Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 110 : De
la prééminence des anges sur les natures corporelles
Après
avoir considéré les anges dans les rapports qu’ils ont entre eux, nous avons
maintenant à examiner la prééminence qu’ils exercent sur les créatures
corporelles. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° La créature
corporelle est-elle régie par les anges ? (Tous les Pères sont unanimes à
enseigner que Dieu gouverne le monde, même matériel, par le ministère des
anges. Saint Justin, Athénagore, Théodoret,
Clément d’Alexandrie, saint Grégoire de Nazianze,
Origène, Eusèbe de Césarée, saint Jérôme, saint Augustin, saint Hilaire, saint
Ambroise, saint Jean Chrysostome et saint Cyrille tiennent, à cet égard, le
même langage. On ne serait donc pas en sûreté en soutenant l’opinion
contraire.) — 2° La créature corporelle leur obéit-elle à volonté ? (Il est
très important de connaître jusqu’où s’étend le pouvoir des anges sur la
nature, parce que c’est le moyen de couper court à une foule de superstitions
et de distinguer les miracles des faits merveilleux.) — 3° Les anges
peuvent-ils par leur vertu mouvoir un corps d’un lieu à un autre ? (Ce que
l’Ecriture nous rapporte des mages de Pharaon (Ex., chap. 7 et 8) et ce qu’elle annonce de l’antechrist
(2 Thess.,
chap. 2) serait inexplicable si l’on refusait d’admettre sur ce point la
doctrine de saint Thomas. Tous les Pères sont d’ailleurs unanimes à cet égard.)
— 4° Les anges bons ou mauvais peuvent-ils faire des miracles ? (Les anges
peuvent faire des miracles improprement dits. L’Ecriture
en renferme une multitude parmi lesquels nous citerons l’incendie de Sodome, la
délivrance des trois enfants dans la fournaise, l’affliction de Job, les
prodiges opérés par les mages de Pharaon (Voy. Deut., 13, 1 ; Jérém.,
23, 32 ; Matth., 24, 24 ; saint Paul, 2 Thess.,
chap. 2 ; Apoc.,
chap. 13. Et parmi les Pères : saint Irénée (Contra hæres., liv. 2, chap.
31), saint Justin (Dial. cum Tryphone), saint Cyrille (Catech. 15), Tertullien (Apolog., chap. 23), Origène (liv. 3 contra Celeum), Lactant
(liv. 2, chap 74, et liv. 7, chap. 13), saint
Chrysostome (Homil. 36 et lib. cont. Gentes.).)
Article
1 : Les créatures corporelles sont-elles régies ou administrées par les
anges ?
Objection
N°1. Il semble que la créature corporelle ne soit pas administrée par les
anges. Car les choses qui ont une manière déterminée d’opérer n’ont pas besoin
d’être gouvernées par quelqu’un. Ainsi nous avons besoin d’être gouvernés afin
que nous n’agissions pas autrement qu’il ne le faut, mais il n’en est pas de
même des corps dont les actions sont déterminées par la nature qu’ils ont reçue
de Dieu. Ils n’ont donc pas besoin d’être gouvernés par les anges.
Réponse à
l’objection N°1 : Les êtres corporels ont leurs actions déterminées, mais
ils n’exercent ces actions qu’autant qu’ils sont mus ; car le propre des corps
est de n’agir que par le moyen du mouvement. C’est pourquoi il faut que la
créature corporelle soit mue par la créature spirituelle.
Objection N°2.
Les êtres inférieurs sont gouvernés par ceux qui sont au-dessus d’eux. Or,
parmi les corps il y en a qui sont inférieurs et d’autres qui sont supérieurs,
et ces derniers régissent les autres. Il n’est donc pas nécessaire qu’ils
soient gouvernés par les anges.
