Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 11 : De l’hérésie
Après
avoir parlé de l’infidélité en général, nous avons à nous occuper de l’hérésie.
A ce sujet quatre questions se présentent : 1° L’hérésie est-elle une espèce d’infidélité
? (Le mot hérésie se prend ici en
mauvaise part, et il a fini par ne plus conserver que ce dernier sens, quoiqu’il
ait été pris tout d’abord dans une acception différente, comme le fait saint
Paul (Actes, 24, 14 et 26, 5).) — 2°
De la matière à laquelle elle se rapporte. (Les théologiens définissent l’hérésie
une erreur opiniâtre manifestement contraire à la foi, professée par quelqu’un
qui a reçu la foi de Jésus-Christ.) — 3° Doit-on tolérer les hérétiques ? (Cette
question revient à celle qui a été traitée précédemment (quest. 10, art. 8).) —
4° Doit-on recevoir ceux qui reviennent ? (Cet article est une justification du
droit canonique qui était en usage à cette époque à l’égard des hérétiques.)
Article 1 : L’hérésie
est-elle une espèce d’infidélité ?
Objection
N°1. Il semble que l’hérésie ne soit pas une
espèce d’infidélité. Car l’infidélité réside dans l’intelligence, comme nous l’avons
dit (quest. préc., art. 2). Or, l’hérésie ne semble pas appartenir à l’intelligence,
mais elle appartient plutôt à la puissance appétitive. Car saint Jérôme dit (ad Gal., chap. 5), et le droit répète (Decret. 24, quest. 3) : Le mot hérésie signifie en grec choix,
élection, parce que chacun choisit la doctrine qu’il croit être la meilleure.
Or, l’élection est un acte de la puissance appétitive, comme nous l’avons dit
(1a 2æ, quest. 13, art. 1). L’hérésie n’est donc pas une
espèce d’infidélité.
Réponse à l’objection N°1 :
De cette manière l’élection appartient à l’infidélité, au même titre que la
volonté se rapporte à la foi (La volonté contribue à la foi, parce que c’est
elle qui meut l’entendement et qui le porte à donner son assentiment à une chose.),
ainsi que nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection N°2. Le vice tire
surtout son espèce de sa fin. Ainsi Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 2) que celui qui fornique pour voler est plutôt un
voleur qu’un fornicateur. Or, la fin de l’hérésie est le bien-être temporel, et
surtout la domination et la gloire, ce qui appartient au vice de l’orgueil ou
de la cupidité. Car saint Augustin dit (Lib.
deutil. cred., chap. l) que l’hérétique
est celui qui pour un avantage temporel, et surtout par amour-propre et dans un
but de domination, invente ou suit des opinions fausses et nouvelles. Donc l’hérésie
n’est pas une espèce d’infidélité, mais il est plutôt une espèce d’orgueil.
Réponse à l’objection N°2 :
Les vices tirent leur espèce de leur fin prochaine, mais leur genre et leur
cause viennent de leur fin éloignée. Ainsi quand un individu fornique pour
voler, il y a là une espèce de fornication d’après la fin et l’objet le plus
prochain, mais la fin dernière de l’acte montre que la fornication découle du
vol et qu’elle est contenue en lui, comme l’effet dans la cause ou comme
l’espèce dans le genre, ainsi qu’on le voit d’après ce que nous avons dit sur
les actes humains en général (1a 2æ, quest. 18, art. 6 et
7). De même, dans le cas qui est ici en question, la fin prochaine de l’hérésie
consiste à donner son assentiment à une fausse opinion que l’on possède en
propre, et c’est de là qu’elle tire son espèce ; mais la fin éloignée en montre
la cause, c’est-à-dire qu’elle fait voir qu’elle vient de l’orgueil ou de la
cupidité (L’orgueil ou la cupidité ne sont que la cause ou le motif de
l’hérésie, mais ces vices n’en déterminent pas l’espèce.).
