Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 103 : Du
gouvernement du monde en général
Après
avoir parlé précédemment de la création des êtres et de leur distinction, il
nous reste à traiter en troisième lieu de leur gouvernement. Et d’abord de leur
gouvernement en général, puis des effets de ce gouvernement en particulier. —
Sur leur gouvernement en général huit questions se présentent : 1° Le monde
est-il gouverné par quelqu’un ? (Il y a eu des Juifs, au rapport du pape saint
Clément (Const. Apost.,
liv. 6, chap. 6), qui ont nié la Providence, et qui ont prétendu que tout était
soumis au hasard. Marcion, Priscillien et d’entrés hérétiques ont été du même
sentiment. Cette erreur trouve ici sa réfutation.) — 2° Quelle est la fin du
gouvernement qui le régit ? (Cet article est le commentaire philosophique
de ces paroles de l’Ecriture : Le
Seigneur a tout fait pour lui-même (Prov.,
16, 4).) — 3° Est-il gouverné par un être unique ? (Cette question, qui revient
à celle de l’unité de Dieu, est formellement résolue par l’Ecriture dans une
foule d’endroits : A quel autre a-t-il
confié le soin de la terre ? Et qui a-t-il établi pour gouverner le monde
qu’il a créé ? (Job, 34, 13)
Qui est Dieu, si ce n’est le
Seigneur ? et qui est Dieu, si ce n’est notre
Dieu ? (Ps. 17, 32)) — 4°
Quels sont les effets de ce gouvernement ? (Cet article est le commentaire, de
ces paroles de l’Ecriture (Sag., 6, 8) : il a également soin de tous ; (Ibid., 7, 22) : il y a en elle un esprit d’intelligence, qui est saint, unique,
multiple…) — 5° Tous les êtres sont-ils soumis au gouvernement de Dieu ?
(Dans son magnifique sermon sur la Providence, Bossuet fait observer que de
toutes les perfections infinies de Dieu, sa providence est celle qui a été exposée
aux contradictions les plus opiniâtres, parce que rien n’a paru plus
insupportable à l’arrogance des libertins, que de se voir continuellement
observés par cet œil toujours veillant (édit. de Vers., t. 14, p. 28).) — 6°
Les gouverne-t-il tous immédiatement ? (Il y a encore aujourd’hui des
philosophes qui, tout en admettant la Providence, la font consister dans les
lois générales du monde que Dieu a primitivement établies et qu’il laisserait
agir d’elles-mêmes sans s’en occuper. Cet article est la réfutation de cette
erreur.) — 7° Y a-t-il des choses qui échappent à l’ordre de la Providence ? (Le
désordre apparent du monde a donné lieu à l’erreur que saint Thomas réfute dans
cet article.) — 8° Y en a-t-il qui puissent lui résister ? (L’Ecriture est formelle à cet égard : Seigneur Dieu, roi tout-puissant, tout vous est soumis et il n’y a rien
qui puisse résister à votre volonté (Esther,
13, 9).)
Article
1 : Le monde est-il gouverné par quelqu’un ?
Objection
N°1. Il semble que le monde ne soit pas gouverné par quelqu’un. Car il n’y a
que les choses qui se meuvent et qui agissent en vue d’une fin qui soient
susceptibles d’être gouvernées. Or, les choses naturelles qui composent le
monde en grande partie ne se meuvent pas et n’agissent pas en vue d’une fin puisqu’elles
n’en connaissent aucune. Donc le monde n’est pas gouverné.
Réponse à
l’objection N°1 : Un être se meut ou il opère pour une fin de deux
manières : 1° En se rapportant lui-même à sa fin, comme l’homme et les autres
créatures raisonnables. Pour ces êtres ils doivent connaître leur fin et les
moyens de l’atteindre. 2° On dit qu’une chose est faite ou qu’elle est mue pour
une fin, quand quelqu’un la fait ou la dirige vers un but quelconque. C’est
ainsi que la flèche reçoit de celui qui la lance sa direction ; dans ce cas le
sagittaire connaît le but, mais la flèche ne le connaît pas. Par conséquent,
comme le mouvement de la flèche qui vient frapper un but déterminé est une
preuve qu’il y a quelqu’un d’intelligent pour la lancer, de même la marche régulière
de toutes les choses naturelles qui sont privées de connaissance est une marque
évidente qu’il y a une intelligence quelconque qui gouverne le monde.
Objection N°2.
Il n’y a que les choses qui se meuvent vers un but qui soient susceptibles, à
proprement parler, d’être gouvernées. Or, le monde ne semble pas se mouvoir
vers un but quelconque, mais il est stable en lui-même. Donc il n’est pas
gouverné.
Réponse à
l’objection N°2 : Dans toutes les créatures il y a quelque chose de
stable, par exemple la matière première, et quelque chose de changeant, puisque
l’action suppose le mouvement. Sous ces deux rapports les êtres ont besoin
d’être gouvernés, parce que ce qu’il y a de stable dans les êtres retomberait
dans le néant d’où il est sorti si la main de Dieu n’était là pour le
conserver, comme nous le prouverons (quest. 104, art. 1).
Objection N°3.
Ce qui est nécessairement porté à produire un effet déterminé n’a pas besoin
d’être gouverné par une cause extérieure. Or, les principales parties du monde
sont nécessairement portées à produire un effet déterminé dans leurs actes et
leurs mouvements. Donc le monde n’a pas besoin d’être gouverné.
