Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

1a = Prima Pars = Première Partie

Question 105 : Des changements que Dieu fait subir aux créatures

 

          Après avoir parlé de la conservation des créatures, nous avons à nous occuper de leur changement qui est le second effet du gouvernement divin. Et d’abord nous traiterons du changement que Dieu fait subir aux créatures, puis du changement qu’elles se font subir mutuellement. — A cet égard huit questions se présentent : 1° Dieu peut-il immédiatement appliquer la matière à la forme ? (En répondant affirmativement à cette question, saint Thomas fait voir qu’il n’y a que Dieu qui ait cette puissance, comme il n’y a que lui qui puisse créer, parce que pour disposer ainsi souverainement de la matière il faut qu’il la renferme en lui tout entière virtuellement ; ce qui suppose qu’il est tout-puissant.) — 2° Peut-il immédiatement mouvoir un corps quelconque ? (Du moment où l’on admet que Dieu a créé tous les corps, il est bien manifeste qu’il peut agir sur eux immédiatement.) — 3° Peut-il mouvoir l’intelligence de la créature ? (L’Ecriture est formelle à ce sujet : Heureux l’homme que vous avez-vous-même instruit, Seigneur (Ps. 93, 12) ; Non que nous soyons capables par nous-mêmes de penser quelque chose… (2 Cor., 3, 5). Le pape Célestin Ier écrivait aux évêques de la Gaule : Omnis sancta cogitatio et motus piæ voluntatis ex Deo sunt. Le concile de Trente suppose la même doctrine (sess. 6, can. 1).) — 4° Peut-il mouvoir sa volonté ? (D’après la doctrine thomistique, on voit que dans l’ordre de la nature on rencontre des mystères analogues à ceux que nous présente l’ordre de la grâce. Cette doctrine est fondée sur les autorités les plus graves. L’Ecriture nous montre dans une foule d’endroits Dieu tournant à son gré la volonté des hommes. On peut voir à ce sujet la lettre du pape Célestin Ier aux évêques des Gaules, celle d’Innocent Ier au concile de Milan.) — 5° Est-ce Dieu qui opère dans tout être qui fait une action ? (L’Ecriture est formelle sur ce point (1 Cor., 12, 6) : Il y a aussi diversité d’opérations ; mais il n’y a qu’un même Dieu, qui opère tout en tous. La raison établit cette même vérité d’une manière incontestable. En effet, comme le remarque Bossuet, si Dieu n’était pas le maître souverain des volontés, sa prescience serait détruite. Car il ne pourrait voir les choses humaines qui sont à venir, ni en elles-mêmes dans la volonté des hommes, ni dans sa volonté propre (Voy. son Traité du libre arbitre, p. 580, édit, de Versailles).) — 6° Peut-il faire quelque chose qui sorte des lois qu’il a imposées aux créatures ? (Le miracle étant une des marques principales de la véritable religion, cette question a été vivement controversée dans le siècle dernier. Voyez à ce sujet le Traité de la religion de Bergier. On sait qu’à l’égard de la possibilité des miracles, J.-J. Rousseau a dit : Que cette question, sérieusement traitée, serait impie, si elle n’était absurde ; que ce serait faire trop d’honneur à celui qui la résoudrait négativement que de le punir ; il suffirait de l’enfermer (Lettres de la montagne).) — 7° Toutes les choses que Dieu fait de la sorte sont-elles des miracles ? (Cette question a pour but de déterminer de quelle manière on peut distinguer les vrais miracles des faux miracles. Quoique saint Thomas ne s’étende pas très longuement sur cette question, cependant on peut induire de ses paroles que le miracle doit être : 1° un effet sensible, 2° supérieur à toute cause créée, et par conséquent surnaturel : 3° fait dans un but religieux. Ces notes sont celles que tous les théologiens assignent.) — 8° Des différents miracles (L’Ecriture est formelle à cet égard ; indépendamment du texte cité par saint Thomas, on peut voir l’histoire des mages de Pharaon (Ex., chap. 8) et celle de Simon le Magicien (Actes, chap. 8).).

 

Article 1 : Dieu peut-il immédiatement mouvoir la matière pour l’appliquer à la forme ?

 

Objection N°1. Il semble que Dieu ne puisse pas mouvoir la matière et l’appliquer immédiatement à une forme. Car, comme le prouve Aristote (Met., liv. 7, text. 28), il n’y a que la forme qui existe dans une matière qui soit susceptible d’élever telle ou telle matière à une forme qui lui soit analogue, parce que le semblable produit son semblable. Or, Dieu n’est pas une forme qui existe dans la matière. Donc il ne peut pas produire une forme dans une matière.

Réponse à l’objection N°1 : Un effet peut être assimilé à la cause qui le produit de deux manières : 1° il peut lui ressembler quant à l’espèce ; c’est ainsi que l’homme engendre l’homme et le feu engendre le feu ; 2° il peut lui ressembler selon sa capacité virtuelle ; c’est ainsi que la forme de l’effet est virtuellement contenue dans sa cause. Les animaux engendrés par la putréfaction, les plantes, les corps minéraux sont assimilés de la sorte au soleil et aux étoiles dont l’action leur donne l’être. L’effet est donc assimilé à la cause qui le produit selon l’objet auquel s’étend la vertu de cette cause. Or, la puissance de Dieu s’étend à la forme et à la matière, comme nous l’avons dit (quest. 44, art. 1 et 2). De là il arrive que l’être composé qui est engendré ressemble à Dieu virtuellement, comme il ressemble sous le rapport de l’espèce à l’être composé qui l’engendre. Par conséquent comme l’être composé qui engendre peut donner à la matière une forme en engendrant un être composé semblable à lui, de même Dieu le peut aussi. Mais il n’en est pas de même d’une autre forme immatérielle, parce que la matière n’est pas sous la puissance des autres substances séparées. C’est pourquoi les démons et les anges agissent sur les choses visibles, non en leur imprimant des formes, mais en employant les éléments matériels qui sont de nature à les faire naître et développer (Selon l’expression des théologiens, les démons ou les anges ne peuvent agir que par le moyen des causes naturelles ou, comme ils disent, applicando activa passivis.).

