Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 14 : Du blasphème contre l’Esprit-Saint
Après avoir parlé
du blasphème en général, nous avons à parler du blasphème en particulier, de
celui qui est contre l’Esprit-Saint. — Sur ce blasphème quatre questions se
présentent : 1° Le blasphème ou le péché contre l’Esprit-Saint est-il le même
que le péché que l’on commet avec une malice affectée ? — 2° Des espèces de ce
blasphème. — 3° Est-il irrémissible ? (Cet article est l’explication
théologique de ce passage de l’Evangile (Matth., 12, 32)
: Si quelqu’un parle contre
l’Esprit-Saint, il ne lui sera remise ni en ce siècle, ni dans l’autre.) —
4° Peut-on pécher contre l’Esprit-Saint dès le principe avant de commettre
d’autres péchés ?
Objection N°1. Il semble que le péché contre l’Esprit-Saint ne soit pas le même
que celui qu’on commet avec une malice affectée. En effet, le péché contre
l’Esprit-Saint est le péché de blasphème, comme on le voit (Matth.,
chap. 12). Or, tout péché que l’on fait avec une malice affectée n’est pas un
péché de blasphème. Car il arrive que beaucoup d’autres genres de péché ont ce caractère. Donc le péché contre l’Esprit-Saint n’est
pas le même que celui qu’on commet avec une malice affectée.
Réponse à
l’objection N°1 : Comme la confession de la foi consiste non-seulement
dans les paroles, mais encore dans les œuvres ; de même le blasphème contre
l’Esprit-Saint peut se considérer dans la bouche, dans le cœur et les actions.
Objection N°2. Le
péché par malice se distingue du péché par ignorance et du péché par infirmité.
Or, le péché contre l’Esprit-Saint se distingue par opposition du péché contre
le Fils de l’homme, comme on le voit (Matth., chap.
12). Donc le péché contre l’Esprit-Saint n’est pas le même que le péché par
malice, parce que les choses dont les contraires sont
divers, sont diverses elles-mêmes.
Réponse à
l’objection N°2 : D’après la troisième acception, le blasphème contre
l’Esprit-Saint se distingue du blasphème contre le Fils de l’homme, en ce sens
que le Fils de l’homme est aussi le Fils de Dieu, c’est-à-dire la vertu de
Dieu, sa sagesse. D’après cela le péché contre le Fils de l’homme serait le
péché d’ignorance ou de faiblesse.
Objection N°3. Le
péché contre l’Esprit-Saint est un genre de péché auquel on assigne des espèces
particulières, tandis que le péché par malice n’est pas un genre spécial de
péché, mais c’est une condition ou une circonstance générale qui peut se
rencontrer dans tous les genres de faute. Donc le péché contre l’Esprit-Saint
n’est pas le même que le péché par malice.
Réponse à
l’objection N°3 : Le péché de malice, quand il provient de l’inclination
de l’habitude n’est pas un péché spécial, mais une condition générale du péché.
Mais quand il provient spécialement du mépris des effets que l’Esprit-Saint
produit en nous, c’est un péché d’une espèce particulière. C’est en ce sens que
le péché contre l’Esprit-Saint est un genre spécial de péché, et il en est de
même suivant la première interprétation que nous avons donnée. D’après la
seconde, ce n’est pas un genre spécial de péché, car l’impénitence finale peut
être une circonstance d’un genre de péché quelconque.
Mais c’est le
contraire. Le Maître des sentences dit (liv. 2, dist. 43) que celui qui pèche
contre l’Esprit-Saint c’est celui qui aime la malice pour elle-même ; ce qui
revient au même que pécher avec une malice affectée. II semble donc que le
péché par malice soit le péché contre l’Esprit-Saint.
Conclusion. —
Celui qui pèche contre l’Esprit-Saint, ce n’est pas seulement celui qui fait un
blasphème contre les trois personnes divines ou contre la troisième personne de
la Trinité, ou qui persévère dans le péché mortel jusqu’à la mort, mais c’est
celui qui pèche avec une malice affectée en choisissant le mal, ou en empêchant
et en repoussant loin de lui tout ce qui pourrait le retirer du péché.