Réponse à
l’objection N°3 : La nécessité naturellement inhérente aux êtres et qui
les porte à produire inévitablement tel ou tel effet est l’action même de Dieu
qui les dirige vers la fin qu’il leur a assignée, comme la nécessité qui
emporte infailliblement la flèche vers le but qu’elle frappe est le résultat de
l’action même du chasseur. Il y a toutefois cette différence, c’est que les
créatures reçoivent de Dieu leur nature, tandis que le mouvement que les hommes
leur impriment en dehors des lois naturelles a quelque chose de violent. Mais
comme la nécessité du mouvement violent qui emporte la flèche est une preuve qu’elle
a été lancée et dirigée par quelqu’un, de même la nécessité naturelle qui force
toutes les créatures à produire l’effet qui leur est propre est une preuve que
la providence divine les gouverne.
Mais c’est le
contraire. Car il est écrit dans le livre de la Sagesse (14, 3) : Vous, le Seigneur et le Père, vous
gouvernez- toutes choses par votre providence ; et Boëce
dit (De Cons., liv. 3, metr. 9) : O vous qui gouvernez le monde par votre
éternelle raison.
Conclusion Tous
les êtres qui sont dans ce monde existant pour une fin certaine et déterminée,
il est nécessaire que la sagesse divine les dirige.
Il faut
répondre qu’il y a des philosophes anciens (Les philosophes anciens qui ont
avancé ce système et qui l’ont le mieux soutenu, ce sont les épicuriens.) qui
ont nié que le monde fût gouverné et qui ont dit que tout était l’effet du
hasard. Mais on démontre l’absurdité de cette opinion de deux manières : 1° Par
ce que nous remarquons dans la nature elle-même. Car nous voyons que tout ce
qui arrive dans la nature, arrive toujours ou le plus souvent pour le mieux, ce
qui n’aurait pas lieu s’il n’y avait une Providence pour mener toutes les
choses à une bonne fin, c’est-à-dire pour les gouverner. Ainsi l’ordre
invariable de la nature est une preuve manifeste que le monde est gouverné,
comme en entrant dans une maison bien réglée on voit par l’ordre qui y règne
qu’il y a quelqu’un qui la soigne et qui l’administre (Fénelon fait usage de
cette même comparaison contre les disciples d’Epicure et la développe admirablement
(Voyez son Traité de l’existence, 2e
partie, chap. 5, pag. 114 et suiv., édit. de
Versailles).), selon ce que dit Cicéron d’après Aristote (Aristote dit quelque
chose de semblable (Mét.,
liv. 12, text. 52).), ou plutôt d’après Cléante (Cléante était un
disciple de Zénon.) (De naturâ Deorum). 2° La seconde
raison se tire de la bonté divine qui a donné l’être à tout ce qui existe,
comme nous l’avons dit (quest. 19, art. 4, réponse N°1 ; quest. 44, art. 1 et
2). Car puisqu’il est dans la nature que le meilleur produise le meilleur, il
répugne à la souveraine bonté de Dieu de ne pas conduire à leur perfection les
êtres qu’il a créés (Cet argument se trouve dans saint Ambroise (De offic., chap. 13), Théodoret (liv. 2, De Provid.),
saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 2, chap.
29).). Or, la perfection suprême des êtres c’est que chacun d’eux arrive à sa
fin. Par conséquent il appartient à la bonté divine de mener à leur fin les
êtres qu’elle a créés, c’est-à-dire de les gouverner.
Article
2 : La fin du gouvernement du monde est-elle une chose qui soit en dehors de
lui ?
Objection
N°1. Il semble que la fin du gouvernement du monde ne soit pas une chose qui
existe en dehors de lui. Car la fin du gouvernement d’une chose est le but
auquel cette chose arrive sous la direction de celui qui la conduit. Or, le but
auquel on destine une chose est toujours un bien qui existe dans la chose
elle-même. Ainsi on cherche à ramener le malade à la santé qui est pour lui un
bien intrinsèque. Donc la fin du gouvernement du monde n’est pas un bien
extrinsèque, mais un bien qui existe dans le monde lui-même.
Réponse à
l’objection N°1 : Le bien auquel nous tendons existe de plusieurs manières
: 1° il y a le bien qui existe en nous comme une forme ; cette espèce de bien comprend
la santé ou la science ; 2° il y a le bien que nous faisons par nous-mêmes ;
c’est ainsi qu’un architecte atteint son but en construisant une maison ; 3° il
y a le bien que nous avons ou que nous possédons, c’est dans ce sens que celui
qui achète arrive à ses fins en entrant en possession d’un champ. Par
conséquent rien n’empêche que la fin à laquelle l’univers se rapporte ne soit
un bien extrinsèque.
Objection N°2.
Aristote dit (Eth.,
liv. 1, chap. 1) : Il y en a qui ont pour fin leurs œuvres, d’autres les choses
qu’ils produisent. Or, l’univers entier ne peut rien produire qui lui soit
extrinsèque, et l’action ou l’œuvre existe toujours dans le sujet qui agit. Par
conséquent la fin du gouvernement du monde ne peut en aucun sens être
extrinsèque.
Réponse à
l’objection N°2 : Aristote en cet endroit parle des actes qui ont pour fin
les uns leur propre action, comme un musicien a pour fin de faire de la
musique, les autres l’objet qu’ils produisent, comme un architecte a pour but
non l’action de bâtir en général, mais la maison qu’il construit. Or, il arrive
que la fin est extrinsèque non seulement quand il s’agit d’une chose que l’on
fait, mais encore relativement à l’objet que l’on possède ou même que l’on
représente ; c’est ainsi que nous disons que Hercule est la fin de l’image que
l’on fait pour le représenter. Ainsi on peut donc dire que le bien qui est
absolument en dehors de l’univers entier est la fin du gouvernement des êtres,
dans le sens que les êtres participent à lui et le représentent. Car les êtres
ne se rapportent au bien absolument que parce qu’ils en sont une participation
et qu’ils lui ressemblent autant que possible.