Réponse à
l’objection N°2 : Cet argument se base sur l’opinion d’Aristote qui
suppose (Met., liv. 3, text. 44) que les corps célestes sont mus par des
substances spirituelles, dont il s’efforce même d’indiquer le nombre d’après la
nature des mouvements apparents qui ont lieu dans le ciel. Mais il n’admet pas
de substances spirituelles qui exercent une action immédiate sur les corps
inférieurs, ou plutôt il ne fait d’exception que pour l’âme humaine. Ce qui l’a
conduit à cette opinion, c’est qu’il n’a pas reconnu dans les corps inférieurs
d’autres opérations que les opérations naturelles qu’il s’expliquait par le
seul mouvement des corps célestes (On voit que saint Thomas n’était pas
tellement l’esclave d’Aristote qu’il ne sut être d’un
sentiment opposé, toutes les fois que ce philosophe s’éloigne de la tradition
catholique.). Mais comme nous savons que dans les corps inférieurs il se fait
beaucoup de choses qui sont en dehors des lois de leur nature et qu’on ne peut
attribuer à l’influence des corps célestes, nous sommes donc forcés de
reconnaître que les anges ont une puissance immédiate non seulement sur les
corps célestes, mais encore sur les corps inférieurs.
Objection N°3.
Les divers ordres des anges sont distingués d’après leurs divers devoirs. Or,
si les créatures corporelles sont administrées par les anges, ils auront autant
de charges à remplir qu’il y a d’espèces de choses, et par conséquent il y aura
autant d’ordres d’anges, ce qui est opposé à ce que nous avons
dit (quest. 108, art. 2 et 6). Les créatures corporelles ne sont donc pas
administrées par les anges.
Réponse à
l’objection N°3 : Les philosophes ont été très divisés de sentiment à
l’égard des substances immatérielles. Ainsi Platon a supposé que les substances
immatérielles sont les raisons et les espèces des corps sensibles, et qu’il y
en avait qui étaient plus universelles que d’autres. D’après ce principe il a
établi que les substances immatérielles avaient une autorité immédiate sur tous
les corps sensibles et qu’à chaque espèce de créatures corporelles il y avait
une substance spirituelle correspondante. Aristote a prétendu au contraire (Met., liv. 12, text.43) que les
substances immatérielles ne sont pas les espèces des corps sensibles, mais
quelque chose de plus élevé et de plus universel. C’est pourquoi il ne leur
attribue pas une action immédiate sur chaque corps, mais seulement sur les
agents universels qui sont les corps célestes. Avicenne a pris un sentiment
intermédiaire. Il a admis avec Platon une substance spirituelle qui agit
immédiatement sur tous les êtres actifs et passifs, de telle sorte que les
formes des choses sensibles dérivent des substances spirituelles, comme le
voulait Platon. Mais il diffère de ce philosophe en ce qu’il n’admet qu’une
seule substance immatérielle qui régit tous les corps inférieurs et qu’il
appelle l’intelligence agissante. Les
saints Pères ont admis avec Platon qu’il y avait divers esprits préposés au
gouvernement des choses matérielles. Car saint Augustin dit (Quæst., liv. 83,
quest. 79) que chaque être visible en ce monde a un ange qui le régit. Saint
Jean Damascène (De fid.
orth.,
liv. 2, chap. 4) dit que le diable était du nombre de ces Vertus angéliques qui
présidaient au gouvernement des choses terrestres. Origène, à l’occasion de ces
paroles du livre des Nombres : Celle-ci,
voyant l’ange arrêté devant elle (Nom.,
22, 27), dit que le monde a besoin d’anges qui régissent les animaux, les
plantes, les arbres et tout ce qui est susceptible d’accroissement (Toutes les
nations anciennes ont d’ailleurs admis qu’il y avait de bons et de mauvais
esprits qui présidaient à l’ordre de la nature, aux astres, aux éléments, à la
génération des animaux.). Mais il ne faut pas supposer pour cela qu’un ange
soit destiné par sa nature à régir les animaux plutôt que les plantes, parce
qu’un ange, quel qu’il soit, a toujours une vertu plus haute et plus
universelle que les créatures corporelles. C’est la divine sagesse qui a
préposé elle-même aux diverses substances matérielles divers esprits pour les
régir. Il ne résulte cependant pas de là qu’il y ait dans les anges plus de
neuf ordres, parce que, comme nous l’avons dit (quest. 108, art. 6), les ordres
se distinguent d’après leurs fonctions générales. Ainsi, comme, d’après saint
Grégoire (Hom. 34 in Ev.), tous les anges qui ont
autorité sur les démons appartiennent à l’ordre des Puissances, de même tous
ceux qui ont action sur les choses purement matérielles semblent appartenir à
l’ordre des Vertus ; car c’est par leur ministère que s’opèrent quelquefois des
miracles.
