Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 4 : De la vertu de la foi
Après
avoir parlé de l’acte de foi, nous avons à nous occuper de la vertu même de la
foi. Et 1° de la foi elle-même ; 2° de ceux qui ont la foi ; 3° de la
cause de la foi ; 4° de ses effets. — Touchant la foi elle-même huit
questions se présentent : 1° Qu’est-ce que la foi ? (Cet article est
un commentaire raisonné de ces paroles de saint Paul : Fides est substantia sperandarum
rerum, argumentum non apparentium.) — 2° Dans quelle puissance de l’âme
réside-t-elle comme dans son sujet ? (En déterminant le sujet de la foi,
saint Thomas pose tous les principes nécessaires pour réfuter toutes les
erreurs de Luther sur la justification. Les hérétiques du 16e siècle
ont prétendu que la foi résidait dans la volonté comme dans son sujet, puisque,
ils supposaient qu’elle n’est que la confiance que nous avons dans la
miséricorde de Dieu qui remet nos péchés, ce qui se trouve en opposition avec
la doctrine que saint Thomas développe dans cet article.) — 3° La forme de la
foi est-elle la charité ? (Cet article est le développement de celui qui
précède.) — 4° La foi formée et la foi informe est-elle la même
numériquement ? (En décrivant les divers états de la foi, saint Thomas
fait toujours mieux ressortir la part que l’intelligence et la volonté prennent
à sa formation.) — 5° La foi est-elle une vertu ? (La foi est une vertu,
puisqu’elle est obligatoire (Héb., chap.
11) : Accedentem ad Deum oportet credere quid est.) — 6° Est-elle une vertu
unique ? (L’unité de la foi est recommandée dans une foule d’endroits de
l’Ecriture (1 Cor., chap.
1) : Obsecro cos, fratres, ut idipsum dicatis omnes, et non sint in vobis schismata. (2 Cor., chap. 4) : Habentes eumdem spiritum fidei.) — 7° Du rapport qu’il y a entre la foi et les
autres vertus. (La foi est la première de toutes les vertus, selon l’ordre de
génération ; ce que le concile de Trente a expriém
en ces termes (sess. 6, can. 7) : Fides est humanæ salutis initium, fundamentum et radix omnis justificationis.)
— 8° De la comparaison de la certitude de la foi avec la certitude des vertus
intellectuelles ? (Il ne s’agit pas ici du degré d’assentiment que
l’esprit donne à une chose ; car cette force d’adhésion n’est que de
l’opiniâtreté, et elle est très vive chez les hérétiques, mais il s’agit de
l’efficacité du motif qui détermine en nous cet assentiment. Tous les
scholastiques enseignent que la foi est la plus certaine de toutes les vertus
intellectuelles par rapport à son objet, à sa cause ou à son sujet.)
Article 1 : Peut-on
définir ainsi la foi : La foi est le fondement des choses que l’on doit
espérer et une pleine conviction de celles qu’on ne voit pas ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne puisse pas admettre la définition que l’Apôtre donne de
la foi quand il dit (Héb., 11, 1) : La foi est le fondement ou la substance des choses que l’on doit
espérer et une pleine conviction de celles qu’on ne voit point. Car aucune
qualité n’est une substance. Or, la foi est une qualité puisqu’elle est une
vertu théologale, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest.
62, art. 3). Elle n’est donc pas une substance.
Réponse à
l’objection N°1 : La substance ne
se prend pas ici pour le genre le plus général, qui se divise par opposition à
d’autres genres ; mais pour une certaine ressemblance avec la substance
qu’on trouve dans tous les genres. C’est ainsi que ce qu’il y a de premier en
tout genre et ce qui renferme en soi virtuellement les autres choses est appelé
leur substance (Parce que comme la substance sert de support aux accidents, de
même ces vérités principes servent de base et d’appui à tous les autres.).
Objection
N°2. Les vertus différentes ont des objets divers. Or, ce que l’on doit espérer
est l’objet de l’espérance. Donc on ne doit pas faire entrer dans la définition
de la foi ce que l’on doit espérer, comme son objet.
Réponse à
l’objection N°2 : Puisque la foi appartient à l’intellect selon qu’il est
commandé par la volonté, il faut qu’il se rapporte (Elle doit se rapporter à la
béatitude espérée, qui est la fin de ce monde.), comme à sa fin, aux objets de
ces vertus qui perfectionnent la volonté et parmi lesquelles se trouve
l’espérance, ainsi que nous le verrons (quest. 18, art. 1). C’est pourquoi l’objet
de l’espérance entre dans la définition de la foi.
Objection
N°3. La foi est perfectionnée par la charité plus que par l’espérance parce que
la charité est la forme de la foi, comme nous le verrons (art. 3). On aurait
donc dû faire entrer dans la définition plutôt ce que l’on doit aimer que ce
que l’on doit espérer.
Réponse à
l’objection N°3 : L’amour peut avoir pour objets les choses qu’on a vues
et celles qu’on n’a pas vues, les choses présentes et celles qui sont absentes.
C’est pourquoi ce que l’on doit aimer n’a pas un rapport aussi direct avec la
foi que les choses que l’on doit espérer, puisque l’espérance se rapporte
toujours aux choses absentes et à celles qu’on n’a pas vues (Les choses qu’on
ne voit pas étant l’objet propre de la foi c’est pour ce motif que l’espérance
entre dans la définition de cette vertu.).
Objection
N°4. La même chose ne peut appartenir à des genres différents. Or, la substance
et l’argument sont des genres différents qui ne sont pas subordonnés l’un à
l’autre. C’est donc à tort qu’on dit que la foi est une substance et un argument ;
par conséquent elle n’est pas convenablement définie.
Réponse à
l’objection N°4 : La substance et l’argument, tels qu’ils entrent dans la
définition de la foi, n’impliquent pas divers genres de foi, ni divers actes,
mais divers rapports du même acte à des objets divers, comme on le voit d’après
ce que nous avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°5. L’argument rend manifeste la vérité à laquelle il se rapporte. Or, on dit
que l’on voit la chose dont la vérité est manifeste. Il semble donc qu’il y ait
contradiction à dire : l’argument
des choses qu’on ne voit pas, parce que l’argument fait voir ce
qu’auparavant on ne voyait pas. Donc c’est à tort que l’on dit : des choses qu’on ne doit pas, et par
conséquent la foi est mal définie.
Réponse à
l’objection N°5 : L’argument pris des principes propres d’une chose la
rend manifeste ; mais l’argument qui repose sur l’autorité divine ne rend
pas la chose évidente en elle-même (L’autorité ne produit qu’une évidence
extrinsèque.), et c’est de cette espèce d’argument qu’il s’agit dans la
définition de la foi.
