Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 104 : Des
effets du gouvernement divin en particulier
Après
avoir parlé du gouvernement divin en général, nous avons ensuite à nous occuper
de ses effets en particulier. — A cet égard quatre questions sont à faire : 1°
Les créatures ont-elles besoin que Dieu leur conserve l’être ? (La solution
générale de cette question est de foi. Le concile d’Orange s’est exprimé en ces
termes (chap. 19) : Natura humana, etiamsi in illâ integritate, in quâ condita est permaneret, nullo modo seipsam, creatore suo adjuvante, servaret.) — 2° Dieu les conserve-t-il immédiatement ?
(Cette question se rattache à celle qui a été traitée art. 6, quest. préc. Pour en bien saisir le sens, il faut observer qu’il y
a des choses qui doivent être créées absolument, et d’autres qui ne le sont que
par accident. Celles qui doivent être créées absolument sont celles qui ne
peuvent être produites que par une création. Les autres peuvent l’être par un
autre moyen. Les substances immatérielles et tous les êtres incorruptibles sont
créés absolument, et par rapport à ces êtres l’action de la création et celle
de la conservation est la même. Dieu les conserve par conséquent immédiatement.
Mais il conserve les autres choses médiatement, c’est-à-dire au moyen de causes
intermédiaires.) — 3° Dieu pourrait-il faire rentrer un être dans le néant ?
(Cet article a pour but d’établir la liberté de la création contre Wiclef et tous les fatalistes qui ont prétendu que la création
était nécessaire.) — 4° Y a-t-il des êtres qui rentrent dans le néant ? (Rien
ne s’anéantit. C’est un principe qui est devenu aux yeux de la science moderne
une sorte d’axiome. Le docteur catholique peut en tirer les plus belles
conséquences relativement à la bonté de Dieu.)
Article
1 : Les créatures ont-elles besoin que Dieu les conserve ?
Objection
N°1. Il semble que les créatures n’aient pas besoin que Dieu leur conserve
l’être. Car ce qui ne peut pas ne pas exister n’a pas besoin qu’on lui conserve
l’existence, comme ce qui ne peut pas se perdre n’a pas besoin d’être conservé
dans la crainte qu’il ne soit perdu. Or, il y a des créatures qui ne peuvent
pas ne pas exister. Donc toutes les créatures n’ont pas besoin que Dieu leur
conserve l’être. — La mineure se prouve ainsi. Ce qui est par soi inhérent à
une chose lui est inhérent nécessairement, et il n’est pas possible que son
contraire lui soit inhérent aussi. Ainsi par là même que le nombre deux est
nécessairement pair il ne peut pas se faire qu’il soit impair. Or, l’être est
la conséquence nécessaire de la forme, car tout être est en acte en raison de
ce qu’il a une forme. D’un autre côté il y a des créatures qui sont des formes
subsistantes, comme nous l’avons dit en parlant des anges (quest. 50, art. 2 et
3). L’être leur est donc inhérent par lui-même. On peut faire le même
raisonnement sur les êtres dont la matière n’existe en puissance que par
rapport à une seule forme, comme les corps célestes, suivant ce que nous avons
dit (quest. 66, art. 2). Donc ces créatures existent par leur nature
nécessairement et elles ne peuvent pas ne pas être. Car la possibilité de ne
pas être ne peut reposer ni sur la forme dont l’être est une conséquence
nécessaire, ni sur la matière qui existe sous une forme qu’elle ne peut perdre,
puisqu’elle n’est pas susceptible d’en revêtir une autre.
Réponse à
l’objection N°1 : L’être est par lui-même une conséquence de la forme de
la créature en supposant toutefois l’action divine, comme la lumière est une
conséquence de la transparence de l’air, du moment où l’on suppose l’action du
soleil. Par conséquent, si les créatures spirituelles et les corps célestes
peuvent ne pas exister, la cause de leur non-être est plutôt en Dieu qui peut
leur retirer son action que dans leur forme ou leur matière.