Objection N°3.
Le bien de la multitude semble être l’ordre et la paix qui est la tranquillité
de l’ordre, comme le dit saint Augustin (De
civ. Dei, liv. 19, chap. 13). Or, le monde consiste dans une multitude de
choses. Donc la fin du gouvernement du monde est l’ordre pacifique qui règne
dans les êtres qui le composent. Donc la fin du gouvernement du monde est un
bien intrinsèque.
Réponse à
l’objection N°3 : Il y a un bien intrinsèque qui est la fin de
l’univers ; tel est l’ordre de l’univers lui-même. Mais ce bien n’est pas
sa fin dernière ; il se rapporte au bien qui est en
dehors de lui comme à son dernier terme de la même manière que l’ordre qui
règne dans l’armée se rapporte au général, comme le dit Aristote (Met., liv. 12, text.
52).
Mais c’est le
contraire. Car il est écrit (Prov., 16,
4) que le Seigneur a tout fait pour
lui-même. Or, Dieu est lui-même en dehors de l’ordre entier de l’univers.
Donc la fin des êtres est un bien qui leur est extrinsèque.
Conclusion Le
principe des choses leur étant extérieur, il faut que la fin du gouvernement du
monde lui soit aussi extrinsèque.
Il faut
répondre que la fin répondant au commencement, il ne peut se faire que quand on
connaît le principe des choses on en ignore la fin. Ainsi le principe de tous
les êtres étant en dehors de l’univers entier, puisque c’est Dieu (Saint
Augustin dit admirablement (Sup. Gen., liv. 8, chap. 26) : Intrinsecùs creatas etiam extrinsecùs naturas administrat… interior omni rei, quia in ipso sunt omnia, et exterior omni rei, quia ipse est super omnia, etc.), comme nous l’avons dit (quest. 19, art.
4, et quest. 44, art. 1 et 2), il est nécessaire que leur fin soit aussi un
bien qui leur est extrinsèque. C’est ce que la raison nous démontre jusqu’à
l’évidence. Car il est manifeste que le bien a la nature de la fin. Ainsi la
fin particulière d’un être est un bien particulier, et la fin universelle de tous
les êtres est un bien général. Or, le bien général est ce qui est bon par soi
et par son essence, c’est l’essence même de la bonté, tandis que le bien
particulier n’en est qu’une participation. D’où il résulte évidemment que dans
tout l’ensemble des créatures il n’y a pas de bien qui ne soit une
participation du bien absolu. Par conséquent il faut que le bien qui est la fin
de l’univers entier soit quelque chose qui existe en dehors de l’univers
lui-même.
Article
3 : Le monde est-il gouverné par un seul ?
Objection
N°1. Il semble que le monde ne soit pas gouverné par un seul. Car nous jugeons
de la cause par les effets. Or, dans le gouvernement du monde il semble que
toutes les créatures ne soient pas gouvernées de la même manière ; car il y en
a qui sont contingentes, d’autres qui sont nécessaires, et on pourrait signaler
entre elles une foule d’autres différences. Donc le monde n’est pas gouverné
par un seul et même être.
Réponse à
l’objection N°1 : Le mouvement est un acte mobile qui procède d’un moteur
quelconque. Par conséquent la différence des mouvements provient de la
diversité des mobiles que requiert la perfection de l’univers, comme nous
l’avons dit (quest. 47, art. 1 et 2 ; quest. 48, art. 2), mais elle ne provient
pas de la diversité des êtres qui gouvernent les créatures.
Objection N°2.
Les choses qui sont gouvernées par le même être ne sont en désaccord entre
elles que par suite de l’inhabileté, de la sottise ou de l’impuissance de celui
qui les gouverne, défauts qui sont bien étrangers à la nature de Dieu. Or, les
créatures sont en désaccord entre elles, elles se combattent même mutuellement,
comme on le voit par les contraires. Donc le monde n’est pas gouverné par un
seul et même être.
Réponse à
l’objection N°2 : Les contraires, bien qu’ils soient en désaccord
relativement à leurs fins prochaines, ont cependant de commun entre eux leur
fin dernière, puisqu’ils sont tous compris dans le même ordre de choses.
Objection N°3.
Dans la nature on trouve toujours ce qu’il y a de mieux. Or, il est mieux d’être deux qu’un seul,
comme le dit l’Ecclésiaste (4, 9). Donc le monde n’est pas gouverné par un
seul, mais par plusieurs.
Réponse à
l’objection N°3 : Quand il s’agit de biens particuliers deux valent mieux
qu’un seul. Mais on ne peut rien ajouter à la bonté de ce qui est bon
essentiellement.
Mais c’est le
contraire. Nous confessons qu’il n’y a qu’un seul Dieu et qu’un seul Seigneur,
d’après ces paroles de l’Apôtre : Nous
n’avons tous qu’un seul Dieu qui est notre Père et qu’un seul Seigneur (1 Cor., 8, 6), et il appartient au
Seigneur comme à Dieu de gouverner tous les êtres. Car par le mot de Seigneur
nous indiquons que les êtres qu’il gouverne sont ses sujets, et par le nom de
Dieu (D’après saint Jean Damascène, le mot Θεός (Dieu)
vient du mot θέτεν, prendre soin de tout, ou du mot
αίθεϊν, brûler, et du mot
θεάσασθαι qui signifie contempler
et observer toutes choses.) nous désignons sa providence, comme nous l’avons
dit (quest. 13, art. 8). Donc le monde est gouverné par un seul.
