Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 17 : De l’espérance considérée en elle-même

 

Après avoir traité de la foi, nous avons à nous occuper de l’espérance. Et 1° de l’espérance elle-même ; 2° du don de crainte ; 3° des vices opposés ; 4° des préceptes qui s’y rapportent. — Touchant l’espérance, nous avons à examiner d’abord l’espérance elle-même et ensuite son sujet. — Sur l’espérance elle-même huit questions se présentent : 1° L’espérance est-elle une vertu ? (Cet article est une explication raisonnée de ces textes de l’Ecriture (Ecclésiastique, 24, 24) : Je suis la mère du bel amour, de la crainte, de la science et de la sainte espérance ; (Rom., 8, 24) : Car c’est en espérance que nous sommes sauvés ; (1 Pierre, 1, 3) : Nous a régénérés pour une espérance vivante.) — 2° Son objet est-il la béatitude éternelle ? (Cet article est l’interprétation de ces passages de l’Ecriture (Ps. 13, 6) : Le Seigneur est son espérance ; (Ps. 61, 8) mon espérance est en Dieu ; (Ps. 90, 9) : Vous êtes, Seigneur, mon espérance ; (Rom., 5, 2) : Nous glorifier dans l’espérance de la gloire des enfants de Dieu.) — 3° Un homme peut-il espérer la béatitude d’un autre au moyen de la vertu d’espérance ? (Saint Paul dit (Héb., 6, 9) : Cependant nous espérons pour vous, bien-aimés des choses meilleures et plus rapprochées du salut ; ce qui paraît revenir à la pensée de saint Thomas.) — 4° L’homme peut-il licitement espérer dans l’homme ? (Cet article se rapporte indirectement au culte des saints, dont saint Thomas doit d’ailleurs parler ex professo, en parlant de la vertu de religion.) — 5° L’espérance est-elle une vertu théologale ? (On peut définir l’espérance : Habitus animi divinitus infusus, per quem cerid fiducid æternæ vitæ bona auxilio divino obtinenda expectamus.) — 6° De la distinction de cette vertu des autres vertus théologales. — 7° De son rapport avec la foi. (Le concile de Trente suppose que la foi précède l’espérance (sess. 6, can. 6 ; ce qui d’ailleurs n’a jamais été contesté.)  — 8° De son rapport avec la charité. (Le concile de Trente suppose l’ordre déterminé ici par saint Thomas (Voy. sess. 6, chap. 6).)

 

Article 1 : L’espérance est-elle une vertu ?

 

Objection N°1. Il semble que l’espérance ne soit pas une vertu. Car personne ne fait mauvais usage de la vertu, comme le dit saint Augustin (De lib. arb., liv. 2, chap. 18 et 19), tandis qu’on abuse de l’espérance, puisqu’à l’égard de cette passion il y a un milieu et des extrêmes, comme à l’égard de toutes les autres. Donc l’espérance n’est pas une vertu.

Réponse à l’objection N°1 : Dans les passions on établit un milieu par lequel on atteint la droite raison, et c’est dans ce milieu que consiste l’essence de la vertu. Par conséquent pour l’espérance, le bien qui en fait une vertu, c’est celui qui est conforme à la règle que l’homme doit suivre, c’est-à-dire à Dieu. C’est pourquoi personne ne peut abuser de l’espérance qui est selon Dieu, comme on ne peut pas faire mauvais usage de la vertu morale qui est conforme à la raison ; parce que cette conformité est le bon usage même de la vertu ; quoique l’espérance dont nous parlons maintenant ne soit pas une passion, mais une habitude de l’esprit, comme on le verra (art. 5 et quest. 17, art. 1).

 

Objection N°2. Aucune vertu ne provient de nos mérites, puisque, selon l’expression de saint Augustin, c’est Dieu qui opère la vertu en nous et sans nous (Lib. de grat. et lib. arb., cap. 47). Or, l’espérance provient de la grâce et des mérites comme le dit le Maître des sentences (liv. 3, dist. 26). Elle n’est donc pas une vertu.

Réponse à l’objection N°2 : On dit que l’espérance provient des mérites relativement à la chose même qu’on attend ; c’est ainsi qu’on espère obtenir la béatitude au moyen de la grâce et des mérites, ou bien on le dit relativement à l’acte d’espérance parfaite. Mais l’habitude elle-même de l’espérance par laquelle on attend la béatitude n’est pas produite par les mérites, elle est un effet pur et simple de la grâce.