Il faut répondre
qu’à l’égard du péché ou du blasphème contre l’Esprit-Saint, il y a trois
opinions. Les anciens Pères, c’est-à-dire saint Athanase, saint Hilaire, saint
Ambroise, saint Jérôme et saint Chrysostome (Saint Athanase (in tract. partic.
super. illud Matth., chap. 12 : Qui dixerit verbum
contrà Filium hominis.), saint Hilaire (can. 12 in Matth.), saint Ambroise (in Luc. Super illud cap. 12 : Qui verbum
in Spiritum sanctum dixerit), saint Chrysostome (Hom. 42), saint Jérôme (in Matth. 12).), disent que l’on pèche contre
l’Esprit-Saint, quand on prononce un blasphème qui s’adresse littéralement à
l’Esprit-Saint lui-même ; soit qu’on prenne le mot Esprit-Saint comme un nom essentiel qui convient à la Trinité
entière dont chaque personne est esprit et sainteté ; soit qu’on le prenne
pour le nom personnel de l’une des personnes de la Trinité. C’est en ce sens
que saint Matthieu distingue (chap. 12) le blasphème contre l’Esprit-Saint du
blasphème contre le Fils de l’homme. Car le Christ agissait comme homme, en
mangeant, en buvant et en faisant d’autres actions semblables, et il agissait
comme Dieu en chassant les démons et en ressuscitant les morts, et en faisant
d’autres prodiges, qu’il opérait par la vertu de sa propre divinité et par
l’opération de l’Esprit-Saint, dont il avait été rempli comme homme. Les Juifs
avaient d’abord blasphémé contre le Fils de l’homme, en disant qu’il était un homme de bonne chère, qu’il aimait
à boire, qu’il était l’ami des publicains et des gens de mauvaise vie (Matth., 11, 19). Ils blasphémèrent ensuite contre
l’Esprit-Saint, en attribuant au prince des démons les prodiges que le Christ
opérait par la vertu de sa propre divinité et par l’opération de
l’Esprit-Saint. — Saint Augustin, dans son livre (De Verb. Dom. serm. 11, chap. 14, 15 et 21), dit que le
blasphème ou le péché contre l’Esprit-Saint est l’impénitence finale ;
c’est-à-dire, quand on persévère dans le péché mortel jusqu’à la mort. Ce
blasphème ne se produit pas seulement de bouche, mais il est encore exprimé par
le verbe du cœur et de l’action, non une fois, mais une infinité de fois. On
dit que ce verbe ainsi entendu est contre l’Esprit-Saint, parce qu’il est
contre la rémission des péchés que produit l’Esprit-Saint qui est la charité du
Père et du Fils. Le Seigneur ne dit pas aux Juifs qu’ils pèchent contre
l’Esprit-Saint, parce qu’ils n’étaient pas encore dans l’impénitence finale,
mais il les avertit de prendre garde qu’en parlant ainsi ils n’arrivent à
pécher contre l’Esprit-Saint. C’est ainsi qu’il faut entendre ces paroles de
l’Evangéliste (Marc, 3, 29) : Celui qui
aura blasphémé contre l’Esprit-Saint n’en recevra jamais le pardon… Et il leur
disait ces choses parce qu’ils l’accusaient d’être possédé de l’esprit impur.
— D’autres disent (Ce sentiment est celui de Pierre Lombard, que saint Thomas
préfère.) que l’on pèche ou que l’on blasphème contre l’Esprit-Saint, quand on
pèche contre un bien qui se rapporte par appropriation à l’Esprit-Saint. Ainsi
on approprie la bonté à l’Esprit-Saint, comme on approprie la puissance au Père
et la sagesse au Fils. Par conséquent ils prétendent que l’on pèche contre le
Père quand on pèche par faiblesse ; on pèche contre le Fils quand on pèche par
ignorance ; on pèche contre l’Esprit-Saint quand on pèche par malice,
c’est-à-dire en choisissant le mal pour lui-même, comme nous l’avons dit (1a
2æ, quest. 78, art. 1 et 3). Ce qui a lieu de deux manières : 1° par
suite de l’inclination de l’habitude vicieuse qu’on appelle malice ; en ce
sens, pécher par malice, ce n’est pas la même chose que pécher contre
l’Esprit-Saint ; 2° on pèche par malice quand on rejette et qu’on écarte avec
mépris ce qui pouvait empêcher qu’on ne choisît le mal ; comme quand on rejette
l’espérance par le désespoir, la crainte par la présomption et autres choses
semblables, comme nous le verrons (art. suiv. et quest. 20 et 21). Or, tout ce
qui nous empêche de choisir le péché est un effet de l’Esprit-Saint en nous ;
par conséquent, pécher de la sorte par malice, c’est pécher contre
l’Esprit-Saint (Les commentateurs modernes disent que le péché contre
l’Esprit-Saint c’est le péché contre l’amour. Leur interprétation ne paraît pas
éloignée de celle du grand docteur.).
