Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 24 : Du sujet de la charité

 

            Après avoir considéré la charité en elle-même, nous devons l’examiner par rapport à son sujet. — A cet égard douze questions se présentent : 1° La charité existe-t-elle dans la volonté comme dans son sujet ? — 2° Est-elle produite dans l’homme par des actes antérieurs ou par l’infusion de la grâce divine ? (Cet article est l’explication de ces paroles de l’Apôtre (Rom., 5, 5) : L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit-Saint.) — 3° Est-elle infuse selon la capacité des facultés naturelles ? (Le sentiment de saint Thomas sur cette question n’est que le développement de la doctrine du concile de Trente (sess. 6, chap. 7) : Verè justi nominamur et sumus, justitiam in nobis recipientes, unusquisque suam secundum mensuram quam Spiritus sanctus partitur singulis, prout vult.) — 4° S’augmente-t-elle dans celui qui la possède ? (Cet article est une réfutation de l’erreur de Jovinien, qui prétendait que les mérites des hommes sont tous égaux, et qui niait par conséquent la possibilité de tout progrès spirituel.) — 5° S’accroît-elle par addition ? — 6° Tout acte, quel qu’il soit, l’augmente-t-il ? (Tout acte de charité mérite un accroissement de cette vertu de condigno. C’est ce que le concile de Trente a défini (sess. 6, chap. 32) : Si quis dixerit justificatum bonis operibus quæ ab eo per Dei gratiam et Jesu Christi meritum fiunt, non verè mereri augmentum gratiæ… anathema sit.) — 7° S’augmente-t-elle indéfiniment ? (Les bégards et les béguins disaient qu’il y avait pour la charité un terme au delà duquel l’homme ne pouvait aller. Le contraire a été défini au concile de Vienne par le pape Clément V (Clementina ad nostrum) et au concile de Trente (sess. 6, chap. 10) : Hoc justitiæ incrementum petit Ecclesia, cum orat : Da nobis fidei, spei et charitatis augmentum.) — 8° La charité, ici-bas, peut-elle être parfaite ? (Cet article détermine le sens dans lequel nous devons entendre ces passages de l’Ecriture : Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour est parfait en nous (1 Jean, 4, 12) ; Soyez donc parfaites vous autres comme votre Père céleste est parfait (Matth., 5, 48).) — 9° Des divers degrés de la charité. — 10° La charité peut-elle s’affaiblir ? (Le sentiment de saint Thomas sur cette question est l’opinion commune des théologiens.) — 11° Peut-on perdre la charité une fois qu’on l’a possédée ? (Cet article est une réfutation de Jovinien, des bégards et des béguins, qui ont été condamnés au concile de Vienne, et de l’erreur de Calvin, contre lequel le concile de Trente a porté ce décret (sess. 6, can. 23) : Si quis hominem semel justificatione dixerit ampliùs peccare non posse, neque gratiam amittere, atque ideò eum qui labitur et peccat nunquam verè fuisse justificatum… anathema sit.) — 12° La perd-on par un seul acte de péché mortel ? (Le concile de Trente a ainsi défini qu’il ne fallait qu’un seul péché mortel pour perdre la charité (sess. 6, can. 15) : Asserendum est, non modo infidelitate per quam et ipsa fides amittitur, sed etiam quocumque alio mortali peccato, quamvis non amittatur fides, acceptam justificationis gratiam amitti.)

 

Article 1 : La volonté est-elle le sujet de la charité ?

 

Objection N°1. Il semble que la volonté ne soit pas le sujet de la charité. Car la charité est un amour, et l’amour réside dans l’appétit concupiscible, d’après Aristote (Top., liv. 2, chap. 3). Donc la charité existe aussi dans le concupiscible et non dans la volonté.