Mais c’est
le contraire. Nous n’avons pas besoin d’autres preuves que l’autorité de
l’Apôtre.
Conclusion.
— Ces paroles : la foi est la
substance des choses que l’on doit espérer, l’argument de celles qu’on ne voit
pas ; sont de l’apôtre saint Paul et donnent une excellente définition
de la foi dont toutes les autres définitions, quelles qu’elles soient, ne sont
que des explications.
Il faut
répondre que quoique quelques-uns disent que les paroles de l’Apôtre ne sont
pas une définition de la foi parce que la définition indique la quiddité ou
l’essence de la chose, comme le dit Aristote (Met., liv. 6, text. 19), cependant, si
l’on y regarde bien, on verra que toutes les choses d’après lesquelles la foi
peut être définie sont renfermées dans cette description , bien que les paroles
n’aient pas la forme d’une définition, comme on trouve chez les philosophes les
principes des syllogismes, bien qu’ils ne donnent pas à leur pensée la forme
syllogistique (C’est ce qu’enseignent les saints Pères (Basil.
conc. in ps. 113 ; Hieron,
in chap. 5 ad Gal. ; Aug., tract. 79 in Joan. et
Bern. (Epist. 109 et 190).). — Pour s’en convaincre
jusqu’à l’évidence il faut remarquer que les habitudes étant connues par les
actes, et les actes par les objets, la foi, par là même qu’elle est une
habitude doit être définie par l’acte propre qui est en rapport avec son propre
objet. Or, l’acte de la foi, c’est croire, comme nous l’avons dit (quest. 2,
art. 2 et 3), et croire est un acte de l’intellect qui se détermine sous
l’empire de la volonté (L’acte de foi est produit par l’entendement et il est
commandé par la volonté ; il résulte du concours de ces deux facultés.).
Ainsi donc l’acte de foi se rapporte à l’objet de la volonté qui est le bien et
la fin, et à l’objet de l’intellect qui est le vrai (L’objet de la foi est bon
et véritable. Comme chose bonne il se rapporte à la volonté dont il est la fin
et comme chose vraie il se rapporte à l’entendement.). Et comme la foi,
puisqu’elle est une vertu théologale, ainsi que nous l’avons dit (1a
2æ, quest. 92, art. 3), a la même chose pour objet et pour fin
(C’est Dieu qui est son objet et sa fin.), il est nécessaire que l’objet de la
foi et sa fin se correspondent proportionnellement (Ainsi l’objet de la foi
considéré comme une chose vraie n’est pas une vérité évidente dont
l’entendement soit pleinement en possession ; si on la considère comme une
chose bonne, elle est pas non plus un bien que la volonté possède actuellement,
elle ne fait que l’espérer. C’est ce que saint Thomas explique ensuite.). Or,
nous avons dit (quest. 1, art. 1 et 4) que la foi a pour objet la vérité
première selon qu’elle n’est pas vue (C’est-à-dire selon qu’elle n’est pas vue
par l’esprit, comme ce qui est évident ou démontré.) et les choses auxquelles
nous adhérons à cause de cette vérité. D’après cela il faut que la vérité
première se rapporte à l’acte de foi d’une manière finale, selon la nature d’une
chose qu’on ne voit pas ; ce qui appartient à la nature de la chose qu’on
espère, conformément à ces paroles de l’Apôtre (Rom., 8, 25) : Nous
espérons ce que nous ne voyons pas ; mais on n’espère plus ce que l’on
possède ; l’espérance ne se rapporte qu’à ce qu’on n’a pas, comme nous
l’avons dit (1a, 2æ, quest. 67, art. 4). Par conséquent
le rapport de l’acte de foi à la fin est l’objet de la volonté est exprimé par
ces paroles : La foi est la
substance des choses que l’on doit espérer. Car on a coutume d’appeler
substance (L’Apôtre emploie le mot substance
(ύποζασις), parce que la foi est le
principe, la base et le fondement de notre espérance et de tout l’édifice
spirituel.) le premier commencement de chaque chose, et surtout quand la chose
qui vient ensuite est renfermée tout entière virtuellement dans ce premier
principe. C’est comme si nous disions, par exemple, que les premiers principes
indémontrables sont la substance de la science, parce que, ce que nous
possédons d’abord de la science ce sont des principes, et que d’ailleurs ils
renferment virtuellement la science tout entière. On dit donc de la manière que
la foi est la substance des choses que l’on doit espérer, parce que le premier
commencement des choses que nous devons espérer est en nous par l’assentiment
de la foi qui contient virtuellement toutes les choses qui doivent être l’objet
de notre espérance. Car nous espérons être heureux précisément parce que nous
espérons voir ouvertement la vérité à laquelle nous adhérons par la foi, comme
le prouve ce que nous avons dit du bonheur (1a 2æ, quest.
3, art. 8, et quest. 4, art. 3). — Quant au rapport de l’acte de foi avec
l’objet de l’intellect, considéré comme l’objet de la foi, il se trouve exprimé
par ces paroles : L’argument des
choses qu’on ne voit pas. L’argument est pris ici pour son effet (Qui est
la conviction.), car l’argument porte l’intelligence à s’attacher à ce qui est
vrai. Par conséquent on appelle ici argument
l’adhésion ferme de l’esprit à une vérité de foi qu’il ne voit pas. D’autres
versions portent le mot conviction,
et c’est ainsi que saint Augustin (Tract.
79 in Joan.), parce que l’intelligence de celui qui croit est convaincue
par l’autorité divine, et c’est cette conviction qui lui fait donner son
assentiment à ces choses qu’elle ne voit pas. Si quelqu’un voulait ramener ces
paroles sous la forme d’une définition il pourrait donc dire : que la foi est une habitude de l’esprit qui
commence la vie éternelle en nous, en faisant adhérer notre intellect à des
choses qu’il ne voit pas (Cette définition de saint Thomas revient à celle
qu’on donne ordinairement en disant que la foi est une vertu infuse par
laquelle l’entendement adhère fermement aux choses que Dieu a révélées, parce
que c’est lui qui nous les a fait connaître.). La foi est par là distinguée de
toutes les autres vertus qui appartiennent à l’intellect. Car par là même qu’on
dit : argument ou conviction la
foi se distingue de l’opinion du soupçon, du doute dans lesquels il n’y a pas
d’adhésion ferme de l’intellect à une chose. Quand on dit : des choses qu’on ne voit pas, la foi se
distingue de la science et de l’intelligence qui portent sur les choses que
l’on voit (C’est-à-dire les choses qui sont évidentes intrinsèquement.). En
disant qu’elle est la substance des
choses que l’on doit espérer, la vertu de la foi se distingue de la foi
prise en général (Cette foi n’est que la foi humaine ou naturelle qui n’a pas
pour but la béatitude.), qui ne se rapporte pas à la béatitude qu’on espère. —
D’ailleurs toutes les autres définitions de la foi, quelques qu’elles soient,
sont des explications de celle que donne l’Apôtre. En effet saint Augustin dit
(Tract. 40 in Joan.) : La foi est une vertu par laquelle on croit
ce qu’on ne voit pas. D’après saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 4, chap.
