Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 15 : Des vices opposés à la science et à l’intelligence

 

Après avoir parlé du blasphème, nous avons à nous occuper des vices opposés à la science et à l’intelligence. Et comme nous avons parlé de l’ignorance qui est opposée à la science, lorsque nous traitions des causes du péché (1a 2æ, q. 76), nous avons maintenant à examiner l’aveuglement de l’esprit et des sens qui sont les vices contraires à l’intelligence. —A ce sujet trois questions se présentent : 1° L’aveuglement de l’esprit est-il un péché ? — 2° La stupidité des sens est-elle un autre péché que l’aveuglement de l’esprit ? — 3° Ces vices viennent-ils des péchés de la chair ?

 

Article 1 : L’aveuglement de l’esprit est-il un péché ?

 

Objection N°1. Il semble que l’aveuglement de l’esprit ne soit pas un péché. Car ce qui excuse du péché ne semble pas être un péché. Or, l’aveuglement excuse, puisqu’il est dit (Jean, 9, 41) : Si vous étiez aveugles vous n’auriez pas de péchés. L’aveuglement de l’esprit n’est donc pas un péché.

Réponse à l’objection N°1 : L’aveuglement qui excuse du péché est celui qui résulte d’un défaut naturel qui empêche de voir.

 

Objection N°2. La peine diffère de la faute. Or, l’aveuglement de l’esprit est une peine, comme on le voit par ces paroles du prophète (Is., 6, 10) : Aveuglez le cœur de ce peuple. Car Dieu ne serait pas l’auteur de ce mal, s’il n’était pas une peine. L’aveuglement de l’esprit n’est donc pas un péché.

Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement s’appuie sur la seconde espèce de cécité qui est en effet une peine.

 

Objection N°3. Tout péché est volontaire, comme dit saint Augustin (De ver. relig., chap. 14). Or, l’aveuglement de l’esprit n’est pas volontaire, parce que, selon la pensée du même docteur (Conf., liv. 10, chap. 23) : « Tous les hommes aiment à connaître la vérité qui les éclaire, » et comme le dit l’Ecriture (Ecclésiaste, 11 ; 7) : La lumière est douce, et il est agréable aux yeux de voir le soleil. Donc l’aveuglement de l’esprit n’est pas un péché.

Réponse à l’objection N°3 : L’intelligence de la vérité est pour tout le monde une chose aimable en soi ; cependant elle peut être par accident odieuse à quelques-uns, en ce sens qu’elle empêche l’homme de s’attacher à d’autres choses qu’il aime davantage.

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 47) met l’aveuglement de l’esprit parmi les vices qui sont l’effet de la luxure.

 

Conclusion. — L’aveuglement volontaire de l’esprit, par lequel l’homme éloigne de lui la connaissance des choses divines, ou qui provient de ce que l’homme s’occupe plus des choses qu’il aime que de la vérité, est un péché.

Il faut répondre que, comme la cécité corporelle est la privation de ce qui est le principe de la vision du corps, de même la cécité de l’esprit est la privation de ce qui est le principe de la vision mentale ou intellectuelle. Ce principe est triple. Il y a d’abord la lumière de la raison naturelle ; et comme cette lumière appartient à la nature de l’âme raisonnable, jamais l’âme n’en est privée. Cependant elle est quelquefois entravée dans l’acte qui lui est propre par le dérèglement des puissances inférieures, dont l’intelligence humaine a besoin pour comprendre, comme on le voit chez les fous et les furieux, ainsi que nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 84, art. 7 et 8). — Le second principe de la vision intellectuelle est une lumière habituelle surajoutée (Cette lumière surajoutée est naturelle ou surnaturelle. Elle peut être naturelle comme les sciences, ou surnaturelle comme la foi. Dans ce dernier cas, elle est l’effet de la grâce.) à la lumière naturelle de la raison. L’âme en est quelquefois privée. Cette privation produit l’aveuglement, qui est une peine en ce sens que la privation de la lumière de la grâce est un châtiment. C’est ce qui fait dire à l’Ecriture en parlant de certains hommes (Sag., 2, 21) : Leur malice les a aveuglés. — Le troisième principe de la vision intellectuelle est le principe intelligible (Saint Thomas entend par ce principe intelligible les vérités extérieures qui peuvent nous éclairer, et auxquelles il nous est libre de nous appliquer ou de ne pas nous appliquer. Telles sont la loi de Dieu et les commandements qu’elle renferme, les récompenses et les peines qui attendent les bons et les méchants, la béatitude, etc.) par lequel l’homme comprend les autres choses. L’esprit peut s’appliquer à ce principe ou ne pas s’y appliquer. Il arrive qu’il ne s’y applique pas de deux manières : 1° quand il a spontanément la volonté de s’en détourner (C’est ce que les théologiens appellent l’ignorance affectée, qui aggrave le péché.), suivant ces paroles du Psalmiste (Ps. 35, 4) : Il n’a pas voulu comprendre pour bien agir. 2° Parce que l’esprit s’occupe d’autres choses qu’il aime davantage et qu’il est par là même détourné de la vue de ce principe, d’après ces autres paroles (Ps. 57, 9) : Le feu, c’est-à-dire le feu de la concupiscence, est tombé sur eux, et ils n’ont pas vu le soleil. Dans ces deux sens l’aveuglement de l’esprit est un péché.