 

Objection N°3. La vertu est la manière d’être de celui qui est parfait, selon l’expression d’Aristote (Phys., liv. 7, text. 17). Or, l’espérance est la manière d’être de celui qui est imparfait, c’est-à-dire de celui qui n’a pas ce qu’il espère. Donc elle n’est pas une vertu.

Réponse à l’objection N°3 : Celui qui espère est imparfait par rapport à ce qu’il espère obtenir et qu’il n’a pas encore ; mais il est parfait (Celui qui espère est dans un état imparfait, mais son espérance est parfaite, parce que, comme vertu, elle est ce qu’elle doit être.) en tant qu’il est conforme à sa propre règle, c’est-à-dire à Dieu sur le secours duquel il s’appuie.

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 1, chap. 16) que les trois filles de Job désignent les trois vertus : la foi, l’espérance et la charité. L’espérance est donc une vertu.

 

Conclusion. — Puisque par l’espérance, l’acte de l’homme devient bon et qu’il atteint la règle voulue, c’est-à-dire Dieu, il est nécessaire qu’elle soit aussi une vertu.

Il faut répondre que d’après Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6) toute vertu rend bon celui qui la possède et le met à même de bien remplir les fonctions qui lui sont propres. Il faut donc que partout où l’on trouve une bonne action dans l’homme, elle réponde à une vertu humaine. Or, dans tout ce qui est réglé et mesuré, le bien s’apprécie en raison de la perfection avec laquelle une chose atteint la règle qui lui est propre. Ainsi nous disons qu’un habit est bien, quand il n’a ni plus ni moins que la mesure qu’il doit avoir. Pour les actes humains, ainsi que nous l’avons dit (quest. 8, art. 3 ad 3), il y a deux sortes de mesure : l’une très prochaine et homogène qui est la raison ; l’autre suprême et supérieure qui est Dieu. C’est pourquoi tout acte humain qui s’élève jusqu’à la raison ou jusqu’à Dieu lui-même est bon (Si l’action est bonne quand elle est conforme à la raison humaine, elle est bien meilleure lorsqu’elle est conforme à la raison divine.). Or, l’acte d’espérance dont il est ici question s’élève jusqu’à Dieu. Car, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 40, art. 4) quand il s’agissait de la passion de l’espérance, son objet est le bien futur, difficile, mais possible à obtenir. Ce qui nous est possible l’étant de deux manières, par nous-mêmes ou par les autres, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 8), il s’ensuit que quand nous espérons une chose comme nous étant possible par le secours de Dieu, notre espérance s’élève jusqu’à Dieu lui-même sur l’aide duquel elle repose (Elle s’appuie alors sur la grâce et sur les bonnes œuvres que la charité peut nous faire produire.). C’est pourquoi il est évident que l’espérance est une vertu, puisqu’elle rend bonnes les actions de l’homme et qu’elle les rend conformes à la régie légitime.

 

Article 2 : La béatitude éternelle est-elle l’objet propre de l’espérance ?

 

Objection N°1. Il semble que la béatitude éternelle ne soit pas l’objet propre de l’espérance. Car l’homme n’espère pas ce qui surpasse tous les mouvements de son esprit ; puisque l’acte d’espérance lui-même est un mouvement de l’esprit. Or, la béatitude éternelle surpasse tous les mouvements de l’esprit humain. Car l’Apôtre dit (1 Cor., 2, 9) que le cœur de l’homme ne l’a jamais conçue. La béatitude n’est donc pas l’objet propre de l’espérance.

Réponse à l’objection N°1 : Le cœur de l’homme ne peut concevoir parfaitement la béatitude éternelle au point de savoir ici-bas ce qu’elle est et en quoi elle consiste. Mais l’homme peut la percevoir d’une manière générale, c’est-à-dire comme le bien par excellence, et c’est ainsi que l’espérance se porte vers elle. C’est ce qui fait dire à l’Apôtre (Héb., 6, 19) que l’espérance pénètre jusqu’au dedans du voile (Elle pénètre sous le voile et les énigmes de la foi, et arrive ainsi au fond des choses que l’œil de l’âme ne peut pas voir ici-bas.), pour indiquer que ce que nous espérons est encore voilé.

