Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
1a = Prima Pars =
Première Partie
Question 117 : De
ce qui concerne l’action de l’homme
Nous
avons maintenant à nous occuper de ce qui a rapport à l’action de l’homme qui
est une créature composée d’un esprit et d’un corps. — Nous traiterons 1° de
l’action même de l’homme ; 2° de sa propagation. Touchant l’action de
l’homme quatre questions sont à faire : 1° Un homme peut-il en enseigner
un autre en produisant en lui sa science ? (Cet article a pour objet
d’expliquer la question si difficile de la transmission et de la communication
des idées par la parole. Ce problème a beaucoup exercé les philosophes
modernes ; mais nous ne voyons pas qu’ils aient beaucoup ajouté à ce que
dit ici saint Thomas d’après Aristote.) — 2° Un homme pourrait-il enseigner un
ange ? — 3° L’homme par la puissance de son âme pourrait-il avoir action
sur les corps ? (Il était très important de déterminer jusqu’où s’étend le
pouvoir de l’âme humaine sur les corps, à une époque où on avait si fréquemment
recours aux maléfices et aux sortilèges. Voyez dans le Traité des superstitions de Thiers l’énergie avec laquelle les
conciles et les Pères ont poursuivi ces abominables erreurs.) — 4° L’âme de
l’homme séparée pourrait-elle mouvoir les corps localement ? (Les Gentils
ont admis ce que saint Thomas nie dans cet article, et cette erreur a été la
source d’une foule de superstitions populaires qui ne sont pas encore
détruites.)
Article
1 : Un homme peut-il en enseigner un autre ?
Objection
N°1. Il semble qu’un homme ne puisse pas en enseigner un autre. Car Notre
Seigneur dit (Matth., 23, 8) : Ne vous appelez pas Maître ; ce qui
signifie, d’après saint Jérôme : N’accordez
pas aux hommes les honneurs divins. C’est donc un honneur divin de porter
le titre de maître. Or, enseigner étant la fonction propre du maître, il
s’ensuit que l’homme ne peut enseigner et qu’il n’y a que Dieu qui remplisse
cette fonction.
Réponse à
l’objection N°1 : L’homme qui enseigne remplit seulement un ministère
extérieur comme le médecin qui guérit. Car comme la nature intérieure est la
cause principale de la guérison, de même la lumière intérieure de l’intellect
est la cause principale de la science, et ces deux choses viennent l’une et
l’autre de Dieu. C’est pourquoi comme on dit de Dieu que c’est lui qui guérit toutes les infirmités (Ps. 102, 3) ; on dit aussi au même titre que c’est lui qui enseigne à l’homme la science (Ps. 93, 10), dans le sens que nous avons
en nous l’empreinte de la lumière de son visage qui nous éclaire sur toutes
choses.
Objection
N°2. Si un homme en enseigne un autre, ce n’est qu’autant que par sa science il
parvient à le rendre savant. Or, la qualité par laquelle on rend les autres
semblables à soi-même est une qualité active. Il s’ensuit donc que la science
est une qualité active comme la chaleur (Les qualités actives sont celles qui
produisent l’altération des choses sensibles, et on appelle altération le
mouvement qui se trouve dans le monde corporel, et qui dispose les substances
matérielles à la génération ou à la corruption.
Réponse à
l’objection N°2 : Le maître ne produit pas la science dans les disciples à
la façon d’un agent naturel, comme le dit Averroës (De an., liv. 3, comment. 5). Il n’est
donc pas nécessaire que la science soit une qualité active. Mais elle est le
principe qui sert de guide à l’homme dans ses actions.
Objection
N°3. Pour produire la science il faut la lumière intelligible et l’espèce de la
chose comprise. Or l’homme ne peut produire ni l’une ni l’autre de ces deux
choses dans son semblable. Par conséquent un homme ne peut pas en instruire un
autre en produisant en lui la science.
Réponse à
l’objection N°3 : Le maître ne produit directement ni la lumière
intelligible, ni les espèces intelligibles dans le disciple. Mais il l’excite
en l’enseignant à former lui-même, par la vertu de son intellect, les
conceptions intelligibles qu’il lui représente extérieurement sous des images
sensibles.