Article 2 : Est-il
convenable de distinguer six espèces de péché contre l’Esprit-Saint
?
Objection
N°1. Il semble qu’on ait tort de distinguer, comme
le fait le Maître des sentences (liv. 2, dist. 43), six espèces de péché contre
l’Esprit-Saint : le désespoir, la présomption, l’impénitence, l’obstination, la
résistance à la vérité connue, et l’envie des grâces que Dieu accorde à nos
frères. Car la négation de la justice ou de la miséricorde divine se rapporte à
l’infidélité. Or, par le désespoir on rejette la miséricorde de Dieu, et par la
présomption sa justice. Donc ces deux fautes sont plutôt une espèce
d’infidélité qu’une espèce de péché contre l’Esprit-Saint.
Réponse à l’objection N°1 :
Le péché de désespoir ou de présomption ne consiste pas en ce qu’on ne croit
pas à la justice de Dieu ou à sa miséricorde, mais en ce qu’on les méprise.
Objection N°2. L’impénitence
paraît se rapporter au péché passé et l’obstination au péché à venir. Or, le
passé ou l’avenir ne changent pas l’espèce d’une vertu ou d’un vice ; car c’est
d’après la même foi que les anciens ont cru que le Christ naîtrait, et que nous
croyons qu’il est né. On ne doit donc pas faire de l’obstination et de
l’impénitence deux espèces de péché contre l’Esprit-Saint.
Réponse à l’objection N°2 :
L’obstination et l’impénitence ne diffèrent pas seulement en ce que l’une se
rapporte au passé et l’autre à l’avenir, mais elles diffèrent encore selon
leurs raisons formelles d’après les différents aspects sous lesquels on peut
considérer le péché (Ainsi l’obstination est en opposition avec la conversion du
pécheur, et l’impénitence est contraire au repentir du péché.), comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection N°3. La grâce et la
vérité nous sont venues par Jésus-Christ, comme le dit l’Evangile (Jean, 1, 17).
Il semble donc que combattre la vérité connue et porter envie aux grâces que
les autres reçoivent soient un blasphème contre le Fils plutôt qu’un blasphème
contre l’Esprit-Saint.
Réponse à l’objection N°3 :
Le Christ a produit la grâce et la vérité au moyen des dons de l’Esprit-Saint
qu’il a accordés aux hommes (Par conséquent le blasphème contre la grâce et la vérité regarde
le Saint-Esprit, et ne s’adresse pas proprement à la personne du Fils.).
Objection N°4. Saint Bernard dit
(Lib. de dispens.
et præc.) que refuser d’obéir c’est résister à
l’Esprit-Saint. La glose dit aussi (Lév., chap. 10) qu’une pénitence simulée
est un blasphème contre l’Esprit-Saint. Le schisme paraît donc également
directement opposé à l’Esprit-Saint qui est le lien par lequel l’Eglise est
unie. Par conséquent il semble que les différentes espèces de péché contre
l’Esprit-Saint n’aient pas été suffisamment énumérées.
Réponse à l’objection N°4 :
Refuser d’obéir c’est de l’obstination, feindre le repentir c’est de
l’impénitence ; le schisme se rapporte à l’envie de la grâce fraternelle qui
unit ensemble les membres de l’Eglise.
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin dit (De fid.
ad Pet., chap. 3) : « Que ceux qui désespèrent du pardon de leurs péchés,
ou qui sans mérites présument de la miséricorde de Dieu, pèchent contre
l’Esprit-Saint (Ce livre est de saint Fulgence.). » Et ailleurs (Ench., chap. 83) : « Que celui qui s’obstine
jusqu’à la fin est coupable du péché contre l’Esprit-Saint. » Dans un autre
endroit (De verb.