Objection N°2.
Dieu est plus puissant que tout agent créé. Or, un agent créé peut communiquer
à son effet la vertu de conserver l’existence même après la cessation de son
action. Ainsi, une maison subsiste après que celui qui l’a construite ne
travaille plus, et l’eau reste chaude pendant quelque temps après que l’action
du feu a cessé. Donc à plus forte raison Dieu peut-il faire qu’une créature
conserve son être après qu’il a cessé son action sur elle.
Réponse à
l’objection N°2 : Dieu ne peut pas communiquer à une créature la vertu de
conserver son être même après que son action sur elle a cessé, comme il ne peut
faire qu’il ne soit pas sa cause. Car la créature a autant besoin de Dieu pour
sa conservation que pour son existence. Il n’y a donc pas de parité à établir
entre Dieu et un agent qui n’est pas cause de l’être, mais seulement de la
forme que prend une chose.
Objection N°3.
Rien de ce qui est violent ne peut arriver sans avoir pour cause un agent
quelconque. Or, la tendance au non-être est pour toute créature quelque chose
de violent et de contraire à la nature, parce que toute créature recherche
naturellement l’être. Donc il n’y a pas de créature qui puisse tendre au
non-être sans un agent qui la corrompe. Mais comme il y a des créatures que
rien ne peut corrompre, telles que les substances spirituelles et les corps
célestes, il s’ensuit que les créatures de cette espèce ne peuvent tendre au
non-être, même après que l’action de Dieu a cessé sur elles.
Réponse à
l’objection N°3 : Cette raison repose sur la conservation indirecte qui a
lieu en écartant d’un être tout ce qui peut le corrompre. Nous avons dit (dans
le corps de l’article.) que toutes les créatures n’ont pas besoin d’être ainsi
conservées.
Objection N°4.
Si Dieu conserve aux créatures l’existence c’est par le moyen d’une action
quelconque. Or, l’action d’un agent, quand elle est efficace, produit dans un
effet quelque chose. Il faut donc que l’action conservatrice de Dieu produise
dans les créatures quelque chose, ce qui semble répugner. Car cette action ne
peut produire l’être même des créatures, puisque ce qui est n’a plus besoin
d’être produit ; elle n’ajoute pas non plus à la créature quelque chose, parce
qu’il faudrait alors admettre que Dieu ne conserve pas aux créatures
continuellement l’existence, ou qu’il leur ajoute continuellement quelque
chose, ce qui semble également répugner. Donc Dieu ne conserve pas aux
créatures l’existence.
Réponse à
l’objection N°4 : La conservation des êtres ne suppose pas de la part de
Dieu une action nouvelle, mais elle n’est que la continuation de l’acte par
lequel il leur donne l’être. Cette action n’exige ni temps ni mouvement, comme
la conservation de la lumière dans l’air résulte de l’action continue du
soleil.
Mais c’est le contraire.
Car saint Paul dit de Dieu (Héb., 1, 3) qu’il
supporte tout par le Verbe de sa puissance.
Conclusion
Puisque Dieu est la cause première de tout ce qui est fait et de tout ce qui
existe, il est nécessaire que ce soit lui aussi qui conserve toutes choses.
Il faut
répondre que la foi et la raison nous obligent à dire que Dieu conserve aux
créatures leur existence. Pour s’en convaincre jusqu’à l’évidence il faut
observer qu’un être peut être conservé par un autre de deux manières : 1°
indirectement et par accident. Ainsi, on dit que celui qui empêche une chose de
se corrompre la conserve, comme on dit que le gardien d’un enfant le conserve
en l’empêchant de tomber au feu. Il y a des choses que Dieu conserve de cette
manière, mais il ne les conserve pas toutes de la sorte parce qu’il y en a qui
ne sont pas soumises à des causes qui les corrompent, et il n’est par
conséquent pas nécessaire d’éloigner ces agents pour les conserver. 2° On dit
qu’une chose en conserve directement et par elle-même une autre, quand l’être
conservé dépend de celui qui le conserve au point de ne pouvoir exister sans
lui. Dans ce sens toutes les créatures ont besoin d’être conservées par Dieu.