 

Objection N°2. La demande est l’expression de l’espérance. Car il est dit (Ps. 36, 6) : Découvrez au Seigneur votre voie, et espérez en lui, il fera lui-même ce qu’il faut pour vous. Or, l’homme a le droit de demander à Dieu non seulement la béatitude éternelle, mais encore les biens spirituels ou temporels de la vie présente, et même la délivrance des maux qui n’existeront plus dans l’éternité bienheureuse, comme on le voit par l’Oraison dominicale (Matth., chap. 6). Donc la béatitude éternelle n’est pas l’objet propre de l’espérance.

Réponse à l’objection N°2 : Nous ne devons pas demander à Dieu d’autres biens que ceux qui se rapportent à la béatitude éternelle. C’est ce qui fait dire que l’espérance se rapporte principalement à la béatitude éternelle, tandis que les autres choses qu’on demande à Dieu en sont l’objet secondaire. On ne les souhaite que par rapport à cette béatitude (Ainsi ce n’est qu’en vue de la béatitude qu’on désire la grâce et qu’on souhaite l’accroissement de ses bonnes œuvres.). C’est ainsi que la foi a principalement pour objet les choses qui se rapportent à Dieu, comme nous l’avons dit (quest. 1, art. 1).

 

Objection N°3. L’objet de l’espérance est ardu. Or, par rapport à l’homme il y a beaucoup d’autres choses ardues que la béatitude éternelle. Cette béatitude n’est donc pas l’objet propre de l’espérance.

Réponse à l’objection N°3 : L’homme qui marche vers quelque chose de grand considère comme médiocre tout ce qui est au-dessous du but qu’il poursuit. C’est pourquoi pour l’homme qui espère la béatitude éternelle, il n’y a aucune autre difficulté par rapport à cette espérance ; mais par rapport à la faculté du sujet qui espère, il peut y avoir d’autres choses ardues. L’espérance peut ainsi embrasser ces choses secondaires en les rapportant à son objet principal.

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Héb., 6, 19) : Nous avons une espérance qui pénètre jusqu’au dedans du voile, c’est-à-dire qui nous fait pénétrer jusqu’à la béatitude céleste, selon l’interprétation de la glose (interl.). Donc l’objet de l’espérance est la béatitude éternelle.

 

Conclusion. — La béatitude éternelle est l’objet propre et principal de l’espérance.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), l’espérance dont il est ici question atteint Dieu et repose sur le secours qu’il nous accorde pour obtenir le bien que nous espérons. Or, il faut que l’effet soit proportionné à la cause. C’est pourquoi le bien que nous devons espérer de Dieu proprement et principalement, c’est le bien infini qui est proportionné à la vertu de Dieu qui nous vient en aide. Car le propre d’une vertu infinie, c’est de produire un bien infini. La vie éternelle qui consiste dans la jouissance de Dieu est un bien de cette nature. En effet ce que nous espérons de lui n’est pas moins que lui-même, puisque sa bonté par laquelle il communique ses biens à la créature n’est pas inférieure à son essence. C’est pourquoi l’objet propre et principal de l’espérance est la béatitude éternelle.

 

Article 3 : Peut-on espérer pour un autre la béatitude éternelle ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on puisse espérer pour un autre la béatitude éternelle. Car l’Apôtre dit (Philipp., 1, 6) : J’ai une ferme confiance que celui qui a commencé en vous l’œuvre de voire salut le perfectionnera jusqu’au jour de l’avènement de Jésus-Christ. Or, la perfection de ce jour sera la béatitude éternelle. Donc on peut espérer pour un autre cette béatitude.

 

Objection N°2. Ce que nous demandons à Dieu, nous espérons l’obtenir de lui. Or, nous demandons à Dieu qu’il mène les autres à la béatitude éternelle, suivant ces paroles de saint Jacques (5, 16) : Priez les uns pour les autres, pour que vous soyez sauvés. Nous pouvons donc espérer la béatitude éternelle pour les autres-

 

Objection N°3. L’espérance et le désespoir se rapportent au même objet. Or, on ne peut désespérer de la béatitude éternelle d’un individu ; autrement saint Augustin aurait dit inutilement (Lib. de verb. Dom., serm. 11, chap. 13) qu’il ne fallait désespérer de personne, tant qu’il est sur la terre. On peut donc espérer la vie éternelle pour un autre.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Ench., chap. 8) que l’espérance ne porte que sur les choses qui appartiennent à celui qui les espère.

 

Conclusion. — Quoiqu’on ne puisse pas espérer absolument la vie éternelle, cependant en présupposant la charité on peut l’espérer, non seulement pour soi, mais encore pour un autre.

