Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 12 : De l’apostasie

 

            Après avoir parlé de l’hérésie, nous avons à nous occuper de l’apostasie. — Sur ce point deux questions se présentent : 1° L’apostasie appartient-elle à l’infidélité ? — 2° L’apostasie exempte-t-elle les sujets de l’obéissance qu’ils doivent à leurs chefs une fois que ceux-ci deviennent apostats ? (Saint Thomas examine ici à professo le droit des souverains pontifes sur les princes chrétiens, et il appuie de sa logique la doctrine de saint Grégoire VII.)

 

Article 1 : L’apostasie appartient-elle à l’infidélité ?

 

Objection N°1. Il semble que l’apostasie n’appartienne pas à l’infidélité. Car ce qui est le principe de tout péché ne semble pas appartenir à l’infidélité, parce qu’il y a beaucoup de péchés qui existent sans elle. Or, l’apostasie paraît être le principe de tout péché, puisqu’il est dit (Ecclésiastique, 10, 14) : Le commencement de l’orgueil de l’homme c’est d’apostasier Dieu, et plus loin : L’orgueil est le commencement de tout péché (ibid., 10, 15). Donc l’apostasie n’appartient pas à l’infidélité.

Réponse à l’objection N°1 : Cette objection repose sur la seconde apostasie qui implique cette rébellion de la volonté aux ordres de Dieu, ce qui se rencontre dans tout péché mortel.

 

Objection N°2. L’infidélité consiste dans l’intellect, tandis que l’apostasie semble consister plutôt dans l’action extérieure, dans la parole ou dans la volonté intérieure. Car il est dit (Prov., 6, 12) : L’homme apostat est un homme inutile à tout ; ses actions démentent sa bouche, il fait des signes des yeux, frappe du pied, parle avec ses doigts, médite le mal dans la corruption de son cœur et sème des querelles en tout temps. En effet si quelqu’un se faisait circoncire ou qu’il adorât le tombeau de Mahomet, il passerait pour un apostat. L’apostasie n’appartient donc pas directement à l’infidélité.

Réponse à l’objection N°2 : La foi comprend non seulement l’adhésion du cœur, maïs encore l’expression de la foi intérieure par des paroles ou des actes extérieurs ; car la confession est un acte de foi. En ce sens les paroles ou les actions extérieures appartiennent à l’infidélité, parce qu’elles en sont des signes, comme on dit que se bien porter est le signe de la santé. Quant au passage de l’Ecriture que l’on allègue, quoiqu’on puisse l’entendre de toute espèce d’apostasie, il s’applique cependant plus véritablement à l’apostasie de la foi. Car comme la foi est le premier fondement des choses que l’on doit espérer et que sans la foi il est impossible de plaire à Dieu, du moment où on la perd, il n’y a plus rien dans l’homme qui puisse être utile au salut éternel. C’est ce qui fait dire à l’Ecriture (Prov., 6, 10) : L’homme apostat est un homme inutile. En effet, la foi est la vie de l’âme, suivant cette expression de l’Apôtre (Rom., 1, 17) : Le juste vit de la foi. Par conséquent, comme on voit, après la destruction de la vie corporelle, tous les membres et toutes les parties du corps s’écarter de la disposition qu’ils doivent avoir, de même quand la vie de la justice qui fonctionne par la foi est détruite, le désordre se manifeste dans tous les membres. On s’en aperçoit : 1° par la bouche, dont le cœur se sert pour se manifester le plus ouvertement ; 2° par les yeux ; 3° par tous les instruments du mouvement ; 4° par la volonté qui tend au mal. De là il arrive que celui qui en est là sème la discorde, et qu’il tend à éloigner les autres de la foi, comme il s’en est éloigné lui-même.

 

Objection N°3. L’hérésie est une espèce particulière d’infidélité, parce qu’elle appartient à ce vice. Par conséquent si l’apostasie appartenait à l’infidélité, il s’ensuivrait que ce serait une espèce particulière d’infidélité, ce qui ne semble pas conforme à ce que nous avons dit (quest. 10, art. 5). Donc l’apostasie n’appartient pas à l’infidélité.