Car l’existence de toutes les créatures dépend de Dieu au point qu’elles ne
pourraient exister un moment et qu’elles rentreraient toutes dans le néant, si
la puissance divine n’était là pour les conserver, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 16, chap. 16). C’est ce qu’on
peut se démontrer ainsi. Tout effet dépend de sa cause suivant la manière dont
la cause l’a produit. Or, il faut observer qu’il y a une espèce d’agent qui est
cause de l’effet en tant qu’il se fait seulement, mais qui n’est pas la cause
directe de son être. C’est ce qui se rencontre dans les œuvres d’art aussi bien
que dans les œuvres de la nature. Ainsi, un architecte est la cause de la
maison qu’il a construite, c’est-à-dire que c’est lui qui l’a faite ; mais il
n’est pas la cause directe de son être, car il est évident que l’être d’une
maison suit sa forme, que cette forme est sa composition et son ordre, et
qu’elle est la conséquence de la vertu naturelle de certains matériaux. Car
comme le cuisinier prépare ses aliments en employant une vertu naturelle active
comme celle du feu, de même l’architecte fait une maison au moyen de ciment, de
pierres et de bois, c’est-à-dire de tout ce qui peut établir et conserver la
composition et l’ordre d’un édifice. Par conséquent l’existence de la maison
dépend de la nature de tous ces matériaux, tandis que le faire ou la construction
dépend de l’action de l’architecte. D’après le même raisonnement il faut
observer que dans la nature si un agent n’est pas cause de la forme des êtres
il ne peut être non plus la cause directe de leur être qui est une conséquence
de la forme qu’ils ont revêtue ; il ne peut être cause que de l’effet selon
qu’il est produit seulement. Il est d’ailleurs évident que quand deux choses
sont de même espèce, l’une ne peut pas être cause par soi-même de la forme de
l’autre, du moins en tant que forme, parce que dans ce cas elle serait cause de
sa propre forme, puisque leur raison d’être est la même ; mais elle peut
être cause de cette forme selon qu’elle existe dans la matière (Ainsi le père
est cause de ce que l’humanité est dans son fils, mais il n’est pas cause de
l’humanité elle-même, parce que l’humanité étant en lui, il serait cause de sa
propre forme.), c’est-à-dire elle peut être cause que telle matière acquière
telle forme en particulier. Alors c’est être cause de ce que devient une chose,
et c’est ainsi que l’homme engendre l’homme et que le feu engendre le feu.
C’est pourquoi toutes les fois qu’un effet naturel est susceptible de recevoir
de l’agent une impression conforme à la manière d’être qu’elle a dans l’agent
lui-même, alors la production de l’effet dépend de l’agent, mais il n’en est
pas de même de son être (Ainsi, d’après saint Thomas, cette première espèce
d’agent est cause que l’effet est produit, mais elle n’est pas cause de son
être.). Mais il arrive quelquefois que l’effet ne doit
pas recevoir de l’agent une impression conforme à la manière d’être qu’elle a
en lui. C’est ce qu’on remarque dans tous les agents qui ne produisent pas un
effet de même espèce qu’eux ; ainsi les corps célestes engendrent des corps
inférieurs qui sont d’une espèce toute différente de la leur. Un agent de cette
nature peut être cause de la forme des êtres en tant que forme et non pas
seulement comme existant dans telle ou telle matière. C’est pourquoi il est
cause non seulement de la formation des choses, mais encore de leur existence (C’est
la seconde espèce d’agent. Comme ces agents sont causes de l’être des choses,
les choses dépendent d’eux, quant à la conservation de leur être.). Ainsi donc
comme la production d’une chose ne peut subsister dès qu’a cessé l’action de l’agent
qui est cause de sa production, de même son être ne peut subsister dès qu’a
cessé l’action de l’agent qui est cause non seulement de sa production, mais