Objection
N°4. Le maître n’agit sur l’élève qu’à l’aide de certains signes, soit qu’il exprime
son idée par des mots, soit qu’il l’exprime par des gestes. Or, un homme ne
peut en instruire un autre et produire en lui la science par le moyen des
signes qu’il lui met devant les yeux. Car il lui propose des signes de choses
qu’il connaît ou des signes de choses qu’il ne connaît pas. Si ce sont des
signes de choses connues, celui qui voit ces signes a donc déjà la science, par
conséquent ce n’est pas le maître qui la lui donne. Si ce sont au contraire des
signes de choses inconnues, on ne peut rien apprendre par leur intermédiaire. Ainsi,
par exemple, si quelqu’un disait à un Latin des mots grecs dont ce dernier ne
connaîtrait pas la signification, il ne pourrait l’instruire de cette manière.
Un homme ne peut donc d’aucune façon produire la science dans un autre en
l’instruisant.
Réponse à
l’objection N°4 : Les signes dont le maître se sert pour instruire l’élève
sont des signes de choses qu’on connaît d’une manière générale et confuse, mais
non d’une manière particulière et distincte. C’est pourquoi quand quelqu’un
acquiert la science par lui-même on ne peut pas dire qu’il s’enseigne ou qu’il est son maître, parce qu’il n’y a pas préalablement
en lui une science complète comme celle qui doit nécessairement exister dans le
maître.
Mais c’est le
contraire Car l’Apôtre dit (1 Tim., 2, 7) : C’est
pour enseigner ces choses que j’ai été établi prédicateur, apôtre et docteur
des nations dans la foi et la vérité.
Conclusion Un
homme peut en enseigner un autre, soit en lui offrant les secours nécessaires pour
le faire arriver à la connaissance d’une vérité inconnue, soit en fortifiant
son intellect pour qu’il puisse déduire des principes des conséquences qu’ils
renferment.
Il faut
répondre qu’à cet égard les opinions ont été divisées. Averroës
(in comment. de anim.,
liv. 3, text. 5) a supposé qu’il n’y avait qu’un
intellect possible pour tous les hommes, comme nous l’avons dit (quest. 76,
art. 1 et 2 et quest. 79, art. 4 et 5). D’où il résultait que les mêmes
espèces intelligibles existent aussi pour tous. Dans son système l’homme qui en
enseigne un autre ne produit pas en lui une autre science que celle qu’il
a ; il lui communique la même que la sienne, et il ne fait que disposer
les images sensibles qui sont dans son intelligence de la façon la plus convenable
pour qu’il comprenne les choses qu’il veut lui faire connaître. Ce qu’il y a de
vrai dans cette opinion, c’est que la même science existe en effet dans le
disciple dans le disciple et dans le maître, si on considère l’identité par
rapport à l’unité de la chose qui en fait l’objet. Car la vérité de la chose
connue par le disciple et le maître est bien la même. Mais il est faux qu’il
n’y ait qu’un seul intellect possible pour tous les hommes, que les espèces
intelligibles soient pour tous les mêmes et qu’elles ne diffèrent qu’en raison
de la diversité des images sensibles qui existent dans chaque individu. C’est
ce que nous avons prouvé (quest. 76, art. 1 et 2 et quest. 79, art. 4 et 5). — La
seconde opinion est celle des platoniciens, qui supposaient la science innée
dès le principe dans nos âmes par la participation qu’elles ont de formes
séparées, comme nous l’avons vu (quest. 84, art. 3 et 4). D’après ces
philosophes, l’âme, par suite de son union avec le corps, ne peut librement
considérer les choses dont elle a la science. Ainsi le disciple ne reçoit pas
du maître une science nouvelle, il est seulement excité par sa parole à
observer ce qu’il sait déjà, de telle sorte que apprendre n’est pas pour lui
autre que chose que se ressouvenir. En conséquence les partisans de ce système
prétendaient que les agents naturels disposent seulement la matière corporelle
à recevoir les formes qu’elle acquiert en participant aux espèces séparées. Mais
nous avons montré (quest. 79, art. 2 et quest. 84, art. 3 et 4), contrairement
à ce système, que l’intellect possible de l’âme humaine est purement en
puissance relativement aux choses intelligibles, et c’est aussi l’opinion que
soutient Aristote (De animâ,
liv. 3, text. 14). C’est pourquoi il est nécessaire
d’admettre que celui qui enseigne produit la science dans celui qui apprend, en
le faisant passer de la puissance à l’acte, comme le dit ce philosophe (Phys., liv. 8, text.