12) : La foi est un consentement qui
ne suppose pas de recherche. D’autres disent que la foi est une certitude de l’âme sur les choses
absentes, supérieure à l’opinion et inférieure à la science ; ce qui
revient au même que ce dit l’Apôtre en l’appelant : l’argument des choses qu’on ne voit pas. Pour ce que saint Denis (De div. nom., chap. 7) : que la foi est le fondement ferme de ceux qui croient,
qu’elle les place dans la vérité et qu’elle montre en eux ; c’est la
même chose que ces paroles de l’Apôtre qui dit : qu’elle est la substance des choses qu’il faut espérer.
Article 2 : La foi
existe-t-elle dans l’entendement comme dans son sujet ?
Objection
N°1. Il semble que la foi ne réside pas dans l’intellect comme dans son sujet.
Car saint Augustin dit (Lib. de prædest. sanct., chap. 5) que
la foi consiste dans la volonté de ceux qui croient. Or, la volonté est une
puissance différente de l’intellect. Donc la foi ne réside pas dans l’intellect
comme dans son sujet.
Réponse à
l’objection N°1 : Saint Augustin prend la foi pour l’acte de foi, qui consiste
en effet dans la volonté de ceux qui croient, en ce sens que l’intellect adhère
à toutes choses qu’on doit croire, d’après l’ordre de la volonté.
Objection
N°2. L’assentiment de la foi à ce que l’on doit croire provient de la volonté
qui obéit à Dieu. Par conséquent il semble que tout ce qu’il y a de louable
dans la foi provienne de l’obéissance. Or, l’obéissance réside dans la volonté.
Donc la foi aussi, et par conséquent elle ne réside pas dans l’intellect.
Réponse à
l’objection N°2 : Non seulement il faut que la volonté soit prête à obéir,
mais encore que l’intellect soit bien disposé à suivre l’empire de la
volonté ; comme il faut que l’appétit concupiscible soit bien disposé à
suivre l’empire de la raison ; c’est pourquoi il faut qu’il y ait une
habitude vertu non seulement dans la volonté qui commande, mais encore dans
l’intellect qui donne son assentiment.
Objection
N°3. L’intellect est ou spéculatif ou pratique. Or, la foi n’existe pas dans
l’intellect spéculatif, puisqu’il ne dit rien sur ce que l’on doit fuir ou
éviter, comme l’observe Aristote (De animâ, liv. 3, text. 34 et
46). Il n’est donc pas un principe d’opération, tandis que la foi opère par l’amour, selon
l’expression de l’Apôtre (Gal., 5,
6) : De même elle ne réside pas non plus dans l’intellect pratique qui a
pour objet le vrai contingent qu’on doit exécuter ou faire. Car l’objet de la
foi est le vrai éternel, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest.
1, art. 1 et quest. 2, art. 5 et 7). La foi ne réside donc pas l’intellect,
comme dans son sujet.
Réponse à
l’objection N°3 : La foi existe dans l’intellect spéculatif, comme dans
son sujet, ainsi qu’on le voit évidemment d’après l’objet de cette vertu. Mais
parce que la vérité première qui est l’objet de la foi, est la fin de tous les
désirs et de toutes nos actions, comme le prouve saint Augustin (De Trin., liv. 1, chap. 8), il s’ensuit
que la foi opère par l’amour (Elle n’est complète et parfaite qu’à cette
condition, puisque c’est seulement dans ce cas que l’intellect et la volonté
contribuent l’un et l’autre à sa formation.), comme l’intellect spéculatif
devient pratique par extension, selon la remarque d’Aristote (De animâ, liv.
3, text. 49).
Mais c’est
le contraire. Car la vision céleste succède à la foi, suivant ces paroles de
l’Apôtre (1 Cor., 13, 12) : Nous le voyons maintenant dans un miroir et
en image, mais alors nous le verrons face à face. Or, la vision existe dans
l’intellect. Donc la foi aussi.
Conclusion.
— Puisque croire est un acte de l’intellect, il est nécessaire que la foi qui
est proprement le principe de cet acte réside dans l’intellect comme dans son
sujet.
Il faut
répondre que puisque la foi est une vertu, il faut que son acte soit parfait.
Or, pour qu’un acte qui procède de deux principes actifs soit parfait, il faut
que chacun de ces principes actifs soit parfait lui-même. Car on ne peut bien
occuper qu’à la condition que celui qui coupe sache bien son métier et qu’il
ait un bon outil. Pour les puissances de l’âme qui se rapportent à des objets
opposés, la disposition qui les porte à bien agir c’est l’habitude, comme nous
l’avons dit (1a 2æ, quest. 49, art. 4). C’est pourquoi il
faut l’acte qui procède de deux puissances de cette nature soit perfectionné
par une habitude qui préexiste dans chacune de ces puissances. Or, nous avons
dit (quest. 2, art. 1 et 2) que croire est l’acte de l’intellect, selon que la
volonté le porte à donner son assentiment. Par là même que cet acte procède de
la volonté et de l’intellect et que ces deux puissances doivent être
naturellement perfectionnées l’une et l’autre par une habitude, il s’ensuit que
pour que l’acte de foi soit parfait, il faut qu’il y ait une habitude dans la
volonté aussi bien que dans l’intellect (Ainsi l’acte de foi ne peut être
parfait et méritoire, d’autant qu’il y a dans celui qui l’opère deux habitudes
infuses qui se rapportent, l’une à l’intellect et l’autre à la volonté.), comme
pour produire un acte concupiscible parfait, il faut qu’il y ait l’habitude de
la prudence dans la raison et l’habitude de la tempérance dans l’appétit
concupiscible. Mais croire est l’acte immédiat de l’intellect, parce que
l’objet de cet acte est le vrai qui appartient à proprement parler à
l’intellect. C’est pourquoi il est nécessaire que la foi qui est le principe
propre de cet acte réside dans l’intellect comme dans son sujet (Cet argument
repose sur ce principe psychologique, que toute habitude réside dans la
puissance qui produit son acte propre imémdiatement.
La volonté, il est vrai, à la production de l’acte de foi, mais elle n’en est
que le principe éloigné.).
Article 3 : La charité est-elle
la forme de la foi ?
