Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 19 : Du don de crainte

 

            Nous avons maintenant à nous occuper du don de crainte. — A ce sujet douze questions se présentent : 1° Doit-on craindre Dieu ? — 2° De la division de la crainte en crainte filiale, initiale, servile et mondaine. (Ces quatre espèces de crainte sont indiquées dans l’Ecriture (Rom., 8, 15) : vous avez reçu l’Esprit de l’adoption des enfants, voilà la crainte filiale ; (Matth., 10, 28) : Craignez celui qui peut perdre et l’âme et le corps dans la géhenne : c’est la crainte servile ; (Ps. 110, 10) : La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse : ceci se rapporte évidemment à la crainte initiale. (Matth., 10, 28) : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps : c’est la prohibition de la crainte mondaine.) — 3° La crainte mondaine est-elle toujours mauvaise ? (Cet article est une réfutation des hérétiques qui ont dit que l’on pouvait nier sa foi dans la persécution.) — 4° La crainte servile est-elle bonne ? (Cet article est très important pour bien comprendre la doctrine de la justification que le concile de Trente établit contre les protestants (sess. 6, chap. 6, can. 9 et sess. 14, chap. 4, can.5).) — 5° Est-elle substantiellement la même chose que la crainte filiale ? (Saint Paul distingue ces deux sortes de crainte, quand il dit (Rom., 8, 15) : Vous n’avez pas reçu l’esprit de servitude, pour être encore dans la crainte ; mais vous avez reçu l’Esprit de l’adoption des enfants.) — 6° La charité survenant, la crainte servile est-elle détruite ? (Cette question se résout d’après les principes établis précédemment (art. 4).) — 7° La crainte est-elle le commencement de la sagesse ? (Cet article est l’explication de ces passages de l’Ecriture (Ecclésiastique, 27, 4) : Si tu ne te maintiens pas fortement dans la crainte du Seigneur, ta maison sera bientôt renversée ; (Ps. 110, 10) : La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse.) — 8° La crainte initiale est-elle substantiellement la même que la crainte filiale ? — 9° La crainte est-elle un don de l’Esprit-Saint ? — 10° Croît-elle à mesure que la charité croît elle-même ? — 11° Subsiste-t-elle dans le ciel ? — 12° Qu’est-ce qui répond à la crainte parmi les béatitudes et les fruits ? (Cet article est le commentaire de ces paroles (Matth., 5, 3) : Bienheureux les pauvres en esprit.)

 

Article 1 : Peut-on craindre Dieu ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne puisse pas craindre Dieu. Car l’objet de la crainte est le mal futur, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 42, art. 2 et 3). Or, il n’y a absolument rien de mauvais en Dieu, puisqu’il est la bonté même. On ne peut donc pas craindre Dieu.

Réponse à l’objection N°1 : Ce raisonnement repose sur le mal même qui est l’objet de la crainte et que l’homme fuit.

 

Objection N°2. La crainte est opposée à 1’espérance. Or, nous espérons en Dieu. Nous ne pouvons donc pas tout à la fois le craindre.

Réponse à l’objection N°2 : Il faut considérer en Dieu la justice d’après laquelle il punit les pécheurs et la miséricorde d’après laquelle il nous délivre. Quand nous considérons sa justice, nous sommes saisis de crainte, tandis qu’en considérant sa miséricorde nous avons de l’espérance. C’est ainsi que sous des rapports divers Dieu est l’objet de l’espérance et de la crainte.

 

Objection N°3. Comme le dit Aristote (Rhet., liv. 2, chap. 5) : Nous craignons les choses qui nous font du mal. Or, nos maux ne viennent pas de Dieu, mais de nous-mêmes, d’après ces paroles d’Osée (13, 9) : Ta perdition vient de toi ô Israël ! et c’est de moi que tu tires ton secours. On ne doit donc pas craindre Dieu.

Réponse à l’objection N°3 : Le mal du péché ne vient pas de Dieu comme de son auteur, mais qu’il vient de nous en ce que nous nous éloignons de Dieu, tandis que le mal de la peine vient de Dieu en ce qu’il a de bon, c’est-à-dire selon que la justice exige qu’il nous soit infligé ; quoique primordialement ce mal soit l’effet de notre péché. Car, comme le dit la Sagesse (1, 13) : Dieu n’a pas fait la mort… mais les impies l’ont appelée à eux par leurs œuvres et leurs paroles.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Jérem., 10, 7) : Qui ne vous craindra pas, ô le roi des nations ? Et ailleurs (Mal., 1, 6) : Si je suis le Seigneur, où est la crainte que vous me devez ?

 

Conclusion. — On peut craindre Dieu, non comme une chose mauvaise, mais comme celui qui peut nous infliger une peine qui est un bien absolument, mais un mal relativement.

Il faut répondre que, comme l’espérance a deux sortes d’objet, l’un qui est le bien futur et dont on attend la possession, l’autre qui est le secours de Dieu par lequel on pense obtenir ce que l’on espère ; de même la crainte peut avoir aussi deux sortes d’objet ; l’un est le mal même que l’homme fuit, et l’autre est ce qui peut être pour lui une cause de peine. Dieu qui est la bonté même ne peut donc être dans le premier sens l’objet de la crainte, mais il peut l’être dans le second, parce qu’il peut nous infliger un châtiment qui soit un mal par rapport à nous. En effet il peut nous punir, et la punition n’est pas un mal absolu, mais un mal relativement et un bien absolument (Elle est un mal relativement, c’est-à-dire qu’elle est contraire à la volonté de celui qui la reçoit, et elle est par là même un mal pour lui ; mais elle est un bien absolument, parce qu’elle est conforme à la justice, et, à ce titre, Dieu peut en être l’auteur.). Car le bien consistant dans sa conformité avec la fin, le mal implique la privation de cet ordre ou de ce rapport ; par conséquent le mal absolu est ce qui jette l’homme hors de sa fin dernière, et ce mal est celui du péché. Le châtiment est à la vérité un mal, puisqu’il est la privation d’un bien particulier, mais il est cependant un bien absolu en ce qu’il est une des conditions de l’ordre qui rattache l’homme à sa fin dernière. Dieu peut donc être la cause de notre châtiment si nous nous séparons de lui, et c’est de cette manière qu’on peut et qu’on doit le craindre (La crainte de Dieu ne doit même jamais abandonner le cœur de l’homme, et c’est pour ce motif que l’Eglise nous fait dire dans l’une de ses collectes : Sancti nominis tui, Domine, timorem pariter et amorem fac nos habere perpetuum.).

 

Article 2 : La crainte est-elle convenablement divisée en crainte filiale, initiale, servile et mondaine ?

 

Objection N°1. Il semble que la crainte ne soit pas convenablement divisée en crainte filiale, initiale, servile et mondaine. Car saint Jean Damascène distingue six espèces de crainte (De fid. orth., liv. 2, chap. 15) : la lâcheté, la honte, et les autres dont nous avons parlé (1a 2æ, quest. 41, art. 4) ; ce qui n’a point de rapport avec cette division. Il semble donc que cette division de la crainte ne soit pas convenable.

Réponse à l’objection N°1 : Saint Jean Damascène divise la crainte considérée comme une passion de l’âme ; tandis que la division que nous donnons ici porte sur la crainte considérée par rapport à Dieu, ainsi que nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

Objection N°2. Chacune de ces craintes est bonne ou mauvaise. Il y a cependant une crainte, la crainte naturelle, qui n’est pas bonne moralement, puisqu’elle existe dans les démons, suivant cette parole de saint Jacques (2, 19) : Les démons croient et tremblent, et qui n’est pas non plus mauvaise, puisqu’elle a existé dans le Christ, d’après ces paroles de l’Evangile (Marc, 14, 33) : Jésus commença à trembler et à s’ennuyer. C’est donc à tort que l’on a divisé la crainte, comme on l’a fait précédemment.

Réponse à l’objection N°2 : Le bien moral consiste principalement à se tourner vers Dieu, et le mal moral à s’en éloigner. C’est pourquoi toutes les espèces de crainte que nous venons d’énumérer impliquent le mal ou le bien moral, tandis que la crainte naturelle les présuppose, et c’est pour ce motif qu’on ne la compte pas parmi ces autres craintes.