 

Objection N°2. Si un agent se rapporte à plusieurs choses il n’en produira aucune s’il n’est déterminé à l’égard de l’une d’elles par une cause extérieure. Car, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 3, text. 58), l’opinion universelle ne meut que par l’intermédiaire d’une perception ou d’une idée particulière. Or, la puissance divine est la cause universelle de tout ce qui existe. Elle ne peut donc produire une forme particulière que par le moyen d’un agent particulier.

Réponse à l’objection N°2 : Cette raison aurait de la force si Dieu agissait nécessairement. Mais comme il agit par la volonté et l’intellect qui connaît non seulement les raisons universelles, mais encore les raisons propres de toutes les formes, il s’ensuit qu’il peut imprimer à la matière en particulier telle ou telle forme.

 

Objection N°3. Comme l’être en général dépend de la cause première universelle, de même l’être particulier dépend de causes spéciales déterminées, ainsi que nous l’avons dit (quest. 45, art. 5). Or, l’être d’une chose est déterminé par la forme qui lui est propre. Donc Dieu ne produit pas les formes propres des êtres par le moyen des causes particulières.

Réponse à l’objection N°3 : Si les causes secondes sont destinées à produire des effets déterminés, c’est à Dieu qu’elles doivent cette puissance. Par conséquent Dieu peut produire par lui-même des effets déterminés, puisqu’il destine les autres causes à les produire.

 

Mais c’est le contraire. Car il est écrit (Gen., 2, 7) : Dieu forma l’homme du limon de la terre.

 

Conclusion Puisque Dieu comprend sous sa puissance la matière qu’il a produite, il peut immédiatement l’unir à la forme.

Il faut répondre que Dieu peut immédiatement donner à la matière sa forme. Car l’être qui est en puissance peut être élevé à l’acte par la puissance active qui le comprend dans son domaine. Or, la matière étant comprise dans le domaine de la puissance divine puisque c’est Dieu qui l’a produite, elle peut être réduite en acte par cette même puissance. Elle peut donc être disposée par Dieu à recevoir sa forme, puisque la forme n’est rien autre chose que l’acte de la matière (La forme est appelée l’acte, parce qu’elle constitue et détermine la manière d’être de la chose, et on dit que la matière est purement en puissance, parce qu’elle est par elle-même indifférente à toutes les manières d’être.).

 

Article 2 : Dieu peut-il immédiatement mouvoir les corps ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu ne puisse pas immédiatement mouvoir un corps. Car il faut que le moteur et le mobile existent simultanément, comme le dit Aristote (Phys., liv. 7, text. 9), et il doit y avoir un contact entre l’être qui meut et l’être qui est mû. Or, il ne peut pas y avoir de contact entre Dieu et un corps ; car saint Denis dit (De div. nom., chap. 1) que le tact n’existe pas en Dieu. Donc Dieu ne peut pas mouvoir un corps immédiatement.

Réponse à l’objection N°1 : Il y a deux sortes de contact : le contact corporel, par lequel deux corps se touchent, et le contact virtuel qui existe, par exemple, quand deux êtres se communiquent leur tristesse. Dieu étant immatériel ne peut toucher ni être touché dans le premier sens. Dans le second il peut toucher les créatures en agissant spirituellement sur elles ; mais il ne peut en être touché, parce que la puissance naturelle d’aucune créature ne peut s’élever jusqu’à lui. Et quand saint Denis dit que Dieu ne peut avoir de contact, il faut entendre par là qu’il ne peut être touché.

 

Objection N°2. Dieu est un moteur qui n’est pas mû, et il est par conséquent un être que l’on appète et que l’on perçoit. Il ne meut donc les êtres qu’autant qu’il est désiré et connu d’eux. Or, il ne peut être perçu que par l’intellect qui n’est pas un corps et qui n’est pas non plus une puissance corporelle. Donc Dieu ne peut mouvoir un corps immédiatement.

Réponse à l’objection N°2 : Dieu meut comme l’être qui est désiré et compris. Mais il ne faut pas qu’il meuve toujours comme étant désiré et compris par celui qui est mû, mais comme étant désiré et mû par lui-même ; car il fait tout en raison de sa bonté.

 

Objection N°3. Aristote prouve (Phys., liv. 8, text. 79) qu’une puissance infinie meut instantanément. Or, il est impossible qu’un corps soit mû de cette manière, parce que tout mouvement existant entre deux termes opposés, il s’ensuivrait que deux contraires seraient identiques à un même troisième, ce qui répugne. Donc un corps ne peut être mû immédiatement par une puissance infinie, et puisque la puissance de Dieu est telle, comme nous l’avons dit (quest. 25, art. 2), Dieu ne peut donc mouvoir immédiatement un corps.