Objection
N°1. Il semble que la charité ne soit pas la forme de la foi. Car chaque être
tire son espèce de sa forme. Parmi les choses qui se divisent par opposition,
comme des espèces diverses du même genre, l’une ne peut donc pas être la forme
de l’autre. Or, la foi et la charité se divisent par opposition (1 Cor., chap. 13) comme des espèces
diverses de la vertu. Donc la charité ne peut pas être la forme de la foi.
Réponse à
l’objection N°1 : On dit que la charité est la forme de la foi, en ce sens
qu’elle donne à son acte sa forme. Or, rien n’empêche qu’un seul et même acte
ne soit formé par des habitudes différentes, et qu’à ce titre il ne se rapporte
d’une certaine manière à différentes espèces, comme nous l’avons dit en parlant
des actes humains en général (1a 2æ, quest. 18, art. 6 et
7, et quest. 56, art. 2).
Objection
N°2. La forme et la chose dont elle est la forme existent dans un même sujet,
puisque ces deux choses n’en font qu’une absolument parlant. Or, la foi réside
dans l’intellect, tandis que la charité réside dans la volonté. Donc la charité
n’est pas la forme de la foi.
Réponse à
l’objection N°2 : Cette objection repose sur la forme intrinsèque. La
charité n’est pas en ce sens la forme de la foi ; elle ne l’est que dans
le sens qu’elle donne à l’acte sa dernière forme (La charité n’est pas la forme
intrinsèque et essentielle de la foi ; elle en est seulement la forme
extrinsèque et accidentelle, en ce sens que c’est a charité qui la met en
rapport avec la fin dernière surnaturelle, et qui rend ses actes méritoires.
C’est de là qu’est venue la distinction que les théologiens établissent entre
la foi vive et la foi morte ou informe.), comme nous l’avons dit (dans le corps
de l’article.).
Objection
N°3. La forme est le principe de la chose. Or le principe de la foi
relativement à la volonté paraît être l’obéissance plutôt que la charité,
d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom.,
1, 5) : Nous avons été envoyés pour
faire obéir toutes les nations à la foi. Donc l’obéissance est plutôt la
forme de la foi que la charité.
Réponse à
l’objection N°3 : L’obéissance elle-même, ainsi que l’espérance et toute
autre vertu pourraient précéder l’acte de foi formé par la charité, comme nous
le verrons (quest. 23, art. 8). C’est pourquoi la charité n’en est pas moins la
forme de la foi (Parce que c’est elle qui complète sa perfection extérieure,
mais elle ne lui donne pas sa perfection essentielle et intrinsèque ; au
contraire elle le présuppose.).
Mais c’est
le contraire. Chaque être opère par sa forme. Or, la foi opère par l’amour.
L’amour de la charité est donc la forme de la foi.
Conclusion.
— La charité est la forme de la foi à un tel point que l’acte de foi est formé
et perfectionné par elle.
Il faut
répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 1,
art. 3, et quest. 17, art. 6), les actes volontaires tirent leur espèce de la
fin qui est l’objet de la volonté. Or, l’être dont un autre tire son espèce est
comme sa forme dans l’ordre naturel. C’est pourquoi la forme de tout acte
volontaire est en quelque sorte la fin à laquelle il se rapporte ; parce
que d’un côté il reçoit d’elle son espèce, et que de l’autre le mode de
l’action doit être proportionné à la fin. Or, il est évident d’après ce que
nous avons dit (art. 1 et quest. 2, art. 1) que l’acte de foi se rapporte à
l’objet de la volonté qui est le bien, comme à sa fin. Ce bien qui est la fin
de la foi étant le bien divin (On entend par là le bien surnaturel.), est
l’objet propre de la charité. C’est pourquoi on dit que la charité est la forme
de la foi en ce sens que l’acte de foi est perfectionné et formé par la
charité.
Article 4 : La
foi informe peut-elle devenir la foi formée ou réciproquement ?
Objection
N°1. Il semble que la foi informe ne devienne pas la foi formée, ni
réciproquement. Car, comme le dit l’Apôtre (1
Cor., 13, 10) : Quand celui qui
est parfait sera venu, ce qui est imparfait s’évanouira. Or, la foi informe
est imparfaite par rapport à la foi formée. Donc du moment que la foi formée
existe, la foi informe n’existe plus, de telle sorte qu’elle ne forme pas
numériquement avec elle une seule et même habitude.
Réponse à
l’objection N°1 : Les paroles de l’Apôtre doivent s’entendre de
l’imperfection qui est de l’essence de l’être imparfait. Dans ce cas il faut
que quand la perfection arrive l’imperfection n’existe plus. Ainsi du moment où
l’on jouit de la vision, on ne possède plus la foi, dont l’essence est d’avoir
pour objet les choses qu’on ne voit pas. Mais quand l’imperfection n’est pas de
l’essence de la chose imparfaite, alors ce qui devient parfait est
numériquement la même chose que ce qui était imparfait. Ainsi l’enfance n’est
pas de l’essence de l’homme ; c’est pourquoi celui qui était enfant est
numériquement le même individu quand il arrive à l’état d’homme mûr.
L’informité de la foi n’étant pas de l’essence de la foi, mais ne se rapportant
à elle que par accident, comme nous l’avons dit (dans
le corps de l’article.), il s’ensuit
que la foi informe est elle-même la foi formée.
Objection
N°2. Ce qui est mort ne devient pas vivant. Or, la foi informe est morte,
d’après ces paroles de saint Jacques (2, 20) : La foi sans les œuvres est morte. Donc la foi informe ne peut
devenir la foi formée.
Réponse à
l’objection N°2 : Ce qui produit la vie de l’animal est de son
essence ; car c’est sa forme essentielle, c’est-à-dire son âme. C’est
pourquoi ce qui est mort ne peut devenir vivant, mais ce qui est mort et ce qui
est vivant diffèrent d’espèce, tandis que ce qui fait la foi est formée ou
vivante n’est pas de l’essence de la foi ; c’est pourquoi il n’y a pas de
parité.
Objection
N°3. La grâce de Dieu ne produit pas un effet moindre en arrivant dans le
fidèle que dans l’infidèle. Or, en arrivant dans l’infidèle, elle produit en
lui l’habitude de la foi. Donc en arrivant dans le fidèle qui avait auparavant
l’habitude de la foi informe, elle produit en lui une autre habitude de la foi.
Réponse à
l’objection N°3 : La grâce produit la foi non seulement quand la foi
commence tout d’abord à exister dans l’homme, mais encore tant qu’elle dure.
Car nous avons dit (1a 2æ, quest. 109, art. 9 et quest.