Objection N°3. L’infidélité,
puisqu’elle réside dans l’intelligence, ne semble pas appartenir à la chair,
tandis que l’hérésie est comptée parmi les œuvres charnelles. Car l’Apôtre dit
(Gal., 5, 19) : Il est aisé de connaître les œuvres de la chair ; ce sont la
fornication, l’impureté ; puis il ajoute après en avoir énuméré d’autres : les divisions, les sectes, ce qui
revient au même que les hérésies. Donc l’hérésie n’est pas une espèce d’infidélité.
Réponse à l’objection N°3 :
Comme on dit que le mot hérésie vient du mot choisir, de même le mot secte vient du verbe sectari (suivre), comme le dit
saint Isidore (Etym., liv. 8, chap.
3). C’est pourquoi l’hérésie et les sectes sont une même chose, et elles
appartiennent l’une et l’autre aux œuvres de la chair, non quant à l’acte
d’infidélité considéré relativement à son objet le plus prochain (Sous ce
rapport l’hérésie appartient à l’entendement, mais en raison de sa cause, elle
appartient à la dépravation de la volonté, et à ce litre, elle est une œuvre de
la chair.), mais en raison de la cause qui est ou le désir d’une fin illégitime
provenant de l’orgueil ou de la cupidité, comme nous l’avons dit (arg. 2), ou
une illusion d’imagination. Car, comme le dit Aristote (Met., liv. 4, text. 24), l’imagination
est un principe d’erreur, et elle appartient à la chair d’une certaine manière,
en ce sens que son acte suppose un organe corporel.
Mais c’est le contraire. La
fausseté est opposée à la vérité. Or, l’hérétique est celui qui invente et qui
suit des opinions fausses ou nouvelles. Donc l’hérésie est opposée à la vérité
sur laquelle la foi repose, et par conséquent elle est comprise dans l’infidélité.
Conclusion. — L’hérésie est une
espèce d’infidélité qui se rapporte à ceux qui ont professé la foi du Christ et
qui en altèrent les dogmes.
Il faut répondre que, comme nous
l’avons dit, le mot d’hérésie
implique un choix, une élection. L’élection, comme nous l’avons vu (1a
2æ, quest. 13, art. 3), porte sur les moyens, quand la fin est
préalablement supposée. Or, en matière de foi, la volonté adhère au vrai comme
au bien qui lui est propre, ainsi que nous l’avons démontré (quest. 1, art. 3
et 4, et quest. 4, art. 3. 4 et 5). Par conséquent, la vérité principale est la
fin dernière, et les vérités secondaires sont les moyens
qui se rapportent à cette fin. Comme celui qui croit adhère à la parole d’un
autre, il semble qu’en matière de croyance le principal, et pour ainsi dire la fin,
soit celui à la parole duquel on adhère, et que les choses qu’on admet, par
suite de l’assentiment qu’on lui accorde, soient en quelque sorte secondaires.
Ainsi celui qui a véritablement la foi chrétienne s’attache par sa volonté au
Christ pour ce qui appartient en réalité à sa doctrine. On peut donc s’écarter
de la foi chrétienne de deux manières. 1° Parce qu’on ne veut pas s’attacher au
Christ, et dans ce cas la volonté est mal disposée à l’égard de la fin
elle-même, ce qui constitue l’espèce d’infidélité des païens et des juifs. 2°
Parce que tout en se proposant d’adhérer au Christ, on s’en écarte en
choisissant les choses par lesquelles on adhère à lui ; parce qu’on ne choisit
pas celles qu’il nous a lui-même véritablement transmises, mais qu’on choisit
celles qu’on a produites soi-même dans son esprit. C’est pourquoi l’hérésie est
une espèce d’infidélité qui se rapporte à ceux qui professent la foi du Christ,
mais qui en altèrent les dogmes.
Article 2 : L’hérésie
a-t-elle pour matière propre les choses qui sont de foi ?
Objection
N°1. Il semble que l’hérésie n’ait pas pour
matière propre les choses qui sont de foi. Car, comme il y a des hérésies et
des sectes parmi les chrétiens, de même il y en eut parmi les juifs et les
pharisiens, comme le dit saint Isidore (Etym.,
liv. 8, chap. 3, 4 et 5). Or, leurs dissensions ne portaient pas sur les choses
de foi. Donc l’hérésie n’a pas pour objet les choses qui sont de foi, comme sa
matière propre.