Réponse à l’objection N°1 : Le concupiscible est une partie de l’appétit sensitif, mais non de l’appétit intelligentiel, comme nous l’avons montré (1a, quest. 81, art. 2). Par conséquent l’amour qui réside dans le concupiscible est l’amour du bien sensible. Mais le concupiscible ne peut pas s’étendre au bien divin qui est intelligible ; il n’y a que la volonté qui puisse l’atteindre. C’est pourquoi le concupiscible ne peut pas être le sujet de la charité.

 

Objection N°2. La charité est la principalissime (Nous conservons cette expression qui appartient à la terminologie péripatéticienne (Voy. l’introd. de Porphyre aux catégories, § 23).) des vertus, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 6). Or, le sujet de la vertu est la raison. Il semble donc que la charité existe dans la raison et non dans la volonté.

Réponse à l’objection N°2 : La volonté, d’après Aristote (De animâ, liv. 3, text. 42), existe aussi dans la raison. Par conséquent de ce que la charité existe dans la volonté, elle n’est pas étrangère à cette faculté. Toutefois la charité n’est pas réglée par la raison (La charité étant une vertu surnaturelle, ne peut avoir pour règle la raison, qui est une faculté naturelle ; il faut qu’elle soit réglée par la sagesse divine, afin qu’il y ait homogénéité entre la règle et la chose réglée.), comme les vertus humaines ; mais elle est réglée par la sagesse de Dieu et elle surpasse la règle de la raison humaine, d’après ces paroles de l’Apôtre (Eph., 3, 19) qui dit que la charité du Christ surpasse toute science. Elle n’existe donc pas dans la raison comme dans son sujet à la manière de la prudence, ni comme dans son principe régulateur à la manière de la justice ou de la tempérance, elle y existe seulement par l’affinité qu’il y a entre la raison et la volonté.

 

Objection N°3. La charité s’étend à tous les actes humains, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 16, 14) : Faites tout ce que vous faites dans la charité. Or, le principe des actes humains est le libre arbitre. Il semble donc que la charité réside surtout dans le libre arbitre, comme dans son sujet, et non dans la volonté.

Réponse à l’objection N°3 : Le libre arbitre n’est pas une autre puissance que la volonté, comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 83, art. 4). Cependant la charité n’existe pas dans la volonté, selon la nature du libre arbitre, dont l’acte consiste dans le choix ou l’élection. Car l’élection porte sur les moyens et la volonté a pour objet la fin elle-même, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 2). Par conséquent on doit dire que la charité dont l’objet est la fin dernière réside dans la volonté plutôt que dans le libre arbitre.

 

Mais c’est le contraire. L’objet de la charité est le bien qui est aussi l’objet de la volonté. Donc la charité existe dans la volonté comme dans son sujet.

 

Conclusion. — Puisque l’objet de la charité n’est pas le bien sensible, mais le bien divin, son sujet n’est pas l’appétit sensitif, mais l’appétit intelligentiel qu’on appelle la volonté.

Il faut répondre que puisqu’il y a deux sortes d’appétit, l’appétit sensitif et l’appétit intelligentiel qu’on appelle la volonté, comme nous l’avons vu (1a, quest. 80, art. 2), ils ont l’un et l’autre pour objet le bien, mais sous divers rapports. Car l’objet de l’appétit sensitif est le bien perçu par les sens ; tandis que l’objet de l’appétit intelligentiel ou de la volonté est le bien considéré en général, tel que l’intellect le perçoit. Or, l’objet de la charité n’est pas le bien sensible, mais le bien divin que l’intellect seul connaît. C’est pourquoi le sujet de la charité n’est pas l’appétit sensitif, mais l’appétit intelligentiel, c’est-à-dire la volonté.

 

Article 2 : La charité est-elle produite en nous par infusion ?

 

Objection N°1. Il semble que la charité ne soit pas produite en nous par infusion. Car ce qui est commun à toutes les créatures existe naturellement dans les hommes. Or, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4), le bien divin, qui est l’objet de la charité, excite la dilection et l’amour de tous les êtres. Donc la charité existe en nous naturellement et non par infusion.