104) que Dieu opère toujours la justification de l’homme, comme le soleil opère
toujours l’illumination de l’atmosphère. Par conséquent la grâce en arrivant
dans le fidèle n’y produit pas moins d’effet que dans l’infidèle ; parce
que dans tous deux elle opère la foi, en la confirmant et en la perfectionnant
dans l’un et en la créant à nouveau dans l’autre. — Ou bien on peut dire que
c’est par accident, c’est-à-dire par suite de la disposition du sujet que la
grâce ne produit pas la foi dans celui qui la possède, comme un second péché
mortel n’enlève pas la grâce à celui qui l’a perdue par un péché mortel
antérieur.
Objection
N°4. Comme le dit Boëce : les accidents ne
peuvent se corrompre. Or, la foi est un accident. Donc la même foi ne peut être
tantôt formée et tantôt informe.
Réponse à
l’objection N°4 : Quand la foi formée devient informe, ce n’est pas la foi
elle-même qui change, mais c’est le sujet de la foi ou l’âme, qui possède la
foi tantôt sans la charité et tantôt avec elle.
Mais c’est
le contraire. A propos de ces paroles de saint Jacques : La foi est morte sans les œuvres, la
glose (interl.) ajoute : « par lesquelles
œuvres elle revit. » Donc la foi qui était morte auparavant et informe
devient formée et vivante.
Conclusion.
— La foi informe et la foi formée n’est qu’une seule et même habitude qui
reçoit différents noms de la charité elle-même qui est sa forme.
Il faut
répondre qu’à ce sujet il y a eu différentes opinions. Les uns ont dit que
l’habitude de la foi formée est autre que celle de la foi informe, et que quand
la foi formée arrive, la foi informe se retire. Et que dans l’homme qui pèche
mortellement, après avoir possédée la foi formée, succède une autre habitude de
la foi informe qui est infuse de Dieu. Mais il ne semble pas convenable que la
grâce en arrivant dans l’homme exclue un don de Dieu, ni que Dieu accorde à
l’homme un de ses dons, parce qu’il l’a offensée mortellement. — D’autres ont
prétendu que l’habitude la foi formée et celle de la foi informe sont des
habitudes diverses ; mais que quand la foi formée arrive, l’habitude de la
foi informe n’est pas pour cela détruite, et qu’elle existe simultanément dans
le même sujet avec l’habitude de la foi formée. Mais il ne semble pas
convenable non plus que l’habitude de la foi informe reste oisive dans celui
qui a la foi formée (Car Dieu n’opère rien en nous inutilement.). — C’est
pourquoi il faut dire que l’habitude de la foi formée et de la foi informe est
la même. La raison en est que l’habitude se diversifie d’après ce qui lui
appartient essentiellement. Or, la foi étant la perfection de l’intellect, ce qui
appartient essentiellement à la foi, c’est ce qui appartient à l’intellect
lui-même. Mais ce qui appartient à la volonté n’appartient pas essentiellement
à la foi (La charité qui émane de la volonté et qui donne à la foi sa dernière
perfection, n’est pas la forme intrinsèque et essentielle de cette vertu :
elle n’en est que la forme extrinsèque et accidentelle.), de telle sorte que
l’habitude la foi puisse être par là diversifiée. Et comme la distinction de la
foi formée et de la foi informe repose sur ce qui appartient à la volonté,
c’est-à-dire sur la charité, mais non sur ce qui appartient à l’intellect, il
s’ensuit que la foi formée et la foi informe ne sont pas des habitudes
différentes (L’une ne diffère de l’autre que par accident.).
Article 5 : La foi est-elle une
vertu ?
Objection
N°1. Il semble que la foi ne soit pas vertu. Car la vertu se rapporte au bien,
puisque la vertu est ce qui rend bon celui qui la possède, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6), tandis que la foi
se rapporte au vrai. Donc la foi n’est pas une vertu.
Réponse à
l’objection N°1 : Le vrai est le bien de l’intellect puisqu’il en est la
perfection. C’est pourquoi la foi se rapporte à un certain bien en ce sens
qu’elle porte l’intellect vers le vrai ; mais de plus, selon que la foi
est formée par la charité, elle se rapporte au bien qui est l’objet de la
volonté.
Objection
N°2. La vertu infuse est parfaite que la vertu acquise. Or, la foi en raison de
son imperfection n’est pas rangée parmi les vertus intellectuelles acquises,
comme on le voit (Eth., liv. 6, chap. 3) (Aristote compte
seulement parmi les vertus intellectuelles la sagesse, la science, l’intellect,
la prudence et l’art.). Elle doit donc être encore moins considérée comme une
vertu infuse.
Réponse à
l’objection N°2 : La foi dont parle Aristote repose sur la raison humaine
dont les déductions ne sont pas nécessaires et qui peut errer ; c’est
pourquoi cette foi n’est pas une vertu. Mais la foi dont nous parlons repose
sur la vérité divine qui est infaillible et qui ne peut errer ; c’est
pourquoi elle est une vertu.
Objection
N°3. La foi formée et la foi informe sont de la même espèce comme nous l’avons
dit (art. préc.). Or, la foi informe n’est pas une
vertu, puisqu’elle n’a pas de connexion avec les autres vertus. La foi formée
n’en est donc pas une non plus.
Réponse à
l’objection N°3 : La foi formée et la foi informe ne diffèrent pas
spécifiquement, comme si elles existaient dans des espèces diverses, mais elles
diffèrent comme ce qui est parfait et imparfait dans la même espèce. La foi
informe par là même qu’elle est imparfaite n’arrive donc pas à l’essence
parfaite de la vertu ; car la vertu est une perfection, comme le dit
Aristote (Phys., liv. 7, text. 17 et 18).
Objection
N°4. Les grâces gratuitement données et les fruits se distinguent des vertus.
Or, la foi est comptée (La foi (fides) est placée au troisième rang parmi les neuf grâces
gratuitement données qu’énumère l’Apôtre, et elle est placée au neuvième parmi
les fruits.) parmi les grâces gratuitement données (1 Cor., chap. 12), ainsi que parmi les fruits (Gal., chap. 5). La foi n’est donc pas une vertu.
Réponse à
l’objection N°4 : Il y a des auteurs qui disent que la foi qu’on met au
rang des grâces gratuitement données est la foi informe. Mais c’est à
tort ; car les grâces gratuitement données, que l’Apôtre énumère, ne sont
pas communes à tous les membres de l’Eglise. Aussi dit-il au même endroit que les grâces sont partagées et que Dieu
donne à l’un une chose et à l’autre une
autre. Au contraire la foi informe est commune à tous les membres de
l’Eglise, parce que l’informité n’est pas de sa substance, selon qu’elle est un
don gratuit. — Il faut donc dire que la foi est prise dans ce passage pour
l’excellence de cette vertu, comme sa fermeté et sa constance, ou pour la
prédication de la foi d’après la glose. On lui donne le nom de fruit en raison
du plaisir que l’on trouve à faire un acte de foi, par suite de la certitude
qu’il produit. C’est pour ce motif qu’en énumérant les fruits de l’Esprit-Saint, l’Apôtre (Gal.,
chap. 5) donne le nom de foi à la certitude des choses invisibles (Ainsi la
foi, comme vertu, comme grâce gratuite et comme fruit de l’Esprit-Saint,
désigne autant de choses différentes.).