Réponse à l’objection N°1 :
Comme les hérésies des juifs et des pharisiens avaient pour objet des opinions
qui touchaient au judaïsme ou au pharisaïsme ; de même les hérésies des
chrétiens ont pour objet les choses qui concernent la foi du Christ.
Objection N°2. La matière de la
foi sont les choses qu’on croit. Or, l’hérésie se
rapporte non-seulement aux choses, mais encore aux paroles et aux inspirations
de l’Ecriture sainte. Car saint Jérôme dit (ad
Gal., chap. 5) que quiconque comprend l’Ecriture autrement que ne le veut l’Esprit-Saint
son auteur, quoiqu’il ne s’écarte pas de l’Eglise, peut cependant être appelé
hérétique. Et ailleurs il dit : que des paroles déréglées produisent une
hérésie. L’hérésie ne se rapporte pas à proprement parler à la matière de la
foi.
Réponse à l’objection N°2 :
Celui qui explique l’Ecriture sainte autrement que l’Esprit-Saint ne le veut,
c’est celui qui se sert de l’Ecriture sainte elle-même pour attaquer ce que l’Esprit-Saint
a révélé. C’est ce qui fait dire à Ezéchiel en parlant des faux prophètes (Ez., 13, 6) qu’ils persistent à affirmer ce qu’ils ont dit une fois, c’est-à-dire à
mal interpréter les Ecritures. De même un fidèle professe sa foi par les
discours qu’il tient ; car la confession est un acte de foi, comme nous l’avons
dit (quest. 3, art. 1). C’est pourquoi si quelqu’un parle mal des choses de
foi, il peut en résulter une altération de la croyance. C’est ce qui fait dire
à saint Léon dans sa lettre à Proter, évêque
d’Alexandrie (Baronius observe que cette lettre de saint Léon n’existe plus, ad
an. 435. Mais saint Léon exprime à peu près la même pensée (Epist. 68 ad Julian.).) : Les ennemis de
la croix du Christ observent insidieusement toutes nos actions et toutes nos
paroles, afin que si nous leur en donnons la plus légère occasion, ils
prétendent faussement que nous pensons comme Nestorius.
Objection N°3. A l’égard des
choses qui appartiennent la foi, on trouve quelquefois les saints Pères en
désaccord entre eux. C’est ainsi que saint Jérôme et saint Augustin ne sont pas
du même avis sur la cessation des observances légales. Cependant ces
dissentiments existent sans hérésie. Par conséquent, l’hérésie n’a donc pas
pour matière propre les choses de foi.
Réponse à l’objection N°3 :
Comme le dit saint Augustin (Ep. 142),
et comme on le voit dans le droit canon (Decret. 24, quest. 3, chap. Dixit),
s’il y a des hommes qui défendent sans opiniâtreté (L’opiniâtreté est la marque
propre de l’hérésie, et il n’y a hérésie formelle qu’autant qu’on préfère
sciemment et volontairement son propre sentiment à celui de l’Eglise. De là ce
fameux adage : Errare potero,
hæreticus non ero.) leur
propre sentiment, quoiqu’il soit faux et dangereux, s’ils cherchent la vérité
de tout leur cœur, et qu’ils soient prêts à se corriger aussitôt qu’ils
l’auront trouvée, il ne faut pas les compter au nombre des hérétiques, parce
qu’ils n’ont pas fait un choix en contradiction avec la doctrine de l’Eglise.