Conclusion Le
gouvernement du monde ayant pour fin le souverain bien, il est nécessaire qu’il
soit régi par un seul.
Il faut
répondre qu’il est nécessaire de dire que le monde est gouverné par un seul.
Car le gouvernement du monde ayant pour fin ce qui est essentiellement bon, ce
qu’il y a de meilleur, il est nécessaire que ce gouvernement soit excellent.
Or, le meilleur de tous les gouvernements est celui qui ne dépend que d’un
seul. La raison en est qu’un gouvernement n’est rien autre chose que la
direction que l’on imprime aux choses que l’on gouverne en les portant vers une
fin qui est bonne. Or, l’unité est de l’essence de la bonté, comme le prouve Boëce (De Cons.,
liv. 3, pros. 11), parce que comme tous les êtres recherchent ce qui est bon,
de même ils recherchent l’unité sans laquelle ils ne peuvent exister : car une
chose n’existe qu’autant qu’elle est une. Aussi voyons-nous que les êtres
répugnent de tout leur pouvoir à être divisés et que la dissolution d’une chose
provient toujours d’une imperfection qui était en elle. C’est pourquoi le but
que se propose celui qui gouverne une multitude quelconque, c’est l’unité ou la
paix, et pour produire cette unité il faut qu’il soit un lui-même. Car il est
évident que plusieurs êtres ne peuvent en ramener une foule d’autres à l’unité
et les mettre d’accord entre eux, qu’autant qu’ils sont unis eux-mêmes de
quelque manière. Or, ce qui est un en soi peut être plus efficacement cause de
l’unité que plusieurs individus réunis (Homère dit : ούκ
άγαθον
πλυκοιράνιη
εϊς κοίρανος ἕστω
(Iliad., liv. 2, v. 204).). Par conséquent une
multitude est mieux gouvernée par un seul que par plusieurs, et comme le
gouvernement du monde est le meilleur de tous les gouvernements, il s’ensuit
qu’il ne dépend que d’un seul être. C’est ce qu’Aristote exprime en disant (Met., liv. 12, in fin.) : Les êtres ne
veulent pas être mal gouvernés, et ils ne peuvent l’être bien par plusieurs
chefs ; ils n’en ont donc qu’un seul.
Article
4 : L’effet du gouvernement du monde est-il un ou multiple ?
Objection
N°1. Il semble que l’effet du gouvernement du monde soit un et qu’il ne soit
pas multiple. Car l’effet du gouvernement semble être ce que le gouvernement
produit dans les choses qu’il gouverne. Or, ce qu’il produit est un, c’est le
bien de l’ordre, comme on le voit dans une armée. Donc l’effet du gouvernement
du monde est un.
Réponse à
l’objection N°1 : L’ordre qui régit l’univers implique la conservation des
divers êtres que Dieu a créés et leur impulsion vers le bien (Le gouvernement
des êtres supposant leur existence, ce n’est pas la création, mais la
conservation des êtres qui est le premier effet de la Providence ; et comme il
faut conserver une chose avant de s’en servir, l’impulsion au bien est le
second effet.) ; car l’ordre qui règne dans le monde n’existe qu’à ces deux
conditions, c’est qu’une créature soit meilleure qu’une autre, et que l’une
soit mue par l’autre.
Objection N°2.
Il est naturel que d’un principe unique procède un effet unique aussi. Or, le
monde est gouverné par un seul, comme nous l’avons prouvé (art. préc). Donc l’effet du gouvernement est un exclusivement.
Objection N°3.
Si l’effet du gouvernement du monde n’est pas un en raison de l’unité du chef
qui en est l’auteur, il faut qu’il soit multiple en raison de la multitude des
êtres qui sont gouvernés. Or, ces êtres sont innombrables par rapport à nous.
Donc on ne peut comprendre les effets de ce gouvernement sous un nombre
positivement déterminé.
Mais c’est le
contraire. Car saint Denis dit (De div. nom., chap. 12)
que Dieu comprend et remplit tout par sa providence et sa bonté. Or, le
gouvernement du monde appartient à la Providence. Donc il y a plusieurs effets
déterminés qui résultent de ce gouvernement.
Conclusion L’effet
principal du gouvernement du monde est unique, les effets généraux sont au
nombre de deux et les effets particuliers sont innombrables.
Il faut
répondre qu’on peut juger de l’effet d’une action quelconque par sa fin ;
car c’est par l’action qu’on arrive à la fin. Or, la fin du gouvernement du
monde est le bien essentiel auquel tous les êtres tendent à participer et à
ressembler. On peut donc considérer l’effet de ce gouvernement sous un triple
aspect. 1° Sous le rapport de la fin elle-même, et en ce sens l’effet est unique,
car il consiste à établir une certaine ressemblance entre les créatures et le
souverain bien. 2° On peut le considérer par rapport aux choses qui rendent
ainsi la créature semblable à Dieu, et dans ce sens le gouvernement du monde
produit en général deux effets. Car la créature peut être semblable à Dieu de
deux manières. Elle peut lui ressembler en ce qu’il est bon parce qu’elle est
bonne elle-même, et elle peut lui ressembler en ce qu’il est cause de la bonté
des autres êtres parce qu’elle peut elle-même contribuer à rendre bonne une
autre créature. De là deux effets du gouvernement du monde, la conservation des
êtres dans le bien et leur impulsion vers le bien ou la perfection. 3° On peut
considérer les effets du gouvernement du monde en particulier, et sous ce
rapport ils sont pour nous innombrables (Cette pluralité d’effets est encore
indiquée dans la Sagesse : c’est vous qui
avez ouvert un chemin à travers la mer, et une route très sûre au milieu des
flots, etc. (Voy. 14, 3).).