Mais c’est
le contraire. L’homme est justifié par les vertus ; car la justice est la
vertu totale, comme le dit Aristote (Eth., liv. 5,
chap. 2). Or, l’homme est justifié par la foi, d’après ces paroles de l’Apôtre
(Rom., 5, 1).
Conclusion.
— Puisque la foi formée est le principe d’un acte parfait, elle est
nécessairement une vertu, mais il n’en est pas de même de la foi informe.
Il faut
répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 55,
art. 3 et 4), la vertu humaine est ce qui rend bon l’acte humain. Par
conséquent toute habitude qui est toujours le principe d’un bon acte peut être
appelée une vertu humaine. Or, la foi formée est une habitude de cette nature.
Car croire étant l’acte de l’intellect qui donne au vrai son assentiment
d’après l’empire de la volonté, pour que cet acte soit parfait deux choses sont
nécessaires : la première c’est que l’intellect tende infailliblement à
son objet qui est le vrai ; la seconde c’est que la volonté se rapporte
infailliblement à la fin dernière, pour laquelle l’esprit adhère au vrai. Or, ces
deux choses se trouvent dans un acte de foi formée. Car il est de l’essence de
la foi que l’intellect se porte toujours vers le vrai, puisque la foi ne peut
avoir le faux pour objet, comme nous l’avons vu (quest. 1, art. 3). Et la
charité qui donne à la foi sa forme fait que la
volonté se porte infailliblement vers la fin légitime. C’est pourquoi la foi
formée est une vertu. — Quant à la foi informe il n’en est pas de même (Elle
n’est pas une vertu parfaite, mais elle est une vertu imparfaite, et son
imperfection ne l’empêche pas d’être une vertu véritable, puisque la foi
informe et la foi formée, d’après saint Thomas lui-même, ne diffèrent pas
d’espèce, comme il le dit (ad 3).). Car quoique l’acte de foi informe ait du
côté de l’intellect la perfection qu’il doit avoir, il n’en est pas de même du
côté de la volonté. Par exemple, si la tempérance n’existait dans l’appétit
concupiscible et que la prudence n’existât pas dans la raison, la tempérance ne
serait pas une vertu comme nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 58, art. 4, et quest. 65, art. 1), parce que la tempérance exige un acte
de la raison et un acte de l’appétit concupiscible. De même pour un acte de foi
il faut un acte de la volonté et un acte de l’intellect.
Article 6 : La vertu de la foi
est-elle une ?
Objection
N°1. Il semble que la foi ne soit pas une. Car comme la foi est un don de Dieu,
selon l’expression de l’Apôtre (Eph., chap.
5) ; de même on met la sagesse et la science au nombre de ces dons, comme
le voit dans Isaïe (chap. 11). Or, la sagesse et la science diffèrent en ce que
la sagesse se rapporte aux choses éternelles et la science aux choses
temporelles comme le dit saint Augustin (De
Trin., liv. 13, chap. 19). Donc puisque la foi se rapporte aux choses
éternelles et aux choses temporelles, il semble qu’elle ne soit pas une, mais
qu’elle se divise en plusieurs parties.
Réponse à
l’objection N°1 : Les choses temporelles qui nous sont proposées à croire
n’appartiennent à l’objet de la foi que par rapport à une chose éternelle qui
est la vérité première, comme nous l’avons dit (quest. 1, art. 1). C’est
pourquoi la même foi embrasse les choses temporelles et les choses
éternelles ; mais il n’en est pas de même de la sagesse et de la science
qui se rapportent aux choses temporelles et aux choses
éternelles d’une manière propre à chacune d’elles.
Objection
N°2. La confession est un acte de foi, comme nous l’avons dit (quest. 3, art.
1). Or, il n’y a pas pour tous qu’une seule et même confession de foi ;
car ce que nous confessons comme une chose passée, les anciens le confessaient
comme une chose à venir, suivant ces paroles d’Isaïe (Is.,
7, 14) : Voilà qu’une vierge
concevra. La foi n’est donc pas une.
Réponse à
l’objection N°2 : Cette différence du passé et de l’avenir ne résulte pas
de la diversité de la chose qui est crue, mais de la diversité du rapport de
ceux qui croient à la chose qui est l’objet de leur croyance, comme nous
l’avons vu (1a 2æ, quest. 103, art. 4, et quest. 107,
art. 1, réponse N°1).
Objection
N°3. La foi est commune à tous les chrétiens. Or, un seul accident ne peut
exister dans divers sujets. Donc la foi de tous les fidèles ne peut être une.
Réponse à
l’objection N°3 : Cette raison s’appuie sur ce que la foi est
numériquement diverse.
Mais c’est
le contraire. L’Apôtre dit (Eph., 4, 5) : Un seul
Seigneur, une seule foi.
Conclusion.
— Puisque l’objet de la foi est la vérité première, la foi est nécessairement
une seule vertu, qui est néanmoins numériquement diverse dans les divers
individus.
Il faut
répondre que si l’on prend la foi pour une habitude, on peut la considérer de
deux manières : 1° par rapport à son objet et dans ce sens la foi est une.
Car l’objet formel de la foi est la vérité première, et c’est en adhérant à
cette vérité que nous croyons tout ce que la foi renferme ; 2° par rapport
à son sujet, et dans ce sens la foi diverse, selon qu’elle existe dans divers
individus. Or, il est évident que la foi, comme toute autre habitude, tire son
espèce de la raison formelle de son objet, mais qu’elle s’individualise d’après
le sujet où elle se trouve. C’est pourquoi si l’on prend la foi pour l’habitude
par laquelle nous croyons, alors elle est une dans son espèce, mais elle est
numériquement différente dans les divers individus (C’est ainsi que la nature
humaine qui se trouve dans divers individus est la même spécifiquement,
quoiqu’elle soit différente numériquement.). — Si on la prend pour la chose que
l’on croit, elle est encore une ; parce que c’est la même chose que tout
le monde croit (Soit implicitement, soit explicitement.), et s’il y a
différentes choses à croire que tout le monde admet en général, elles se
ramènent toutes à une seule.
Article 7 : La foi est-elle la
première de toutes les vertus ?
