Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 22 : Des préceptes qui se rapportent à l’espérance
et à la crainte
Nous avons
à nous occuper en dernier lieu des préceptes qui regardent l’espérance et la
crainte. — A ce sujet deux questions se présentent. Nous traiterons : 1° Des
préceptes qui regardent l’espérance. — 2° Des préceptes qui regardent la
crainte. (L’Ecriture dit (Deut., 4, 10) : Faites assembler tout le peuple devant moi,
afin qu’il entende mes paroles, et qu’il apprenne à me craindre tout le
temps ; (ibid., 10, 20) : Vous craindrez le Seigneur votre Dieu, et
vous ne servirez que lui seul ; (ibid., 17, 19) : il en lira tous les jours de sa vie, pour apprendre à craindre le
Seigneur son Dieu ; (Jos.,
24, 14) : Craignez le Seigneur et
servez-le.)
Article 1 : Etait-il
à propos d’établir quelque précepte à l’égard de l’espérance ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne devait établir aucun
précepte qui eût rapport à l’espérance. Car ce que l’on peut faire suffisamment
au moyen d’une seule chose, il n’est pas nécessaire d’en employer une seconde
pour le produire. Or, l’homme est suffisamment porté par son inclination naturelle
à espérer le bien. Il n’était donc pas nécessaire qu’il y fût encore obligé par
un précepte de la loi.
Réponse à l’objection N°1 :
La nature nous porte suffisamment à espérer le bien qui lui est proportionné,
mais pour espérer le bien surnaturel il a fallu que l’homme y fût porté par
l’autorité de la loi divine ; tantôt par des promesses, tantôt par des
avertissements ou des préceptes. Toutefois relativement aux choses vers
lesquelles la raison naturelle nous porte, comme les actes des vertus morales,
il a été nécessaire que la loi divine établit des préceptes pour affermir nos
résolutions, et surtout parce que la raison naturelle de l’homme a été
obscurcie par les convoitises du péché (Ce qui revient à la pensée de saint
Thomas sur la révélation en général, quand il dit qu’elle a été nécessaire, non
seulement pour nous faire connaître les vérités surnaturelles, mais encore les
vérités de l’ordre naturel que la raison n’aurait pu par elle-même conserver (1a
pars, quest. 1, art. 1).).
Objection N°2. Puisque les
préceptes ont pour objet les actes des vertus, les principaux préceptes doivent
se rapporter aux actes des principales vertus. Or, les trois vertus
théologales, la foi, l’espérance et la charité, sont les vertus les plus
importantes. Par conséquent, puisque les principaux préceptes de la loi sont
les préceptes du Décalogue auxquels tous les autres reviennent, comme nous
l’avons dit (1a 2æ, quest. 100, art. 3), il semble que
s’il y avait quelque précepte à l’égard de l’espérance, il devrait se trouver
dans le Décalogue. Et puisque le Décalogue n’en renferme pas, il s’ensuit qu’il
ne doit pas y en avoir dans la loi.
Réponse à l’objection N°2 :
Les préceptes du Décalogue appartiennent à la loi primitive. C’est pourquoi
parmi ces préceptes on n’a pas dû en établir qui se rapportent à l’espérance
(Parce que les premiers préceptes de la loi supposent la foi et l’espérance
pour fondements.). Il a suffi d’exciter à cette vertu par quelques promesses,
comme on le voit dans le premier et le quatrième commandement.
Objection N°3. C’est la même
raison qui fait ordonner un acte de vertu et défendre l’acte du vice opposé.
Or, on ne trouve pas de précepte qui défende le désespoir qui est contraire à
l’espérance. Il semble donc qu’à l’égard de l’espérance il n’ait pas été
convenable d’établir des préceptes.