Mais c’est le
contraire. Car saint Augustin dit (De
Trin., liv. 3, chap. 4) que tous les corps sont régis par l’esprit de vie.
Et saint Grégoire ajoute (Dial. 4,
chap. 5) que dans ce monde visible il n’y a rien qui ne soit régi et disposé
par la créature invisible.
Conclusion La
vertu des corps étant particulière et celle des anges universelle, les corps
sont régis par les anges.
Il faut
répondre que dans l’ordre social comme dans l’ordre naturel on trouve
généralement que la puissance particulière est gouvernée et régie par la
puissance universelle. Ainsi le bailli est gouverné par le roi. A l’égard des
anges nous avons dit aussi (quest. 55, art. 3, et quest. 108, art. 1) que les
anges supérieurs qui régissent les anges inférieurs ont une science plus
universelle que la leur. Or, il est évident que la vertu d’un corps quel qu’il
soit est plus particulière que la vertu d’une substance spirituelle. Car toute
forme corporelle est une forme individualisée par la matière et déterminée par
rapport au temps et à l’espace, tandis que les formes immatérielles sont
absolues et intelligibles. C’est pourquoi comme les anges inférieurs qui ont
des formes moins universelles sont régis par les anges supérieurs, de même tous
les êtres matériels sont régis par les anges. Et ce sentiment est soutenu non seulement
par tous les docteurs de l’Eglise, mais encore par tous les philosophes qui ont
admis l’existence des êtres spirituels.
Article
2 : La matière corporelle obéit-elle aux anges à volonté ?
Objection
N°1. Il semble que la matière corporelle obéisse aux anges à volonté. Car la
vertu de l’ange est supérieure à celle de l’âme. Or, le corps obéit à la pensée
de l’âme. Car la pensée de l’âme le fait passer au chaud et au froid,
quelquefois jusqu’à lui rendre la santé et le faire tomber malade. Donc à plus
forte raison la pensée de l’ange a-t-elle la puissance de modifier à son gré la
matière corporelle.
Réponse à
l’objection N°1 : Notre âme est unie au corps comme sa forme. Il n’est pas
étonnant par conséquent qu’il soit formellement modifié par ses conceptions,
surtout lorsqu’on vient à observer que les mouvements de l’appétit sensitif,
qui n’existent qu’autant que le corps est affecté d’une certaine manière, sont
soumis à l’empire de la raison. Mais l’ange n’est pas ainsi en rapport avec la
nature matérielle. Il n’y a donc pas de parité.
Objection N°2.
Tout ce que peut une puissance inférieure, une puissance supérieure le peut
aussi. Or, la vertu de l’ange est supérieure à celle de la matière corporelle.
Par conséquent, puisque le corps peut, par sa vertu, modifier la forme d’un
autre corps, comme on voit que le feu engendre le feu, à plus forte raison les
anges peuvent-ils par leur vertu imprimer à la matière corporelle une forme
quelconque.
Réponse à
l’objection N°2 : Ce que peut une puissance inférieure une puissance
supérieure le peut aussi, mais non de la même manière ; elle le peut d’une
façon plus élevée. Ainsi l’intellect a des choses sensibles une connaissance
plus éminente que les sens. De même l’ange transforme la matière corporelle
d’une façon plus éminente que les agents corporels ; car il a action sur eux et
il les meut comme étant une cause d’un ordre plus élevé que le leur.
Objection N°3.
Toute la nature corporelle est administrée par les anges, comme nous l’avons
dit (art. préc). Il semble par là que les corps
soient pour les anges des instruments. Car l’instrument est par sa nature un
moteur qui est mû, et dans tout effet on trouve quelque chose qui provient de
la vertu des agents principaux et qui ne peut être produit par une cause
instrumentale. C’est même ce qu’il y a de principal dans l’effet lui-même.
Ainsi les aliments se digèrent par l’action de la chaleur naturelle qui est
l’instrument de l’âme nutritive, mais la génération du corps à l’état de vie
provient de la vertu de l’âme. De même c’est à la scie qu’il appartient de
couper le bois, mais il n’y a que l’artisan qui puisse en faire un lit. Donc la
forme substantielle, qui est ce qu’il y a de principal dans les effets
corporels, résulte de la vertu même des anges ; par conséquent la matière est
soumise à l’ange pour qu’elle en reçoive sa forme.