Objection
N°1. Il semble que la foi ne soit pas première entre toutes les vertus. Car à
l’occasion de ces paroles de l’Evangile (Luc, chap. 12) : Je vous dis mes amis ; la glose (Ambros.) dit que la force est le fondement de
la foi. Or, le fondement est avant ce qu’il soutient. Donc la foi n’est pas
première vertu.
Objection
N°2. Il y a une glose (interl. Cassiod.) qui dit que le psaume Noli
æmulari, que l’espérance mène à la foi. Or,
l’espérance est une vertu, comme nous le dirons (quest. 17, art. 1). La foi
n’est donc pas la première des vertus.
Réponse à
l’objection N°2 : L’espérance ne peut pas universellement mener à la foi.
Car on ne peut espérer la béatitude éternelle qu’autant qu’on la croit
possible, parce que ce qui est impossible n’est pas l’objet de l’espérance (Par
conséquent la foi doit précéder l’espérance.), comme nous l’avons vu (1a
2æ, quest. 40, art. 1). Mais l’espérance peut faire qu’on persévère
dans la foi ou qu’on s’y attache fortement. C’est dans ce dernier sens qu’on
dit que l’espérance mène à la foi.
Objection
N°3. Nous avons dit (art. 2 et quest. 2, art. 1) que l’intellect de celui qui
croit est porté à donner son assentiment aux choses qui sont de foi par
obéissance pour Dieu. Or, l’obéissance est aussi une vertu. Donc la foi n’est
pas la première vertu.
Réponse à
l’objection N°3 : L’obéissance s’entend de deux manières : 1°
Quelquefois elle implique l’inclination de la volonté à remplir les ordres de
Dieu. Dans ce cas, ce n’est pas une vertu spéciale, mais elle est généralement
renfermée dans toute espèce de vertu, parce que tous les actes des vertus sont
l’objet des préceptes de la loi divine, comme nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 100, art. 2). De cette manière l’obéissance est nécessaire à la foi. 2°
On peut considérer l’obéissance selon qu’elle implique l’inclination de la
volonté à exécuter des ordres reçus, parce que c’est une chose due. Alors
l’obéissance est une vertu spéciale et une partie de la justice. Car on rend à
un supérieur ce qu’on lui doit en lui obéissant. En ce sens l’obéissance est
une conséquence de la foi, parce que la foi manifeste à l’homme que Dieu lui
est supérieur et qu’il doit lui obéir.
Objection
N°4. La foi informe n’est pas le fondement, mais la foi formée, comme on le lit
dans la glose (interl.) sur la première épître aux
Corinthiens (chap. 13). Or, la foi est formée par la charité, comme nous
l’avons dit (art. 3). Donc la foi doit à la charité d’être le fondement, et par
conséquent la charité est plutôt le fondement que la foi. Et parce que le
fondement est la première partie de l’édifice, il semble que la charité soit
supérieure à la foi.
Réponse à
l’objection N°4 : Pour qu’une chose soit le fondement de l’édifice, il
faut non seulement qu’elle en soit la première partie, mais il est encore
nécessaire qu’elle soit unie au reste. Car elle ne serait pas le fondement, si
les autres parties ne lui étaient pas adhérentes. Or, le lien de l’édifice
spirituel est produit par la charité, d’après ces paroles de l’Apôtre (Col.., 3, 14) ; Mais surtout revêtez-vous de la charité qui
est le lien de la perfection. C’est pourquoi la foi sans la charité ne peut
être le fondement, mais il n’est pas nécessaire pour cela que la charité
précède la foi (Puisque nous avons vu que la foi existe véritable et
substantielle sans elle, et que la charité qui lui donne sa dernière perfection
n’est par rapport à elle qu’un accident.).
Objection
N°5. L’ordre des habitudes se conçoit d’après l’ordre des actes. Or, dans
l’acte de foi, l’acte de volonté que la charité perfectionne précède l’acte de
l’intellect qui est perfectionné par la foi, comme la cause précède l’effet.
Donc la charité procède de la foi, et par conséquent la foi n’est pas la
première des vertus.
Réponse à
l’objection N°5 : L’acte de la volonté est préalablement exigé pour la
foi, mais non l’acte de la volonté animé par la charité. Cet acte présuppose la
foi, parce que la volonté ne peut se porter vers Dieu d’un amour parfait, si
l’intellect n’a pas en lui la foi qu’il doit avoir (Pour se porter vers Dieu
par l’amour, il faut le connaître, et c’est précisément cette connaissance que
nous donne préalablement la foi.).
Mais c’est
le contraire. L’apôtre dit (Héb., 11,
4) que la foi est la substance des
choses que l’on doit espérer. Or, la substance est ce qu’il y a de premier.
Par conséquent la foi est la première de toutes les vertus.
Conclusion.
— Quoiqu’il y ait des vertus, comme la force et l’humilité, qui précèdent la
foi par accident parce qu’elles y disposent, néanmoins, absolument parlant, la
foi est la première des vertus.
Il faut
répondre qu’une chose peut être avant une autre de deux manières : 1° par
elle-même ; 2° par accident. Par elle-même la foi est la première de
toutes les vertus. Car puisque dans les actions humaines la fin est le principe
comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 34, art. 4, réponse
N°1, et quest. 13, art. 3), il est nécessaire que les vertus théologales dont
l’objet est la fin dernière soient antérieures à toutes les autres vertus. Or,
il faut que la fin dernière soit dans l’intellect avant d’être dans la volonté,
parce que la volonté ne se porte vers une chose qu’autant que l’intellect la
perçoit (C’est l’axiome de l’Ecole : Nihil
volitum quin sit præcognitum.). Par
conséquent puisque la fin dernière existe dans la volonté par l’espérance et la
charité et dans l’intellect par la foi, il est nécessaire que la foi soit la
première de toutes les vertus ; parce que la connaissance naturelle ne
peut s’élever jusqu’à Dieu selon qu’il est l’objet de la béatitude, et le but
vers lequel tendent l’espérance et la charité. — Mais une vertu peut être par
accident antérieure à la foi. Car la cause accidentelle est antérieure
accidentellement. Or, il appartient à la cause accidentelle d’écarter ce qui
fait obstacle, comme le prouve Aristote (Phys.,
liv. 8, text. 32). En ce sens il y a des vertus qu’on
peut dire accidentellement antérieures à la foi, parce qu’elles écartent ce qui
nous empêche de croire. Ainsi la force éloigne la crainte déréglée qui empêche
la foi ou la confiance ; l’humilité détruit
l’orgueil qui empêche l’intellect de se soumettre à la vérité de la foi. On
peut en dire autant des autres vertus, quoiqu’elles ne soient véritables (Sans
la foi habituelle ou actuelle, elles ne sont pas de véritables vertus
chrétiennes.) qu’autant qu’elles présupposent la foi, comme le prouve saint
Augustin (Lib. cont. Jul.,
liv. 4, chap. 3).