Réponse à l’objection N°3 :
A l’égard des choses que l’homme est tenu d’observer à titre de devoir, il
suffit de donner un précepte affirmatif sur ce que l’on doit faire ; par là
même on comprend ce que l’on doit éviter, et il n’est pas nécessaire de le
défendre. Ainsi il y a un précepte qui oblige à honorer les parents, mais il
n’y en a pas qui défendent de leur manquer de respect,
à moins qu’on ne considère comme un précepte prohibitif la peine portée dans la
loi contre ceux qui commettent ce crime. Parce qu’il est nécessaire au salut de
l’homme d’espérer en Dieu, on a dû l’y engager par l’une des manières que nous
avons énoncées et faire à ce sujet une sorte de précepte affirmatif dans lequel
se trouve comprise la défense du contraire.
Mais c’est le contraire. A
l’occasion de ces paroles de saint Jean : Le
précepte que je vous donne, c’est de vous aimer les uns les autres, saint
Augustin dit (Tract. 83 in Joan.) :
Combien avons-nous reçu de préceptes sur la foi ! combien
sur l’espérance ! Donc il était convenable qu’il y eût des préceptes à l’égard
de cette dernière vertu.
Conclusion. — Il a été nécessaire
avant la loi d’établir par manière de promesse des préceptes sur l’espérance
pour porter les hommes à l’observation de la loi, et après la loi il a fallu
renouveler ces mêmes préceptes par manière d’ordre ou d’admonition pour que les
hommes observent la loi avec le plus grand soin.
Il faut répondre que dans
l’Ecriture sainte on trouve deux sortes de préceptes ; les uns sont de la
substance de la loi et les autres en sont le préambule. Les préceptes qui
servent de préliminaire à la loi sont ceux sans lesquels la loi ne peut
exister. Tels sont les préceptes qui regardent l’acte de foi et l’acte
d’espérance ; parce que par l’acte de foi l’esprit de l’homme est porté à
connaître l’auteur de la loi, c’est-à-dire celui à qui il doit se soumettre, et
par l’espoir de la récompense l’homme est excité à en observer les préceptes.
Les préceptes qui sont de la substance de la loi, ce sont ceux qui sont imposés
à l’homme déjà soumis et disposé à obéir et qui ont pour objet la sainteté de
la vie. C’est pour cette raison que ces préceptes sont exprimés dans la
législation elle-même sous la forme d’un ordre. Les préceptes qui regardent
l’espérance et la foi ne devaient pas être exprimés de cette manière, parce que
si l’homme n’avait pas préalablement la foi et l’espérance, ce serait en vain
qu’on lui donnerait une loi. Par conséquent, comme le précepte de la foi a été
exposé sous forme de récit et de mémorial, ainsi que nous l’avons dit (quest. 16,
art. 1), de même le précepte de l’espérance a dû être exprimé dans la
législation primitive par manière de promesse. Car celui qui promet des
récompenses à ceux qui obéissent excite par là même à l’espérance ; d’où il
résulte que toutes les promesses renfermées dans la loi sont autant de motifs
d’espérance. Mais, comme après qu’une loi a été établie, il appartient aux
sages d’exciter non seulement les bommes à en observer les préceptes, mais
encore et à plus forte raison à en conserver les fondements, c’est pour ce
motif qu’une fois que la loi fut promulguée, on trouve dans l’Ecriture une
multitude de passages qui portent l’homme à espérer non seulement par manière
de promesse, mais encore par manière d’avertissement ou de précepte ; comme on
le voit par ces paroles du Psalmiste (Ps.
61, 9) : Espérez en lui, vous tous qui
composez l’assemblée de son peuple, et par beaucoup d’autres passages
semblables ((Ps. 30, 25) : Agissez avec courage, et que votre cœur
s’affermisse, vous tous qui espérez au Seigneur ; (Ps. 36, 3) : Espère au Seigneur, et fais le bien ; (Os., 12, 6) : Garde la
miséricorde et la justice, et espère toujours en ton Dieu.).
Article 2 : Etait-il
à propos qu’il y eût quelque précepte à l’égard de la crainte ?
Objection
N°1. Il semble qu’il ne devait pas y avoir de
précepte dans la loi à l’égard de la crainte. Car la crainte de Dieu a pour
objet ce qui sert de préliminaire à la loi, puisqu’elle est le commencement de la sagesse. Or, les
choses qui servent de préliminaires à la loi ne tombent pas sous les préceptes
de la loi elle-même. Il ne doit donc pas y avoir dans la loi de précepte au
sujet de la crainte.