encore de son être. Et c’est le motif pour lequel l’eau chaude conserve sa
chaleur après qu’elle n’est plus soumise à l’action du feu, tandis que l’air ne
reste pas même éclairé un seul instant après que le soleil n’exerce plus sur
lui son influence. Car l’eau est susceptible de recevoir la chaleur du feu de
la même manière que cette chaleur existe dans le feu lui-même. Par conséquent,
si elle parvenait à recevoir parfaitement la forme du feu elle conserverait à
tout jamais sa chaleur. Mais comme elle ne participe qu’imparfaitement à la
forme du feu et qu’elle n’en a, pour ainsi dire, que les premières impressions,
la chaleur ne peut rester toujours en elle ; elle ne la conserve que
pendant un temps en raison de la faiblesse et de l’imperfection de la manière
dont elle participe au calorique. L’air au contraire n’est pas apte à recevoir
naturellement la lumière de la même manière qu’elle existe dans le soleil,
c’est-à-dire qu’il ne peut recevoir la forme du soleil qui est le principe de
la lumière. C’est pourquoi, comme la lumière ne s’attache pas à l’air, elle
cesse aussitôt que l’action du soleil cesse elle-même. Ainsi toute créature est
à Dieu ce que l’air est au soleil qui l’éclairé. Car comme le soleil est
brillant par sa nature tandis que l’air n’est lumineux qu’en participant à la
lumière du soleil sans participer toutefois à la nature de cet astre, de même
il n’y a que Dieu qui existe par son essence, parce que son essence est son
être. Or, toutes les créatures participent à l’être divin, mais il n’en est
aucune dont l’essence soit l’être. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Gen.,
liv. 4, chap. 2) que si la puissance de Dieu cessait un instant de régir les
êtres qu’elle a créés, aussitôt leurs espèces elles-mêmes disparaîtraient, et
la nature entière rentrerait dans le néant. Et plus loin il ajoute (Sup. Gen.,
liv. 8, chap. 12) que comme l’air devient lumineux en présence de la lumière,
ainsi l’homme est dans la lumière ou les ténèbres suivant que Dieu est en lui
ou qu’il n’y est pas.
Article
2 : Dieu conserve-t-il immédiatement toutes les créatures ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu conserve immédiatement toutes les créatures. Car Dieu
conserve les êtres par la même action qu’il les crée, comme nous l’avons dit
(art. préc). Or, Dieu est le créateur immédiat de
tout ce qui existe. Donc il en est le conservateur au même titre.
Réponse à l’objection
N°1 : Dieu a créé à la vérité toutes choses, mais pour les conserver il a
établi un ordre tel qu’il y a des créatures qui dépendent des autres de manière
que celles-ci les conservent secondairement en présupposant toutefois que Dieu
est lui-même la cause principale de leur conservation.
Objection N°2.
Une chose est plus proche d’elle-même que d’un autre être. Or, Dieu ne peut
communiquer à une créature la vertu de se conserver elle-même. Il peut donc
encore moins lui donner la puissance de conserver les autres. C’est donc lui
qui conserve toutes choses sans employer l’aide d’aucune cause intermédiaire.
Réponse à
l’objection N°2 : La cause propre d’un effet qui dépend d’elle étant aussi
sa cause conservatrice, comme on ne peut pas faire qu’un effet soit sa propre
cause tandis qu’il peut fort bien être la cause d’un autre ; de même on ne peut
pas faire qu’il se conserve lui-même, mais il est très facile de lui donner la
vertu d’en conserver un autre.
Objection N°3.
Un effet n’est conservé dans son être que par l’agent qui est cause non
seulement de la forme qu’il a revêtue, mais encore de son être même. Or, toutes
les causes ne peuvent être causes que de la forme que l’effet a revêtue ; car
elles ne sont causes qu’à titre de puissances motrices, comme nous l’avons dit
(art. préc). Donc ces causes ne sont pas de nature à
conserver à leurs effets l’existence.