32) ; Pour s’en convaincre jusqu’à l’évidence il faut observer que parmi
les effets produits par un principe extérieur, il y en a qui procèdent de ce
principe exclusivement, comme la forme de la maison qui a uniquement pour cause
l’art de l’ouvrier qui l’a construite. Il y en a d’autres qui proviennent
tantôt d’un principe extérieur et tantôt d’un principe intérieur. Ainsi dans un
malade la santé a pour cause quelquefois un principe extérieur, c’est-à-dire
l’art de la médecine, et d’autres fois un principe intérieur, comme quand on
est guéri par la vertu même de la nature. Dans ces sortes d’effets il y a deux
choses à observer : la première c’est que l’art imite la nature dans ses
opérations. Car il guérit comme la nature guérit elle-même, en modifiant, en
dirigeant et en expulsant la matière qui est cause de la maladie. La seconde
remarque à faire, c’est que le principe extérieur, ou l’art, n’opère pas comme
agent principal, mais comme auxiliaire de l’agent principal qui est le principe
intérieur, en le fortifiant et en lui fournissant les instruments et les
secours que la nature met en œuvre pour produire l’effet. Ainsi le médecin
fortifie la nature et lui procure la nourriture et les médicaments dont elle a
besoin pour arriver à ses fins. Or, l’homme acquiert la science par un principe
interne, comme on le voit dans celui qui acquiert la science par sa réflexion
propre, et par un principe externe, comme on le voit dans celui qui apprend.
Car il y a dans chaque homme un principe de science qui est la lumière de
l’intellect agent par lequel nous connaissons immédiatement, dès le
commencement, les principes généraux de toutes les sciences (On voit que tout
en professant avec Aristote que l’entendement est une table rase, saint Thomas
ne donne pas à cette expression le sens que Locke lui a donné dans son Essai sur l’entendement humain.). Quand
un individu applique ces principes généraux à des objets particuliers que les
sens ont perçus et qu’ils rappellent à la mémoire, il acquiert par sa réflexion
propre la science de ce qu’il ignorait, en allant du connu à l’inconnu. D’où il
arrive que le maître mène toujours le disciple des choses qu’il connaît aux
choses qu’il ignore, selon cette parole d’Aristote (Post., liv. 1 in princ.), que toute
doctrine et toute science vient d’une connaissance préexistante. D’ailleurs le
maître conduit le disciple du connu à l’inconnu de deux manières : 1° En
lui fournissant les secours et les instruments dont son intelligence doit se
servir pour acquérir la science, par exemple, quand il forme des propositions
universelles que l’élève peut comprendre et apprécier à l’aide des données
qu’il a déjà dans l’esprit, ou quand il lui cite des exemples sensibles, des
similitudes, des contraires ou qu’il emploie d’autres moyens analogues pour
initier son entendement à la connaissance de ce qu’il ignore. 2° En fortifiant
l’entendement de celui qu’il instruit, non par une vertu active émanant d’une
nature supérieure, comme nous l’avons dit en parlant des anges (quest. 106,
art. 1 et quest. 111, art. 1), puisque tous les hommes ont une intelligence du
même ordre et de la même nature, mais en lui faisant sentir le rapport des
principes aux conséquences ; car il peut se faire qu’il n’ait pas la
raison assez puissante pour faire lui-même ces déductions. C’est pourquoi
Aristote dit (Post., liv. 1, text. 5) que la démonstration
est le syllogisme que produit la science. Par là il arrive que celui qui
fait une démonstration rend son auditeur savant.
Article
2 : Les hommes peuvent-ils enseigner les anges ?