Il faut répondre qu’on peut espérer une chose de deux manières : 1° D’une manière absolue, et dans ce cas l’espérance n’a pour objet que le bien ardu qui appartient à celui qui espère. 2° D’une manière hypothétique (C’est-à-dire, supposé que nous soyons unis à quelqu’un par l’amour.) ; alors elle peut porter sur ce qui regarde les autres. Pour la comprendre, il faut observer que l’amour et l’espérance diffèrent en ce que l’amour implique l’union du sujet qui aime avec l’objet aimé ; tandis que l’espérance implique un mouvement ou un effort de l’appétit vers un bien difficile à obtenir. Comme l’union suppose deux êtres distincts (L’amour étant une vertu unitive a toujours pour terme un individu étranger, au lieu que l’espérance est un mouvement de l’appétit qui a pour terme le bien de son propre sujet.), il s’ensuit que l’amour peut directement se rapporter à un autre, parce que celui qui est uni à un autre par l’amour le considère comme lui-même. Au contraire le mouvement ayant toujours un terme proportionné à son mobile, il s’ensuit que l’espérance se rapporte directement au bien qu’on possède en propre, mais non au bien qui appartient à un autre. Toutefois du moment où l’on est uni préalablement à un autre par l’amour, on peut alors espérer et désirer quelque chose pour lui comme pour soi-même, et d’après cela on peut espérer pour un autre la vie éternelle (Nous devons même la demander à Dieu pour lui par nos prières.), selon qu’on lui est uni par l’amour. Par conséquent comme la charité par laquelle on aime Dieu, soi-même et le prochain est une seule et même vertu, ainsi il en est de l’espérance par laquelle on espère pour soi et pour les autres.

La réponse aux objections est par là même évidente.

 

Article 4 : L’homme peut-il espérer dans son semblable ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il soit permis à l’homme d’espérer dans son semblable ; car l’objet de l’espérance est la béatitude éternelle. Or, les saints nous aident à obtenir cette béatitude, puisque saint Grégoire dit (Dial., liv. 1, chap. 8) que les prières des saints aident à la prédestination. On peut donc espérer dans les hommes.

 

Objection N°2. Si on ne peut pas espérer dans son semblable, on ne devrait reprocher à personne de ne pouvoir pas se confier dans les autres. On le reproche cependant à certains individus comme un crime, ainsi qu’on le voit par ces paroles du prophète (Jérem., 9, 3) : Il faut parmi eux que chacun se garde de son prochain et que nul ne se fie à son frère. Il est donc permis à l’homme d’espérer dans son semblable.

 

Objection N°3. La demande est l’expression de l’espérance, comme nous l’avons dit (art. 1, Objection N°2). Or, l’homme peut licitement demander une chose à son semblable. Il peut donc aussi l’espérer de lui de la même manière.

 

Mais c’est le contraire. Jérémie dit (17, 5) : Maudit soit l’homme qui met sa confiance dans son semblable.

 

Conclusion. — Quoiqu’on ne doive espérer qu’en Dieu, comme dans la cause principale de la béatitude, il est cependant permis de mettre son espérance dans l’homme ou dans une autre créature, comme dans un agent secondaire et instrumental, utile pour obtenir un bien qui se rapporte à la béatitude.

Il faut répondre que l’espérance, comme nous l’avons dit (art. 4 et 1a 2æ, quest. 40, art. 7, et quest. 42, art. 1), se rapporte à deux choses : au bien qu’on a l’intention d’obtenir et au secours par lequel on l’obtient. Le bien qu’on espère obtenir a la nature de la cause finale, tandis que le secours par lequel on espère l’obtenir a la nature de la cause efficiente. Dans ces deux genres de cause, il y a quelque chose de principal et quelque chose de secondaire. La fin principale est la fin dernière, tandis que la fin secondaire est le bien qui se rapporte à cette fin (Telles sont ici les vertus et les bonnes œuvres par lesquelles on arrive à la béatitude.). De même la cause principale efficiente est le premier agent, tandis que la cause secondaire efficiente est l’agent secondaire instrumental. Or, l’espérance se rapporte à la béatitude éternelle comme à sa fin dernière, et elle se rapporte au secours divin comme à la cause première qui nous élève à cette béatitude. Par conséquent comme il n’est pas permis d’espérer un autre bien que la béatitude Dour sa fin dernière et qu’on ne peut espérer les biens secondaires que, rapport à la fin de la béatitude elle-même ; de même il n’est pas permis de mettre son espérance dans un homme ou dans une créature comme dans la cause première qui élève à la béatitude. Mais il est permis d’espérer dans un homme ou dans une créature, comme dans un agent secondaire et instrumental, dont on peut s’aider pour obtenir les biens qui se rapportent à la béatitude. C’est ainsi que nous nous adressons aux saints (Les saints ne manquent jamais d’intercéder, en raison de leur grande charité.), et que nous demandons à nos semblables quelque chose, et c’est à ce point de vue qu’on blâme ceux sur le secours desquels on ne peut compter (Ce manque de bonne volonté est une preuve de l’égoïsme le plus étroit.).