Dom., serm. 11, chap. 14) : « Que l’impénitence
est un péché contre l’Esprit-Saint. » Dans son livre sur le Sermon de la
montagne (liv. 1, chap. 22), il ajoute « que porter envie à ses frères c’est
pécher contre l’Esprit-Saint. » Enfin (De
Bapt. cont. Donat., liv. 6, chap. 35) il dit «
que celui qui méprise la vérité, en veut à ses frères, auxquels la vérité est
révélée, ou qu’il est un ingrat envers Dieu, dont l’inspiration instruit l’Eglise.
» Il semble qu’il pèche ainsi contre l’Esprit-Saint.
Conclusion. — Il y a six espèces
de péché contre l’Esprit-Saint : le désespoir, la présomption, l’impénitence,
l’obstination, l’attaque de la vérité connue, et l’envie qu’on porte à la grâce
dont jouit le prochain.
Il faut répondre que, selon la troisième
acception que l’on donne au péché contre l’Esprit-Saint, on distingue avec
raison les six espèces de péché que nous avons énumérées. On les distingue
d’après l’éloignement ou le mépris des choses qui peuvent empêcher l’homme de
choisir le péché. En effet, ces choses se considèrent, soit par rapport au
jugement de Dieu, soit par rapport à ses dons, soit par rapport au péché
lui-même. Car l’homme est éloigné du péché par la considération du jugement de
Dieu, qui réunit la justice à la miséricorde, et par l’espérance, qui est le
fruit de la contemplation de la miséricorde qui remet les péchés et qui
récompense les vertus. Cette espérance est détruite par le désespoir (Le désespoir nous fait croire qu’il y a impossibilité
absolue d’être pardonné.). Il en est encore détourné par la crainte qui naît de
la considération de la justice divine, et qui est détruite par la présomption ; quand on présume, par
exemple, qu’on peut obtenir la gloire sans les mérites, ou le pardon sans le
repentir. — Les dons de Dieu qui nous retirent du péché sont au nombre de deux
; l’un est la connaissance de la vérité qui a pour contraire l’attaque de la vérité connue, comme
quand quelqu’un attaque la vérité de la foi qu’il connaît, afin de pécher plus
librement ; l’autre est le secours de la grâce intérieure qui a pour contraire l’envie qu’on porte à la grâce fraternelle
; comme quand on jalouse non seulement la personne de son frère, mais encore le
progrès de la grâce de Dieu qui se développe en lui. — Relativement au péché,
il y a deux choses qui peuvent engager l’homme à en sortir ; l’une est le
dérèglement et le désordre de l’acte dont la considération (En considérant
l’acte du péché, on peut être frappé de ce qu’il a de bas et de honteux, et
cette considération doit engager le pêcheur à s’en éloigner.) peut porter
l’homme à se repentir du péché qu’il a commis. Elle a pour contraire l’impénitence, non pas celle qui
consiste à rester dans le péché jusqu’à la mort, comme on l’entendait plus haut
(Saint Thomas fait ici allusion au sentiment de saint Augustin qu’il a rapporté
dans l’article précédent.) (car alors ce ne serait pas
un péché spécial, mais une circonstance du péché), mais on entend ici par
impénitence cette disposition du cœur qui implique la résolution de ne pas se
repentir. L’autre chose est la vanité et la faiblesse du bien (La joie qu’il
procure n’est qu’une joie très vaine et très passagère, et cette considération
est encore un des motifs qui en détournent.)
que le péché produit, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 6, 21) : Quel fruit avez-vous
retiré alors des choses dont vous rougissez maintenant ? Cette
considération empêche ordinairement la volonté de l’homme de s’affermir dans le
péché. Mais elle est détruite par l’obstination,
c’est-à-dire quand l’homme s’affermit dans la résolution de s’attacher au mal.
Le prophète (Jérem., 8, 6) parle du premier de ces
crimes quand il dit : Il n’y en a point
qui fasse pénitence de leur péché en disant : Qu’ai-je fait ? Et il parle du
second, en disant : Ils courent tous où
leur passion les emporte, comme un cheval qui court avec impétuosité au combat.
Article 3 : Le
péché contre l’Esprit-Saint est-il irrémissible ?
Objection N°1. Il semble que le péché contre l’Esprit-Saint ne soit pas
irrémissible. Car saint Augustin dit (Lib.
de verbis Dom., serm. 11,
chap. 13), qu’il ne faut désespérer de personne tant que la patience du
Seigneur l’appelle à la pénitence. Or, s’il y avait un péché irrémissible, on
devrait désespérer de certain pécheur. Donc le péché contre l’Esprit-Saint
n’est pas irrémissible.