Réponse à
l’objection N°3 : Aucune créature n’en peut produire une autre,
c’est-à-dire lui donner une forme ou une disposition nouvelle qu’en produisant
un changement quelconque ; parce que l’action d’un agent créé présuppose
toujours l’existence d’un sujet. Mais quand une forme ou une disposition
nouvelle a été produite, l’agent la conserve sans avoir besoin de la modifier aucunement. Ainsi il y a changement dans
l’air au premier moment où la lumière le pénètre, mais la conservation de la
lumière résulte de la seule présence du corps qui la produit sans que l’air
subisse de nouveaux changements.
Mais c’est le
contraire. Ce qui conserve les créatures c’est ce qui leur donne l’être. Or,
Dieu donne l’être aux créatures par le moyen de causes intermédiaires. Donc il
le leur conserve de la même manière.
Conclusion Dieu
ne conserve pas immédiatement à tous les êtres l’existence ; il y en a qu’il
conserve immédiatement et d’autres médiatement.
Il faut
répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc), on
peut conserver une chose de deux manières : 1° indirectement et par accident
quand on éloigne d’elle ou qu’on neutralise l’action de ce qui la corrompt ; 2°
directement et absolument quand l’existence d’une chose dépend d’une autre au
même titre que l’effet dépend de la cause. Dans ces deux sens une créature peut
en conserver une autre. Car il est évident que parmi les choses corporelles il
y en a beaucoup qui neutralisent l’action des principes qui les corrompent et
qui méritent pour cela d’être appelées des substances conservatrices. Ainsi, le
sel empêche les viandes de se pourrir, et il en est de même de beaucoup
d’autres choses. Il y a aussi des effets dont
l’existence dépend d’une créature. Car quand il y a beaucoup de causes
enchaînées les unes aux autres il est nécessaire que l’effet dépende
primitivement et principalement de la cause première, et secondairement de
toutes les causes moyennes. La cause première est donc la principale cause conservatrice
; toutes les causes moyennes remplissent secondairement le même rôle mais avec
d’autant plus de perfection qu’elles sont plus élevées et qu’elles se
rapprochent davantage de la cause première. De là vient que dans les choses
matérielles on attribue aux causes supérieures la conservation et la stabilité
des êtres, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 12, text. 34). Ainsi, on dit que le premier
mouvement ou le mouvement diurne est cause de la perpétuité de la génération,
tandis que le second mouvement ou le mouvement zodiacal est cause de la
diversité qui résulte de la génération et de la corruption. De même les
astronomes attribuent ce qui est fixe et permanent à Saturne, la plus élevée des
planètes (Ce qu’il y a d’erroné dans ces données scientifiques ne change rien
au fond de la question.). Ainsi, on doit donc reconnaître qu’il y a des choses
auxquelles Dieu conserve l’être par le moyen de certaines causes secondes.
Article
3 : Dieu peut-il faire rentrer un être dans le néant ?
Objection
N°1. Il semble que Dieu ne puisse pas faire rentrer un être dans le néant. Car
saint Augustin (Quæst.,
liv. 83, quest. 21) dit que Dieu n’est pas cause de la tendance des créatures
au non-être. Or, il en serait cause s’il faisait rentrer une créature dans le
néant. Donc il ne peut pas l’y faire rentrer.
Réponse à
l’objection N°1 : Le non-être n’a pas de cause par lui-même parce que la
causalité ne se rapporte qu’à l’être ; mais l’être absolument parlant est cause
de l’être. Ainsi donc Dieu ne peut pas être cause de la tendance des créatures
au non-être, mais la créature a d’elle-même cette tendance parce qu’elle a été
tirée du néant. Cependant Dieu peut être cause par accident que les créatures
rentrent dans le néant, en leur retirant, par exemple, son action.
Objection N°2.