Réponse à l’objection N°3 : Aristote (loc. cit.) a l’intention de prouver par ce raisonnement que la puissance du premier moteur n’est pas une puissance qui existe en grandeur (C’est-à-dire une puissance purement matérielle. Aristote fait sa preuve ex absurdis en montrant que si celle puissance était matérielle et infinie tout à la fois, le mouvement qu’elle produirait serait instantané, ce qui répugne.). La puissance du premier moteur est une puissance infinie, et il le démontre par là même que le mouvement qu’il imprime doit durer un temps infini. Si cette puissance infinie existait en grandeur, le mouvement qu’elle communiquerait serait instantané, ce qui est impossible. Il faut donc qu’elle n’existe pas de cette manière. D’où il résulte évidemment que le mouvement instantané des corps ne peut résulter que d’une puissance qui serait infinie en grandeur. La raison en est que toute puissance qui existe en étendue meut selon toute son énergie, puisque le mouvement qu’elle communique est une nécessité de sa nature. Or, il n’y a nulle proportion à établir entre une puissance infinie et une puissance finie quelle qu’elle soit. Car plus la puissance du moteur est grande et plus rapide est le mouvement qu’il communique. Donc puisque toute puissance finie meut pendant un temps déterminé, il s’ensuit qu’une puissance infinie doit mouvoir instantanément, parce qu’il y aurait toujours une proportion à établir entre un temps et un autre. — Mais la puissance qui n’existe pas en étendue est celle d’un être intelligent qui produit ses effets d’une manière conforme à leur nature (Ainsi les corps ne pouvant être mus instantanément, la puissance de Dieu, qui est tout à la fois intelligente et libre, les meut selon le temps.). C’est pourquoi, comme il n’est pas dans la nature des corps d’être mus instantanément, il s’ensuit qu’elle ne les meut pas de la sorte.

 

Mais c’est le contraire. Dieu a fait immédiatement l’œuvre des six jours qui comprend le mouvement des corps, comme on le voit évidemment par ces paroles de la Genèse (1, 9) : Que les eaux soient rassemblées dans un seul lieu. Donc Dieu peut immédiatement mouvoir les corps.

 

Conclusion Puisque les corps sont mus immédiatement par les causes créées, personne ne doit mettre en doute que Dieu qui peut immédiatement imprimer la forme à la matière ne puisse mouvoir immédiatement un corps quelconque.

Il faut répondre que c’est une erreur de dire que Dieu ne puisse pas produire par lui-même tous les effets déterminés que les causes créées produisent. En effet, les corps étant mus immédiatement par des causes créées, il ne doit être douteux pour personne que Dieu ne puisse mouvoir immédiatement un corps quelconque. C’est d’ailleurs une conséquence de ce que nous avons dit (art. préc). Car tout mouvement d’un corps quelconque est une conséquence de sa forme ; par exemple, le mouvement local des corps graves et légers résulte de la forme qu’ils reçoivent de l’être qui les engendre et qui, à ce titre, est pris pour leur moteur ; ou bien c’est la voie qui mène à une forme ; ainsi l’action d’échauffer est la voie qui mène à la forme du feu. Or, imprimer la forme, y disposer et communiquer le mouvement qui en résulte, tous ces actes relèvent du même pouvoir. Car le feu n’engendre pas seulement le feu, mais il échauffe encore et s’élève. Donc puisque Dieu peut imprimer immédiatement la forme à la matière, il peut donc par le fait même mouvoir tous les corps, et cela dans tous les sens.

 

Article 3 : Dieu meut-il immédiatement l’intelligence de la créature ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu ne meuve pas immédiatement l’intelligence de la créature. Car l’action de l’intellect émane du sujet dans lequel elle existe, elle ne passe pas à une matière extérieure, comme le dit Aristote (Met., liv. 9, text. 16). Or, l’action de celui qui est mû par un autre n’émane pas du sujet dans lequel elle existe, mais elle émane du moteur. L’intellect n’est donc pas mû par un autre être et par conséquent il semble que Dieu ne puisse le mouvoir.

Réponse à l’objection N°1 : L’opération intellectuelle émane de l’intellect où elle réside comme de sa cause seconde et elle émane de Dieu comme de sa cause première. Car c’est Dieu qui donne à l’être intelligent la faculté de comprendre.

 

Objection N°2. Ce qui possède en soi tout ce qu’il faut pour se mouvoir n’est pas mû par un autre être. Or, le mouvement de l’intellect est sa connaissance même ; car on donne le nom de mouvement à la connaissance et à la sensation, comme le dit Aristote (De animâ, liv. 3, text. 28). La lumière intelligible que l’intellect a reçue lui suffit donc pour comprendre. Donc il n’est pas mû par un autre être.

Réponse à l’objection N°2 : La lumière intellectuelle unie à l’image de l’objet compris suffit à la vérité pour que l’on comprenne, mais ce principe est secondaire et dépend du premier principe lui-même.

 

Objection N°3. Comme les sens sont mus par les choses sensibles, de même l’intellect est mû par ce qui est intelligible. Or, Dieu n’est pas intelligible pour nous, puisqu’il surpasse infiniment la portée de notre esprit. Donc il ne peut mouvoir notre intellect.