Réponse à
l’objection N°1 : Il ne faut désespérer de personne en cette vie, quand on
considère la toute-puissance et la miséricorde de Dieu (Car il n’y a rien qui
puisse résister à sa grâce, et il peut, quand il le veut, changer les lions en
agneaux, selon l’expression de l’Ecriture.) ; mais quand on considère la nature
du péché, il y en a qu’on appelle des
enfants de défiance, selon l’expression de l’Apôtre (Eph., chap. 2).
Objection N°2. On
ne remet aucun péché à moins que l’âme ne soit guérie par Dieu. Or, pour un
médecin tout-puissant il n’y a pas de maladie incurable, comme le dit la glose
sur ces paroles du Psalmiste (Ps.,
102, 3) : Qui guérit toutes tes maladies.
Le péché contre l’Esprit-Saint n’est donc pas irrémissible.
Réponse à
l’objection N°2 : Ce raisonnement s’appuie sur la toute-puissance de Dieu,
mais non sur la nature du péché.
Objection N°3. Le
libre arbitre se rapporte au bien et au mal. Or, tant que cette vie dure, on
peut s’écarter de la vertu, puisque l’ange lui-même est tombé du ciel. C’est ce
qui fait dire à Job (4, 18) : Il a trouvé
du dérèglement dans ses anges, à plus forte raison dans ceux qui habitent des
maisons de boue. Donc pour le même motif on peut passer du péché à l’état
de justice, et par conséquent le péché contre l’Esprit-Saint n’est pas
irrémissible.
Réponse à
l’objection N°3 : Le libre arbitre est toujours ici-bas susceptible de
changer, mais néanmoins quelquefois il éloigne de lui, autant qu’il le peut, ce
qui serait de nature à le tourner au bien. Par conséquent son péché est alors
irrémissible en lui-même, quoique Dieu puisse le remettre.
Mais c’est le
contraire. Il est dit (Matth., 12, 32) : Si quelqu’un parle contre l’Esprit-Saint, il
ne lui sera remis ni en ce siècle, ni dans l’autre. Et saint Augustin dit (Lib. in serm. Dom.,
chap. 22) que l’infamie de ce péché est si grave qu’elle est inconciliable avec
l’humilité nécessaire à la prière.
Conclusion. — Le
péché contre l’Esprit-Saint est irrémissible, soit parce qu’après cette vie il
n’y a plus lieu de se repentir, soit parce qu’il éloigne ce qui peut nous faire
obtenir le pardon de nos fautes, soit parce que de lui-même il mérite d’être
sans rémission, puisque pécher par malice, c’est ce qu’il y a de plus grave.
Il faut répondre
que suivant les diverses acceptions qu’on donne au péché contre l’Esprit-Saint,
il y a différentes manières d’expliquer comment il est irrémissible. En effet,
si on entend par le péché contre l’Esprit-Saint l’impénitence finale, on dit
alors qu’il est irrémissible, parce qu’il n’est remis d’aucune manière. Car le
péché mortel dans lequel l’homme persévère jusqu’à la mort n’est pas remis en
cette vie par la pénitence, et il ne le sera pas dans l’autre. — Dans les deux
autres acceptions, on le dit irrémissible, non parce qu’on ne le remet d’aucune
manière (On ne pourrait avancer qu’il y a des fautes absolument sans être
hérétique. Ce serait l’erreur des novatiens, qui prétendaient que l’Eglise
n’avait pas le pouvoir de remettre les grands crimes par l’absolution.), mais
parce qu’autant qu’il est en lui il mérite d’être sans rémission. Et cela de
deux manières : 1° quant à la peine ; car celui qui pèche par ignorance ou par
infirmité mérite un châtiment moindre, tandis que celui qui pèche par malice
n’a pas d’excuse qui puisse diminuer son châtiment. De même celui qui
blasphémait contre le Fils de l’homme, lorsque sa divinité n’était pas encore
révélée, pouvait s’excuser sur l’infirmité de la chair qu’il voyait en lui, et
méritait par conséquent une moindre peine. Mais celui qui blasphémait la
Divinité elle-même, en attribuant au diable les œuvres de l’Esprit-Saint,
n’avait pas d’excuse qui pût diminuer son châtiment. C’est pourquoi d’après
saint Jean Chrysostome (Hom. 42 in Matth.)