 

Article 2 : La stupidité du sens est-elle un autre péché que l’aveuglement de l’esprit ?

 

Objection N°1. Il semble que la stupidité du sens ne soit pas autre chose que l’aveuglement de l’esprit. Car il n’y a qu’une chose qui soit contraire à une autre. Or, la stupidité est contraire au don d’intelligence, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 2, chap. 26), et l’aveuglement de l’esprit lui est aussi opposé, parce que le principe de l’intelligence désigne ce qui voit. Donc la stupidité du sens est la même chose que l’aveuglement de l’esprit.

 

Objection N°2. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 31, chap. 17) en parlant de la stupidité du sens qu’elle se rapporte à l’intelligence. Or, quand le sens intellectuel est obtus, il semble que ce vice ne soit rien autre chose qu’un défaut d’intelligence, ce qui revient à l’aveuglement de l’esprit. Donc la stupidité du sens est la même chose que l’aveuglement de l’esprit.

 

Objection N°3. Si ces deux choses diffèrent, il semble surtout que ce soit en ce que l’aveuglement de l’esprit est volontaire, comme nous l’avons dit (art. préc.), tandis que la stupidité du sens est un défaut naturel. Or, un défaut naturel n’est pas un péché, par conséquent il s’ensuivrait que la stupidité du sens ne serait pas un péché ; ce qui est contraire à saint Grégoire (loc. cit.), qui la met au nombre des vices qui sont l’effet de la gourmandise.

 

Mais c’est le contraire. Des causes différentes produisent des effets divers. Or, saint Grégoire dit (Mor., liv. 31, chap. 17) que la stupidité du sens est un effet de la gourmandise, tandis que l’aveuglement de l’esprit provient de la luxure. Donc par là même que la gourmandise et la luxure sont des vices différents, la cupidité et l’aveuglement diffèrent aussi.

 

Conclusion. — La stupidité du sens et l’aveuglement de l’esprit sont opposés au don d’intelligence de telle sorte que la stupidité est une espèce de faiblesse intellectuelle qui empêche l’esprit de considérer les biens spirituels, tandis que l’aveuglement implique la privation complète de la connaissance de ces mêmes biens.

Il faut répondre que la stupidité est opposée à la pénétration. On dit que l’esprit est délié (acutus) par là même qu’il est pénétrant ; et on dit qu’il est stupide, quand il est obtus et qu’il manque de perspicacité. De même par analogie on dit que les sens corporels pénètrent un milieu, en ce sens qu’ils perçoivent leur objet à distance, ou bien parce qu’ils peuvent le percevoir en pénétrant ses moindres accidents et ce qu’il y a en lui de plus intime. Ainsi, en fait de choses corporelles, on dit qu’un individu a les sens très perçants, quand il peut percevoir de loin un objet sensible, soit par la vue, soit par l’ouïe, soit par l’odorat. Au contraire on dit que ses sens sont obtus quand il ne perçoit que de près et les choses les plus grossières. — Par analogie aux sens corporels, on admet à l’égard de l’intelligence un sens qui a pour objet les premiers principes et les dernières résolutions, selon l’expression d’Aristote (Eth., liv. 6, chap. 8 et 11) ; comme les sens connaissent les choses sensibles, qui sont en quelque sorte les principes de la connaissance. Ce sens intellectuel ne perçoit pas son objet par le moyen de la distance corporelle, mais par d’autres moyens ; ainsi il perçoit l’essence d’une chose par ses propriétés, et il connaît la cause par l’effet. On dit donc que le sens intellectuel est pénétrant, quand il comprend la nature d’une chose aussitôt qu’il en perçoit les propriétés ou les effets, et quand il parvient à saisir dans un objet jusqu’aux détails les plus minutieux. Au contraire, on a le sens intellectuel obtus, quand on ne peut parvenir à connaître la vérité d’une chose qu’après de longues explications, et que d’ailleurs on ne peut pas encore parfaitement saisir tout ce qui s’y rapporte. Par conséquent la stupidité du sens intellectuel implique une certaine faiblesse de l’esprit relativement à la contemplation des biens spirituels, tandis que l’aveuglement de l’esprit implique la privation absolue de leur connaissance. Ces deux vices sont opposés au don d’intelligence, qui rend l’homme apte à connaître les biens spirituels et à pénétrer intimement dans ce qu’ils ont de plus secret. La stupidité n’est coupable qu’autant qu’elle est volontaire, aussi bien que l’aveuglement de l’esprit, comme on le voit dans celui qui, par affection pour les choses charnelles (Ainsi ce vice est coupable, s’il est volontaire, et s’il provient de ce qu’on ne songe qu’à la bonne chère et qu’on néglige par là même l’étude et la méditation des choses spirituelles.), néglige d’étudier avec soin les choses spirituelles ou n’y a aucun goût.

La réponse aux objections est par là même évidente.