 

Objection N°3. Autre est le rapport du fils au père, de l’époux à son épouse et du serviteur à son maître. Or, la crainte filiale qui existe dans le fils par rapport au père, se distingue de la crainte servile, qui existe dans le serviteur par rapport au maître. Donc la crainte chaste qui semble être celle de l’épouse par rapport à l’époux doit se distinguer de toutes les autres craintes.

Réponse à l’objection N°3 : Le rapport du serviteur au maître est déterminé par la puissance du maître qui s’impose à son esclave ; tandis que le rapport du fils au père, ou de l’épouse à l’époux, est au contraire déterminé par l’affection du fils qui se soumet de lui-même à son père, ou de l’épouse qui s’attache à son époux par le lien de l’amour. D’où il résulte quo la crainte filiale et la crainte chaste reviennent au même, parce que c’est par l’amour de la charité que Dieu devient notre père, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 8, 15) : Vous avez reçu l’esprit de l’adoption des enfants dans lequel nous crions tous : Abba, c’est-à-dire mon Père. Et c’est d’après la même charité que nous l’appelons notre époux, suivant ces autres paroles du même apôtre (2 Cor., 11, 2) : Je vous ai fiancés à cet unique époux qui est Jésus-Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge toute pure. Mais la crainte servile est différente, parce qu’elle n’implique pas la charité dans son essence.

 

Objection N°4. Comme la crainte servile redoute la peine, de même la crainte initiale et mondaine. On n’aurait donc pas dû distinguer ces craintes les unes des autres.

Réponse à l’objection N°4 : Ces trois sortes de crainte regardent la peine, mais sous divers rapports. Car la crainte mondaine ou humaine regarde la peine qui nous éloigne de Dieu, celle que les ennemis de Dieu nous infligent, ou dont ils nous menacent ; tandis que la crainte servile et la crainte initiale se rapportent à la peine que Dieu inflige aux hommes, ou dont il les menace pour les attirer à lui ; la crainte servile s’y rapporte principalement et la crainte initiale secondairement.

 

Objection N°5. Comme la concupiscence se rapporte au bien, de même la crainte se rapporte au mal. Or, la concupiscence des yeux, par laquelle on désire les biens du monde, diffère de la concupiscence de la chair par laquelle on désire sa propre délectation. Par conséquent la crainte mondaine, par laquelle on craint de perdre les biens extérieurs, est autre que la crainte humaine par laquelle on craint ce qui peut nuire à sa propre personne.

Réponse à l’objection N°5 : L’homme est éloigné de Dieu de la même manière, soit qu’il craigne perdre les biens de ce monde, soit qu’il craigne perdre sa propre santé, parce que les biens extérieurs appartiennent au corps. C’est pourquoi ces deux craintes sont regardées comme la même, quoique les maux qu’on craint soient différents, comme les biens qu’on désire. Cette diversité produit à la vérité des péchés qui diffèrent dans l’espèce, mais qui ont du moins ceci de commun, c’est que tous éloignent de Dieu.

 

Mais c’est le contraire. Le Maître des sentences établit cette division (liv. 3, dist. 34).

 

Conclusion. — La crainte est ou filiale, ou initiale, ou servile, ou mondaine.

Il faut répondre que nous parlons ici de la crainte qui fait que nous nous tournons vers Dieu de quelque manière, ou que nous nous en éloignons. Car l’objet de la crainte étant le mal, quelquefois l’homme, en raison des maux qu’il craint (Ainsi il y a des hommes qui, pour éviter la persécution, et souvent de simples plaisanteries, s’éloignent de Dieu par respect humain.), s’éloigne de Dieu, et c’est ce qu’on appelle la crainte humaine ou mondaine. D’autres fois l’homme, à cause des maux qu’il redoute, se tourne vers Dieu et s’attache à lui. Ces maux sont de deux sortes ; il y a le mal de la peine et le mal du péché. Si on se tourne vers Dieu et qu’on s’attache à lui parce qu’on craint la peine, c’est la crainte servile. Si c’est parce qu’on craint de pécher, c’est la crainte filiale ; car le propre d’un fils, c’est d’avoir peur d’offenser son père. Mais si on craint l’un et l’autre, c’est la crainte initiale qui tient le milieu entre la crainte servile et la crainte filiale (La crainte initiale redoute cependant plus l’offense que la peine.). Nous avons dit (1a 2æ, quest. 42, art. 3) si l’on pouvait craindre le mal du péché, en traitant de la passion de la crainte.

 

Article 3 : La crainte mondaine est-elle toujours mauvaise ?

 

Objection N°1. Il semble que la crainte mondaine ne soit pas toujours mauvaise. En effet il semble que cette crainte nous fasse respecter nos semblables. Or, il y en a qui sont blâmés de ce qu’ils n’ont pas de révérence pour les autres hommes. Ainsi il est question dans saint Luc (chap. 18) d’un juge inique, qui ne craignait pas Dieu et qui ne respectait pas ses semblables. Il semble donc que la crainte mondaine ne soit pas toujours mauvaise.

Réponse à l’objection N°1 : On peut révérer les hommes de deux manières : 1° à cause de ce qu’il y a de divin en eux, comme les biens de la grâce, ou de la vertu, ou du moins parce qu’ils sont faits naturellement à l’image de Dieu. A ce point de vue ceux qui ne vénèrent pas leurs semblables sont répréhensibles. 2° On peut craindre les hommes selon qu’ils sont les ennemis de Dieu. L’Ecriture loue ceux qui ne les craignent pas de la sorte (Ecclésiastique, 48, 13) en faisant un mérite à Elie et à Elisée de n’avoir pas craint le prince pendant leur vie.

 

Objection N°2. Les peines infligées par les puissances séculières semblent appartenir à la crainte mondaine. Or, ces peines nous excitent à bien agir, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 13, 3) : Voulez-vous ne pas craindre la puissance ? Faites le bien, et elle vous louera. Donc la crainte mondaine n’est pas toujours mauvaise.

Réponse à l’objection N°2 : Les puissances séculières quand elles portent des peines pour éloigner du péché sont en cela les ministres de Dieu, suivant cette parole de l’Apôtre (Rom., 13, 4) : Le prince est le ministre de Dieu pour exécuter sa vengeance en punissant celui qui fait de mauvaises actions. La crainte de la puissance séculière n’est pas dans ce cas une crainte mondaine, mais une crainte servile ou initiale.

 

Objection N°3. Ce qui existe en nous naturellement ne semble pas être un mal, parce que les choses naturelles nous viennent de Dieu. Or, il est naturel à l’homme de craindre ce qui peut nuire à sa propre santé, ainsi que la perte des biens temporels qui le soutiennent dans la vie présente. Il semble donc que la crainte mondaine ne soit pas toujours mauvaise.

Il faut répondre au troisième, qu’il est naturel que l’homme évite ce qui peut nuire à sa santé et à ses biens temporels, mais il est contraire à la raison naturelle qu’il s’éloigne de la justice en vue de ce double intérêt. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 3, chap. 1) qu’il y a des œuvres mauvaises auxquelles aucune crainte ne doit nous faire consentir, parce c’est un plus grand mal de commettre ces fautes que de souffrir une peine quelle qu’elle soit.

 

Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit (Matth., 10, 28) : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et il défend par ces paroles la crainte mondaine. Or, Dieu ne défend que le mal. La crainte mondaine est donc mauvaise.