ce péché n’a été remis aux juifs ni en cette vie, ni en l’autre ; car ils ont
souffert pour son expiation les châtiments que leur ont infligés les Romains
ici-bas, et les peines de l’enfer dans l’autre vie. Saint Athanase (Tract. super illud Matth. 12 : Quicumque dixerit verbum) cite pour exemple leurs ancêtres qui se
sont d’abord élevés contre Moïse, parce qu’ils manquaient d’eau et de pain, ce
que Dieu a supporté patiemment, parce qu’ils avaient pour excuse l’infirmité de
la chair ; mais ensuite ils ont péché plus grièvement en blasphémant contre
l’Esprit-Saint, lorsqu’ils ont attribué à une idole les bienfaits de Dieu qui
les avait tirés de l’Egypte, et qu’ils ont dit : Voilà, Israël, vos dieux qui vous ont tiré de la terre d’Egypte. C’est
pourquoi le Seigneur les a fait punir temporellement, puisque dans ce jour
vingt-trois mille d’entre eux périrent, et il les a menacés en même temps des
peines futures, en disant : Au jour de la
vengeance je visiterai ce péché qu’ils ont commis (Ex., chap. 32). — 2° On peut entendre que ce péché est irrémissible
quant à la faute. Ainsi on dit qu’une maladie est incurable quand par sa nature
elle détruit ce qui pourrait la guérir ; par exemple, quand le mal enlève à la
nature toute sa vertu, ou quand il produit un dégoût de la nourriture et de la
médecine, quoique Dieu puisse guérir cette maladie. De même on dit que le péché
contre l’Esprit-Saint est irrémissible de sa nature en ce sens qu’il exclut les
choses par lesquelles on obtient la rémission des péchés. Toutefois ces choses
ne sont pas un obstacle pour la toute-puissance et la miséricorde de Dieu, qui
guérit quelquefois spirituellement et comme par miracle ceux qui se trouvent
dans cet état.
Article 4 : L’homme
peut-il tout d’abord pécher contre l’esprit-saint ?
Objection N°1. Il semble que
l’homme ne puisse pas d’abord pécher contre l’Esprit-Saint, sans avoir fait
préalablement d’autres fautes. Car l’ordre naturel veut qu’on aille de
l’imparfait au parfait, et c’est ce qu’on remarque pour le bien, suivant cette
parole de l’Ecriture (Prov., 4, 19) :
Le sentier des justes est comme une
lumière brillante qui s’avance et qui croît jusqu’au jour parfait. Or, dans
les maux ce qu’il y a de parfait c’est le mal le plus grand, comme le dit
Aristote (Met., liv. 5, text. 21). Par conséquent le péché contre l’Esprit- Saint
étant le plus grave, il semble que l’homme n’arrive à ce péché que par d’autres
fautes moindres.
Réponse à l’objection N°1 : Dans le bien comme dans le mal,
ainsi qu’en toutes choses, on va de l’imparfait au parfait, et c’est de la
sorte que l’homme progresse en tous les sens. Cependant l’un peut partir d’un
point plus élevé qu’un autre. Par conséquent, la chose par laquelle on débute
peut être parfaite dans le bien ou dans le mal selon son genre, quoiqu’elle
soit imparfaite relativement au progrès que l’homme peut faire sous ce double
rapport (Ainsi les progrès que fera un homme ordinaire seront parfaits dans
leur genre, dans le sens que ses facultés ne lui permettent pas de faire
davantage ; mais ils seront imparfaits, si on les compare à ceux que fait
un homme plus distingué.).
Objection N°2. Pécher contre l’Esprit-Saint, c’est pécher par une
malice affectée ou par choix. Or, l’homme ne peut pécher ainsi immédiatement
avant d’avoir fait une multitude de fautes. Car Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 6) que quoique l’homme
puisse faire des injustices, cependant il ne peut pas agir immédiatement comme
un homme injuste, c’est-à-dire par élection (Celui qui fait une injustice par
élection, c’est celui qui trouve son plaisir à agir de la sorte, et il ne peut
en être ainsi qu’autant qu’on a en soi l’habitude de l’acte qu’on fait.). Il
semble donc qu’on ne puisse pécher contre l’Esprit-Saint qu’après avoir fait
d’autres péchés.
Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement s’appuie sur le
péché commis par malice, quand il résulte de l’inclination de l’habitude.