La réponse aux objections est par là même évidente.

 

Article 5 : L’espérance est-elle une vertu théologale ?

 

Objection N°1. Il semble que l’espérance ne soit pas une vertu théologale. Car la vertu théologale est celle qui a Dieu pour objet. Or, l’espérance n’a pas que Dieu pour objet, mais elle a encore d’autres biens que nous espérons obtenir de lui. Elle n’est donc pas une vertu théologale.

Réponse à l’objection N°1 : Tous les autres biens qui sont l’objet de l’espérance, on les espère (C’est ainsi qu’on espère la grâce et toutes les vertus chrétiennes.) par rapport à Dieu considéré comme la fin dernière ou comme la cause première efficiente, ainsi que nous l’avons dit (art. préc. et art. 2).

 

Objection N°2. La vertu théologale ne consiste pas dans un milieu entre deux vices, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 64, art. 4). Or, l’espérance tient le milieu entre la présomption et le désespoir. Elle n’est donc pas une vertu théologale.

Réponse à l’objection N°2 : Dans les choses qu’on règle ou qu’on mesure, le milieu est ce qui est conforme à la règle ou à la mesure ; l’excès est ce qui dépasse la règle ; le défaut ce qui reste en deçà. Quant à la règle ou à la mesure elle-même, il n’y a en elle ni milieu, ni extrême. Or, la vertu morale a pour objet propre les choses qui sont réglées par la raison ; c’est pourquoi, relativement à son objet propre, il lui convient absolument d’exister dans un milieu. Mais la vertu théologale se rapporte, comme à son objet propre, à la règle première qui n’est pas réglée par une autre. C’est pourquoi il ne lui convient pas essentiellement et selon son objet propre de consister dans un milieu. Cependant elle peut y consister par accident, en raison de ce qui se rapporte à son objet principal. Ainsi la foi ne peut pas avoir un milieu et des extrêmes, puisqu’elle repose sur la vérité première en laquelle il n’est pas possible d’avoir trop de confiance ; mais relativement à ce qu’elle croit, elle peut avoir un milieu et des extrêmes ; c’est ainsi qu’une chose vraie tient le milieu entre deux choses fausses. De même l’espérance n’a pas un milieu et des extrêmes relativement à son objet principal, parce que personne ne peut trop s’appuyer sur le secours de Dieu ; mais par rapport aux choses qu’on a la confiance d’obtenir, il peut y avoir un milieu et des extrêmes en ce sens qu’on tombe dans la présomption en espérant ce qui est au-dessus de ses forces, ou dans le désespoir (on tombe dans la présomption, si l’on espère obtenir la béatitude sans faire aucune bonne œuvre, et l’on tombe dans le désespoir si on ne veut pas faire pénitence, ; mais celui qui espère comme il doit, en comptant sur le secours de Dieu et ses bonnes œuvres, ne peut pas avoir une trop grande confiance dans la miséricorde divine.) à l’égard de ce qu’on peut faire.

 

Objection N°3. L’attente appartient à la longanimité qui est une espèce de force. Par conséquent l’espérance étant une attente, il semble qu’elle ne soit pas une vertu théologale, mais une vertu morale.

Réponse à l’objection N°3 : L’attente qui entre dans la définition de l’espérance n’implique pas un délai, comme l’attente qui appartient à la longanimité. Mais elle implique un recours à l’aide de Dieu, soit que l’objet espéré soit différé, soit qu’il ne le soit pas.

 

Objection N°4. L’objet de l’espérance est ardu. Or, il appartient à la magnanimité qui est une vertu morale de tendre vers ce qui est ardu. Par conséquent l’espérance est une vertu morale et non une vertu théologale.