 

Conclusion. — Puisque la crainte mondaine provient d’une mauvaise source, c’est-à-dire de l’amour du monde, elle est nécessairement toujours mauvaise.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 1, art. 3, et sup., quest. 18, art. 1), les actes moraux et les habitudes tirent des objets leur nom et leur espèce. Or, l’objet propre du mouvement appétitif est le bien final ; c’est pourquoi tout mouvement appétitif tire son nom et son espèce de sa fin propre. En effet si quelqu’un appelait cupidité l’amour du travail, parce que les hommes travaillent par suite de leur cupidité, l’expression ne serait pas exacte. Car ceux qui sont cupides ne recherchent pas le travail comme leur fin, mais comme un moyen d’arriver à leur fin. Ils ont pour fin les richesses, et c’est pour cela qu’on appelle cupidité à juste titre le désir ou l’amour des richesses qui est un mal. C’est ainsi qu’on appelle amour mondain proprement dit, celui par lequel on s’attache au monde comme à sa fin ; par conséquent l’amour mondain est toujours mauvais. Or, la crainte naît de l’amour, car l’homme craint de perdre ce qu’il aime, comme le dit saint Augustin (Quæst., liv. 83, quest. 33). C’est pourquoi la crainte mondaine est celle qui procède de l’amour mondain, comme d’une mauvaise racine. C’est ce qui fait que cette crainte est toujours mauvaise (Saint Thomas suppose ici que la crainte de la perte des biens temporels nous porte à pécher mortellement ; dans ce cas, cette crainte est elle-même un péché mortel. Mais elle serait seulement un péché véniel, si elle nous portait seulement à pécher véniellement. Car alors on ne mettrait pas pour cela sa fin dans les choses mondaines).

 

Article 4 : La crainte servile est-elle bonne ?

 

Objection N°1. Il semble que la crainte servile ne soit pas bonne. Car une chose dont l’usage est mauvais, est mauvaise elle-même. Or, l’usage de la crainte servile est mauvais ; puisque, d’après la Genèse (Ex lib. sanct. Prosp., chap. 192, Rom., chap. 8), celui qui agit par crainte, quoiqu’il fasse une bonne chose, n’agit cependant pas bien. La crainte servile n’est donc pas bonne.

Réponse à l’objection N°1 : Cette parole de saint Augustin doit s’entendre de celui qui agit avec la crainte servile, à laquelle la servilité est annexée, de telle sorte qu’il n’aime pas la justice, mais qu’il craint seulement le châtiment.

 

Objection N°2. Ce qui vient radicalement du péché n’est pas bon. Or, la crainte servile vient radicalement du péché. Car sur ces paroles de Job (chap. 3) : Pourquoi ne suis-je pas mort dans le sein de ma mère ? saint Grégoire dit (Mor., liv. 4, chap. 25) : Quand on craint le châtiment attaché au péché et qu’on n’aime pas la présence de Dieu qu’on a perdue, la crainte naît de l’orgueil et non de l’humilité. Donc la crainte servile est mauvaise.

Réponse à l’objection N°2 : La crainte servile ne vient pas substantiellement de l’orgueil ; mais sa servilité naît de ce vice, en ce sens que l’homme ne veut pas soumettre sa volonté au joug de la justice par amour.

 

Objection N°3. Comme l’amour mercenaire est opposé à l’amour de la charité, de même la crainte servile paraît contraire à la crainte chaste. Or, l’amour mercenaire est toujours mauvais. Donc aussi la crainte servile.

Réponse à l’objection N°3 : On appelle mercenaire l’amour de celui qui aime Dieu pour les biens temporels, ce qui est absolument contraire à la charité. C’est pourquoi l’amour mercenaire est toujours mauvais. Mais la crainte servile n’implique dans sa substance que la crainte du châtiment, soit qu’on craigne le châtiment comme le plus grand des maux, soit qu’on ne le craigne pas de la sorte (Ces deux dernières conditions sont des accidents.).

 

Mais c’est le contraire. L’Esprit-Saint ne produit rien de mauvais. Or, la crainte servile vient de l’Esprit-Saint ; car à l’occasion de ces paroles de l’Apôtre (Rom., 8, 15) : Vous n’avez pas reçu l’esprit de servitude, etc., la glose dit : C’est le même esprit qui produit ces deux craintes, la crainte servile et la crainte chaste. Donc la crainte servile n’est pas mauvaise.

 

Conclusion. — Quoique la servilité de la crainte soit mauvaise, cependant la crainte servile est bonne substantiellement.

Il faut répondre que la crainte servile considérée au point de vue de la servilité est mauvaise ; car la servitude est contraire à la liberté. Par conséquent l’homme libre étant celui qui est maître de lui-même, comme le dit Aristote (Met., liv. 1, chap. 2), l’esclave est celui qui n’agit pas de lui-même, mais qui est mû en quelque sorte par un principe extrinsèque. Or, quiconque fait une chose par amour, la fait pour ainsi dire de lui-même, parce que c’est sa propre inclination qui le porte à agir. C’est pourquoi il est contraire à l’essence de la servilité qu’on agisse par amour ; par conséquent la crainte servile, considérée comme telle, est contraire à la charité, et si la servilité était de l’essence de la crainte servile, il faudrait admettre que la crainte servile est absolument mauvaise. C’est ainsi que l’adultère est absolument mauvais, parce que ce qui le constitue et ce qui détermine son espèce est contraire à la charité. Mais la servilité n’appartient pas plus à l’espèce de la crainte servile que l’informité n’appartient à l’espèce de la foi informe. Car l’espèce d’une habitude ou d’un acte moral se tire de son objet. Or, l’objet de la crainte servile est la peine. Il peut se faire qu’on aime comme sa fin dernière, le bien particulier auquel cette peine est opposée et que par conséquent on craigne la peine, comme le plus grand mal qui puisse arriver (La crainte est alors jointe à la servilité ; elle est coupable, parce qu’on ne doit jamais mettre sa fin dernière dans des biens particuliers, tels que la santé, les richesses ; et aussi parce que la peine du châtiment n’est pas le plus grand des maux, mais c’est le péché.) ; c’est ce qui a lieu dans celui qui n’a pas la charité. Ou bien il peut se faire qu’on aime le bien auquel la peine est opposée par rapport à Dieu (Ainsi on peut aimer la santé, les richesses, par rapport à Dieu, parce que c’est un moyen de travailler pour lui et de le servir.) et qu’on fasse ainsi de Dieu sa fin. Alors on ne craint pas la peine comme le mal principal (On ne craint la peine que comme un mal relatif, et on n’est pas dans la disposition de commettre la faute, si le châtiment n’existait pas ; ce qui a lieu quand la servilité est annexée à la crainte.), et c’est dans cet état que se trouve celui qui a la charité. Car l’espèce de l’habitude n’est pas détruite, parce que son objet ou sa fin se rapporte à une fin ultérieure. C’est pourquoi la crainte servile est bonne dans sa substance, tandis que sa servilité est mauvaise (La servilité qui s’y adjoint est un accident qui en change même la nature, car dans ce cas la crainte servile se confond avec la crainte mondaine.).

 

Article 5 : La crainte servile est-elle substantiellement la même que la crainte filiale ?

 

Objection N°1. Il semble que la crainte servile soit substantiellement la même que la crainte filiale. Car la crainte filiale paraît être à la crainte servile ce que la foi formée est à la foi informe. Par conséquent l’une est compatible avec le péché mortel, tandis que l’autre ne l’est pas. Or, la foi formée est substantiellement la même que la foi informe. Donc la crainte servile est substantiellement la même que la crainte filiale.

Réponse à l’objection N°1 : La foi formée et la foi informe ne diffèrent pas d’après leur objet, car par l’une et l’autre on croit à Dieu et on croit Dieu. Elles diffèrent seulement par quelque chose d’extrinsèque, c’est-à-dire par la charité qui accompagne l’une et qui n’accompagne pas l’autre. C’est pourquoi elles ne diffèrent pas substantiellement. Mais la crainte servile et la crainte filiale diffèrent d’après leurs objets, et par conséquent il n’y a pas de parité.

 

Objection N°2. Les habitudes se diversifient d’après leurs objets. Or, l’objet de la crainte servile est le même que celui de la crainte filiale, puisque dans l’un et l’autre cas c’est Dieu qu’on craint. Donc la crainte servile est substantiellement la même que la crainte filiale.

Réponse à l’objection N°2 : La crainte servile et la crainte filiale ne se rapportent pas à Dieu de la même manière. En effet la crainte servile se rapporte à Dieu comme à l’auteur des peines, tandis que la crainte filiale se rapporte à Dieu, non comme au principe actif de la faute, mais comme au terme dont on craint d’être séparé par le péché. C’est pourquoi de l’identité de leur objet qui est Dieu ne résulte pas l’identité de leur espèce ; car les mouvements naturels qui se rapportent à un même terme sont eux-mêmes d’espèce différente. Ainsi le mouvement qui s’éloigne de la blancheur n’est pas spécifiquement le même que celui qui y tend.