Les réponses
aux deux autres objections sont évidentes d’après tout ce que nous avons dit (dans
le corps de l’article.).
Article
5 : Toutes les créatures sont-elles soumises au gouvernement divin ?
Objection
N°1. Il semble que tous les êtres ne soient pas soumis au gouvernement divin.
Car il est dit dans l’Ecclésiaste (9, 11) : J’ai
vu que sous le soleil le prix n’est point pour ceux qui sont les plus légers à
la course, ni les emplois de la guerre pour les plus vaillants, ni le pain pour
les sages, ni les richesses pour les plus habiles, ni la faveur pour les
meilleurs ouvriers, mais que tout est livré au temps et au hasard. Or, les
choses qui sont soumises au gouvernement de quelqu’un ne sont pas fortuites.
Donc les choses qui sont sous le soleil ne sont pas soumises au gouvernement
divin.
Réponse à
l’objection N°1 : Les choses qu’on dit exister sous le soleil sont celles
qui sont engendrées et corrompues par le mouvement de cet astre. Dans toutes
ces choses on trouve qu’il y a du hasard, non dans le sens que tout ce qui se passe
en elles est fortuit, mais parce qu’on peut y trouver toujours quelque chose
d’éventuel. Or ce qu’il y a d’éventuel est lui-même une preuve que toutes ces
choses sont soumises au gouvernement d’un être quelconque. Car si les choses
corruptibles n’étaient pas gouvernées par un être supérieur, elles ne se
rapporteraient à rien, puisqu’elles sont absolument dénuées de connaissance. On
ne pourrait donc pas signaler en elles quelque chose de contraire au but vers
lequel elles tendent, et par conséquent quelque événement fortuit (Le désordre
même, dit encore Bossuet, prouve qu’il y a un ordre supérieur qui rappelle tout
à soi par une loi immuable (édit. de Vers, t. 12, p. 400). On peut d’ailleurs
voir la description du hasard que Bullet a faite, d’après les philosophes
anciens (Bullet, Existence de Dieu, 2e
partie).). C’est pourquoi pour montrer que les événements de ce genre se
rapportent à l’ordre établi par une cause supérieure, l’Ecriture ne dit pas
absolument que tout est livré au hasard, mais elle parle du temps et du hasard,
parce que ce qu’il y a de fortuit dans les créatures n’arrive que selon l’ordre
des temps.
Objection N°2.
Saint Paul dit (1 Cor., 9, 9) que
Dieu ne prend pas soin des bœufs. Or,
on prend soin des choses que l’on gouverne. Donc tout n’est pas soumis au
gouvernement divin.
Réponse à
l’objection N°2 : Le gouvernement est le mouvement que l’être qui gouverne
imprime à ceux qui sont gouvernés. Tout mouvement est un acte mobile qui
procède d’un moteur, comme le dit Aristote (Phys.,
liv. 3, text. 18). Or, tout acte est proportionné à
l’être dont il émane. C’est pourquoi il faut que les divers mobiles soient mus
diversement bien qu’ils obéissent à l’impulsion d’une seule et même nature.
Ainsi donc Dieu gouverne tous les êtres selon la diversité de leur nature. Car
il y a des êtres qui agissent naturellement par eux-mêmes comme étant maîtres
de leurs actions. Dieu les gouverne non seulement par l’action qu’il exerce
intérieurement sur eux, mais encore parce qu’il les porte au bien et les éloigne
du mal au moyen de ses préceptes, de ses défenses, des récompenses et des
peines. Il ne gouverne pas de la même manière les créatures déraisonnables qui
obéissent à l’impulsion qu’elles reçoivent, mais qui n’agissent pas par
elles-mêmes. Quand l’Apôtre dit que Dieu ne prend pas soin des animaux, il ne
veut pas dire qu’ils sont absolument placés en dehors de l’action de sa
providence, mais il indique seulement par là qu’il ne les gouverne pas de la
même manière que les êtres raisonnables.
Objection N°3.
Ce qui peut se gouverner soi-même ne semble pas avoir besoin d’être gouverné
par un autre. Or, la créature raisonnable peut se gouverner elle-même,
puisqu’elle est maîtresse de ses actes, qu’elle agit par elle-même et non par
l’impulsion qu’elle reçoit d’un autre, comme toutes les choses qui sont placées
sous la direction d’un être quelconque. Donc tous les êtres ne sont pas soumis
au gouvernement divin.
Réponse à
l’objection N°3 : La créature raisonnable se gouverne elle-même par
l’intelligence et la volonté, mais ces facultés ont besoin d’être régies et
perfectionnées par l’intelligence et la volonté divine. C’est pourquoi
au-dessus du gouvernement par lequel la créature raisonnable se gouverne
elle-même en tant que maîtresse de ses actes, il est nécessaire de placer le
gouvernement de Dieu.