Objection
N°1. Il semble que les hommes puissent enseigner les anges. Car saint Paul dit
(Eph., 3, 10) que les Principautés et les Puissances qui sont dans les cieux ont appris
par l’Eglise combien la sagesse de Dieu et merveilleuse. Or, l’Eglise est
l’assemblée des fidèles. Donc il y a des choses que les hommes apprennent aux
anges.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Augustin (Sup Gen. ad litt.,
liv. 5, chap. 19) interprète ainsi ce passage de saint Paul. L’Apôtre avait dit préalablement : J’ai reçu, moi qui suis le plus petit d’entre les saints, la grâce
d’éclairer tous les hommes, en leur découvrant quelle est l’économie du mystère
de leur rédemption, caché en Dieu dès le commencement des siècles. Je dis
caché, mais de telle sorte que la sagesse
infinie de Dieu fût connue des Principautés et des Puissances dans le ciel par
l’Eglise. Ainsi, d’après saint Augustin, ce mystère était caché aux hommes
afin que l’infinie sagesse de Dieu fût révélée par l’Eglise aux Principautés et
aux Puissances célestes, parce que l’Eglise exista primitivement là où les
apôtres et les fidèles se trouvèrent réunis après la résurrection. Il est dit
qu’elle leur fût révélée depuis des siècles parce qu’aucune créature n’existe
avant les siècles. — On peut dire que ce qui est caché ne se manifeste pas
seulement aux anges en Dieu, mais ils le voient encore quand il se réalise et se
produit au grand jour, comme le dit le même docteur. Par conséquent quand les
apôtres accomplirent les mystères du Christ et de l’Eglise, les anges ont vu
alors, touchant ces mêmes mystères, beaucoup de choses qu’ils ignoraient
auparavant. C’est en ce sens qu’il faut entendre ces paroles de saint Jérôme
(In cap. 4 Eph.,), qui dit à l’occasion de ce même
passage de saint Paul, qu’il y a des mystères que les anges ont appris par la
prédication des apôtres ; parce que cette prédication était
l’accomplissement et la réalisation de ce qui était annoncé. Ainsi les
prédications de saint Paul convertirent les Gentils, comme il le dit lui-même.
Objection
N°2. Les anges supérieurs qui sont éclairés immédiatement par Dieu sur les
mystères célestes peuvent instruire les anges inférieurs, comme nous l’avons
dit (quest. 106, art. 1 et 3). Or, il y a des hommes, tels que les apôtres, que
le Verbe de Dieu a immédiatement éclairés sur les choses divines, d’après ces
paroles de saint Paul (Héb., 1, 2) : Tout récemment en ces jours il nous a parlé par son Fils. Donc il y
a des hommes qui ont pu enseigner les anges.
Réponse
à l’objection N°2 : Les apôtres étaient instruits immédiatement par le
Verbe de Dieu, mais le Verbe leur parlait non comme Dieu, mais comme homme. Ce
raisonnement n’est donc pas concluant.
Objection
N°3. Les anges inférieurs sont instruits par les anges supérieurs. Or, il y a
des hommes supérieurs à certains anges, puisque d’après saint Grégoire (De Ev., hom.
34) il y en a qui s’élèvent jusqu’aux premiers ordres de la hiérarchie céleste.
Donc il y a des anges que les hommes pourraient instruire sur les choses
divines.
Réponse
à l’objection N°3 : Sur cette terre il y a des hommes supérieurs aux
anges, mais ils ne le sont que virtuellement
et non actuellement, dans le sens
qu’ils ont assez de vertu pour mériter un jour d’être élevés dans la gloire
au-dessus du rang que certains anges occupent. C’est ainsi que nous disons que
la semence d’un grand arbre est virtuellement plus grande qu’un petit arbre,
quoique actuellement elle soit beaucoup moindre.
Mais
c’est le contraire Saint Denis dit (De
div. nom.,
chap. 4) que tous les lumières divines sont transmises aux hommes par
l’intermédiaire des anges. Ce n’est donc pas l’ange qui est instruit par
l’homme des choses de Dieu.
Conclusion
Comme les anges inférieurs ne peuvent éclairer les anges supérieurs, de même
les hommes tels qu’ils sont sur la terre ne peuvent en aucune manière illuminer
les anges, bien qu’ils leur parlent.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 107, art. 2), les anges
inférieurs peuvent à la vérité parler aux anges supérieurs en leur manifestant
leurs pensées mais ces derniers ne sont jamais éclairés par les autres sur les
choses divines. Or, il est évident que comme les anges inférieurs sont soumis
aux anges supérieurs, les hommes les plus éminents le sont aux anges les plus
humbles ; ce que l’on voit par ces paroles mêmes de Notre-Seigneur
(Matth., 11, 11) : Parmi les enfants des hommes il n’y en a pas un de plus grand que Jean-Baptiste ;
mais celui qui est le dernier dans le royaume des cieux est plus grand que lui.
Les anges ne sont donc pas éclairés par les hommes sur les choses divines,
quoique les hommes puissent manifester aux anges leurs pensées par une sorte de
langage. Car il n’y a que Dieu qui connaisse par lui-même les secrets des
cœurs.