 

Objection N°3. Comme l’homme espère jouir de Dieu et obtenir de lui des bienfaits, de même il craint d’être séparé de Dieu et d’en être puni. Or, l’espérance par laquelle nous espérons jouir de Dieu est la même que celle par laquelle nous espérons de lui des bienfaits, comme nous l’avons dit (quest. 17, art. 2). Par conséquent la crainte filiale par laquelle nous craignons d’être séparé de Dieu est aussi la même que la crainte servile par laquelle nous craignons d’en être puni.

Réponse à l’objection N°3 : L’espérance regarde Dieu comme le principe de la jouissance béatifique aussi bien que de tout autre bienfait. Mais il n’en est pas de même de la crainte (La crainte servile le considère comme l’auteur du mal de la peine dont il châtie les coupables, mais la crainte filiale ne le considère pas comme l’auteur du mal du péché. Au contraire elle craint le péché, parce qu’il nous sépare de lui.), et c’est pour ce motif qu’il n’y a pas de parité.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Sup. primum can. Joan., Tract. 9) qu’il y a deux craintes, l’une servile et l’autre filiale ou chaste.

 

Conclusion. — Puisque la crainte servile redoute la peine, tandis que la crainte filiale redoute la faute, il est nécessaire que ces deux craintes soient spécifiquement distinctes.

Il faut répondre que l’objet propre de la crainte est le mal. Et comme les actes ainsi que les habitudes se distinguent d’après leurs objets, suivant ce que nous avons vu (1a 2æ, quest. 54, art. 2), il est nécessaire que les craintes changent d’espèce, en raison de la diversité des maux. Or, la peine que la crainte servile redoute et la faute que redoute la crainte filiale sont deux maux d’espèce différente, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 2). D’où il est manifeste que la crainte servile et la crainte filiale ne sont pas substantiellement la même chose, mais qu’elles diffèrent d’espèce.

 

Article 6 : La crainte servile demeure-t-elle en nous avec la charité ?

 

Objection N°1. Il semble que la crainte servile ne demeure pas en nous avec la charité. Car saint Augustin dit (Tract. 9 sup. can. 1 Joan.) : Quand la charité commence à habiter en nous, la crainte qui lui a préparé la place s’en va.

 

Objection N°2. La charité de Dieu est répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné (Rom., 5, 5). Or, où est l’Esprit du Seigneur là est la liberté, selon l’expression de l’Apôtre (2 Cor., 3, 17). Par conséquent puisque la liberté exclut la servitude, il semble que la crainte servile soit bannie par la charité qui survient.

 

Objection N°3. La crainte servile provient de l’amour de soi en ce sens que la peine diminue le bien propre de celui qui l’endure. Or, l’amour de Dieu bannit l’amour de soi, car il porte l’homme à se mépriser lui-même, comme on le voit par le témoignage de saint Augustin qui dit (De civ. Dei, liv. 14, chap. ult.) que l’amour de Dieu élève la cité de Dieu jusqu’au mépris d’elle- même. Il semble donc que quand la charité arrive elle détruit la crainte servile.

 

Mais c’est le contraire. La crainte servile est un don de l’Esprit-Saint, comme nous l’avons dit (art. 4). Or, les dons de l’Esprit-Saint ne sont pas détruits par l’arrivée de la charité en nous, puisque c’est par la charité que le Saint-Esprit habite dans notre âme. Donc quand la charité arrive la crainte servile n’est pas détruite.

 

Conclusion. — Quoique la crainte ne demeure pas en nous avec la charité à titre de crainte servile, cependant elle peut s’y trouver substantiellement avec elle.

Il faut répondre que la crainte servile est produite par l’amour de soi, parce qu’elle a pour objet la peine qui est un dommage causé à notre propre bien. Par conséquent la crainte de la peine peut subsister avec la charité, au même titre que l’amour de soi. Car c’est pour la même raison que l’homme désire son propre bien et qu’il craint d’en être privé. Or, l’amour de soi peut se rapporter à la charité de trois manières. 1° Il est contraire à la charité, quand on établit sa fin dans l’amour de son bien propre ; 2° il est compris dans la charité, quand l’homme s’aime à cause de Dieu et en Dieu ; 3° il est distinct de la charité, mais il ne lui est pas contraire ; par exemple, quand quelqu’un s’aime en vue de son bien propre, mais sans toutefois mettre sa fin dans cette sorte de bien (Comme quand nous aimons notre bien propre, sans être pour cela dans la disposition de faire quelque chose de contraire à la loi de Dieu pour le conserver.). C’est ainsi qu’on peut aimer le prochain d’un amour spécial, indépendamment de l’amour de la charité qui repose sur Dieu, comme quand on aime le prochain pour les services qu’il nous a rendus, pour cause de parenté ou pour tout autre motif humain qu’on peut néanmoins rapporter à la charité (Parce que ces motifs n’ont rien de mauvais en eux-mêmes.). — Ainsi la crainte du châtiment est donc renfermée d’une manière dans la charité. Car la séparation de Dieu est une peine que la charité redoute le plus ; c’est ce qui constitue la crainte chaste ou filiale. Dans un autre sens la crainte est contraire à la charité, quand on redoute la peine contraire à son bien naturel, comme le mal principal (C’est-à-dire quand on considère le mal de la peine comme le premier de tous les maux, ce qui suppose qu’on regarde les biens temporels auxquels il est opposé, comme les premiers de tous les biens, et qu’on place en eux sa fin dernière ; ce qui revient à la crainte mondaine, qui est toujours mauvaise.) contraire au bien que l’on aime comme sa fin. De cette manière la crainte de la peine n’existe pas avec la charité. En troisième lieu la crainte de la peine se distingue substantiellement de la crainte chaste ; parce que l’homme craint le châtiment, non parce qu’il le sépare de Dieu, mais parce qu’il nuit à son propre bien, sans que pour cela il établisse sa fin dans ce bien propre et que par conséquent il considère le mal de la peine comme le plus grand des maux (Pour plus de clarté on aurait dû laisser à cette crainte le nom de crainte servile, et désigner la précédente sous le nom de crainte de servilité, comme nous le faisons à la fin de cet article.). Cette crainte de la peine peut exister avec la charité, mais on ne lui donne le nom de crainte de servilité que quand on redoute la peine comme le plus grand des maux, ainsi que nous l’avons dit (art. 2 et art. 4). C’est pourquoi la crainte de servilité ne subsiste pas avec la charité, mais la substance de cette crainte peut subsister avec cette vertu au même titre que l’amour de soi peut y subsister lui-même.

Il faut répondre à la première objection, que saint Augustin parle en cet endroit de la crainte en tant que servile. — C’est aussi sur elle que portent les autres objections.

 

Article 7 : La crainte est-elle le commencement de la sagesse ?

 

Objection N°1. Il semble que la crainte ne soit pas le commencement de la sagesse. Car le commencement d’une chose en est une partie. Or, la crainte ne fait pas partie de la sagesse, parce que la crainte réside dans la puissance appétitive tandis que la sagesse existe dans la puissance intellective. Il semble donc que la crainte ne soit pas le commencement de la sagesse.

Réponse à l’objection N°1 : Ce raisonnement montre que la crainte n’est pas le principe de la sagesse considérée dans son essence.

 

Objection N°2. Une chose n’est pas le commencement d’elle-même. Or, la crainte de Dieu est la sagesse elle-même, comme le dit Job (28, 28). Il semble donc que la crainte de Dieu ne soit pas le commencement de la sagesse.

Réponse à l’objection N°2 : La crainte de Dieu est à la vie entière de l’homme dirigée par la sagesse divine ce que la racine est à l’arbre. C’est pour cela qu’il est dit (Ecclésiastique, 1, 25) : La crainte du Seigneur est la racine de la sagesse, et ses rameaux sont de longue durée. C’est pourquoi comme on dit que la racine est virtuellement l’arbre entier, de même on dit que la crainte de Dieu est la sagesse.