Mais c’est le
contraire. Car saint Augustin dit (De
civ. Dei, liv. 5, chap. 11) que Dieu prend soin non seulement du ciel et de
la terre, non seulement de l’homme et de l’ange, mais qu’il ne laisse pas même
la structure intérieure du plus vil insecte, le duvet des oiseaux, la moindre
fleur des champs, la feuille des arbres sans que leurs parties ne se
conviennent et ne soient étroitement unies. Donc toutes les créatures sont
soumises au gouvernement de Dieu.
Conclusion Dieu
étant la cause efficiente de tous les êtres, il est nécessaire que toutes
choses soient soumises à sa providence, non seulement les choses supérieures,
mais encore les choses humaines et les choses inférieures.
Il faut
répondre que la raison qui fait que Dieu est le créateur de toutes choses, fait
aussi qu’il en est le gouverneur. Car c’est au même être qu’il appartient de
créer et de donner aux créatures leur perfection en les gouvernant. Or, Dieu
n’est pas seulement la cause particulière des êtres d’un certain ordre, mais il
est la cause générale de tout ce qui existe, comme nous l’avons prouvé (quest. 44,
art. 1 et 2). Par conséquent, comme rien ne peut exister qu’il n’ait été créé
par Dieu, de même rien ne peut exister qu’il ne soit soumis à son gouvernement.
On arriverait évidemment à la même conclusion d’après la nature même de la fin.
Car le gouvernement d’un être s’étend aussi loin que peut s’étendre la fin à
laquelle il se rapporte. Or, la fin du gouvernement de Dieu est sa bonté
elle-même, comme nous l’avons dit (art. précéd. et quest. 44, art. 4). Par
conséquent puisque rien ne peut exister qu’il ne se rapporte à la bonté divine
comme à sa fin (quest. 44, art. 4), il est impossible qu’aucun être se soustraie au gouvernement de Dieu. Nous regardons
donc comme insensée l’opinion de ceux qui prétendent que Dieu ne prend aucun
soin des créatures corruptibles, ni des choses particulières, ni même des
actions humaines (Aristote lui-même est tombé dans cette erreur, car son Dieu
n’est pas un Dieu qui travaille sans cesse à la conservation et à la perfection
de son œuvre. Il ne contemple que lui, et Aristote croit que ce serait pour lui
déchoir s’il s’occupait d’autre chose.). C’est à ces impies qu’Ezéchiel fait
dire (9, 9) : Le Seigneur a abandonné la
terre.
Article
6 : Toutes les choses sont-elles immédiatement gouvernées par Dieu ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu gouverne immédiatement tous les êtres. Car saint
Grégoire de Nysse (De Prov., liv. 8, chap. 3) blâme l’opinion de Platon qui a divisé
la Providence en trois parties. La première est celle du Dieu suprême qui prend
soin des choses célestes et universelles ; la seconde est celle des dieux du
second ordre qui sont chargés des choses qui s’engendrent et se corrompent.
Enfin la troisième est celle des démons qui veillent sur les actions des hommes
qui sont sur la terre. Il semble donc que Dieu gouverne toutes choses
immédiatement.
Réponse à
l’objection N°1 : L’opinion de Platon est rejetée par saint Grégoire de Nysse, parce qu’il ne mettait pas en Dieu la raison
fondamentale du gouvernement des êtres et qu’à ce point de vue il ne le
regardait pas comme gouvernant immédiatement toutes choses ; ce qu’on voit par
la triple division qu’il fait de la Providence ou de la raison du gouvernement
du monde.
Objection N°2.
Il vaut mieux qu’une chose soit faite par un seul que par plusieurs, quand
c’est possible, comme le dit Aristote (Phys.,
liv. 8, text. 48). Or, Dieu peut gouverner toutes
choses par lui-même sans le secours d’aucun être intermédiaire. Il semble donc
qu’il gouverne toutes choses immédiatement.
Réponse à
l’objection N°2 : Si Dieu seul gouvernait, les créatures seraient privées
de la dignité de cause, et par conséquent leur ensemble ne serait pas aussi
parfait s’il était régi par un seul que par plusieurs.
Objection N°3.
Il n’y a en Dieu ni défaut ni imperfection. Or, il semble que celui qui
gouverne avec le secours d’autres êtres manque de quelque chose. Ainsi parce
qu’un roi ne peut suffire à tout faire et qu’il ne peut être présent dans tout
son royaume, il faut qu’il ait des ministres qui gouvernent avec lui. Donc Dieu
gouverne tous les êtres immédiatement.
Réponse à
l’objection N°3 : Il n’est pas seulement de la perfection d’un roi d’avoir
des ministres qui exécutent ses ordres, mais c’est encore de l’essence même de
sa dignité, parce que ceux qui l’environnent et qui le servent rehaussent
l’éclat de sa puissance.
Mais c’est le
contraire. Car saint Augustin dit (De
Trin., liv. 3, chap. 4) : Comme les corps les plus grossiers et les plus imparfaits
sont régis par des corps plus subtils et plus puissants, de même tous les corps
sont régis par l’esprit de vie raisonnable, l’esprit de vie qui a failli par le
péché est gouverné par l’esprit raisonnable qui est resté fidèle et juste, et
celui-ci l’est par Dieu.
Conclusion Tous
les êtres sont immédiatement gouvernés par Dieu si on les considère par
l’apport à la raison fondamentale de leur gouvernement, mais par rapport à
l’exécution il y a des êtres qui sont gouvernés par des causes intermédiaires.