Réponse à l’objection N°3 : Les espèces d’une qualité ou d’une forme ne sont pas diversifiées par la chose qui est le terme du mouvement à quo ou du mouvement ad quem (Le terme à quo est le point de départ, et le terme ad quem le point d’arrivée.), mais on considère plutôt au contraire les espèces des mouvements d’après leurs termes. Or, l’apostasie se rapporte à l’infidélité comme au terme vers lequel (ad quem) tend le mouvement de celui qui s’écarte de la foi. Par conséquent l’apostasie n’implique pas une espèce particulière d’infidélité, mais une circonstance aggravante, d’après ces paroles de saint Pierre (2 Pierre, 2, 21) : Il était mieux pour eux de ne pas connaître la vérité que de l’abandonner après l’avoir connue.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean dit (Jean, 6, 17) : Une foule de ses disciples se retirèrent de sa suite, ce qui signifie qu’ils apostasièrent. Or, c’était d’eux que le Seigneur avait dit : Il y en a parmi vous qui ne croient pas. Donc l’apostasie appartient à l’infidélité.

 

Conclusion. — L’apostasie absolue par laquelle on renonce à la foi est une espèce d’infidélité, mais il n’en est pas de même de l’apostasie qui a rapport aux ordres et aux engagements de religion.

Il faut répondre que l’apostasie implique un certain éloignement de Dieu (Cette signification repose sur l’étymologie même du mot.) ; cet éloignement se produit diversement selon les différentes manières dont l’homme est uni à Dieu. En effet l’homme est 1° uni à Dieu par la foi ; 2° par la volonté qui lui est légitimement soumise, en obéissant à ses préceptes ; 3° par des liens spéciaux qui touchent à des engagements de subrogation (Ces engagements particuliers se rapportent à la pratique des conseils.), tels que les engagements de religion et la cléricature ou les ordres sacrés. Ce qui vient en dernier lieu étant détruit, ce qui précède subsiste, mais non réciproquement. Il arrive donc que l’on apostasie soit en sortant d’un ordre religieux où l’on a fait profession (Celui qui abandonne un ordre religieux dans lequel il a fait profession pèche gravement, quand même il continuerait à en porter l’habit.), soit en renonçant à un ordre sacré que l’on a reçu (Quand on a reçu les ordres sacrés, on ne peut de soi-même rentrer dans l’état séculier sans pécher très grièvement.), et c’est ce qu’on appelle l’apostasie d’ordre, ou de religion. On peut encore apostasier par la révolte de l’esprit contre les ordres de Dieu (C’est ce qu’on fait toutes les fois qu’on pèche mortellement.). Toutefois malgré ces deux sortes d’apostasie l’homme peut encore rester uni à Dieu par la foi. Mais s’il s’écarte de la foi, alors il semble s’écarter de Dieu complètement. C’est pourquoi on donne simplement et absolument le nom d’apostasie à celle par laquelle l’homme s’éloigne de la foi et qu’on appelle une apostasie de perfidie. C’est ainsi que l’apostasie proprement dite est une espèce d’infidélité (Elle diffère de l’hérésie du plus au moins ; car l’hérétique nie une partie des vérités qui sont de foi, et l’apostat les nie toutes.).

 

Article 2 : Un prince perd-il par l’apostasie sa puissance sur ses sujets, de telle sorte que ceux-ci ne soient plus tenus de lui obéir ?

 

Objection N°1. Il semble qu’un prince ne perde pas par suite de son apostasie son empire sur ses sujets, au point que ceux-ci ne soient plus tenus de lui obéir. Car saint Ambroise dit, ou plutôt saint Augustin, à l’occasion de ces paroles du Psalmiste (Ps. 124) : Non relinquet Dominus virgam, et nous lisons que l’empereur Julien, quoiqu’il fut un apostat, eut toujours sous ses ordres des soldats chrétiens, et que quand il leur disait : « Combattez pour la défense de l’Etat, » ils lui obéissaient. Donc, par suite de l’apostasie du prince, les sujets ne sont pas dispensés de lui obéir.