 

Objection N°3. Rien n’est antérieur au commencement. Or, il y a quelque chose d’antérieur à la crainte, puisque la foi la précède. Il semble donc que la crainte ne soit pas le commencement de la sagesse.

Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.), la foi est le principe de la sagesse et la crainte aussi, mais d’une manière différente. C’est ce qui fait dire à l’écrivain sacré (Ecclésiastique, 25, 16) : La crainte de Dieu est le principe de son amour, mais on doit y joindre inséparablement un commencement de foi.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Ps., 110, 10) : La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse.

 

Conclusion. — Les articles de foi sont le commencement de la sagesse quant à son essence, mais quant à ses effets, la crainte servile, aussi bien que la crainte filiale, est le commencement de cette même sagesse.

Il faut répondre qu’on peut dire de deux manières qu’une chose est le commencement de la sagesse. On peut considérer le commencement de la sagesse ; 1° quant à son essence ; 2° quant à ses effets. Ainsi le commencement d’un art dans son essence, ce sont les principes desquels cet art procède : tandis que le commencement de l’art dans ses effets c’est le début de ses opérations. C’est ainsi que le principe de l’art de bâtir ce sont les fondations, parce que c’est par là que l’ouvrier commence son édifice. Or, la sagesse étant la connaissance des choses divines, comme nous le verrons (quest. 45, art. 1), nous ne la considérons pas au même point de vue que les philosophes. En effet notre vie ayant pour but la jouissance de Dieu et étant dirigée par la grâce qui est une participation de la nature divine, nous ne considérons pas seulement la sagesse, à la manière des philosophes, comme une lumière qui nous fait connaître Dieu, mais encore comme un guide qui nous dirige dans le cours de notre carrière, non seulement d’après des raisons humaines, mais encore d’après des raisons divines, comme le prouve saint Augustin (De Trin., liv. 12, chap. 14). — Par conséquent le commencement de la sagesse dans son essence, ce sont les premiers principes de la sagesse qui sont les articles de foi. C’est en ce sens qu’on dit que la foi est le commencement de la sagesse (Le commencement de la sagesse humaine, ce sont les vérités premières que nous connaissons par la raison, mais le commencement de la sagesse surnaturelle, ce sont les premiers principes de la vérité révélée que nous connaissons par la foi.). Mais quant à l’effet le commencement de la sagesse est l’opération par laquelle elle commence ; et c’est de la sorte que la crainte en est le commencement. Toutefois la crainte servile n’est pas le commencement de la sagesse au même titre que la crainte filiale. En effet la crainte servile est une sorte de principe antérieur qui dispose à la sagesse, en ce sens que la crainte de la peine éloigne du péché et rend apte à l’amour de la sagesse, d’après cette parole de l’Ecriture (Ecclésiastique, 1, 27) : La crainte du Seigneur chasse le péché (La crainte servile n’est pas l’effet de la sagesse, elle n’en est que la préparation.), au lieu que la crainte chaste ou filiale est le commencement de la sagesse, dont elle est le premier effet. Car puisqu’il appartient à la sagesse de diriger la vie de l’homme d’après les raisons divines, il faut reconnaître comme principe de cette vie nouvelle que l’homme craigne Dieu et qu’il se soumette à lui ; puisque c’est en débutant ainsi qu’il pourra agir en tout conformément à sa volonté.

 

Article 8 : La crainte initiale diffère-t-elle substantiellement de la crainte filiale ?

 

Objection N°1. Il semble que la crainte initiale diffère substantiellement de la crainte filiale. Car la crainte filiale est produite par l’amour. Or, la crainte initiale est le principe de l’amour, d’après ces paroles de l’Ecriture (Ecclésiastique, 25, 16) : La crainte du Seigneur est le commencement de l’amour. Donc la crainte initiale est autre que la crainte filiale.

Réponse à l’objection N°1 : La crainte qui est le commencement de l’amour est la crainte servile qui introduit la charité dans notre cœur (La crainte servile n’est ainsi qu’un moyen, une préparation qui nous mène à la charité, elle peut par conséquent exister sans elle, au lieu que la crainte initiale ne peut pas exister sans la charité, ou du moins sans la charité imparfaite.) comme l’aiguille introduit la soie dans une étoffe, selon l’expression de saint Augustin (Tract. 9 in 1 Canon. Joan.). — Ou bien si on rapporte ces paroles à la crainte initiale, on dit qu’elle est le commencement de l’amour, non dans un sens absolu, mais par rapport à l’état de charité parfaite.

 

Objection N°2. La crainte initiale redoute la peine qui est l’objet de la crainte servile ; par conséquent il semble que la crainte initiale se confonde avec la crainte servile. Et comme la crainte servile est autre que la crainte filiale, il s’ensuit que la crainte initiale en diffère aussi substantiellement.

Réponse à l’objection N°2 : La crainte initiale ne redoute pas la peine comme son objet propre (L’objet propre de la crainte initiale est le péché ou l’offense faite contre Dieu ; ce qui prouve qu’elle est substantiellement la même que la crainte filiale qui a le même objet.), elle ne se rapporte à la peine qu’autant qu’elle a pour annexe quelque chose de la crainte servile, qui subsiste substantiellement en nous avec la charité, une fois qu’elle est dépouillée de sa servilité. Quant à l’acte de cette crainte, il subsiste, à la vérité, avec la charité imparfaite dans celui qui est porté à bien faire, non seulement par l’amour de la justice, mais encore par la crainte du châtiment ; mais il cesse dans celui qui possède la charité parfaite qui bannit du cœur la crainte que la peine inspire, comme on le voit (1 Jean, 4, 18) : L’amour parfait bannit la crainte ; car la crainte suppose une peine, et celui qui craint n’est point parfait dans l’amour.

 

Objection N°3. Le milieu diffère sous le même rapport de chacun des extrêmes. Or, la crainte initiale tient le milieu entre la crainte servile et la crainte filiale. Elle diffère donc de l’une et de l’autre.

Réponse à l’objection N°3 : La crainte initiale tient le milieu entre la crainte servile et la crainte filiale, non comme entre des choses du même genre, mais comme l’imparfait tient le milieu entre l’être parfait et le non-être, selon l’expression d’Aristote (Met., liv. 2, text. 7). Ainsi l’imparfait est substantiellement la même chose que l’être parfait, mais il diffère totalement du non-être (De même la crainte initiale est substantiellement la même que la crainte filiale, mais elle n’est pas de même espèce que la crainte servile.).

 

Mais c’est le contraire. Ce qui est parfait et ce qui est imparfait ne diffèrent pas substantiellement. Or, la crainte initiale et la crainte filiale diffèrent en raison de la perfection et de l’imperfection de la charité, comme le prouve saint Augustin (Tract. 9 sup. 1 Can. Joan.). Donc la crainte initiale ne diffère pas substantiellement de la crainte filiale.

 

Conclusion. — La crainte initiale et la crainte filiale ne différent pas essentiellement, mais elles ne forment absolument qu’une seule et même crainte.

Il faut répondre que la crainte initiale est ainsi appelée parce qu’elle commence. La crainte servile et la crainte filiale étant d’une certaine manière le commencement de la sagesse, elles peuvent l’une et l’autre recevoir le nom de crainte initiale. Par conséquent, quand on distingue la crainte initiale de la crainte servile et filiale, ce n’est pas ainsi qu’on l’entend ; on la considère telle qu’elle est dans les commençants (On la considère telle qu’elle est dans les novices qui sont au début de la perfection.), c’est-à-dire dans ceux qui ont un commencement de crainte produite par un commencement de charité, mais qui n’ont pas la crainte filiale parfaite, parce qu’ils ne sont pas encore parvenus à la perfection de la charité. C’est pourquoi la crainte initiale est à la crainte filiale ce que la charité imparfaite est à la charité parfaite. Or, la charité parfaite et la charité imparfaite ne diffèrent pas essentiellement, mais seulement quant à l’état. C’est pourquoi on doit dire que la crainte initiale, telle que nous l’entendons ici, ne diffère pas essentiellement de la crainte filiale (La crainte filiale est à la crainte initiale ce qu’un homme mûr est à un enfant.).