Il faut
répondre que dans le gouvernement du monde il y a deux choses à considérer, la
raison fondamentale du gouvernement, c’est-à-dire la Providence elle-même et
l’exécution. Par rapport à la raison fondamentale Dieu gouverne immédiatement
toutes choses, mais relativement à l’exécution il y a des choses qu’il gouverne
par d’autres intermédiaires. Le meilleur en tout genre, qu’il s’agisse d’une
science spéculative ou d’une science pratique comme celle du gouvernement,
consiste dans la connaissance des choses particulières dont les actes
dépendent. Ainsi le meilleur médecin est celui qui ne considère pas seulement
les phénomènes généraux de l’organisation, mais qui peut encore descendre dans
les plus petits détails ; et il en est de même de tous les autres arts et de
toutes les autres sciences. Il faut donc dire qu’en Dieu est la raison
fondamentale qui gouverne absolument tous les êtres (Cette providence générale
de Dieu est indiquée dans une foule d’endroits de l’Ecriture (Isaïe, 40,
13) : Qui a aidé… ; (Matth., 10, 50 ; Job, 14, 5 ; 1 Cor., 2, 16) : Qui a connu, etc.). Mais le gouvernement
des êtres ayant pour objet de les mener à leur perfection, il s’ensuit qu’un
gouvernement est d’autant plus parfait que celui qui le dirige communique plus
de perfection aux êtres qu’il gouverne. Or, il y a plus de perfection à ce
qu’une chose soit bonne en elle-même et qu’elle communique aux autres sa bonté
que si elle n’avait que le premier de ces deux avantages. C’est pourquoi Dieu
gouverne ses créatures de telle sorte qu’il en établit dont la mission est d’en produire d’autres. C’est ainsi qu’un bon maître
fait de ses disciples non seulement des savants, mais encore des docteurs qui
deviennent maîtres à leur tour (L’Ecriture nous
montre encore dans une multitude de passages cette coopération de l’homme et
des autres créatures : Nous sommes les
coopérateurs de Dieu (1 Cor., 3,
9) ; Bénissez le Seigneur, vous
toutes, ses armées (Ps. 102, 21)
: Mille milliers le servaient (Dan., 7,
10 ; Is., chap. 61 ; Rom., chap. 11 ; Ps.
103, etc., etc.).).
Article
7 : Peut-il arriver quelque chose qui soit en dehors de l’ordre voulu par la
Providence ?
Objection
N°1. Il semble qu’il puisse arriver quelque chose qui soit en dehors de Tordre voulu
par la Providence. Car Boëce dit (De Cons., liv. 3, pros. 12) que Dieu
dispose toutes choses par le bien. Or, s’il n’arrivait rien que par l’ordre de
sa providence il s’ensuivrait qu’il n’y aurait jamais de mal dans les
créatures.
Réponse à
l’objection N°1 : Il n’y a rien en ce monde qui soit totalement mauvais,
parce que le mal repose toujours sur le bien, comme nous l’avons dit (quest.
44, art. 3 et quest. 49, art. 3). C’est pourquoi on dit qu’une chose est
mauvaise parce qu’elle se trouve en opposition avec tel ou tel bien particulier
(Voyez ce que dit Fénelon des défauts apparents du monde, dans sa réfutation
des épicuriens (Traité de l’existence de
Dieu, pag. 134
et suiv. édit. de Vers.).). Mais si elle était absolument en dehors des
lois de la Providence elle serait par là même réduite au néant.
Objection N°2.
Il n’y a rien de fortuit dans ce qui arrive conformément à l’ordre préétabli
par celui qui gouverne. Par conséquent, s’il n’arrive rien dans les créatures
qui soit en dehors de la volonté de celui qui les gouverne il s’ensuit qu’il
n’y a rien en elles d’éventuel et de fortuit.
Réponse à
l’objection N°2 : Ce qu’il y a d’éventuel ou de fortuit dans les choses de
ce monde ne s’entend de la sorte que par rapport aux causes particulières dont
elles contrarient les lois. Mais par rapport à la divine providence il n’y a
rien de fortuit en ce monde, comme le dit saint Augustin (Quæst., liv. 83, quest. 24).
Objection N°3.
L’ordre du gouvernement divin est un ordre certain et immuable puisqu’il est
conforme à la raison éternelle. Par conséquent si rien ne peut arriver en
dehors de l’ordre voulu par la providence de Dieu, il s’ensuit que tout ce qui
arrive est nécessaire et qu’il n’y a rien de contingent dans les créatures, ce
qui répugne. Il peut donc se faire qu’une chose arrive en dehors de l’ordre
voulu par la Providence.
Réponse à
l’objection N°3 : Il y a des effets qu’on appelle contingents en raison de
leur rapport avec des causes prochaines qui ne sont pas infaillibles. Mais on
n’entend pas par là une chose qui pourrait arriver en dehors des lois générales
de la providence de Dieu ; car s’il y a des effets qui se produisent
contrairement à une cause prochaine c’est par suite de l’action d’une autre
cause qui est elle-même soumise au gouvernement divin.
Mais c’est le
contraire. Il est écrit (Esther, 13,
9) : Seigneur Dieu, roi tout-puissant,
tout vous est soumis et il n’y a rien qui puisse résister à votre volonté.
Conclusion La
providence divine étant la cause universelle, non seulement des êtres d’un seul
genre, mais de toutes les créatures absolument, il n’est pas possible qu’il
arrive dans l’univers quelque chose qui soit en dehors de l’ordre qu’elle
régit.