Réponse à l’objection N°3 : L’intelligible meut notre intellect dans le sens qu’il lui imprime son image par laquelle on peut le comprendre. Mais les images que Dieu imprime à l’intellect de la créature ne sont pas suffisantes pour nous faire comprendre Dieu dans son essence, comme nous l’avons dit (quest. 56, art. 3). C’est ce qui fait qu’il meut l’intellect de la créature (Il meut l’intellect de la créature en lui communiquant les espèces intelligibles ; mais comme ces espèces ne peuvent représenter Dieu qu’imparfaitement, la créature ne peut en avoir une parfaite connaissance.), bien qu’il ne soit pas intelligible pour elle, comme nous l’avons vu (quest. 12, art. 2).

 

Mais c’est le contraire. Dieu meut l’intellect de celui qui apprend. Car il est écrit (Ps. 93, 10) que Dieu enseigne la science à l’homme. Il meut donc son intellect.

 

Conclusion Puisque Dieu est la première intelligence et le premier être dans lequel tous les êtres préexistent intelligiblement, il meut l’intelligence de la créature en lui donnant la faculté de comprendre et en imprimant en elle les espèces intelligibles par lesquelles elle comprend actuellement.

Il faut répondre que comme dans les choses matérielles on donne le nom de moteur à ce qui donne la forme qui est le principe du mouvement, de même on dit que le moteur de l’intellect est l’être qui produit la forme qui est le principe de l’opération ou du mouvement intellectuel. Or, il y a dans le sujet qui comprend un double principe d’opération intellectuelle. L’un est la faculté intellectuelle elle-même ; ce principe existe dans le sujet qui comprend en puissance (C’est-à-dire ce principe existe dans celui qui peut connaître la chose, mais qui ne la connaît pas réellement.). L’autre est le principe de comprendre en acte, c’est-à-dire l’image de l’objet compris existant dans le sujet qui le comprend. On dit donc qu’un être meut l’intelligence, soit qu’il lui donne la faculté de comprendre, soit qu’il imprime en lui l’image de l’objet compris. Or, Dieu meut l’intellect de la créature de ces deux manières. Car il est le premier être immatériel. Et comme l’intellectualité est la conséquence de l’immatérialité, il s’ensuit qu’il est aussi le premier être intelligent. Le premier dans un genre étant cause de tout ce qui vient ensuite, il en résulte que toute puissance intellectuelle émane de lui. Ainsi, Dieu étant le premier être et toutes choses préexistant en lui comme dans leur cause première, il faut qu’elles existent en lui intelligiblement selon sa manière d’être. Car, comme toutes les raisons intelligibles des choses existent primitivement en Dieu, et découlent de lui dans les autres intelligences pour qu’elles les comprennent en acte, de même les raisons d’être découlent de lui dans les créatures pour qu’elles subsistent. Dieu meut donc l’intellect de la créature en lui donnant la puissance naturelle ou gratuite de comprendre et en lui communiquant les espèces intelligibles ; il est l’auteur et le conservateur de l’une et de l’autre.

 

Article 4 : Dieu peut-il mouvoir la volonté de la créature ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu ne puisse pas mouvoir la volonté de la créature. Car tout ce qui est mû par une cause extrinsèque est contraint. Or, la volonté ne peut être contrainte. Donc elle n’est pas mue par un agent extérieur, et par conséquent Dieu ne peut la mouvoir.

Réponse à l’objection N°1 : Quand un être est mû par un autre il est contraint toutes les fois qu’il agit contre son inclination propre. Mais quand il est mû par un autre être qui lui communique l’inclination qui lui est propre, on ne dit pas qu’il est contraint. Ainsi un corps lourd n’est pas contraint quand celui qui le produit le meut en le faisant descendre de haut en bas. Par conséquent Dieu ne contraint pas la volonté en la mettant en mouvement, parce qu’il ne lui imprime que l’inclination qui est propre à sa nature (C’est dans cette distinction que se trouve la conciliation de la toute-puissance de Dieu et de la liberté de l’homme.).

 

Objection N°2. Dieu ne peut faire que des choses contradictoires soient vraies en même temps. Or, il en serait ainsi s’il donnait le mouvement à la volonté ; car se mouvoir volontairement c’est se mouvoir d’après soi-même et non d’après un autre. Donc Dieu ne peut pas mouvoir la volonté.

Réponse à l’objection N°2 : Se mouvoir volontairement c’est se mouvoir de soi-même, c’est-à-dire par un principe intrinsèque. Mais ce principe peut venir lui-même d’un autre principe extrinsèque. Par conséquent il ne répugne donc pas que le même être se meuve de lui-même et qu’il soit en même temps mû par un autre.

 

Objection N°3. Le mouvement est attribué au moteur plutôt qu’au mobile ; ainsi on n’attribue pas l’homicide à la pierre, mais à celui qui la lance. Si donc Dieu meut la volonté, il s’ensuit que les œuvres volontaires ne doivent être imputées à l’homme ni à mérite ni à démérite. Or, cette conséquence est fausse. Donc Dieu ne meut pas la volonté.

Réponse à l’objection N°3 : Si la volonté était mue par un autre au point de n’être aucunement mue par elle-même, ses œuvres ne seraient ni méritoires, ni déméritoires ; mais comme le mouvement qu’elle reçoit d’un autre n’empêche pas qu’elle ne se meuve par elle-même, il en résulte conséquemment que la raison du mérite ou du démérite subsiste néanmoins.

 

Mais c’est le contraire. Car saint Paul dit (Phil., 2, 13) : C’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire.

 

Conclusion Le propre de Dieu est de mouvoir la volonté en la produisant dans le sujet qui veut et en l’inclinant intérieurement d’une manière efficace vers l’objet qu’elle embrasse.