Réponse à l’objection N°4 : La magnanimité tend à une chose difficile, tout en espérant ce qui n’est pas au-dessus de sa puissance. D’où il résulte qu’elle a proprement pour objet l’exécution de quelques grandes choses ; tandis que l’espérance considérée comme une vertu théologale a pour objet ce qui est difficile, mais qu’on ne peut obtenir que par le secours d’un autre (Elle a pour objet la participation à la gloire de Dieu qu’on ne peut obtenir que par la grâce.), ainsi que nous l’avons dit (art. 1).

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre met (1 Cor., chap. 13) l’espérance sur la même ligne que la foi et la charité qui sont des vertus théologales.

 

Conclusion. — L’espérance est une vertu théologale, puisqu’elle a Dieu pour objet.

Il faut répondre que les différences spécifiques divisant le genre par elles-mêmes, il faut examiner d’où l’espérance tire sa nature comme vertu pour savoir sous quelle espèce on doit la placer. Or, nous avons dit (art. 1 et 4) que l’espérance est une vertu, parce qu’elle atteint la règle suprême des actes humains ; elle l’atteint comme la cause première efficiente, en ce sens que c’est sur son secours qu’elle repose, et elle l’atteint comme la cause finale dernière, en ce qu’elle attend la béatitude qui consiste dans sa jouissance. Ainsi il est évident que l’objet principal de l’espérance, comme vertu, est Dieu. Et puisque l’essence de la vertu théologale consiste en ce qu’elle à Dieu pour objet, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 62, art. 1), il est évident que l’espérance est une vertu théologale.

 

Article 6 : L’espérance est-elle une vertu distincte des autres vertus théologales ?

 

Objection N°1. Il semble que l’espérance ne soit pas une vertu distincte des autres vertus théologales. Car les habitudes se distinguent d’après leurs objets, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 54, art. 2). Or, l’objet de l’espérance et des autres vertus théologales est le même. Donc l’espérance ne se distingue pas des autres vertus théologales.

Réponse à l’objection N°1 : Dieu est l’objet de ces vertus, sous des rapports différents, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). Or, pour la distinction des habitudes il suffit que le même objet soit considéré sous des rapports divers (Parce que dans ce cas ce n’est plus le même objet formel, et c’est d’après la forme que les habitudes se distinguent.), comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 54, art. 2).

 

Objection N°2. Dans le symbole où nous confessons notre foi, il est dit : J’attends la résurrection des morts et la vie du siècle à venir. Or, l’attente de la béatitude future appartient à l’espérance, comme nous l’avons dit (art. préc. et art. 2). L’espérance ne se distingue donc pas de la foi.

Réponse à l’objection N°2 : L’attente est exprimée dans le symbole, non parce qu’elle est un acte propre de la foi, mais en ce sens que l’acte d’espérance présuppose la foi, comme nous le dirons (art. 7). Par conséquent, l’acte de foi est manifesté par l’acte d’espérance.

 

Objection N°3. L’homme tend vers Dieu par l’espérance. Or, tendre vers Dieu est le propre de la charité. Donc l’espérance ne se distingue pas de cette vertu.

Réponse à l’objection N°3 : L’espérance fait tendre vers Dieu, comme vers le bien final qu’on doit obtenir et comme vers le secours efficace qui doit nous venir en aide. Mais la charité fait, à proprement parler, tendre vers Dieu, en unissant l’affection de l’homme à lui, de telle sorte qu’il ne vive plus pour lui, mais pour Dieu (L’espérance nous fait tendre vers Dieu pour en obtenir un secours ; la charité est plus désintéressée, elle nous fait tendre vers lui pour lui-même.).

 

Mais c’est le contraire. Où il n’y pas de distinction, il n’y a pas de nombre. Or, on compte l’espérance parmi les autres vertus théologales. Car saint Grégoire dit (Mor., liv. 1, chap. 12 et 16) qu’il y a trois vertus, l’espérance, la foi et la charité. L’espérance est donc une vertu distincte des autres vertus théologales.

 

Conclusion. — L’espérance se distingue des autres vertus théologales, parce qu’elle est la seule par laquelle nous adhérons à Dieu, comme étant en nous le principe de la bonté parfaite et que d’ailleurs c’est par elle que nous nous appuyons sur le secours de Dieu pour obtenir la béatitude.