Réponse à l’objection N°1 :
La crainte filiale est un préliminaire à la loi, non comme une chose
extrinsèque, mais comme étant le principe de la loi, et il en est de même de
l’amour. C’est pourquoi il y a sur la crainte et sur l’amour des préceptes qui
sont en quelque sorte les principes généraux de toute la loi (Le sage résume
ainsi toute la loi (Ecclésiaste, 12,
13) : Crains Dieu et observe ses
commandements.).
Objection N°2. En posant la cause
on pose l’effet. Or, l’amour est la cause de la crainte ; car toute crainte
procède d’un amour quelconque, comme dit saint Augustin (Quæst., liv. 83, quest. 33). Donc en établissant le précepte de l’amour,
il aurait été superflu de faire un précepte à l’égard de la crainte.
Réponse à l’objection N°2 :
La crainte filiale vient de l’amour, comme les autres bonnes œuvres qui sont le
fruit de la charité. C’est pourquoi, comme après le précepte de la charité il y
a des préceptes sur les autres actes de vertu, de même il y a aussi des
préceptes qui se rapportent simultanément à la crainte et à l’amour de la
charité. C’est ainsi que dans les sciences démonstratives il ne suffit pas
d’établir les premiers principes, si l’on n’établit en même temps les
conclusions qui en découlent d’une manière prochaine ou éloignée.
Objection N°3. La présomption est
contraire à la crainte d’une certaine manière. Or, il n’y a pas dans la loi de
prohibition qui regarde la présomption. Il semble donc qu’il ne doive pas y en
avoir non plus à l’égard de la crainte.
Réponse à l’objection N°3 :
L’exhortation à la crainte suffit pour exclure la présomption, comme
l’exhortation à l’espérance suffit pour exclure le désespoir, comme nous
l’avons dit (art. préc., réponse N°3).
Mais c’est le contraire. Il est
écrit (Deut., 10, 12) : Maintenant, Israël, qu’est- ce que le Seigneur votre Dieu demande de
vous, sinon que vous craigniez le Seigneur votre Dieu. Or, Dieu exige de
nous ce qu’il nous ordonne d’observer. Donc la crainte de Dieu est l’objet d’un
précepte.
Conclusion. — Comme il a fallu
établir des préceptes à l’égard de l’espérance, de même il a fallu en établir à
l’égard de la crainte filiale et de la crainte servile.
Il faut répondre qu’il y a deux sortes de crainte, la
crainte servile et la crainte filiale. Comme on est porté à observer les préceptes
de la loi par l’espérance des récompenses, de même on est porté à les observer
par la crainte des châtiments, et cette crainte est la crainte servile. Et
comme, d’après ce que nous avons dit (art. préc.), on
n’a pas dû établir dans la loi de précepte positif à l’égard de l’espérance,
mais qu’on a dû y porter les hommes par des promesses ; de même on n’a pas dû
donner de précepte formel à l’égard de la crainte qui a pour objet le châtiment
; mais on a dû y engager les hommes par des menaces. C’est ce qui a été fait
dans les préceptes mêmes du Décalogue et ensuite par voie de conséquence dans
les préceptes secondaires de la loi. Et comme les sages et les prophètes qui
avaient pour mission d’affermir les hommes dans l’observance de la loi, leur
ont enseigné l’espérance par manière d’avertissement ou de précepte, de même
ils leur ont inspiré la crainte. — Quant à la crainte filiale qui témoigne à
Dieu du respect, elle appartient en quelque sorte à l’amour divin, et elle est
le principe de toutes les choses que le respect envers Dieu nous fait observer.
C’est pourquoi il y a dans la loi des préceptes sur la crainte filiale, comme
il y en a sur l’amour, parce que l’un et l’autre servent de préliminaire aux
actes extérieurs que la loi ordonne et auxquels se rapportent les préceptes du
Décalogue. C’est pour cette raison que la loi exige de l’homme la crainte pour
marcher dans la voie du Seigneur en l’honorant et pour l’aimer.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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