C’est ainsi que des docteurs paraissent avoir été en désaccord sur des choses
qu’il est indifférent pour la foi d’entendre de telle ou de telle manière ou
même sur des choses qui concernent la foi, mais qui n’avaient pas encore été
décidées par l’Eglise. Mais une fois que l’Eglise universelle s’est prononcée,
celui qui refuserait opiniâtrement de se soumettre à son autorité serait
hérétique. Cette autorité de l’Eglise réside principalement dans le souverain
pontife (Pour être hérétique, il n’est pas nécessaire d’attaquer la vérité
révélée, comme telle, et de refuser de s’y soumettre ; il suffit de résister
directement et immédiatement à l’autorité de l’Eglise.). Car il est dit (Decret. 24, quest. 1, chap. 12) : Toutes les
fois qu’une question de foi est agitée, je pense que tous nos frères et tous
nos collègues dans l’épiscopat ne doivent s’en rapporter qu’à Pierre,
c’est-à-dire à l’autorité de son nom et de sa gloire. Ni les Augustin, ni les
Jérôme, ni aucun autre docteur n’ont défendu leur sentiment contrairement à son
autorité. C’est pourquoi saint Jérôme disait au pape Damase (In expos. symbol.)
: « Telle est la foi, très saint Père, que nous avons apprise dans l’Eglise
catholique ; si dans notre exposition il se trouvait quelque chose de peu exact
ou de peu sûr, nous vous prions de le corriger, vous qui possédez la foi et le
siège de Pierre. Mais si notre confession reçoit l’approbation de votre
jugement apostolique, quiconque voudra m’accuser prouvera qu’il est ignorant ou
mal intentionné, ou qu’il n’est pas catholique, mais il ne prouvera pas que je
suis hérétique (Nicolaï ajoute à celte citation de saint Thomas deux passages,
l’un de saint Jérôme (Ep. 57 ad eumdem) et l’autre de saint Cyrille d’Alexandrie (in Thesauro).). »
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin dit contre les manichéens (De
civ. Dei, liv. 18, chap. 51) : Ceux qui dans l’Eglise ont des sentiments
corrupteurs et dépravés, si on les corrige pour qu’ils reviennent à des
sentiments plus sains et meilleurs et qu’ils résistent opiniâtrement, ne
voulant pas purifier leurs dogmes pestilentiels et empoisonnés, mais persistant
à les défendre, ce sont des hérétiques. Or, ces dogmes qui portent avec eux la
contagion et la mort ne sont rien autre chose que ceux qui sont contraires aux
dogmes de la foi par laquelle le juste
vit, comme le dit l’Apôtre (Rom.,
chap. 1). Donc l’hérésie se rapporte aux choses qui sont de foi comme à sa
matière propre.
Conclusion. — L’hérésie porte sur
les choses qui sont de foi, c’est-à-dire sur les articles de foi et sur ce qui
en découle, et elle consiste à s’en écarter avec opiniâtreté.
Il faut répondre qu’il s’agit ici
de l’hérésie considérée comme impliquant l’altération de la foi chrétienne. Il
n’importe en rien à la foi chrétienne que quelqu’un ait une opinion fausse sur
ce qui n’est pas de foi, par exemple, sur la géométrie ou sur d’autres sciences
qui ne peuvent point du tout appartenir à la foi ; elle s’inquiète seulement de
ceux qui ont une opinion fausse sur ce qui regarde la foi elle-même. Or, l’on
peut attaquer la foi de deux manières, comme nous l’avons dit (art. préc. et quest. 1, art. 6, réponse N°1, et quest. 2, art.
5) : 1° directement et fondamentalement en niant les articles de foi eux- mêmes
; 2° indirectement et secondairement en niant des choses dont la négation par
voie de conséquence atteint quelques-uns de ces articles (Dans ce cas, il n’y a
hérésie formelle qu’autant qu’on voit le rapport de la conséquence avec le
principe.). L’hérésie peut porter sur ces deux points de la même manière que la
foi.
Article 3 : Doit-on
tolérer les hérétiques ?
Objection
N°1. Il semble qu’on doive tolérer les
hérétiques. Car l’Apôtre dit (2 Tim.,
2, 24) : Il faut que le serviteur de Dieu
soit doux, qu’il reprenne avec modestie ceux qui résistent à la vérité, dans l’espérance
que Dieu pourra leur donner un jour l’esprit de pénitence pour la leur faire
connaître et qu’ils sortiront ainsi des pièges du démon. Or, si on ne
tolère pas les hérétiques, mais qu’on les mette à mort, on leur enlève la
faculté de se repentir. Il semble donc qu’on soit alors en opposition avec le
précepte de l’Apôtre.