Réponse à
l’objection N°3 : Rien n’empêche la vertu des anges de produire dans la
nature des effets que les agents matériels ne seraient pas capables de produire
(Dans ce cas les faits sont merveilleux, mais ce ne sont pas de vrais miracles,
puisqu’un agent créé peut en être l’auteur.), mais ce n’est pas à dire pour
cela que la matière obéisse aux anges à volonté (Pour qu’elle leur obéisse à
volonté, il faudrait qu’ils puissent lui commander en maître, sans se soumettre
à l’action des causes secondes, comme le fait le créateur.). Car la matière
n’obéit pas à la volonté du cuisinier qui a l’art de faire cuire ses morceaux
d’une manière que le feu par lui-même ne pourrait produire, puisque tout agent
corporel a la puissance de revêtir la matière d’une forme substantielle,
d’après ce principe que le semblable est naturellement apte à produire son
semblable.
Mais c’est le contraire., Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 3, chap. 8) : Il n’est pas croyable que la matière
des choses visibles obéisse à la volonté des anges pervers, mais elle ne peut
obéir qu’à Dieu.
Conclusion Les
anges ne pouvant pas actuellement donner à la matière sa forme substantielle qui
vient de Dieu immédiatement ou d’un agent naturel, on dit avec raison que la
matière n’obéit pas aux anges à volonté.
Il faut
répondre que les platoniciens ont supposé que les formes des corps matériels
proviennent des formes immatérielles, parce qu’ils regardaient les premières
comme une participation de ces dernières. Et Avicenne a suivi sous un rapport
leur sentiment en admettant que toutes les formes des corps procèdent de la
conception de l’intelligence agissante, et que les agents corporels ne font que
préparer la matière à recevoir sa forme. Ce qui les a induits l’un et l’autre
en erreur, c’est qu’ils ont regardé la forme comme une chose qui a été faite
par elle-même et qui découlerait ainsi de quelque principe formel. Mais, comme
le prouve Aristote (Met., liv. 7, text. 26, 27 et 32), ce qui est fait est composé ; car il
est à proprement parler une chose qui subsiste. Or, la forme n’est pas un être
subsistant, c’est seulement ce qui donne aux choses leur individualité. Par
conséquent on ne peut pas dire, à proprement parler, que la forme est faite.
Car on ne fait que ce qui existe, puisqu’être fait
est une voie qui mène à l’être. D’ailleurs il est évident que l’être qui est
fait ressemble à celui qui l’a fait, parce que tout agent produit son semblable.
C’est pourquoi ce qui fait les choses naturelles a de l’analogie avec l’être
composé, soit parce qu’il est composé lui-même, comme le feu qui engendre le
feu, soit parce que l’être composé existe tout entier en lui virtuellement
quant à la matière et quant à la forme, ce qui est le propre de Dieu. Donc
toutes les formes que revêt la matière viennent de Dieu immédiatement ou d’un
agent corporel, mais elles ne viennent pas immédiatement de l’ange.
Article
3 : Les anges peuvent-ils mouvoir les corps d’un lieu à un autre ?
Objection
N°1. Il semble que les corps ne puissent être mus par les anges d’un lieu à un
autre. Car le mouvement local des corps naturels suit leurs formes. Or, les
anges, comme nous l’avons dit (quest. 65, art. 4, et art. préc),
ne produisent pas les formes des corps. Ils ne peuvent donc être cause de leur
mouvement local.
Réponse à
l’objection N°1 : Il y a dans les corps d’autres mouvements locaux que
ceux qui sont une conséquence de leurs formes. Ainsi, le flux et le reflux de
la mer ne résultent pas de la forme substantielle de l’eau, mais de l’influence
de la lune. A plus forte raison y a-t-il des mouvements locaux qui peuvent
résulter de l’action des substances spirituelles.
Objection N°2.
Aristote prouve (Phys., liv. 8, text. 54 et 60) que le mouvement local est le premier des
mouvements. Or, les anges ne peuvent produire d’autres mouvements en modifiant
la matière formellement. Donc ils ne peuvent pas produire cette espèce de
mouvement.