Il faut répondre que comme l’intellect est mû par l’objet qu’il comprend et par l’être qui lui a donné la faculté de comprendre, suivant ce que nous avons dit (art. préc.), de même la volonté est mue par son objet qui est le bien et par celui qui lui a donné la puissance de vouloir. Or, tout bien quel qu’il soit peut mouvoir la volonté, mais il n’y a que Dieu qui la meuve d’une manière efficace et absolue. Car un moteur ne peut mouvoir un mobile que quand sa puissance active surpasse ou du moins égale la puissance passive de l’objet qu’il meut. Or, la puissance passive de la volonté s’étend au bien en général. Car son objet est le bien universel, comme l’objet de l’intellect est l’être universel. Tout bien créé est un bien particulier ; il n’y a que Dieu qui soit le bien universel. C’est pourquoi il est le seul objet qui remplisse la volonté et qui lui donne une impulsion suffisante. De même il n’y a que lui qui puisse produire la faculté de vouloir. Car vouloir n’est rien autre chose que l’inclination de la volonté vers son objet qui est le bien universel. Or, c’est au premier moteur à porter la volonté vers le bien universel, comme dans les choses humaines c’est à celui qui est le chef de la multitude à désigner les actes de chacun dans l’intérêt du bien général. Par conséquent le propre de Dieu est de mouvoir la volonté dans l’un et l’autre sens, mais c’est principalement dans l’inclination intérieure que son action est sensible.

 

Article 5 : Dieu opère-t-il dans tous les êtres qui opèrent ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu n’opère pas dans tous les êtres qui opèrent. Car on ne peut pas attribuer à Dieu d’action qui serait insuffisante. S’il opère dans tous les êtres, il opère donc suffisamment dans chacun d’eux. Par conséquent il serait superflu qu’un agent créé opérât encore quelque chose.

Réponse à l’objection N°1 : Dieu opère en nous autant que doit le faire le premier agent, mais l’action des agents secondaires n’est pas pour cela superflue.

 

Objection N°2. Une seule opération ne procède pas simultanément de deux êtres qui opèrent, comme un seul mouvement ne peut appartenir à deux mobiles. Si donc l’opération de la créature procède de Dieu qui opère en elle, il n’est pas possible qu’elle procède en même temps d’elle-même. Il faudrait donc admettre que la créature n’opère rien.

Réponse à l’objection N°2 : Une seule action ne procède pas de deux agents du même ordre. Mais rien n’empêche qu’une seule et même action ne procède d’un premier et d’un second agent.

 

Objection N°3. Celui qui fait une chose passe pour être la cause de ses opérations dans le sens qu’il lui donne la forme par laquelle elle opère. Si donc Dieu est la cause des opérations des êtres qu’il a créés, c’est dans le sens qu’il leur donne la faculté d’opérer. Or, il leur a donné cette faculté dès le commencement quand il les a créés. Il semble donc qu’il n’opère pas ultérieurement dans la créature qui opère.

Réponse à l’objection N°3 : Dieu ne donne pas seulement la forme aux êtres, mais il la leur conserve encore ; il l’applique à l’action, et il est la fin de tout ce qui s’opère, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

Mais c’est le contraire. Car Isaïe dit (Is., 26, 12) : C’est vous, Seigneur, qui opérez en nous toutes nos œuvres.

 

Conclusion Dieu n’agit pas dans tous les êtres qui agissent de telle sorte qu’ils n’opèrent pas eux-mêmes, mais il opère en chacun d’eux finalement, effectivement et formellement de manière cependant qu’ils agissent aussi.