Réponse à l’objection N°1 :
La douceur veut qu’on reprenne une première et une seconde fois. Si l’hérétique
ne veut pas revenir on le considère comme étant perverti, suivant l’expression
de l’Apôtre (loc. cit.).
Objection N°2. Ce qui est
nécessaire dans l’Eglise doit être toléré. Or, les hérésies sont nécessaires
dans l’Eglise ; car l’Apôtre dit (1 Cor.,
11, 19) : Il faut qu’il y ait des hérésies,
afin qu’on découvre ceux d’entre vous qui ont une vertu éprouvée. Il semble
donc qu’on doive tolérer les hérétiques.
Réponse à l’objection N°2 :
L’avantage qui résulte des hérésies est en dehors de l’intention de leurs
auteurs, puisqu’elles ont pour effet d’éprouver la constance des fidèles,
d’après l’Apôtre, et d’exciter leur paresse en leur faisant étudier avec plus
de soin les saintes Ecritures, comme le dit saint Augustin (Cont. Man., liv. 1, chap. 1), tandis que
les hérétiques se proposent d’altérer la foi, ce qui est le plus grand mal.
C’est pourquoi on doit faire attention à ce qu’ils se proposent directement
pour les bannir plutôt que de regarder ce qui résulte de leur faute
contrairement à leur intention, pour les tolérer.
Objection N°3. Le Seigneur a
ordonné à ses serviteurs (Matth., chap. 13) de
laisser croître la zizanie jusqu’à la moisson, c’est-à-dire, comme l’interprète
la glose (interl.), jusqu’à la fin des siècles. Or, la
zizanie désigne les hérétiques d’après l’explication des Pères. Donc on les
doit tolérer.
Réponse à l’objection N°3 :
Comme l’observe le droit canon (Decret. 24, quest.
3, chap. Notandum),
il y a une différence entre l’excommunication et la destruction (eradicatio). Car
on excommunie quelqu’un, comme le dit l’Apôtre (1 Cor., 5, 5), pour que son
âme soit sauvée au jour du Seigneur. Toutefois, si on détruit complètement
les hérétiques en les mettant à mort, on n’agit pas alors contrairement au
précepte du Seigneur, qui n’est applicable, d’après son interprétation la plus directe,
que dans le cas où on ne peut arracher la zizanie, sans extirper en même temps
le bon grain, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 8) en parlant
des infidèles en général.
Mais c’est le contraire. L’Apôtre
dit (Tite, 3, 10) : Fuyez- celui qui est hérétique après l’avoir
repris une et deux fois, sachant que celui qui en est là est perverti.
Conclusion. — Quoiqu’on ne doive
pas tolérer les hérétiques en raison de leur démérite, cependant on doit
attendre jusqu’à la seconde correction qu’ils reviennent à la vraie foi de l’Eglise
; ceux qui après la seconde correction persévèrent obstinément dans leur erreur
doivent être non seulement excommuniés, mais on doit encore les livrer aux
princes séculiers pour être exterminés.
Il faut répondre qu’à l’égard des
hérétiques il y a deux considérations à faire : l’une par rapport à eux et l’autre
par rapport à l’Eglise. Par rapport à eux l’hérésie est un péché par lequel ils
ont mérité non seulement d’être séparés de l’Eglise par l’excommunication, mais
encore d’être mis hors du monde par la mort. Car c’est un crime beaucoup plus
grave de corrompre la foi qui est la vie de l’âme que d’altérer l’argent qui
sert au soutien de la vie temporelle. Par conséquent, si ceux qui font de la
fausse monnaie ou les autres malfaiteurs sont avec justice mis à mort
immédiatement par les princes séculiers, à plus forte raison les hérétiques, du
moment où ils sont convaincus d’hérésie, peuvent-ils être non seulement
excommuniés, mais encore mis à mort justement. — De la part de l’Eglise il y a
miséricorde pour obtenir la conversion de ceux qui errent. C’est pourquoi on ne
condamne pas les hérétiques immédiatement, mais après la première et la seconde
correction, comme le dit l’Apôtre. Et si l’hérétique se montre obstiné, alors l’Eglise
désespérant de sa conversion pourvoit au salut des autres, en le séparant de
son sein par l’excommunication (L’excommunication ne frappe pas l’hérétique
caché qui ne manifeste pas extérieurement ses mauvais sentiments, mais elle le
frappe aussitôt qu’il les manifeste, et cette excommunication est réservée au
pape (chap. Excommunicamus de Hæreticis,
chap. Noverit
de Sentent, excomm., et in bullâ Cæenæ). Cependant Mgr Gousset
fait observer qu’assez généralement les évêques de France n’ont point recours
au Saint-Siège pour réconcilier les hérétiques qui renoncent à leurs erreurs (Theol. moral, tom. 2, pag.