Réponse à l’objection N°1 : Saint Denis parle de l’amour de Dieu qui est fondé sur la communication des biens naturels et qui pour ce motif existe naturellement dans tous les êtres ; au lieu que la charité est fondée sur une communication surnaturelle ; par conséquent il n’y a pas de parité.

 

Objection N°2. Plus une chose est aimable et plus il est facile de l’aimer. Or, Dieu est souverainement aimable, parce qu’il est souverainement bon. Donc il est plus facile de l’aimer que d’autres choses, et puisque pour aimer les autres choses nous n’avons pas besoin d’une habitude infuse, il s’ensuit que nous n’en avons pas besoin non plus pour aimer Dieu.

Réponse à l’objection N°2 : Comme Dieu est souverainement intelligible en lui-même, mais qu’il ne l’est pas par rapport à nous, en raison de l’imperfection de notre connaissance qui dépend des choses sensibles ; de même Dieu est souverainement aimable en lui-même, puisqu’il est l’objet de la béatitude, mais il ne l’est pas ainsi par rapport à nous, en raison du penchant que nous avons pour les biens visibles. D’où il est manifeste que pour aimer Dieu par-dessus tout, il est nécessaire que la charité soit infuse dans nos cœurs (D’ailleurs l’objet de la charité étant surnaturel, nous ne pouvons l’atteindre qu’au moyen d’un secours surnaturel, par conséquent il nous faut la grâce.).

 

Objection N°3. Saint Paul dit (1 Tim., 1, 5) : La fin des commandements, c’est la charité qui naît d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincère. Or, ces trois choses appartiennent aux actes humains. Donc la charité est produite en nous par des actes antérieurs, mais non par infusion.

Réponse à l’objection N°3 : Quand on dit que la charité procède en nous d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincère, ceci doit s’entendre de l’acte de la charité qui résulte de ces prémisses. — Ou bien on parle ainsi parce que ces actes disposent l’homme à recevoir l’infusion de la charité. Il en faut dire autant de ces paroles de saint Augustin qui dit que la crainte mène à la charité (Tract. 9 in epist. Joan.), et de ces expressions de la glose (in Matth., chap. 1) qui avance que la foi engendre l’espérance et l’espérance la charité.

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Rom., 5, 5) : L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné.

 

Conclusion. — Puisque la vertu de la charité est fondée sur la communication de la béatitude éternelle, elle n’est ni naturelle, ni acquise par les forces de la nature, mais elle est répandue dans l’âme de l’homme par l’infusion de l’Esprit-Saint.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 1), la charité est une amitié de l’homme avec Dieu fondée sur la communication de la béatitude éternelle. Or, cette communication n’a pas lieu d’après les dons naturels, mais d’après les dons gratuits, parce que, comme le dit l’Apôtre (Rom., 6, 23) : La grâce de Dieu c’est la vie éternelle. Par conséquent la charité surpasse les forces de la nature. Ce qui surpasse les forces de la nature ne peut pas être naturel (Autrement l’effet serait plus grand que la cause.), et les puissances naturelles ne peuvent l’acquérir, parce qu’un effet naturel ne l’emporte pas sur sa cause. Ainsi la charité ne peut pas exister naturellement en nous, elle n’est pas non plus acquise par les forces de la nature, mais par l’infusion de l’Esprit-Saint qui est l’amour du Père et du Fils, dont la participation en nous est la charité créée elle-même, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 2).

 

Article 3 : La charité est-elle infuse selon la capacité des facultés naturelles ?

 

Objection N°1. Il semble que la charité soit infuse selon la capacité des facultés naturelles. Car il est dit (Matth., 25, 15) qu’il a donné à chacun selon sa vertu propre. Or aucune autre vertu que la vertu naturelle n’est antérieure à la charité dans l’homme ; parce que sans la charité il n’y a pas de vertu, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 7). Donc la charité est infuse par Dieu dans l’homme, en raison de l’étendue de la vertu naturelle.