Il faut répondre qu’il y a des philosophes (Cette doctrine a été celle de tous les philosophes fatalistes, mais la plupart des rationalistes croient que Dieu a donné aux êtres intelligents la liberté, et qu’il les a laissés absolument maîtres de leurs actions. Saint Thomas les réfute les uns et les autres.) qui ont soutenu que Dieu opérait dans tous les êtres de telle sorte qu’aucune puissance créée n’opérait quelque chose dans l’univers, et que c’était lui seul qui produisait tout immédiatement. Par exemple, dans leur sentiment, ce n’était pas le feu qui échauffait, mais c’était Dieu qui échauffait dans le feu, et ainsi de tout le reste. Mais cette opinion est absurde : 1° parce que dans cette hypothèse les créatures ne pourraient plus être causes et effets, ce qui taxerait le créateur d’impuissance, puisqu’il est dans la nature de l’agent de communiquer à son effet la vertu d’agir lui-même ; 2° parce que les facultés agissantes que nous remarquons dans les créatures leur auraient été vainement attribuées si elles n’opéraient pas réellement quelque chose. Toutes les créatures sembleraient même exister inutilement si elles étaient privées de leur opération propre, puisque tous les êtres n’existent que pour agir. Car ce qui est imparfait existe toujours pour ce qui est plus parfait. Ainsi, comme la matière existe pour la forme, de même la forme qui est l’acte premier existe pour l’opération qui est l’acte second (D’après la terminologie d’Aristote, la forme substantielle est l’acte premier, les formes accidentelles qui présupposent l’existence du sujet sont des actes seconds.). Par conséquent toute créature a l’opération pour fin, et quand on dit que Dieu opère en elles on doit croire que l’action divine ne les empêche pas d’avoir leur action propre. — Pour s’en convaincre jusqu’à l’évidence il faut remarquer que puisqu’il y a quatre genres de causes, la matière n’est pas le principe de l’action, mais elle est le sujet qui reçoit l’effet de l’action. La fin, l’agent et la forme se rapportent à l’action comme son principe suivant un ordre particulier (C’est-à-dire d’après une certaine hiérarchie.). En effet le premier principe de l’action est la fin qui meut l’agent, le second c’est l’agent, et le troisième la forme que l’agent applique à l’action, quoique l’agent lui-même agisse par sa forme, comme on le voit par ce qui se passe dans les œuvres d’art. Car l’ouvrier est porté à agir pour la fin qu’il se propose, qui est l’œuvre même qu’il produit, par exemple, le coffre ou le lit ; il travaille ensuite avec la hache, et la hache dresse enfin le bois par son tranchant. Dieu opère donc dans les créatures comme fin, agent et forme : 1° Comme fin ; car toute opération existant pour un bien réel ou apparent, et tout être bon ou qui paraît tel n’existant qu’en raison de ce qu’il participe à la ressemblance du souverain bien qui est Dieu, il s’ensuit que Dieu lui-même est la cause finale de toute opération. 2° Comme agent. Il est à remarquer en effet que quand il y a beaucoup d’agents qui se rapportent les uns aux autres, le second agit toujours d’après l’influence du premier. Car le premier agent porte le second à agir. D’après cela tous les êtres agissent par la vertu de Dieu lui-même, et il est par conséquent cause des actions de tous les agents. 3° Comme forme. Il faut observer que Dieu porte les êtres à agir non seulement en appliquant leurs formes et leurs vertus à l’action, comme l’ouvrier emploie sa hache à couper, mais il donne encore aux créatures qui agissent leurs formes, et il les leur conserve, ce que l’ouvrier ne fait pas toujours à l’égard de l’instrument dont il se sert (L’ouvrier qui se sert de la hache n’est pas toujours cause qu’elle coupe.). Ainsi Dieu est cause des actions non seulement parce qu’il donne aux êtres la forme qui est le principe même de l’action, comme on dit que l’être générateur est cause du mouvement des corps graves et légers, mais il l’est encore parce qu’il conserve les formes et les propriétés de tout ce qui existe, comme on dit que le soleil est cause de la manifestation des couleurs, parce qu’il donne et conserve la lumière qui les fait paraître. Or, comme la forme d’un être lui est intrinsèque, et cela d’autant plus profondément qu’elle est plus élevée et plus générale, et comme d’ailleurs Dieu est à proprement parler la cause de ce qu’il y a dans les créatures de plus universel et par conséquent de plus intime, il s’ensuit qu’il agit de la manière la plus profonde dans tous les êtres. C’est pourquoi l’Ecriture attribue à Dieu toutes les opérations de la nature, d’après ces paroles de Job (10, 41) : Seigneur, vous m’avez revêtu de peau et de chair ; vous m’avez formé d’os et de nerfs.

 

Article 6 : Dieu peut-il faire quelque chose qui sorte des lois naturelles qu’il a établies ?

 

          Objection N°1. Il semble que Dieu ne puisse pas faire quelque chose qui sorte des lois naturelles. Car saint Augustin dit (Cont. Faustum, liv. 26, chap. 3) : C’est Dieu qui a formé et créé toutes les choses naturelles et il ne fait rien de contraire à la nature. Or, ce qui sort des lois ordinaires semble contraire à la nature. Donc Dieu ne peut rien faire qui soit une dérogation à l’ordre qu’il a établi.

Réponse à l’objection N°1 : Quand dans la nature une chose arrive contrairement aux lois communes, cet effet peut se produire de deux manières. 1° Par l’effet d’un agent qui ne lui a pas communiqué son inclination naturelle ; c’est ainsi que l’homme fait monter les corps légers qui n’ont pas reçu de lui leur tendance opposée ; cette action est contre nature. 2° Par l’action de l’agent dont l’action naturelle dépend. Alors l’effet n’est pas contre nature, comme on le voit par le flux et le reflux de la mer qui n’est pas contre nature, quoiqu’il soit contraire au mouvement naturel de l’eau qui tend à descendre. Car cet effet résulte de l’action du corps céleste dont dépend l’inclination naturelle des corps inférieurs. Par conséquent, puisque Dieu a établi lui-même l’ordre général de l’univers, s’il fait quelque chose qui soit contraire à cet ordre, son action n’est pas contre nature. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (loc. cit.) que ce que fait celui qui est l’auteur du mode, du nombre et de l’ordre de la nature est toujours naturel (Cette explication détruit le mauvais sens que pourrait offrir le mot : contre nature.).

 

Objection N°2. Comme l’ordre de la justice vient de Dieu, de même aussi l’ordre de la nature. Or, Dieu ne peut pas faire quelque chose qui soit une dérogation à l’ordre de la justice, puisque dans ce cas il ferait quelque chose d’injuste. Donc il ne peut pas non plus déroger à l’ordre de la nature.

Réponse à l’objection N°2 : L’ordre de la justice se rapporte uniquement à la cause première qui est la règle de tout ce qui est juste ; c’est pourquoi Dieu ne peut déroger en rien à cet ordre.

 

Objection N°3. Dieu a établi l’ordre de la nature. Si donc il dérogeait de quelque manière à cet ordre il semble qu’il changerait ; ce qu’on ne peut admettre.