Réponse à
l’objection N°2 : Les anges en produisant d’abord le mouvement local
peuvent par son moyen en produire d’autres en employant, par exemple, des
agents corporels pour produire ces effets, comme l’ouvrier emploie le feu pour
amollir le fer.
Objection N°3.
Les membres du corps obéissent aux pensées de l’esprit pour se mouvoir
localement, parce qu’ils ont un principe de vie en eux. Or, dans les corps qui
existent dans la nature il n’y a aucun principe de vie. Donc les anges ne
peuvent les mouvoir d’un lieu à un autre.
Réponse à
l’objection N°3 : Les anges ont une puissance moins restreinte que l’âme.
Ainsi, la puissance motrice de l’âme est renfermée dans le corps auquel elle
est unie ; elle le vivifie, et c’est par son moyen qu’elle peut mouvoir
d’autres êtres. Or, la vertu de l’ange n’est pas ainsi restreinte à un corps
quelconque ; il peut donc mouvoir d’un lieu à un autre les corps qui ne lui
sont pas unis.
Mais c’est le
contraire. Saint Augustin dit (De Trin.,
liv. 3, chap. 8 et 9) que les anges prennent certains principes corporels pour
produire quelques effets. Or, ils ne peuvent le faire sans mouvoir les corps
localement. Donc les corps leur obéissent sous ce rapport.
Conclusion Les
êtres matériels étant inférieurs aux substances spirituelles et le mouvement
local étant le plus parfait, il est naturel que les corps soient mus
immédiatement d’un lieu à un autre par les esprits.
Il faut
répondre que, comme le dit saint Denis (De
div. nom., chap. 7), la sagesse divine a tellement enchaîné les êtres que
la fin de l’un se lie avec le commencement de celui qui suit. D’où il résulte
que l’essence de l’être inférieur touche par ce qu’elle a de plus élevé à
l’essence de l’être qui est au-dessus de lui. Or, les êtres corporels sont
au-dessous des êtres spirituels, et le mouvement local est le plus parfait de
tous les mouvements des substances matérielles, comme le preuve Aristote (Phys., liv. 8, text.
57). La raison en est que le mobile qui va d’un lieu à un autre n’est pas en
puissance par rapport à quelque chose d’intrinsèque ; il ne l’est que par rapport
à ce qui est extrinsèque, c’est-à-dire par rapport au lieu où il doit arriver.
C’est ce qui fait que les corps sont naturellement faits pour être mus
immédiatement par les êtres spirituels d’un lieu à un autre. Aussi tous les
philosophes ont-ils supposé que les corps célestes sont mus localement par des
substances spirituelles (D’après Thaïes et Pythagore, le monde est rempli de
ces substances spirituelles. On les croyait répandues dans les cieux et dans
l’air. Platon parle même d’un prince d’une nature malfaisante, préposé à ces
esprits chassés par les dieux et tombés du ciel, dit Plutarque (Voy. de Lamennais, Essai,
tome 3, ch. 24).), et c’est pour cela que nous voyons l’âme mouvoir le corps en
lui imprimant principalement et avant tout un mouvement local.
Article
4 : Les anges peuvent-ils faire des miracles ?
Objection
N°1. Il semble que les anges puissent faire des miracles. Car saint Grégoire
dit (Hom. 34 in Ev.) qu’on donne le nom de
Vertus à ces esprits par lesquels s’opèrent les prodiges et les miracles.
Réponse à
l’objection N°1 : On dit que les anges font des miracles, soit parce que
Dieu en fait selon leurs désirs comme il en fait quand les saints lui en
demandent, soit parce qu’ils remplissent quelque rôle dans l’exécution même du
miracle, comme lorsqu’on les verra à la résurrection générale recueillir les
cendres des morts.
Objection N°2.
Saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quest. 79) que les magiciens
font des miracles par suite de contrats particuliers, que les bons chrétiens
les opèrent par la justice publique, et les mauvais par les signes de cette
justice. Or, les magiciens font des miracles parce que les démons les exaucent,
comme le dit le même docteur (Ibid.).
Donc les démons peuvent faire des miracles, et à plus forte raison les bons
anges.