 

Article 9 : La crainte est-elle un don de l’Esprit-Saint ?

 

Objection N°1. Il semble que la crainte ne soit pas un don de l’Esprit-Saint. Car aucun don de l’Esprit-Saint n’est opposé à une vertu qui procède de l’Esprit-Saint lui-même ; autrement l’Esprit-Saint serait contraire à lui-même. Or, la crainte est opposée à l’espérance qui est une vertu. Elle n’est donc pas un don de l’Esprit-Saint.

Réponse à l’objection N°1 : La crainte filiale n’est pas contraire à la vertu d’espérance. Car la crainte filiale ne nous fait pas craindre que ce que nous espérons obtenir par le secours de Dieu nous fasse défaut ; mais elle nous fait craindre d’être privés de ce secours. C’est pourquoi la crainte filiale et l’espérance sont attachées l’une à l’autre et se perfectionnent mutuellement (La crainte filiale étant inspirée par l’amour ne fait qu’accroître et fortifier l’espérance.).

 

Objection N°2. Le propre des vertus théologales est d’avoir Dieu pour objet. Or, la crainte a Dieu pour objet, puisque c’est Dieu qu’on craint. Donc la crainte n’est pas un don, mais une vertu théologale.

Réponse à l’objection N°2 : L’objet propre et principal de la crainte, c’est le mal qu’on redoute. De cette manière Dieu ne peut être l’objet de la crainte, comme nous l’avons dit (art. 1). Mais il est l’objet de l’espérance et des autres vertus théologales, parce que par la vertu d’espérance on s’appuie non seulement sur le secours de Dieu pour obtenir tous les autres biens, mais principalement pour arriver à Dieu lui-même, comme au bien principal. Et il en est évidemment de même pour les autres vertus théologales.

 

Objection N°3. La crainte résulte de l’amour. Or, l’amour est une vertu théologale. Donc la crainte aussi, puisqu’elle appartient au même objet.

Réponse à l’objection N°3 : De ce que l’amour est le principe de la crainte, il ne s’ensuit pas que la crainte de Dieu ne soit pas une habitude distincte de la charité qui est l’amour de Dieu même ; car l’amour est le principe de toutes les affections, et néanmoins nous sommes perfectionnés par des habitudes différentes à l’égard de nos différentes affections. Toutefois l’amour est une vertu plus parfaite que la crainte, parce que l’amour a pour objet le bien auquel la vertu se rapporte principalement suivant sa propre essence, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 60, art. 3), et c’est pour ce motif que l’espérance est une vertu. Au contraire, la crainte se rapporte principalement au mal dont elle implique la fuite. Par conséquent, elle est inférieure aux, vertus théologales (Ces dons sont plus parfaits que les vertus morales et intellectuelles, mais ils ne sont pas aussi parfaits que les vertus théologales ; c’est ce qui répond au cinquième argument.).

 

Objection N°4. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 2, chap. 26) que la crainte est contraire à l’orgueil. Or, la vertu d’humilité est opposée à ce vice. Donc la crainte est comprise dans cette vertu.

Réponse à l’objection N°4 : Comme le dit l’Ecriture (Ecclésiastique, 10, 14) : Le commencement de l’orgueil de l’homme, c’est d’apostasier Dieu, c’est-à-dire de ne pas vouloir lui être soumis, ce qui est contraire à la crainte filiale qui le révère. Par conséquent, la crainte exclut le principe de l’orgueil ; c’est pourquoi elle est désignée comme son contraire. Il ne s’ensuit pas cependant qu’elle soit une même chose avec l’humilité, mais il en résulte seulement qu’elle en est le principe. Car les dons de l’Esprit-Saint sont les principes des vertus intellectuelles et morales, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 68, art. 5 et 8), tandis que les vertus théologales sont les principes des dons, comme nous l’avons établi (1a 2æ, quest. 68, art. 4 ad 3).

 

Objection N°5. Les dons sont plus parfaits que les vertus ; car ils sont accordés pour venir en aide aux vertus, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 2, chap. 26). Or, l’espérance est plus parfaite que la crainte, parce que l’espérance se rapporte au bien et la crainte au mal. Donc puisque l’espérance est une vertu, on ne doit pas dire que la crainte est un don.

 

Mais c’est le contraire. Isaïe (chap. 11) met la crainte du Seigneur au nombre des sept dons de l’Esprit-Saint (Il sera rempli de l’esprit de la crainte du Seigneur (Is., 11, 3).).

 

Conclusion. — La crainte chaste ou filiale du Seigneur est un don de l’Esprit-Saint par lequel nous révérons Dieu volontairement et nous craignons de nous séparer de lui.

Il faut répondre qu’il y a plusieurs sortes de crainte, comme nous l’avons vu (art. 2). Il y a la crainte humaine (La crainte humaine ou mondaine ne peut être un don de Dieu, puisqu’elle est toujours mauvaise.) qui, comme le dit saint Augustin (Lib. de grat. et lib. arbit., chap. 18), n’est pas un don de Dieu. C’est cette crainte qui a fait nier le Christ par saint Pierre. La crainte qui vient de Dieu c’est celle dont il est dit (Matth., 10, 28) : Craignez celui qui peut jeter dans l’enfer l’âme et le corps. On ne doit cependant pas compter la crainte servile parmi les sept dons de l’Esprit-Saint, quoiqu’elle vienne de lui (La crainte servile vient de Dieu, parce qu’elle ébranle utilement le pécheur et le dispose à la pénitence, comme l’a défini le concile de Trente (sess. 6, chap. 6, et sess. 14, chap. 4).), parce que comme l’observe saint Augustin (Lib. de nat. et grat., chap. 57) elle peut être accompagnée de la volonté de pécher (Elle conserve toujours un certain attachement au péché, puisque sans la crainte du châtiment, elle le commettrait.), tandis que les dons de l’Esprit-Saint ne peuvent exister avec cette volonté, puisqu’ils n’existent pas sans la charité, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 68, art. 5). D’où il résulte que la crainte de Dieu qu’on compte parmi les sept dons de l’Esprit-Saint est la crainte filiale ou chaste (La crainte filiale étant inspirée par l’amour ne fait qu’accroître et fortifier l’espérance). En effet nous avons dit (1a 2æ, quest. 68, art. 1 et 3) que les dons de l’Esprit-Saint sont des perfections habituelles des puissances de l’âme qui les disposent à bien recevoir l’impulsion de l’Esprit-Saint, comme les vertus morales rendent les puissances appétitives dociles à la raison. Or, pour qu’une chose soit mue aisément par un moteur, il est nécessaire d’abord qu’elle lui soit soumise et qu’elle ne lui résiste pas, parce que la résistance du mobile à l’égard du moteur empêche le mouvement. C’est ce que produit la crainte filiale ou chaste, puisqu’elle nous fait craindre Dieu et tout ce qui pourrait nous séparer de lui. C’est pourquoi la crainte filiale tient le premier rang parmi les dons de l’Esprit-Saint, en suivant l’ordre ascendant, et elle se trouve au dernier en suivant l’ordre opposé, comme l’observe saint Augustin (Lib. de serm. Dom. in mont., liv. 1, chap. 4).

La réponse au cinquième argument est par là même évidente.

 

Article 10 : La crainte diminue-t-elle à mesure que la charité augmente ?

 

Objection N°1. Il semble que la crainte diminue à mesure que la charité augmente. Car saint Augustin dit (Tract. 9, Sup. 1 Canon. Joan.) : La crainte est d’autant plus faible que la charité est plus grande.

Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin parle en cet endroit de la crainte de la peine.

 

Objection N°2. Quand l’espérance augmente, la crainte diminue. Or, l’espérance augmente à mesure que la charité augmente elle-même, comme nous l’avons vu (quest. 17, art. 8). Donc la crainte diminue à mesure que la charité augmente.

Réponse à l’objection N°2 : La crainte de la peine est celle qui diminue à mesure que l’espérance augmente ; mais l’espérance augmentant, la crainte filiale augmente aussi, parce que plus on espère avec certitude obtenir un bien par le secours d’un autre, et plus on craint d’offenser ce dernier ou de se séparer de lui.