Il faut répondre qu’on dit qu’une vertu est théologale par là même qu’elle a Dieu pour l’objet auquel elle adhère. Or, on peut adhérer à quelqu’un de deux manières : 1° pour lui-même ; 2° parce qu’on s’en sert pour arriver à autre chose. La charité fait donc que l’homme s’attache à Dieu pour lui-même, en unissant son esprit à lui par l’affection de l’amour. Mais l’espérance et la foi font que l’homme s’attache à Dieu, comme au principe duquel découlent tous nos biens. Or, ce qui nous vient de Dieu, c’est la connaissance de la vérité et la possession de la bonté parfaite. Par conséquent la foi fait que nous nous attachons à Dieu, comme au principe qui nous fait connaître la vérité. Car nous croyons que ce que Dieu nous dit est vrai. L’espérance nous fait adhérer à Dieu, comme au principe de la bonté parfaite en nous, en ce sens que par l’espérance nous nous appuyons sur le secours de Dieu pour obtenir la béatitude (Ces trois vertus ont matériellement le même objet qui est Dieu, mais elles se rapportent à lui d’une manière différente. Ainsi la foi l’envisage selon qu’il est vrai, l’espérance selon qu’il est bon pour nous, et la charité selon qu’il est bon en lui-même.).

 

Article 7 : L’espérance précède-t-elle la foi ?

 

Objection N°1. Il semble que l’espérance précède la foi. Car à l’occasion de ces paroles du Psalmiste (Ps. 36, 3) : Espère au Seigneur, et fais le bien, la glose dit (interl. Cassiod.) : L’espérance est l’entrée de la foi, le commencement du salut. Or, le salut est produit par la foi qui nous justifie. Donc l’espérance précède la foi.

Réponse à l’objection N°1 : Comme ajoute la glose au même endroit, on dit que l’espérance est l’entrée de la foi, c’est-à-dire de la chose crue, parce que c’est l’espérance qui fait entrer pour voir ce que l’on croit (C’est l’espérance qui nous promet que dans le ciel nous verrons un jour ce que nous croyons maintenant sans le voir.). Ou bien on peut dire que c’est l’entrée de la foi, parce que c’est par l’espérance que l’homme parvient à être affermi et perfectionné dans sa foi.

 

Objection N°2. Ce qui entre dans la définition d’une chose doit être antérieur à elle et plus connu. Or, l’espérance entre dans la définition de la foi, comme on le voit par ces paroles de l’Apôtre (Héb., 11, 1) : La foi est la substance des choses que l’on doit espérer. Donc l’espérance est antérieure à la foi.

Réponse à l’objection N°2 : On fait entrer dans la définition de la foi la chose qu’on doit espérer, parce que l’objet propre de la foi n’est pas évident par lui-même. Par conséquent il a été nécessaire de le désigner par une circonlocution et de le faire ainsi connaître par ce qui en est la conséquence.

 

Objection N°3. L’espérance précède l’acte méritoire. Car l’Apôtre dit (1 Cor., 9, 10) que celui qui laboure doit labourer avec l’espérance d’en tirer des fruits. Or, l’acte de foi est méritoire. L’espérance précède donc la foi.

Réponse à l’objection N°3 : Tout acte méritoire n’a pas une espérance antécédente, mais il suffit qu’il ait une espérance concomitante ou conséquente.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit dans l’Evangile (Matth., chap. 1) qu’Abraham engendra Isaac, c’est-à-dire, selon l’interprétation de la glose : la foi engendre l’espérance.

 

Conclusion. — La foi précède l’espérance, puisque par elle nous savons que nous pouvons obtenir la vie éternelle, et que le secours de Dieu nous est préparé à ce dessein.

Il faut répondre que la foi précède absolument l’espérance. Car l’objet de l’espérance est le bien futur, ardu, mais possible à obtenir. Par conséquent, pour que quelqu’un espère, il est nécessaire que l’objet de son espérance lui soit proposé comme possible. Or, l’objet de l’espérance est d’un côté la béatitude éternelle, et de l’autre le secours de Dieu, comme nous l’avons dit (art. 2 et 6). Ces deux choses nous sont proposées par la foi, qui nous fait connaître que nous pouvons parvenir à la vie éternelle, et que le secours de Dieu nous à été préparé à dessein, d’après ces paroles de l’Apôtre (Héb., 11, 6) : Celui qui s’approche de Dieu doit croire qu’il existe et qu’il récompense ceux qui le cherchent. D’où il est manifeste que la foi précède l’espérance.

 

Article 8 : La charité est-elle antérieure à l’espérance ?