Réponse à l’objection N°1 : La vertu d’après laquelle Dieu décerne à chacun ses dons est la disposition ou la préparation antérieure ou l’effort de celui qui reçoit la grâce (Cette prédisposition est d’ailleurs elle-même l’effet de la volonté de l’Esprit-Saint, et elle est plus ou moins parfaite, selon qu’il agit plus ou moins vivement sur l’âme.). Mais l’Esprit-Saint prévient cette disposition ou cet effort en agissant plus ou moins sur l’esprit de l’homme par la volonté. D’où l’Apôtre dit (Colos., 1, 12) qu’en nous éclairant de la lumière de la foi, Dieu nous a rendus dignes d’avoir part au sort et à l’héritage des saints.

 

Objection N°2. Dans toutes les choses qui sont ordonnées entre elles, la seconde est proportionnée à la première. Ainsi nous voyons que dans l’ordre naturel la forme est proportionnée à la matière, et dans l’ordre des dons gratuits la gloire est proportionnée à la grâce. Or, la charité, par là même qu’elle est la perfection de la nature, est à la capacité naturelle ce que le second est au premier. Il semble donc que la charité soit infuse, selon la capacité des facultés naturelles.

Réponse à l’objection N°2 : La forme ne surpasse pas la proportion de la matière, mais elles sont du même genre. De même la grâce et la gloire se rapportent au même genre, parce que la grâce n’est rien autre chose qu’un commencement de la gloire en nous. Mais la charité et la nature n’appartiennent pas au même genre (La charité est le perfectionnement de la nature, mais elle n’est pas une perfection naturelle.), et c’est pour cela qu’il n’y a pas de parité.

 

Objection N°3. Les hommes et les anges participent à la béatitude sous le même rapport, puisqu’ils ont les uns et les autres la même félicité, comme on le voit (Matth, chap. 22 et Luc, chap. 20). Or, la charité et les autres dons gratuits ont été accordés aux anges en raison de la capacité de leurs facultés naturelles, comme le dit le Maître des sentences (liv. 2, dist. 3). Il semble donc qu’il en soit de même pour les hommes.

Réponse à l’objection N°3 : L’ange est d’une nature intellectuelle, et selon sa condition il lui convient de se porter tout entier vers la chose qu’il embrasse, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 62, art. 6). C’est pourquoi il y a eu dans les anges supérieurs un plus grand effort, soit pour persévérer dans le bien, soit pour tomber dans le mal. D’où il est arrivé que les anges supérieurs qui ont persévéré ont été meilleurs et ceux qui sont tombés sont devenus pires que les autres. Mais l’homme est d’une nature raisonnable à laquelle il convient d’être tantôt en puissance et tantôt en acte. C’est pour ce motif qu’il n’est pas nécessaire qu’il se porte tout entier vers la chose qu’il embrasse ; par conséquent celui qui a le plus de dispositions naturelles peut faire le moins d’effort et réciproquement. Il n’y a donc pas de parité.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean dit (3, 8) : L’Esprit souffle où il veut. Et l’Apôtre ajoute (1 Cor., 12, 2) : C’est un seul et même Esprit qui opère toutes ces choses, distribuant à chacun ses dons selon qu’il lui plait. Par conséquent la charité ne nous est pas donnée selon nos capacités naturelles, mais selon la volonté de l’Esprit qui distribue ses dons.

 

Conclusion. — L’étendue de la charité ne dépend pas de la condition de la nature ou de la capacité naturelle, mais uniquement de la grâce de l’Esprit-Saint qui l’infuse en nous.