 

Objection N°3. L’amour implique union, tandis que la crainte implique séparation. Or, quand l’union augmente, la séparation diminue. Donc quand l’amour de la charité augmente la crainte diminue.

Réponse à l’objection N°3 : La crainte filiale n’implique pas séparation, mais plutôt soumission à celui qu’on craint. Elle craint de se séparer de celui auquel elle est soumise. Cependant elle implique séparation (Cette séparation ne s’entend que de ce qui est contraire à l’union du sujet qui aime avec l’objet aimé, ou si elle se rapporte à l’objet aimé, elle n’a d’autre but que d’établir une distinction entre le sujet et l’objet, laquelle est toute en faveur de ce dernier.) d’une certaine manière, en ce sens qu’elle n’a pas la présomption de s’égaler à celui qu’elle révère, mais qu’elle lui est soumise. Cette séparation existe d’ailleurs dans la charité elle-même, en ce sens que nous aimons Dieu plus que nous et plus que toutes choses. Par conséquent, l’amour de la charité, en se développant, ne diminue pas le respect de la crainte, mais l’augmente.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quest. 36) que la crainte de Dieu est non seulement le commencement, mais encore le perfectionnement de la sagesse qui nous fait aimer Dieu par-dessus toutes choses et notre prochain comme nous-mêmes.

 

Conclusion. — A mesure que la charité croit, la crainte filiale et chaste croit aussi ; mais la crainte servile, en ce qui regarde la servilité, s’évanouit complètement quand la charité arrive ; pour la crainte de la peine elle s’affaiblit peu à peu à mesure que la charité grandit.

Il faut répondre qu’il y a deux sortes de crainte, comme nous l’avons dit (art. 4) ; il y a la crainte filiale par laquelle on craint d’offenser son père ou d’être séparé de lui, et il y a la crainte servile par laquelle on redoute le châtiment. Or, il est nécessaire que la crainte filiale augmente à mesure que la charité augmente elle-même, comme l’effet augmente en proportion de la cause. Car plus on aime quelqu’un et plus on craint de l’offenser et d’être séparé de lui. Mais la crainte servile est totalement détruite quant à la servilité, lorsque la charité arrive ; toutefois la crainte de la peine reste substantiellement, comme nous l’avons dit (art. 6 huj. quæst.). Cette crainte diminue à mesure que la charité augmente, surtout par rapport à l’acte ; car plus on aime Dieu, et moins on craint la peine, et cela pour deux raisons. La première c’est qu’on est moins attaché à son bien propre auquel la peine est contraire ; la seconde c’est que plus on aime Dieu et plus on espère en être récompensé, par conséquent moins on craint ses châtiments.

 

Article 11 : La crainte subsiste-t-elle dans le ciel ?

 

Objection N°1. Il semble que la crainte ne subsiste pas dans le ciel. Car il est dit (Prov., 1, 33) : Qu’on jouira d’une abondance de biens, sans craindre aucun mal ; ce qui s’entend de l’homme qui jouit de la sagesse dans la béatitude éternelle. Or, toute crainte se rapporte à un mal quelconque, puisque le mal est l’objet de la crainte, comme nous l’avons dit (art. 2 et 5 et 1a 2æ, quest. 42, art. 1). Dans le ciel il n’y aura donc plus de crainte.

Réponse à l’objection N°1 : Dans le passage cité on dit que les bienheureux n’ont pas cette crainte mêlée d’inquiétude, qui se précautionne contre le mal, mais il ne s’agit pas de la crainte pleine de sécurité dont parle saint Augustin (loc. cit.).

 

Objection N°2. Les hommes seront dans le ciel conformes à Dieu, d’après ces paroles de saint Jean (1 Jean, 3, 2) : Quand il apparaîtra, nous lui ressemblerons. Or, Dieu ne craint rien. Donc dans le ciel les hommes n’auront également aucune crainte.

Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 9), les mêmes choses sont semblables et tout à la fois dissemblables à Dieu ; semblables en ce qu’elles imitent d’une manière contingente ce qui n’est pas imitable ; c’est-à-dire en ce qu’elles imitent, autant qu’elles le peuvent, Dieu, qu’on ne peut imiter parfaitement ; dissemblables en ce qu’elles sont les effets bornés d’une cause infinie, et que par conséquent elles en sont à une distance incomparable. Ainsi de ce que la crainte ne convient pas à Dieu, parce qu’il n’a pas de supérieur à qui il soit soumis, il ne faut donc pas en conclure qu’elle ne convient pas aux bienheureux, dont la béatitude consiste dans une parfaite soumission à leur auteur.

 

Objection N°3. L’espérance est plus parfaite que la crainte, puisqu’elle se rapporte au bien, tandis que la crainte se rapporte au mal. Or, l’espérance n’existera plus dans le ciel. Donc la crainte n’y existera pas non plus.

Réponse à l’objection N°3 : L’espérance implique un défaut, la possession future de la béatitude, et ce défaut est détruit par la possession même de cette béatitude (L’imperfection que l’espérance implique n’est pas compatible avec la béatitude ; car on ne peut plus attendre comme à venir ce que l’on possède. Au lieu que la crainte implique une imperfection qui est dans la nature même de la créature, à savoir son éloignement infini de Dieu ; et cette imperfection doit nécessairement exister dans le ciel.), tandis que la crainte implique un défaut naturel à la créature qui fait qu’elle est infiniment éloignée de Dieu. Ce défaut existera toujours dans le ciel, et c’est pour cela que la crainte n’y sera pas absolument détruite.

 

Mais c’est le contraire. Il est écrit (Ps. 18, 10) : La crainte du Seigneur est sainte, elle subsiste dans tous les siècles.

 

Conclusion. — La crainte servile ou la crainte de la peine ne peut exister dans le ciel d’aucune manière, puisqu’on y jouit de la béatitude avec sécurité et pour jamais.

Il faut répondre que la crainte servile ou la crainte de la peine n’existera d’aucune manière dans le ciel. Car cette crainte est détruite par la sécurité de la béatitude éternelle, qui est de l’essence même de cette béatitude, comme nous l’avons dit (quest. 18, art. 3, et 1a 2æ, quest. 5, art. 4). Mais quant à la crainte filiale, puisqu’elle augmente à mesure que la charité augmente elle-même, elle sera parfaite une fois que la charité le sera également. Par conséquent, elle ne produira pas dans le ciel absolument les mêmes actes que ceux qu’elle produit maintenant. Pour rendre ceci évident il est à remarquer que l’objet propre de la crainte est le mal qui peut nous arriver, comme l’objet propre de l’espérance est le bien que nous pouvons acquérir. Et puisque le mouvement de la crainte est une sorte de fuite, la crainte implique la fuite d’un mal grave, mais possible. Car les maux de peu d’importance n’inspirent pas de crainte. Or, comme le bien d’une chose consiste en ce qu’elle soit à sa place, de même le mal d’un être consiste en ce qu’il soit hors de son rang. Par conséquent, l’ordre assigné à la créature raisonnable la plaçant au-dessous de Dieu et au-dessus des autres créatures, il s’ensuit que c’est un mal pour l’être raisonnable de se soumettre par l’amour aux êtres qui sont au-dessous de lui, et que c’est aussi un mal de ne pas se soumettre à Dieu, mais de s’élever avec présomption contre lui ou de le mépriser. La créature raisonnable considérée dans sa nature peut tomber dans ce mal en vertu de la flexibilité naturelle de son libre arbitre, mais ce mal n’est pas possible pour les bienheureux qui sont arrivés à la perfection de la gloire. Ainsi, à l’égard du mal, qui consiste dans un défaut de soumission à Dieu, la fuite n’existera pas dans le ciel, parce que cette fuite, qui est possible à la nature, est impossible à la béatitude ; mais on peut fuir ce mal ici-bas, où il est tout à fait possible (Ainsi une première différence qu’il y a entre la crainte filiale ici-bas et cette même crainte dans le ciel, c’est qu’une fois arrivé à la gloire on n’a plus à craindre d’être séparé de Dieu par le péché.). C’est pourquoi saint Grégoire, expliquant ce passage de Job (26, 11) : Les colonnes du ciel frémissent, et il les fait trembler au moindre clin d’œil, dit : « Les esprits célestes qui regardent le Seigneur sans cesse tremblent en le contemplant ; mais ce tremblement, loin d’être pour eux une peine, n’est pas le sujet de la crainte, mais de l’admiration, » parce qu’ils admirent Dieu, comme étant au-dessus d’eux et incompréhensible (Cette crainte est produite en eux par un double sentiment, qui résulte  d’une part de la toute-puissance et de l’infinité de Dieu, et de l’autre de leur propre faiblesse.). Saint Augustin explique aussi de cette manière la crainte qui existe dans le ciel, quoiqu’il laisse la question dans le doute (De civ., liv. 14, chap. 9) : « Quant à cette crainte chaste, dit-il, qui demeure dans le siècle du siècle, si elle continue dans le siècle futur (et comment entendre autrement le siècle du siècle), ce n’est pas la crainte qui redoute le mal qui peut arriver, mais celle qui affermit dans le bien qu’on ne peut perdre. En effet, dès lors que l’amour du bien qu’on possède est immuable, la crainte du mal à éviter est, si l’on peut s’exprimer ainsi, pleine de sécurité. Car l’expression de crainte chaste désigne en effet l’impossibilité future de vouloir le péché, et non l’inquiétude de la faiblesse qui craint de le commettre, mais la tranquillité de l’amour qui est assuré de l’éviter. Ou bien si, dans le ciel, il ne peut y avoir aucune crainte absolument d’aucune espèce, peut-être la crainte qui, d’après l’Ecriture, demeure dans le siècle du siècle, exprime-t-elle l’éternelle récompense où la crainte nous conduit.