Réponse à
l’objection N°2 : On donne le nom de miracle, absolument parlant comme
nous l’avons dit (dans le corps de l’article.), à tout ce qui se fait en dehors
des lois de la création tout entière. Mais comme nous ne connaissons pas toutes
les vertus des créatures, toutes les fois que par une puissance qui nous est
inconnue un être créé produit un effet qui sort des lois ordinaires de la
nature, cet effet est un miracle par rapport à nous. Ainsi, quand les démons
font par leur puissance naturelle quelque chose d’extraordinaire, ces
phénomènes ne sont pas des miracles, absolument parlant, mais ils passent pour
tels à nos yeux (Ils passent pour tels aux yeux du vulgaire. Car pour que les
miracles aient une force probante, il faut qu’on puisse distinguer les vrais
miracles des miracles impropres ou des faits merveilleux. Les théologiens se
sont appliqués à le faire, mais leurs règles reviennent au principe de saint
Thomas, qui dit que le vrai miracle est un fait qui est absolument supérieur
aux forces de la nature.). C’est de cette manière que les magiciens font des
miracles par l’entremise des démons. On dit qu’ils les font d’après un pacte
particulier, parce que les créatures qui ont dans l’univers une puissance
quelconque, sont comme les individus qui jouissent d’une certaine importance
dans une cité. Par conséquent, quand un mage lait quelque chose par suite d’un
pacte conclu entre lui et le démon, on dit qu’il agit par suite d’un traité
particulier. Mais la justice divine règne dans le monde entier comme la loi
publique dans toute la cité. C’est pourquoi les bons chrétiens opérant des
miracles au nom de la justice divine, on dit qu’ils les font par la justice
publique, tandis que les mauvais chrétiens les produisent par les signes de
cette justice publique, c’est-à-dire en invoquant le nom du Christ, ou en
recourant à quelques sacrements.
Objection N°3.
Saint Augustin dit encore au même endroit que tout ce qui se fait visiblement
il n’est pas absurde de l’attribuer aux puissances inférieures de l’air. Or,
quand une cause naturelle produit un effet qui est en dehors de ses lois, nous
disons que c’est un miracle, comme quand un malade est guéri de la fièvre sans
qu’on ait recours aux moyens ordinaires. Donc les anges et les démons peuvent
faire des miracles.
Réponse à
l’objection N°3 : Les puissances spirituelles peuvent faire toutes les
choses visibles qui se font en ce monde en employant par le mouvement local les
éléments primitifs des corps.
Objection N°4.
Une puissance supérieure n’est pas soumise à l’ordre d’une cause inférieure.
Or, la nature corporelle est inférieure à l’ange. Donc l’ange peut agir en
dérogeant aux lois qui régissent les agents matériels, et par conséquent faire
des miracles.
Réponse à
l’objection N°4 : Quoique les anges puissent déroger aux lois d’un être
corporel, ils ne peuvent cependant pas déroger aux lois de toute la création,
ce qui est de l’essence du miracle, comme nous l’avons dit (dans le corps de
l’article.).
Mais c’est le
contraire. Car il est dit de Dieu (Ps.
135, 4) : Il n’y a que lui qui fasse de
grandes merveilles, c’est-à-dire des miracles.
Conclusion Le
miracle est une dérogation aux lois de tous les êtres créés ; comme il n’y a que
Dieu qui ne soit pas une créature, il n’y a que lui qui puisse par sa propre
puissance opérer des miracles.
Il faut répondre que le miracle est à
proprement parler une dérogation à l’ordre de la nature. Pour qu’il y ait
miracle, ce n’est donc pas assez qu’une chose soit faite en dehors des lois
d’une nature particulière, parce que dans ce cas il arriverait que celui qui
jette une pierre en l’air ferait un miracle puisqu’il déroge à la loi naturelle
de la pierre. On donne donc le nom de miracle à ce qui est en dehors des lois
de toute la nature créée. Or, il n’y a que Dieu qui puisse le faire, parce que
tout ce que fait l’ange ou toute autre créature par sa propre vertu, il le fait
nécessairement selon les lois de la nature, et par conséquent ce n’est pas un
miracle. D’où il résulte qu’il n’y a que Dieu qui puisse faire des miracles.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue
de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements
du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était
glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux
ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit
d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la
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JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété
littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique
ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et
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