Réponse à l’objection N°3 : Dieu a soumis l’univers à un ordre certain, mais il s’est réservé toutefois la faculté d’intervenir pour agir lui-même autrement que par les lois qu’il a établies. C’est ce qui fait que tout en dérogeant à cet ordre il ne change pas (Cette objection, renouvelée par Spinosa et tous les incrédules modernes, a toujours reçu la même solution. Saint Thomas la répète (Quæst. disput. 4. De miraculis, quest. 6, art. 1 ad 6, et liv. 3, Cont. Gent., chap. 99, art. 7).

 

Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (loc. cit.) que Dieu peut faire quelque chose qui soit opposé au cours ordinaire de la nature.

 

Conclusion Dieu ne peut rien faire contre l’ordre de l’univers selon qu’il dépend de la cause première, mais il peut y déroger selon qu’il dépend de quelqu’une des causes secondes.

Il faut répondre que toute cause produit ses effets d’après un certain ordre (Elle détermine une certaine hiérarchie.), parce que toute cause a la nature d’un principe. C’est pourquoi en multipliant les causes on multiplie aussi les ordres, et un ordre en comprend un autre comme une cause en implique une autre. Par conséquent, une cause supérieure n’est pas renfermée dans l’ordre d’une cause inférieure, comme on le voit d’ailleurs par ce qui se passe dans la société humaine. Car l’ordre d’une maison dépend du père de famille, cet ordre est renfermé par celui de la cité qui relève du premier magistrat, lequel dépend lui-même de l’ordre du roi qui régit tout le royaume. Si donc on considère l’ordre de l’univers comme dépendant de la cause première, Dieu ne peut aucunement y déroger. Car en y dérogeant il agirait contre sa prescience, sa volonté ou sa bonté. Mais si on le considère selon la dépendance où il est à l’égard des causes secondes, Dieu peut y déroger parce qu’il procède de lui, non par la nécessité de sa nature, mais par le fait de son libre arbitre. Car puisqu’il aurait pu établir un autre ordre de choses, il peut donc déroger, quand il le veut, à celui qu’il a établi, soit en produisant les effets propres aux causes secondes sans leur concours (C’est ce que les théologiens appellent un miracle ratione modi, comme le changement de l’eau en vin aux noces de Cana.), soit en produisant des effets dont les causes secondes ne sont pas capables (Ce miracle existe ratione sui, comme la résurrection d’un mort.). C’est la pensée de saint Augustin quand il dit (loc. cit.) que Dieu peut agir contre le cours régulier de la nature, mais qu’il n’agit en aucune manière contre l’ordre suprême, parce qu’il ne fait rien contre lui-même.

 

Article 7 : Toutes les choses que Dieu fait contrairement aux lois naturelles sont-elles des miracles ?

 

          Objection N°1. Il semble que toutes les choses que Dieu fait en dehors des lois naturelles ne soient pas des miracles. Car la création du monde et des âmes, ainsi que la justification de l’impie, sont des effets que Dieu produit en dehors des lois de la nature, puisqu’il n’y a pas de causes naturelles qui puissent les produire. On ne dit cependant pas que ce sont des miracles. Donc toutes les choses que Dieu fait en dehors des lois naturelles ne sont pas des miracles.

Réponse à l’objection N°1 : La création et la justification de l’impie ne reçoivent pas le nom de miracles, à proprement parler, quoique ce soient les œuvres exclusives de Dieu, parce que ces effets ne sont pas de nature à être produits par d’autres causes et que par conséquent ils n’arrivent pas en dehors des lois de la nature puisqu’ils ne sont pas de son domaine.

 

Objection N°2. On donne le nom de miracle à une chose difficile, qui est insolite et au-dessus des forces de la nature et qui surpasse l’espérance de celui qui l’admire. Or, il y a des choses qui se font en dehors des lois de la nature qui ne sont cependant pas difficiles, car elles ont pour objets les plus moindres événements : telle est par exemple la guérison des malades. Il y en a qui n’ont rien d’insolite parce qu’elles arrivent souvent, comme quand on plaçait les infirmes sur les places publiques pour que l’ombre de saint Pierre les guérît (Actes, chap. 5). Il y en a d’autres qui ne sont pas supérieures aux forces de la nature, comme les malades qu’on guérit de la fièvre. Enfin, il y en a qui ne surpassent pas nos espérances. Ainsi, nous espérons tous la résurrection des morts qui arrivera cependant par une dérogation aux lois naturelles. Donc toutes les choses qui se font en dehors des lois de la nature ne sont pas des miracles.

Réponse à l’objection N°2 : On dit le miracle difficile non à cause de la grandeur de l’événement à l’occasion duquel il s’opère, mais parce qu’il surpasse les forces naturelles. On dit qu’il est insolite non parce qu’il arrive rarement, mais parce qu’il est en dehors du cours ordinaire de la nature. On dit qu’il est au-dessus des forces de la nature, non seulement à cause de la substance du fait auquel il se rattache, mais encore en raison du mode et de l’ordre selon lequel il se produit. Enfin, on dit qu’il est au-dessus de nos espérances naturelles, mais non au-dessus de l’espérance surnaturelle qui émane de la foi par laquelle nous croyons à la résurrection.

 

Objection N°3. Le nom de miracle vient du mot admiration (miratio). Or, l’admiration a pour objet les choses qui se manifestent aux sens. Mais il y a des choses qui arrivent en dehors de la nature et que les sens ne peuvent percevoir, comme quand les apôtres sont devenus savants sans avoir fait ni recherches ni études. Donc toutes les choses qui se passent en dehors des lois de la nature ne sont pas des miracles.