Il faut
répondre qu’un effet peut se produire contrairement à l’ordre soumis à une
cause particulière, mais qu’il ne peut s’en produire aucun en dehors de la
cause universelle. La raison en est que quand il arrive une chose qui est
contraire à l’ordre régi par une cause particulière quelconque, c’est qu’une
autre cause est venue gêner, contrarier l’action de la première, mais cette cause
peut toujours être ramenée à la cause première et universelle. Ainsi, par
exemple, l’indigestion qui s’oppose à la loi de la nutrition résulte elle-même
d’une cause quelconque qui a empêché les fonctions des organes digestifs. Elle
peut provenir de la grossièreté des aliments qui se rapporte elle-même
nécessairement à une autre cause, et on serait ainsi conduit de causes en
causes jusqu’à la cause première et universelle. Or, Dieu étant la cause
première et universelle non seulement d’un genre, mais de tous les êtres, il
est impossible qu’il arrive quelque chose qui soit en dehors des lois de sa
providence. Aussi une chose que l’on considère sous un aspect paraît-elle
sortir de son domaine par rapport à une cause particulière ; il suffit de la
considérer sous un autre aspect et par rapport à une autre cause particulière
pour voir qu’elle y rentre (Comme le dit Bossuet : A regarder le total, rien
n’est plus grand ni plus petit qu’il ne faut ; ce qui semble défectueux, d’un
côté, sert à un autre ordre supérieur et plus caché que Dieu sait… Où la
sagesse est infinie, il ne reste plus de place pour le hasard (Politique sacrée, liv. 7, art. 6, prop. 6).).
Article
8 : Y a-t-il quelque chose qui puisse résister à la volonté de la
Providence ?
Objection
N°1. Il semble qu’il y ait quelque chose qui puisse résister à l’ordre établi
par la divine providence. Car Isaïe dit (Is., 3, 8) :
Leurs paroles et leurs œuvres se sont
élevées contre le Seigneur.
Réponse à
l’objection N°1 : Il est dit que les hommes pensent, parlent ou agissent
contre Dieu non parce qu’ils s’opposent absolument à sa providence, puisqu’on
péchant ils se proposent encore un bien quelconque, mais parce qu’ils se
refusent à faire un bien déterminé qui est en rapport avec leur nature et leur
état, et c’est à ce titre que Dieu les punit avec justice.
Objection N°2.
Il n’y a pas de roi qui puisse punir justement ceux qui ne résistent pas à ses
ordres. Par conséquent s’il n’y avait rien qui résistât à l’ordre de Dieu, il
ne pourrait punir personne justement.
Réponse à
l’objection N°2 : Par ce qui a été dit à l’objection précédente, la
réponse devient évidente.
Objection N°3.
Tous les êtres sont soumis au gouvernement de Dieu. Or, il y a des êtres qui en
combattent d’autres. Donc il y a des êtres qui sont en opposition avec la
providence divine.
Réponse à
l’objection N°3 : L’opposition des créatures entre elles est une preuve
qu’il y a des choses qui peuvent être opposées aux lois qui régissent certaines
causes particulières, mais cela ne prouve pas qu’elle soit en opposition avec
l’ordre qui dépend de la cause universelle de l’univers.
Mais c’est le
contraire. Car Boëce dit (De Cons., liv. 3, pros. 12) : Il n’y a rien qui veuille ou qui
puisse s’opposer au souverain bien. C’est donc le souverain bien qui régit tout avec force et qui dispose
tout avec douceur, selon l’expression que l’Ecriture emploie en parlant de
la divine Sagesse (Sag.,
8, 1).
Conclusion
Puisque tout être tend au bien par toutes ses actions, quoiqu’il puisse
s’écarter du bien propre à sa nature, il est constant que rien ne peut
s’opposer à la volonté de la Providence en général, mais seulement à sa volonté
en particulier.
Il faut répondre que l’ordre de la
Providence peut s’envisager sous deux aspects : 1° en général, c’est-à-dire comme
étant l’effet de la cause qui gouverne tout l’univers ; 2° en particulier comme
provenant des causes particulières qui exécutent ses ordres. Dans le premier
cas il n’y a pas d’être qui puisse aller contre la volonté de la Providence, et
cela pour deux raisons. La première c’est que l’ordre de la divine providence
se rapporte absolument au bien et que tout être tend également au bien par ses
actes et par ses efforts. Car il n’y en a pas qui agisse en vue du mal, comme
le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4, lect. 22). La seconde raison se déduit de ce que nous avons
dit préalablement (art. 1, réponse N°1.), c’est que l’inclination d’une chose
ou naturelle ou volontaire n’est que l’impulsion ou la direction qu’elle reçoit
du premier moteur ; ainsi le mouvement de la flèche vers un but déterminé
résulte de l’impulsion que lui donne le chasseur. D’où l’on voit que les êtres
qui agissent naturellement ou volontairement arrivent en quelque sorte
d’eux-mêmes au but que la Providence leur a assigné. C’est ce qui fait dire qu’elle dispose tout avec douceur (L’homme
dispose ses voies, dit l’Ecriture, mais Dieu conduit ses pas. On a beau compasser
dans son esprit tous ses discours et tous ses desseins, ajoute Bossuet, l’homme
apporte toujours je ne sais quoi d’imprévu ; en sorte qu’on dit ou qu’on fait
plus ou moins qu’on ne pensait. Et cet endroit inconnu à l’homme dans ses
propres actions et dans ses propres démarches, c’est l’endroit par où Dieu agit,
et le ressort qu’il remue (Polit. sacrée,
liv. 7, art. 5, prop. 7).).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements
du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était
glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux
ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit
d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la
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littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique
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