 

Article 12 : La pauvreté d’esprit est-elle la béatitude qui répond au don de crainte ?

 

Objection N°1. Il semble que la pauvreté d’esprit ne soit pas une béatitude qui réponde au don de crainte. Car la crainte est le commencement de la vie spirituelle, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 7), tandis que la pauvreté appartient à la perfection de cette même vie, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 9, 21) : Si vous voulez être parfait, allez et vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres. La pauvreté d’esprit ne répond donc pas au don de crainte.

Réponse à l’objection N°1 : La béatitude étant un acte de la vertu parfaite, toutes les béatitudes appartiennent à la perfection de la vie spirituelle. Le principe de cette perfection paraît être le mépris des biens terrestres que l’on sacrifie pour tendre à la participation parfaite des biens spirituels ; c’est ainsi que la crainte tient le premier rang parmi les dons. Mais la perfection ne consiste pas dans l’abandon des biens temporels ; c’est la voie qui y mène (L’abandon des biens temporels n’étant qu’un moyen, c’est pour cela que la pauvreté d’esprit considérée comme béatitude n’appartient pas à cet abandon, mais à la crainte filiale, qui a pour compagne la perfection de la sagesse.), au lieu que la crainte filiale, à laquelle la béatitude de la pauvreté répond, existe simultanément avec la perfection de la sagesse, comme nous l’avons dit (art. 7 et 10).

 

Objection N°2. Il est dit (Ps. 118, 120) : Percez mes chairs de votre crainte. D’après ces paroles il semble qu’il appartienne à la crainte de réprimer la chair. Or, la répression de la chair semble surtout appartenir à la béatitude des larmes ; par conséquent cette béatitude répond plutôt au don de crainte que la béatitude de la pauvreté.

Réponse à l’objection N°2 : La glorification déréglée de l’homme, considérée soit en lui-même, soit dans les autres choses, est plus directement contraire à sa soumission envers Dieu, qui est le fruit de la crainte filiale, que la délectation extérieure, qui est cependant opposée à la crainte par manière de conséquence ; parce que celui qui craint Dieu et qui lui est soumis ne se délecte pas dans des choses qui sont autres que Dieu (Il ne se délecte qu’en Dieu, et dans les choses de Dieu, et par suite, il n’a que du dégoût pour les choses du monde. C’est ce qui fait que la crainte filiale arrive par voie de conséquence à la béatitude des larmes.). Toutefois la délectation ne se rapporte pas à ce qui est difficile comme la gloire, et c’est ce qui est difficile qui est l’objet de la crainte. C’est pourquoi la béatitude de la pauvreté répond directement à la crainte, tandis que la béatitude des larmes ne s’y rapporte que par manière de conséquence.

 

Objection N°3. Le don de crainte répond à la vertu d’espérance, comme nous l’avons dit (art. 9, réponse N°1). Or, c’est surtout la dernière béatitude qui paraît répondre à l’espérance. Elle est ainsi conçue : Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés les enfants de Dieu. Et l’Apôtre dit (Rom., 5, 2) : Nous nous glorifions dans l’espérance de la gloire des enfants de Dieu. Donc cette béatitude répond au don de crainte plutôt que la pauvreté d’esprit.

Réponse à l’objection N°3 : L’espérance implique le mouvement selon qu’il se rapporte au terme vers lequel on tend, tandis que la crainte implique plutôt le mouvement d’après lequel on s’éloigne du point de départ. C’est pourquoi la dernière béatitude, qui est le terme de la perfection spirituelle, répond parfaitement à l’espérance comme étant son dernier objet, tandis que la première béatitude, qui consiste à s’éloigner des choses extérieures qui sont un obstacle à la soumission envers Dieu, répond parfaitement à la crainte (Renoncer aux créatures pour s’attacher à Dieu : Declina à malo et fac bonum, voilà la marche de la vie spirituelle.).

 

Objection N°4. Nous avons dit (1a 2æ, quest. 70, art. 2) que les fruits répondent aux béatitudes. Or, parmi les fruits on ne trouve rien qui réponde au don de crainte. Par conséquent il n’y a rien non plus dans les béatitudes qui y réponde.

Réponse à l’objection N°4 : Parmi les fruits, ceux qui consistent à faire un usage modéré ou à s’abstenir des choses temporelles, paraissent convenir au don de crainte (Parce que la crainte filiale nous porte à renoncer à toutes les choses extérieures, pour que nous nous attachions exclusivement à Dieu autant que nous le pouvons.) ; telles sont la modestie, la continence et la chasteté.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de serm. Dom., liv. 1, chap. 4) : La crainte du Seigneur convient aux humbles dont il est dit : Bienheureux les pauvres d’esprit.

 

Conclusion. — Il est certain que la pauvreté d’esprit appartient à ceux qui se soumettent volontairement à Dieu avec une crainte filiale.

Il faut répondre que la pauvreté d’esprit répond à la crainte, à proprement parler. En effet, puisqu’il appartient à la crainte filiale de témoigner à Dieu du respect et de lui être soumis, ce qui est la conséquence de cette soumission appartient au don de crainte. Or, par là même qu’un individu se soumet à Dieu, il cesse de chercher à se glorifier en lui-même ou dans un autre que Dieu ; car ce sentiment répugnerait à la soumission parfaite envers Dieu. C’est ce qui fait dire au Psalmiste (Ps. 19, 8) : Que ceux-là se confient dans leurs chariots et ceux-ci dans leurs chevaux ; pour nous, nous aurons recours à l’invocation du nom du Seigneur notre Dieu. C’est pourquoi du moment où quelqu’un craint Dieu parfaitement, il s’ensuit qu’il ne cherche pas à se glorifier en lui-même par l’orgueil, ni dans les biens extérieurs tels que les honneurs et les richesses ; ces deux choses appartiennent l’une et l’autre à la pauvreté d’esprit (Ainsi ces expressions ont une double signification. Elles peuvent désigner l’humilité, qui renonce à son propre sentiment, pour suivre les pensées de ceux qu’elle considère comme au-dessus d’elle, ou elles peuvent indiquer l’esprit de pauvreté, qui consiste dans le détachement des richesses.), soit qu’on entende par là le dépouillement de l’esprit d’enflure et d’orgueil avec saint Augustin (loc. cit.), soit qu’on l’applique au mépris des choses temporelles qui est le fait de l’esprit, c’est-à-dire de la volonté propre mue par l’inspiration de l’Esprit-Saint, selon le sentiment de saint Ambroise (liv. 7, in Luc.), et de saint Jérôme (in Matth, circ. princ.).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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