Dieu est cause par sa bonté de ce que les créatures existent. Car, comme le dit
saint Augustin (Lib. de doct. Christ.,
liv. 1, chap. 32), nous sommes parce que Dieu est bon. Or, Dieu ne peut pas ne
pas être bon. Donc il ne peut pas faire que les créatures n’existent pas, par
conséquent il ne peut pas les faire rentrer dans le néant.
Réponse à
l’objection N°2 : La bonté de Dieu est à la vérité la cause des êtres,
mais elle n’en est pas la cause nécessitante, parce qu’elle ne dépend pas des
créatures qui n’existent d’ailleurs que par sa libre volonté. Par conséquent
comme Dieu aurait pu, sans porter atteinte à sa bonté, ne créer aucun être, il
pourrait également n’en conserver aucun.
Objection N°3.
Si Dieu anéantissait une chose il faudrait qu’il le fît
par une action quelconque. Mais il ne peut en être ainsi, parce que toute
action a toujours pour terme un être. Ainsi l’action de l’être qui corrompt a
pour terme l’être qu’elle engendre, parce que la génération de l’un résulte de
la corruption de l’autre. Donc Dieu ne peut pas réduire un être au néant.
Réponse à
l’objection N°3 : Si Dieu anéantissait une créature, il n’aurait pas
besoin de faire une action quelconque, il suffirait qu’il cessât d’agir.
Mais c’est le
contraire. Il est dit dans Jérémie (10, 24) : Corrigez-moi, Seigneur, mais que ce soit dans votre justice et non dans
votre fureur, dans la crainte que vous ne me réduisiez au néant.
Conclusion Dieu
n’ayant pas donné et ne conservant pas nécessairement, mais librement
l’existence aux créatures, il peut par conséquent les faire rentrer dans le
néant, s’il en a la volonté.
Il faut
répondre qu’il y a des philosophes qui ont supposé que Dieu avait donné l’être
nécessairement à tout ce qui existe. Si ce sentiment était exact, Dieu ne
pourrait pas plus faire rentrer une créature dans le néant, qu’il ne peut
changer sa nature (Le panthéisme est la conséquence inévitable de cette erreur.
C’est pourquoi saint Thomas dit que dans ce cas Dieu ne pourrait anéantir une
créature sans changer sa nature.). Mais, comme nous l’avons dit (quest. 19,
art. 4), cette opinion est fausse et absolument contraire à la foi catholique
qui enseigne que Dieu a tout produit par sa libre volonté, selon ces paroles du
Psalmiste : Le Seigneur a fait tout ce
qu’il a voulu (Ps. 134, 6). Par
conséquent l’être que Dieu communique à la créature dépend absolument de sa
volonté, et il ne la conserve qu’en continuant à le lui communiquer sans cesse,
comme nous l’avons dit (art. 1 et 2). Ainsi donc, comme avant que les choses
n’existent il pouvait ne pas leur communiquer l’être et par conséquent ne pas
les créer, de même après les avoir faites il peut ne plus leur communiquer
l’être, et alors elles cesseraient d’exister, c’est-à-dire qu’il les ferait
rentrer dans le néant.
Article
4 : Y a-t-il des êtres qui rentrent dans le néant ?
Objection
N°1. Il semble qu’il y ait des êtres qui rentrent dans le néant. Car la fin
répond au principe. Or, dès le commencement il n’y avait que Dieu qui existât.
Donc la création arrivera à une fin telle qu’il n’y aura plus que Dieu qui
existera. Toutes les créatures seront donc alors anéanties.
Réponse à
l’objection N°1 : Quand une chose existe après avoir été dans le néant,
son existence est une preuve de la puissance de celui qui l’a produite. Mais si
une chose après avoir existé rentrait dans le néant, ce fait serait contraire à
la manifestation de la puissance de Dieu, puisque cette puissance éclate
surtout en conservant l’être aux créatures, d’après ces paroles de l’Apôtre (Héb., 1, 3) : que le Seigneur supporte toutes choses par le verbe de sa
puissance.
Objection N°2.
Toute créature a une puissance finie. Or, il n’y a pas de puissance finie qui
s’étende à l’infini. C’est sur cette raison qu’Aristote s’appuie pour prouver (Phys., liv. 8, text.