627)), et elle l’abandonne enfin au juge séculier pour être exterminé de ce
monde et mis à mort. Car saint Jérôme dit (ad
Gal., chap. 5), et on lit dans le droit canon (Decret. 24, quest. 3) : Il faut retrancher les chairs mortes et chasser
du troupeau la brebis galeuse, de peur que la maison entière, la masse du sang,
le corps et le troupeau ne s’enflamment, ne se corrompent, ne pourrissent et ne
meurent. Arius dans Alexandrie ne fut qu’une étincelle, mais, parce qu’on ne l’éteignit
pas aussitôt, la flamme ravagea l’univers entier.
Article 4 : L’église
doit-elle recevoir ceux qui renoncent à l’hérésie ?
Objection
N°1. Il semble que ceux qui abjurent l’hérésie
doivent être complètement reçus par l’Eglise. Car le prophète fait dire au
Seigneur (Jerem., 3,1) : Vous vous êtes souillée avec beaucoup d’individus qui vous aimaient ;
cependant revenez à moi, dit le Seigneur. Or, le jugement de l’Eglise est
le jugement de Dieu, d’après ces paroles de la loi (Deut., 1, 17) : Vous entendrez le
petit comme le grand, vous n’aurez égard à la condition de personne, parce que
c’est le jugement de Dieu. Par conséquent s’il y en a qui se soient
souillés par l’infidélité qui est la fornication spirituelle, on doit néanmoins
les recevoir.
Réponse à l’objection N°1 :
Ceux qui reviennent sont toujours reçus au jugement de Dieu, parce que Dieu est
le scrutateur des cœurs, et qu’il connaît ceux qui reviennent véritablement ;
mais l’Eglise ne peut l’imiter. Car elle présume que ceux qui retombent après
être revenus n’étaient pas sincères ; et c’est pour cette raison qu’elle ne
leur ferme pas la voie du salut, mais qu’elle ne les met pas non plus à l’abri
de la mort.
Objection N°2. Le Seigneur
ordonne à Pierre (Matth., chap. 18) de pardonner au
pécheur non seulement sept fois, mais
soixante-dix fois sept fois, ce qui signifie, d’après saint Jérôme, que
toutes les fois qu’un individu a péché, on doit lui pardonner. Par conséquent
toutes les fois que quelqu’un pèche en retombant dans l’hérésie, l’Eglise doit
le recevoir.
Réponse à l’objection N°2 :
Le Seigneur parle à Pierre du péché commis contre la personne de cet apôtre
(Nous devons pardonner toutes les injures qui sont faites contre nous
personnellement, mais il n’en est pas de même de celles qui sont faites contre
Dieu ou le prochain. C’est le sens du texte de l’Evangile.). On doit toujours
le pardonner, parce qu’on ne doit jamais repousser un frère qui revient de ses
erreurs. Mais il ne s’agit pas là du péché que l’on commet contre Dieu ou le
prochain. Car il n’est pas en notre pouvoir de le remettre, comme le dit saint
Jérôme (Sup. Matth.,
chap. 18). C’est à la loi à statuer à ce
sujet de la manière qui convient le mieux à la gloire de Dieu et aux intérêts
du prochain.