La réponse
au premier argument est par là même évidente.
Article 8 : La foi est-elle
plus certaine que la science et que les autres vertus intellectuelles ?
Objection
N°1. Il semble que la foi ne soit pas plus certaine que la science et que les
autres vertus intellectuelles. Car le doute est opposé à la certitude. D’où il
semble que ce qu’il y a de plus certain c’est ce qu’il y a de moins douteux,
comme ce qu’il y a de plus blanc est ce qui est le moins mélangé de noir. Or, l’intelligence,
la science et la sagesse n’ont point de doute à l’égard de leurs objets
propres ; au lieu que celui qui croit peut parfois ressentir le doute et
hésiter à l’égard des choses qui sont de foi. Donc la foi n’est pas plus
certaine que les vertus intellectuelles.
Réponse à
l’objection N°1 : Ce doute ne se rapporte pas à la cause de la foi, mais
il se rapporte qu’à nous, en ce sens que nous ne saisissons pas pleinement par
l’intelligence les choses qui sont de foi.
Objection
N°2. La vue est plus certaine que l’ouïe. Or, la foi vient de l’ouïe selon l’expression de l’Apôtre (Rom., 10, 17). L’intelligence, la
science et la sagesse impliquent au contraire une vision intellectuelle. Donc
la science ou l’intelligence est plus certaine que la foi.
Réponse à
l’objection N°2 : Toutes choses égales d’ailleurs, la vue est plus
certaine que l’ouïe ; mais si celui qu’on écoute surpasse beaucoup la vue
de celui qui regarde, alors l’ouïe est plus certaine que la vue. Comme un homme
de peu de savoir est plus certain de ce qu’il a entendu dire par un homme
instruit que ce qu’il croit voir au moyen de sa raison.
Objection
N°3. Plus une chose est parfaite à l’égard de ce qui appartient à l’intellect,
et plus elle est certaine. Or, l’intelligence est plus parfaite que la foi,
parce que par la foi on arrive à l’intelligence d’après ces paroles du Prophète
(Is., 7, 9) :
Si vous ne croyez pas vous ne comprendrez pas. Et saint Augustin dit (De Trin., liv. 14, chap. 1) que la
science fortifie la foi. Il semble donc que la science ou l’intelligence soit
plus certaine que la foi.
Réponse à
l’objection N°3 : La perfection de l’intelligence et de la science
surpasse la connaissance de la foi sous le rapport de l’évidence, mais non sous
le rapport de la certitude de l’assentiment ; parce que la certitude de
l’intelligence ou de la science considérés comme des dons procède tout entière
de la certitude de la foi ; comme la certitude de la connaissance des
conséquences procède de la certitude des principes. D’un autre côté, si on considère
la science, la sagesse et l’intelligence, comme des vertus intellectuelles,
elles reposent sur la lumière naturelle de la raison qui n’a pas la certitude
de la parole de Dieu, sur laquelle repose la foi.
Mais c’est
le contraire dit (1 Thess.,
2, 13) : Nous rendons grâces à Dieu
de ce qu’ayant reçu de nous la parole que nous vous avons prêchée, vous l’ayez
reçue non comme la parole des hommes, mais comme étant, ainsi qu’elle l’est
véritablement, la parole de Dieu. Or, rien n’est plus certain que la parole
de Dieu. Donc la science n’est pas plus certaine que la foi, ni tout autre
vertu intellectuelle.
Conclusion.
— Quoique la sagesse, la science et l’intelligence soient par rapport à nous
plus certaines que la foi, cependant en elle-même, puisque la foi repose sur la
vérité première, elle est la plus certaine de toutes les vertus
intellectuelles.
Il faut
répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 57,
art. 4), parmi les vertus intellectuelles, il y en a deux qui se rapportent aux
choses contingentes, ce sont la prudence et l’art sur lesquelles la foi
l’emporte en certitude, en raison de sa matière, parce qu’elle se rapporte aux
choses éternelles qui sont immuables. Les trois autres vertus intellectuelles,
qui sont la sagesse, la science et l’intelligence, ont pour objet les choses
nécessaires, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 57,
art. 2, réponse N°3). Mais il faut savoir que la sagesse, la science et
l’intelligence s’entendent de deux manières. 1° On peut entendre par là des
vertus intellectuelles, comme le fait Aristote (Eth., liv. 6, chap. 3, 6 et 7). 2° On peut les prendre pour des dons
de l’Esprit-Saint. Dans le premier sens il faut dire
que la certitude peut se considérer de deux façons. Elle peut d’abord se
considérer dans sa cause ; dans ce cas, on dit que ce qu’il y a de plus
certain, c’est ce qui a la cause la plus certaine (C’est-à-dire ce qui repose
sur le motif le plus sûr et le plus infaillible.). De cette sorte la foi est
plus certaine que les autres vertus intellectuelles, parce que la foi repose
sur la vérité divine, tandis que les trois autres vertus reposent sur la raison
humaine. On peut ensuite considérer la certitude subjectivement ; alors ce
qu’il y a de plus certain, c’est ce que l’intelligence de l’homme comprend plus
pleinement. De cette manière les choses qui sont de foi étant supérieures à
l’entendement humain tandis qu’il n’en est pas de même des choses qui sont
l’objet des vertus intellectuelles, il s’ensuit que sous ce rapport la foi est
moins certaine (Il est à remarquer que saint Thomas ne veut pas dire par là que
nous sommes moins sûrs d’une chose quand elle nous est connue par la lumière
naturelle que par la lumière de la foi, car il serait alors en contradiction
avec lui-même, mais il veut seulement dire que nous connaissons moins bien,
moins parfaitement les vérités surnaturelles que celles qui sont de l’ordre
naturel.). Mais parce qu’on juge autre chose absolument d’après sa cause et
qu’on n’en juge que relativement d’après la disposition du sujet où elle se
trouve, il en résulte que la foi est absolument plus certaine, mais que les
autres actes le sont davantage relativement, c’est-à-dire par rapport à nous. —
De même si on considère la sagesse, la science et l’intelligence comme des dons
(En les considérant comme des dons de l’Esprit la foi est encore plus certaine
que ces autres vertus, puisqu’elle leur sert de fondement et de principe, comme
l’observe saint Thomas lui-même (réponse N°3).) de la vie présente, elle se
rapporte à la foi comme au principe qu’elles présupposent ; par conséquent
sous ce rapport la foi est encore plus certaine qu’elles.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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