Article
3 : L’homme peut-il par la puissance de son âme changer les corps ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme puisse, par la vertu de son âme, changer la matière
corporelle. Car saint Grégoire dit (Dial.,
liv. 2, chap. 30) que les saints font des miracles tantôt par leurs prières,
tantôt par leur puissance. Ainsi Pierre ressuscité Tabitha
en priant et il fit mourir de lui-même Ananie et Saphire qui lui avaient menti. Or, pour faire des miracles
il faut nécessairement produire dans les corps quelque changement. Donc les
hommes peuvent par la puissance de leur âme changer la matière corporelle.
Réponse
à l’objection N°1 : Les saints font des miracles par la puissance qu’ils
ont reçue de la grâce, et non par celle de la nature. Ce qui est évident
d’après les paroles mêmes de saint Grégoire, qui dit : Est-il étonnant que
ceux qui sont les enfants de Dieu, comme le dit saint Jean, puissent par la
puissance qui leur confère ce titre opérer des prodiges ?
Objection
N°2. A propos de ces paroles de l’Apôtre (Gal.,
chap. 3) : Qui vous a empêché en
vous fascinant d’obéir à la vérité ? la glose
dit qu’il y en a qui ont des yeux de flamme, qui par leur seul regard
corrompent les autres individus et spécialement les enfants. Or, il n’en serait
pas ainsi si la puissance de l’âme ne pouvait changer la matière corporelle.
Donc l’homme peut par la vertu de son âme changer ou transformer les corps.
Réponse
à l’objection N°2 : Avicenne a donné pour cause de cette fascination la
propension qu’à la matière corporelle d’obéir à la substance spirituelle plutôt
qu’aux agents contraires qui existent dans la nature. C’est pourquoi, quand
l’âme s’est vivement représenté une chose dans son imagination, la matière
corporelle se transforme suivant l’idée qu’on s’est formée, et c’est d’après
Avicenne ce qui rend le regard fascinateur. Mais nous avons montré (quest. 110,
art. 2) que la matière corporelle n’obéit pas à la substance spirituelle à
volonté, et qu’elle n’obéit ainsi qu’au créateur. Il vaut donc mieux dire que
par la puissance de l’imagination les esprits unis au corps sont changés et que
ce changement se manifeste surtout dans les yeux parce que ce sont les organes
auxquels les esprits les plus subtils se portent. Les yeux corrompent ensuite
l’air jusqu’à une certaine distance, de la même manière qu’un miroir brillant
et pur devient terne et impur quand une femme qui a ses règles y arrête ses
regards (Nous ne savons pas jusqu’à quel point est exacte cette observation
qu’Aristote a consignée dans son petit traité sur les Rêves. Quoi qu’il en soit, on doit convenir, avec notre moraliste
le plus célèbre, que les yeux sont le miroir de l’âme, et que le regard des
personnes vicieuses produit une influence fâcheuse sur ceux qui le subissent.),
comme le dit Aristote (Lib. de insomniis, chap. 2). Ainsi, quand l’âme d’une personne
a été violemment portée à la malice, comme il arrive le plus souvent chez les
vieilles femmes, leur aspect devient par là même dangereux et nuisible, tout
particulièrement pour les enfants qui ont un corps tendre et capable de
recevoir facilement toutes les impressions. Il est possible ainsi que par la
permission de Dieu ou par suite de quelque influence occulte la malignité des
démons contribue à cet effet ; car les vieilles sorcières font souvent un
pacte avec eux.
Objection
N°3. Le corps de l’homme est plus noble que les autres corps inférieurs. Or,
selon les différentes perceptions de l’âme le corps humain s’échauffe ou se
refroidit, comme on le voit par ceux qui se mettent en colère ou qui ont peur.
Quelquefois même ces changements ont pour résultat la maladie et la mort. Donc
à plus forte raison l’âme de l’homme peut-elle par sa vertu changer les autres
corps.
Réponse
à l’objection N°3 : L’âme est unie au corps comme sa forme, et l’appétit
sensitif qui est un sens soumis à la raison, comme nous l’avons dit (quest. 81,
art. 3), est l’acte d’un organe corporel. C’est pourquoi il faut que les
perceptions de l’âme qui agissent sur l’appétit sensitif produisent aussi dans
les corps un mouvement. Mais pour modifier les choses matérielles les
perceptions de l’âme ne suffisent pas, ou du moins elles ne les modifient qu’au
moyen des changements qu’elles produisent dans le corps que l’âme anime, comme
nous l’avons dit dans la réponse précédente.