Réponse à l’objection N°1 : Dans ces premiers temps l’Eglise à sa naissance n’avait pas encore le pouvoir de châtier les princes de la terre, c’est pourquoi elle laissait les fidèles obéir à Julien l’apostat dans les choses qui n’étaient pas contraires à la foi, pour éviter à la religion un plus grand péril.

 

Objection N°2. Un apostat est un infidèle. Or, nous trouvons des saints qui ont servi fidèlement des maîtres qui étaient infidèles. Ainsi Joseph servit Pharaon, Daniel Nabuchodonosor, et Mardochée Assuérus. Donc l’apostasie ne doit pas permettre aux sujets de refuser d’obéir à leurs princes.

Réponse à l’objection N°2 : On ne doit pas raisonner de la même manière à l’égard des infidèles qui n’ont jamais reçu la foi, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

Objection N°3. Comme l’apostasie éloigne de Dieu, de même tout péché quel qu’il soit. Par conséquent si par l’apostasie le prince perdait le droit de commander à ses sujets, pour la même raison les autres péchés lui enlèveraient cette même puissance, ce qui est évidemment faux. Donc l’apostasie ne doit pas dispenser les sujets de l’obéissance qu’ils doivent aux princes.

Réponse à l’objection N°3 : L’apostasie sépare complètement l’homme de Dieu, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.) ; ce qui n’a pas lieu dans tous les autres péchés (Cajétan fait remarquer que l’Eglise n’a pas seulement le droit d’excommunier pour le crime d’apostasie, mais qu’elle peut encore le faire pour tout autre crime, si elle le juge convenable.).

 

Mais c’est le contraire. Grégoire VII dit (Caus. 4, 15, quest. 7) : D’après les décrets rendus par nos illustres prédécesseurs, nous déclarons, en vertu de notre autorité apostolique, déliés du serment de fidélité tous ceux qui ont fait ce serment à ceux qui sont excommuniés, et nous leur défendons de toutes les manières de l’observer jusqu’à ce que nous en ayons obtenu satisfaction. Or, les apostats sont des excommuniés aussi bien que les hérétiques, comme on le voit (Decret. extra de haeret., chap. Ad abolendam). Donc on ne doit pas obéir aux princes qui apostasient.

 

Conclusion. — Quand un prince est judiciairement dénoncé comme excommunié pour apostasie, ses sujets sont par le fait même déliés du serment de fidélité.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 10, art. 10), l’infidélité considérée en elle-même ne répugne pas à la puissance, parce que la puissance a été établie par le droit des nations qui est un droit humain, tandis que la distinction des fidèles et des infidèles est de droit divin, et que le droit divin ne détruit pas le droit humain. Mais celui qui pèche par infidélité peut être dépouillé par une sentence de son pouvoir, comme il peut aussi l’être quelquefois par suite d’autres fautes. A la vérité il n’appartient pas à l’Eglise de punir l’infidélité dans ceux qui n’ont jamais reçu la foi, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 5, 12) : Pourquoi entreprendrais-je de juger ceux qui sont hors de l’Eglise ? Mais elle peut punir judiciairement l’infidélité de ceux qui ont reçu la foi ; et c’est avec raison qu’elle les punit en leur retirant le pouvoir qu’ils ont sur les fidèles. Car ce pouvoir pourrait tourner au grand détriment de la foi ; parce que, comme nous l’avons dit (art. préc., arg. 2) : L’apostat médite le mal dans la corruption de son cœur et sème des querelles, en s’efforçant d’éloigner de la foi ses semblables. C’est pourquoi aussitôt que quelqu’un est frappé de la sentence d’excommunication pour apostasie, ses sujets sont par le fait même déliés du serment de fidélité qui les obligeait à lui obéir (Cette doctrine a été universellement soutenue par les théologiens du moyen âge.).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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