 

Objection N°1. Il semble que la charité soit antérieure à l’espérance. Car à l’occasion de ces paroles de saint Luc (chap. 17) : Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, saint Ambroise dit : La charité vient de la foi, l’espérance vient de la charité. Or, la foi est antérieure à la charité. Donc la charité est antérieure à l’espérance.

 

Objection N°2. Saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 14, chap. 9) que les bons mouvements et les bonnes affections viennent de l’amour et de la charité pure. Or, l’espoir considéré comme un acte de la vertu d’espérance est un bon mouvement de l’âme. Par conséquent cette vertu découle de la charité.

Réponse à l’objection N°2 : L’espérance et tout mouvement appétitif provient d’un certain amour, de celui par lequel on aime le bien qu’on a attendu. Mais toute espérance ne provient pas de la charité ; il n’y a que l’acte de l’espérance parfaite par laquelle on espère de Dieu, comme d’un ami, la béatitude.

 

Objection N°3. Le Maître des sentences dit (liv. 3, dist. 26) que l’espérance provient des mérites qui précèdent non-seulement la chose espérée, mais encore l’espérance à laquelle la charité est naturellement antérieure. Donc la charité est antérieure à l’espérance.

Réponse à l’objection N°3 : Le Maître des sentences parle de l’espérance parfaite que précèdent naturellement la charité et les mérites qui sont les effets de cette dernière vertu.

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (1 Tim., 1, 5) : La fin du commandement c’est la charité qui nait d’un cœur pur et d’une bonne conscience ; c’est-à-dire, suivant la glose, de l’espérance. L’espérance est donc antérieure à la charité.

 

Conclusion. — Quoique l’espérance soit originairement antérieure à la charité, néanmoins la charité l’emporte en perfection sur l’espérance.

Il faut répondre qu’il y a deux sortes d’ordre : celui de la génération et de la matière, d’après lequel l’imparfait est antérieur au parfait ; celui de la perfection et de la forme, d’après lequel le parfait précède naturellement l’imparfait. D’après le premier de ces ordres, l’espérance est antérieure à la charité Ce qui est évident, parce que l’espérance et tout mouvement appétitif découle de l’amour, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 55, art. 1 et 2) en traitant des passions. Pour l’amour, l’un est parfait et l’autre imparfait. L’amour parfait est celui par lequel on aime quelqu’un pour lui-même (C’est ce qu’on appelle l’amour d’amitié.), comme par exemple quand on veut du bien à quelqu’un dans son intérêt ; c’est ainsi que l’on aime son ami. L’amour imparfait est celui par lequel on aime une chose non pour elle-même, mais pour l’avantage qu’on en retire (Cet amour est l’amour de concupiscence.). C’est de cette façon que l’homme aime la chose qu’il désire. Le premier amour appartient à la charité qui s’attache à Dieu pour lui-même ; mais l’espérance appartient au second (L’espérance n’est qu’un amour de concupiscence. On ne peut trop admirer avec quelle sagacité et quelle pénétration notre illustre docteur analyse tous les sentiments et toutes les idées.), parce que celui qui espère a l’intention d’obtenir quelque chose pour lui. C’est pourquoi, selon l’ordre de génération, l’espérance est antérieure à la charité. Car comme quelqu’un est amené à aimer Dieu par là même qu’il craint d’en être puni (Cette crainte servile est donc une bonne chose, comme le concile de Trente l’a établi contre Luther (sess. 6, chap. 6).), et qu’il cesse de l’offenser, selon l’observation de saint Augustin (Tract. 9 in Joan.), de même l’espérance conduit à la charité, en ce sens que celui qui espère être récompensé de Dieu est excité à l’aimer et à observer ses préceptes. Mais, selon l’ordre de perfection, la charité est naturellement antérieure. C’est pourquoi du moment où la charité existe, l’espérance devient plus parfaite (L’espérance reçoit comme la foi son complément ou son perfectionnement de la charité. Ces trois vertus sont d’ailleurs simultanément infuses avec la grâce sanctifiante (conc. Trid., sess. 6, chap. 7 : In ipsâ justificatione cum remissione peccatorum, hæc omnia simul infusa accipit homo per Jesum Christum, cui inseritur, fidem, spem et charitatem.), parce que c’est surtout de ses amis qu’on espère. C’est en ce sens que saint Ambroise dit (loc. cit.) que l’espérance procède de la charité.

La réponse au premier argument est par là même évidente.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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