 

Article 3 : L’aveuglement de l’esprit et la stupidité du sens viennent-ils des péchés charnels ?

 

Objection N°1. Il semble que l’aveuglement de l’esprit et la stupidité du sens ne viennent pas des vices charnels. Car saint Augustin rétractant (Retract., liv. 1, chap. 4) ce qu’il avait dit dans ses Soliloques : « O Dieu qui avez voulu qu’il n’y eut que ceux qui ont le cœur pur qui connussent la vérité, » fait remarquer qu’on peut répondre qu’il y a beaucoup d’hommes impurs qui savent une foule de vérités. Or, les hommes sont surtout souillés par les vices charnels. Donc la cécité de l’esprit et la stupidité du sens ne sont pas les effets de ces vices.

Réponse à l’objection N°1 : Quoique ceux qui sont les esclaves des vices charnels, puissent quelquefois s’élever à des considérations subtiles sur les choses intellectuelles, en raison de la supériorité de leur esprit naturel ou d’une habitude préalablement acquise ; néanmoins il est nécessaire qu’en s’attachant aux délectations corporelles, ils éloignent le plus souvent leur intelligence de ces contemplations sublimes. Par conséquent, si ceux qui sont impurs peuvent connaître certaines vérités, leur souillure n’en est pas moins un obstacle à la perfection de leurs opérations intellectuelles.

 

Objection N°2. La cécité de l’esprit et la stupidité du sens sont des défauts qui se rapportent à la partie intellectuelle de l’âme. Or, les vices charnels appartiennent à la corruption de la chair ; et la chair n’agit pas sur l’âme, mais c’est plutôt le contraire. Donc les vices charnels ne produisent pas la cécité de l’esprit, ni la stupidité du sens.

Réponse à l’objection N°2 : La chair n’agit pas sur la partie intellectuelle en la corrompant, mais en entravant son action de la manière que nous avons dit (Le corps trouble l’intelligence dans ses opérations par les distractions qu’il lui cause.).

 

Objection N°3. Une chose subit plus fortement l’action de ce qui est près d’elle que de ce qui en est éloigné. Or, les vices spirituels ont avec l’âme un rapport plus prochain que les vices charnels. Donc la cécité de l’esprit et la stupidité du sens sont plutôt les effets des vices spirituels que des vices charnels.

Réponse à l’objection N°3 : Plus les vices charnels sont éloignés de l’esprit, et plus ils détournent son attention loin des choses intellectuelles ; par conséquent plus ils apportent d’obstacle à la contemplation.

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 31, chap. 17) que la stupidité du sens intellectuel vient de la gourmandise, tandis que la cécité de l’esprit est un effet de la luxure.

 

Conclusion. — La stupidité du sens vient de la gourmandise, tandis que la cécité de l’esprit vient de la luxure.

Il faut répondre que la perfection de l’opération intellectuelle dans l’homme consiste dans l’abstraction des images des choses sensibles ; c’est pourquoi plus l’intelligence de l’homme est libre de ces images et plus elle est apte à examiner les choses intelligibles et à ordonner toutes les choses sensibles. Comme le dit Anaxagoras, il faut que l’intelligence soit distincte des choses, pour qu’elle les domine (Cette opinion d’Anaxagore est rapportée par Aristote dans son Traité de l’âme (liv. 3, chap. 4, § 3), mais il est très difficile de la bien préciser. Voyez les fragments d’Anaxagore recueillis par Schaubach (frag. 8, pag. 100).), et il faut que l’agent commande à la matière pour être capable de la mouvoir, selon la remarque d’Aristote (Phys., liv. 8, text. 37). Or, il est évident que le plaisir fixe l’attention sur les choses dans lesquelles on se délecte. C’est ce qui fait dire au philosophe (Eth., liv. 10, chap. 4 et 6) que chacun fait très bien les choses qui lui plaisent, et qu’il ne fait point du tout ou mal celles qui l’impressionnent dans un sens contraire. Or, les vices charnels, comme la gourmandise et la luxure, consistent dans la délectation que procurent la bonne chère et la débauche, et ces jouissances l’emportent sur tous les autres plaisirs du corps. C’est pourquoi ces vices appliquent tout particulièrement les pensées de l’homme aux choses corporelles, et font que par conséquent il s’occupe d’autant moins des choses intellectuelles. La luxure agit toutefois plus fortement que la gourmandise, parce que les jouissances de la débauche sont plus violentes que celles de la table. C’est pour ce motif que la luxure produit la cécité de l’esprit, qui détruit presque totalement la connaissance des biens spirituels ; tandis que la gourmandise a pour effet la stupidité du sens, qui rend l’homme peu apte aux choses intelligibles. Au contraire, les vertus opposées, comme l’abstinence et la chasteté, disposent merveilleusement l’homme au perfectionnement de ses opérations intellectuelles. C’est ce qui fait dire au prophète (Dan., 1, 17) : Dieu a donné à ses enfants, c’est-à-dire à ceux qui pratiquent l’abstinence et la charité, la science et la connaissance de tous les livres et de toute la sagesse.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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