nous avons dit
(quest. 99, art. 1) en parlant de l’usage qu’ils auraient fait de leurs
membres.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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