Réponse à l’objection N°3 : La science des apôtres, bien qu’elle n’ait pas été visible par elle-même, se manifestait cependant par des effets qui montraient ce qu’elle avait d’admirable (Dans cette réponse, saint Thomas accorde que le miracle doit être un effet sensible ; ce qui est la première condition que nous avons posée.).

 

Mais c’est le contraire. Car saint Augustin dit (Cont. Faust., liv. 26, chap. 3) que quand Dieu fait quelque chose contre le cours ordinaire de la nature qui nous est connu, on donne à ces effets le nom de miracles ou de merveilles.

 

Conclusion Puisqu’on donne le nom de miracle à ce qui excite au plus haut point notre admiration, il faut ainsi appeler tout ce que Dieu fait en dehors des causes qui nous sont connues.

Il faut répondre que le mot miracle vient du mot admiration. L’admiration a lieu toutes les fois qu’on voit un effet dont on ignore la cause. Ainsi, celui qui voit une éclipse de soleil, est dans l’admiration, s’il en ignore la cause, comme le dit Aristote (Met., liv. 2, chap. 11). Mais la cause d’un effet apparent quelconque peut être connue de l’un tandis qu’elle est ignorée de l’autre. C’est ce qui fait que ce qui est admirable pour l’un ne l’est pas pour les autres ; ainsi, par exemple, le paysan admire une éclipse de soleil et un astronome ne l’admire pas (Ainsi tous les faits qui paraissent merveilleux ne sont pas de vrais miracles.). Le nom de miracle se donne à tout ce qui excite l’admiration de tout le monde, c’est-à-dire à tout effet qui a une cause absolument cachée et que personne ne peut comprendre, parce que c’est Dieu même qui le produit. Par conséquent on appelle miracle tout ce que Dieu fait en dehors des causes qui nous sont connues (Le vrai miracle est donc nécessairement surnaturel, et puisqu’il a Dieu pour auteur, il doit être fait pour amener les hommes à lui, ce qui est la troisième condition que nous avons posée.).

 

Article 8 : Un miracle peut-il être plus grand qu’un autre ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’un miracle ne soit pas plus grand qu’un autre. Car saint Augustin dit (Epist. Ad Volus.) : Dans les choses miraculeuses toute la raison du fait est la puissance de celui qui le produit. Or, c’est la même puissance, c’est-à-dire la puissance divine qui fait tous les miracles. Donc l’un n’est pas plus grand que l’autre.

 

Objection N°2. La puissance de Dieu est infinie. Or, l’infini surpasse le fini sans qu’il y ait aucune proportion à établir entre l’un et l’autre. Dieu n’est donc pas plus admirable en faisant une chose qu’en en faisant une autre. Par conséquent un miracle n’est pas plus grand qu’un autre.

 

Mais c’est le contraire. Car Notre-Seigneur Jésus-Christ dit en parlant de ses miracles (Jean, 14, 12) : Les œuvres que je fais, celui qui croit en moi les fera et il en fera même de plus grandes.

 

Conclusion Un miracle peut être plus grand qu’un autre non par rapport à la puissance divine, mais par rapport aux forces de la nature dans le sens que l’un les surpasse plus que l’autre.

Il faut répondre que par rapport à la puissance divine il n’y a pas de miracle, parce que tout effet quel qu’il soit n’est rien comparativement à elle, d’après ces paroles d’Isaïe (Is., 40, 15) : Les nations sont devant Dieu comme une goutte d’eau dans un grand vase, ou comme un grain de sable dans une balance. Il n’y a donc de miracle que relativement aux forces de la nature qui peuvent être surpassées. Dès lors un miracle est plus ou moins grand selon qu’il surpasse plus ou moins les forces de la nature. Or, une chose peut surpasser les forces de la nature de trois manières : 1° Par rapport à la substance du fait comme l’existence simultanée de deux corps dans le même lieu, le mouvement rétrograde du soleil ou la glorification du corps humain. La nature ne peut produire d’aucune façon de pareils effets, et ils tiennent le premier rang parmi les miracles. 2° Une chose surpasse les forces de la nature non par rapport à la substance du fait, mais par rapport au sujet dans lequel il est produit ; telles sont la résurrection des morts, la guérison des aveugles, etc. Car la nature peut produire la vie, mais dans un être qui n’est pas mort ; elle peut donner la vue, mais à celui qui n’est pas aveugle. Ces miracles sont du second ordre. 3° Enfin, un effet surpasse les forces de la nature relativement au mode et à l’ordre selon lesquels il est produit. C’est ce qui arrive quand quelqu’un est tout à coup guéri d’une fièvre par la puissance divine, sans remède et sans avoir employé les moyens que l’on emploie en pareilles circonstances, ou quand l’atmosphère se charge de nuées immédiatement sans causes naturelles, comme on le vit à la prière de Samuel et d’Elie (1 Rois, chap. 12, 3 Rois, chap. 18). Cette espèce de miracles est du dernier ordre (Ces trois sortes de miracles appartiennent toutes aux miracles proprement dits que Dieu seul peut faire.). Ainsi, ces miracles peuvent se graduer selon les différentes manières dont ils surpassent les forces de la nature. — De ces considérations résulte évidemment la solution de toutes les objections qui ne sont tirées d’ailleurs que de la puissance divine.

 

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.