Objection N°3. L’hérésie est une
infidélité. Or, les autres infidèles qui veulent se convertir sont reçus par l’Eglise.
Donc elle doit aussi recevoir les hérétiques.
Réponse à l’objection N°3 :
Les infidèles qui n’ont jamais reçu la foi et qui se convertissent n’ont jamais
donné des preuves de leur inconstance en cette matière, comme les hérétiques
relaps. C’est pourquoi il n’y a pas de parité entre eux.
Mais c’est le contraire. (Decret., liv. 5, tit.
7, chap. 9). Le droit dit : que si, après avoir abjuré leur erreur, les
hérétiques retombent dans l’hérésie qu’ils avaient abjurée, on doit les
abandonner au juge séculier. L’Eglise ne doit donc pas les recevoir.
Conclusion. — Quoique les
hérétiques qui reviennent à la foi doivent toujours être admis à la pénitence
toutes les fois qu’ils retombent, néanmoins on ne doit pas toujours les
recevoir et les réintégrer dans la participation des biens de ce monde.
Il faut répondre que l’Eglise d’après l’institution du
Seigneur étend sa charité à tout le monde, non seulement à ses amis, mais
encore à ses ennemis et à ses persécuteurs, suivant cette parole de l’Evangile
(Matth., 5, 54) : Aimez
vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. Or, il appartient à
la charité de vouloir et de faire du bien au prochain. Mais il y a deux sortes
de bien. Le bien spirituel, c’est-à-dire le salut de l’âme qui est l’objet
principal de la charité ; car la charité nous fait toujours un devoir de
vouloir ce bien aux autres. C’est pourquoi toutes les fois que les hérétiques
reviennent de leur erreur, l’Eglise les admet à la pénitence et leur ouvre par
ce moyen la voie du salut (L’Eglise ne refuse jamais aux coupables quels qu’ils
soient les biens spirituels.). L’autre bien qui est l’objet secondaire de la
charité, c’est le bien temporel, comme la vie corporelle, les possessions
terrestres, la bonne renommée, les dignités ecclésiastiques ou séculières. La
charité ne nous oblige à vouloir ces biens aux autres que par rapport à leur
salut et à celui de leur prochain. Par conséquent si la conservation d’un de
ces biens par un individu peut être un obstacle au salut éternel d’une foule d’autres,
la charité ne nous fait pas un devoir de lui vouloir ce bien, mais elle nous
oblige plutôt à désirer qu’il en soit privé ; soit parce qu’on doit préférer le
salut éternel au bien temporel ; soit parce que le bien de la multitude l’emporte
sur celui d’un particulier. Or, si l’on recevait toujours les hérétiques qui
reviennent de leur erreur et qu’on leur conservât la vie et tous les autres
biens temporels, cette conduite pourrait être préjudiciable au salut des
autres, soit parce que s’ils retombaient, ils les corrompraient ; soit parce
que s’ils n’étaient pas punis, les autres retomberaient avec plus de sécurité
dans l’hérésie. Car, comme le dit l’Ecriture (Ecclésiaste, 8, 11) : Parce
que la sentence de condamnation n’est pas immédiatement prononcée contre les
méchants, les enfants des hommes commettent le crime sans aucune crainte. C’est
pourquoi, pour ceux qui reviennent une première fois de leur erreur, l’Eglise
les reçoit non seulement à la pénitence, mais encore elle leur conserve la vie
et leur rend quelquefois par des dispenses les dignités ecclésiastiques qu’ils
possédaient auparavant, s’ils paraissent véritablement convertis. L’histoire
nous apprend qu’on a souvent suivi cette conduite pour le bien de la paix. Mais
quand ceux qui ont été reçus tombent de nouveau, c’est une preuve de leur
inconstance dans la foi, c’est pourquoi on les admet encore à la pénitence,
mais on ne les délivre pas de la peine de mort (Ce n’était pas l’Eglise qui
prononçaient contre eux la peine de mort, c’était le pouvoir civil ; mais,
d’après la législation ecclésiastique, les hérétiques relaps lui étaient
abandonnés.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect
de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
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