Mais
c’est le contraire Car saint Augustin dit (De
Trin., liv. 3, chap. 8) que les corps n’obéissent qu’à Dieu à volonté.
Conclusion
La matière corporelle n’étant changée relativement à la forme que par un agent
composé de matière et de forme ou par Dieu l’âme ne peut avoir action sur elle
par sa puissance naturelle.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 110, art. 2), la matière
corporelle n’est changée dans sa forme que par un agent composé de matière et
de forme, ou par Dieu lui-même, en qui la matière et la forme préexistent
virtuellement comme dans leur cause première. Aussi, en parlant des anges (ibid.), nous avons dit qu’ils ne peuvent
agir sur les corps par leur vertu naturelle qu’en se servant d’agents corporels
destinés à produire de pareils effets. Or, si l’ange ne le peut l’âme le peut
encore moins, et si elle veut modifier un être matériel il faut qu’elle ait
recours à d’autres corps.
Article
4 : L’âme humaine séparée du corps peut-elle mouvoir les êtres matériels
d’un lieu à un autre ?
Objection
N°1. Il semble que l’âme humaine séparée puisse mouvoir les corps du moins
localement. Car, par le mouvement local le corps obéit naturellement à
l’esprit, comme nous l’avons dit (quest. 110, art. 3). Or, l’âme séparée est un
esprit. Donc elle peut par son ordre mouvoir les corps extérieurs.
Réponse
à l’objection N°1 : Il y a des substances spirituelles dont la puissance
ne se rapporte pas à certains corps en particulier. Tels sont les anges, qui
sont naturellement dégagés de tout ce qui est matériel. C’est pour ce motif
qu’ils ont la vertu de mouvoir divers corps. Mais si la force motrice d’une
substance séparée est naturellement destinée à mouvoir un corps, cette
substance ne peut pas en mouvoir un plus grand, mais un moindre. Ainsi, d’après
les philosophes, le moteur d’un ciel inférieur ne pourrait pas mouvoir le ciel
supérieur. D’où il résulte que l’âme étant par sa nature destinée à mouvoir un
corps dont elle est la forme, elle ne peut naturellement en mouvoir un autre.
Objection
N°2. On lit (in Itinerario Clementis) (Cet ouvrage a été rangé par le pape Gélase
au nombre des livres apocryphes, et le droit canon (Decret., dist. 15) le place parmi les livres qui ont été composé par des
hérétiques ou des schismatiques, et que les catholiques doivent rejeter.) que
Simon le Magicien retenait l’âme d’un enfant qu’il avait fait mourir par son
art et que c’était par le moyen de cette âme qu’il opérait toutes ses
merveilles. Or, il n’aurait pu en être ainsi sans une transformation au moins
locale des corps. Donc l’âme séparée a la puissance de mouvoir les corps
localement.
Réponse
à l’objection N°2 : D’après saint Augustin (De civ. Dei, liv. 10, chap. 11) et saint Chrysostome (In Matth., hom. 29) les démons feignaient fréquemment d’être les âmes
des morts pour confirmer dans leur erreur les Gentils qui le croyaient. C’est
pourquoi il est possible que Simon le Magicien ait été trompé par un démon qui
feignait d’être l’âme d’un enfant qu’il avait fait périr.
Mais
c’est le contraire Aristote dit (De animâ, liv. 1, text. 52 et
53) que l’âme ne peut mouvoir tout corps quelconque, et qu’elle ne meut que son
propre corps.
Conclusion
L’âme unie au corps ne pouvant par sa puissance naturelle mouvoir aucun autre
corps que celui qu’elle vivifie, et l’âme séparée ne vivifiant plus aucun
corps, il s’ensuit qu’elle ne peut en mouvoir aucun localement par sa vertu
naturelle.
Il
faut répondre que l’âme séparée ne peut mouvoir aucun corps par sa vertu naturelle.
Car il est évident que quand l’âme est unie au corps elle ne le meut qu’autant
qu’elle le vivifie. C’est pourquoi, quand un membre est mort il n’obéit plus à
l’âme pour le mouvement local. Il est également évident que l’âme séparée ne
vivifie plus aucun corps, et par conséquent qu’il n’y en a aucun qui lui
obéisse pour le mouvement local. Telles sont d’ailleurs les limites de sa
puissance naturelle, mais Dieu peut lui faire la grâce d’une vertu surnaturelle
qui s’étende au-delà.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.