78) qu’une puissance finie ne peut mouvoir pendant un temps infini. Donc il n’y
a pas de créature qui puisse durer infiniment, par conséquent elles rentreront
toutes à une époque donnée dans le néant.
Réponse à
l’objection N°2 : La créature n’a pas d’autre puissance que celle de
recevoir l’être ; c’est à Dieu qu’il appartient de le donner et c’est de
lui qu’émane tout ce qui existe. Par conséquent la durée infinie des êtres est
une conséquence de la puissance infinie de Dieu. Cependant il y a des choses
qui ne peuvent subsister que pendant un temps déterminé, parce qu’elles peuvent
être détruites par un agent contraire auquel une vertu finie ne peut résister
pendant un temps infini. C’est ce qui fait que les choses qui n’ont pas de
contraire durent éternellement bien qu’elles aient une puissance finie.
Objection N°3.
Les formes et les accidents n’ont rien de matériel, et cessent quelquefois
d’exister. Donc ils rentrent dans le néant.
Réponse à
l’objection N°3 : Les formes et les accidents ne sont pas des êtres
complets puisqu’ils ne subsistent pas, mais chacun d’eux est quelque chose de
l’être. On ne leur donne le nom d’être qu’imparfaitement. Cependant, tels
qu’ils sont, ils ne peuvent être absolument anéantis ; non parce qu’une partie
d’eux subsiste, mais parce qu’ils existent toujours en puissance dans la
matière ou le sujet.
Mais c’est le
contraire. Il est écrit (Ecclésiaste,
3, 14) : J’ai appris que toutes les œuvres
de Dieu demeureront à jamais.
Conclusion
Puisqu’il n’y a pas de créatures qui rentrent dans le néant, ni d’après l’ordre
naturel auquel les êtres sont soumis, ni par l’effet des miracles qui s’opèrent
pour la manifestation de la grâce, on doit absolument affirmer qu’il n’y a rien
dans la créature qui s’anéantisse.
Il faut
répondre que parmi les choses que Dieu fait pour l’amour de sa créature, les
unes arrivent selon le cours régulier de la nature ; les autres sont des
miracles qui s’opèrent en dérogeant aux lois communes auxquelles tous les êtres
sont soumis, comme nous le verrons (quest. suiv., art.
6). Or, les choses que Dieu fait selon les lois ordinaires peuvent être
considérées d’après la nature elle-même des êtres. Quant aux miracles ils ont
pour but la manifestation de la grâce, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 12, 17) : Les dons du Saint-Esprit qui se manifestent
au dehors sont donnés à chacun pour l’utilité de tous. Parmi ces dons qu’il
énumère il compte celui de faire des miracles. Or, en examinant la nature des
êtres créés on voit qu’aucun d’eux ne rentre dans le néant. Car s’il s’agit des
êtres immatériels il n’y a pas en eux de puissance relativement au non-être (C’est-à-dire
qu’ils ne sont pas intrinsèquement composés d’éléments contraires, comme les
êtres corporels et corruptibles.). Pour les créatures matérielles elles
subsistent toujours du moins par rapport à la matière qui est incorruptible
dans le sens qu’elle est le sujet toujours existant de la génération et de la
corruption (La science ayant consacré ce principe par rapport à la matière, on
peut l’étendre à tous les autres êtres, puisqu’ils sont plus nobles.). Il
n’appartient pas non plus à la manifestation de la grâce de réduire un être au
néant (Les miracles sont au contraire presque toujours des œuvres de
miséricorde. Il est dit de Notre-Seigneur, qui les
multipliait sur ses pas : qui est allé de
lieu en lieu en faisant le bien (Actes, 10, 38).), parce que ce qui montre
avec le plus d’éclat la puissance et la bonté divine c’est la conservation
perpétuelle des créatures. On doit donc conclure purement et simplement que
rien absolument ne rentre dans le néant.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.