Objection N°3. La pénitence et l’impénitence se rapportent au même
objet. Or, la pénitence n’a pour objet que les péchés passés. Donc il en est de
même de l’impénitence, qui est une espèce de péché contre l’Esprit-Saint. Par
conséquent, le péché contre l’Esprit-Saint qu’on appelle impénitence en
présuppose d’autres.
Réponse à l’objection N°3 : Si on prend avec saint Augustin
l’impénitence pour la persévérance dans le péché, il n’est pas difficile de
voir que l’impénitence présuppose des péchés comme la pénitence. Mais s’il
s’agit de l’impénitence habituelle, considérée comme une espèce de péché contre
l’Esprit-Saint, alors il est clair que cette impénitence peut être antérieure
aux péchés. Car celui qui n’a jamais péché peut avoir le dessein de se repentir
ou de ne pas se repentir (Et s’il prend la résolution ferme de ne pas se
repentir, il y a là une impénitence habituelle qui précède toutes les autres
fautes.), s’il lui arrivait de faire une faute.
Mais c’est le contraire. Il
est facile à Dieu, comme le dit l’Ecriture (Ecclésiastique, 11, 23), d’enrichir
et tout d’un coup celui qui est pauvre. Il est donc possible, au contraire,
que les suggestions malicieuses du démon entraînent immédiatement quelqu’un
dans le péché le plus grave qui est le péché contre l’Esprit-Saint.
Conclusion. — Il n’arrive pas à l’homme de pécher dès le principe
contre l’Esprit-Saint, c’est-à-dire de pécher par malice ou de tomber dans
l’impénitence finale ; cependant on peut tout d’abord pécher contre
l’Esprit-Saint, en rejetant avec mépris les choses qui peuvent retirer du
péché.
Il faut répondre
que, comme nous l’avons dit (art. 1), pécher contre l’Esprit-Saint, c’est en un
sens pécher par malice. Or, on pèche par malice de deux manières, comme nous
l’avons vu (art. 1). 1° D’après l’inclination de l’habitude ; ce qui n’est pas
pécher contre l’Esprit-Saint (Ce péché est simplement l’effet d’un mauvais
penchant.), à proprement parler. On ne pèche pas d’ailleurs ainsi dès le
commencement, il faut qu’on ait antérieurement commis des péchés pour produire
cette habitude qui nous porte au mal. 2° On peut pécher par malice en rejetant
avec mépris les choses qui peuvent retirer l’homme du péché ; et c’est pécher,
à proprement parler, contre l’Esprit-Saint, comme nous l’avons dit (art. 1). Le
plus souvent cette faute en suppose d’autres, parce que, comme le dit
l’Ecriture (Prov., 18, 3) : L’impie méprise, quand il est arrivé au plus
profond abîme des péchés. Toutefois il peut se faire que dès le premier
acte coupable, on pèche contre l’Esprit-Saint par mépris ; soit à cause du
libre arbitre ; soit à cause d’une foule de dispositions antérieures ; soit
aussi parce qu’un individu se trouve vivement porté au mal, et qu’il a peu
d’attrait pour le bien. Mais pour les hommes parfaits, il leur arrive rarement
ou même jamais de pécher immédiatement dès le commencement contre
l’Esprit-Saint. C’est ce qui fait dire à Origène (Periarch., liv. 1, chap. 3) : Je ne pense pas que l’un de ceux qui sont
arrivés au souverain degré de la perfection s’évanouisse ou tombe subitement,
mais il est nécessaire qu’il décline peu à peu et marche par degrés vers sa
perte. — On peut faire le même raisonnement si, par le péché contre
l’Esprit-Saint on entend littéralement le blasphème de l’Esprit-Saint (C’est-à-dire
le péché que l’on commet contre la personne de l’Esprit-Saint.). Car ce
blasphème dont parle le Seigneur procède toujours du mépris. — Si par le péché
contre l’Esprit-Saint on entend avec saint Augustin l’impénitence finale (Serm. 11 de sub. Dom.,
chap. 14 et suiv.), il n’y a plus de question ; puisque le péché contre
l’Esprit-Saint exige alors une continuation de fautes jusqu’à la fin de la vie
(Car par l’impénitence finale on entend précisément cet enchaînement de fautes
qui prolonge jusqu’à l’éternité.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
JesusMarie.com