Il faut répondre que la quantité d’une chose dépend de sa cause propre, parce que plus une cause est universelle et plus est grand l’effet qu’elle produit. Or, par là même que la charité surpasse les forces de la nature humaine, comme nous l’avons dit (art. préc.), elle ne dépend d’aucune vertu naturelle, mais uniquement de la grâce de l’Esprit-Saint qui la produit en nous. C’est pourquoi l’étendue de la charité ne dépend pas de la condition de la nature ou de la capacité de la vertu naturelle, mais seulement de la volonté de l’Esprit-Saint qui distribue ses dons comme il lui plait. C’est ce qui fait dire à l’Apôtre (Eph., 4, 7) : La grâce a été donnée à chacun de nous, selon la mesure du don du Christ.

 

Article 4 : La charité peut-elle s’accroître ?

 

Objection N°1. Il semble que la charité ne puisse pas s’accroître. Car il n’y a que ce qui est susceptible de quantité qui puisse augmenter. Or, il y a deux sortes de quantité, la quantité matérielle et la quantité virtuelle. La première de ces deux quantités ne convient pas à la charité, puisque la charité est une perfection spirituelle ; la quantité virtuelle s’apprécie d’après les objets. Sous ce rapport la charité ne s’accroît pas, parce que la charité la plus faible embrasse tout ce qu’on doit aimer charitablement. Donc cette vertu ne s’augmente pas.

Réponse à l’objection N°1 : La quantité matérielle n’est pas applicable à la charité, mais seulement la quantité virtuelle qui ne se considère pas seulement d’après le nombre des objets, selon qu’on en aime plus ou moins, mais encore d’après l’intensité de l’acte, selon qu’on aime plus ou moins une chose. C’est de cette dernière manière que la quantité virtuelle de la charité s’augmente.

 

Objection N°2. Ce qui est au terme ne reçoit pas d’augmentation. Or, la charité est au terme, puisqu’elle est la plus grande des vertus, l’amour souverain du bien le plus excellent. Elle ne peut donc s’accroître.

Réponse à l’objection N°2 : La charité est souveraine relativement à son objet, en ce sens que son objet est le souverain bien. D’où il suit qu’elle l’emporte sur les autres vertus ; mais cela ne prouve pas que toute charité soit arrivée au terme le plus élevé par rapport à l’intensité de l’acte (Nous ne pouvons aimer Dieu autant qu’il doit l’être ; c’est pourquoi, quelque grande que soit notre ferveur, elle est toujours susceptible d’accroissement.).

 

Objection N°3. L’accroissement est un mouvement ; par conséquent ce qui s’accroît est mû et ce qui s’accroît essentiellement est mû essentiellement. Or, il n’y a que ce qui se corrompt ou ce qui est engendré qui se meuve essentiellement. Donc la charité ne peut s’accroître essentiellement, à moins qu’elle ne soit engendrée ou qu’elle ne se corrompe ; ce qui répugne.

Réponse à l’objection N°3 : Il y a des auteurs qui ont dit que la charité ne s’accroît pas essentiellement, mais seulement qu’elle s’enracine davantage dans le sujet ou qu’elle est plus fervente. Mais ils ont ignoré la valeur propre des mots. Car puisqu’elle est un accident, son être, c’est sa manière d’être dans le sujet ; par conséquent s’accroître essentiellement n’est rien autre chose pour la charité que d’exister davantage dans le sujet et de s’enraciner en lui de plus en plus. De même la vertu se rapporte essentiellement à l’acte ; par conséquent s’accroître essentiellement, c’est pour elle la même chose que d’acquérir l’énergie suffisante pour produire un acte d’amour plus fervent. Ainsi donc elle s’accroît essentiellement non pas de telle sorte qu’elle commence à exister ou qu’elle cesse d’être dans le sujet (Elle ne commence pas à exister dans le sujet quand elle s’accroît, ni elle ne cesse pas d’y être quand elle diminue. Pour plus de développement on peut voir les questions quodlibétiques (Quodlibet, 9, art. 13), où le saint docteur exprime avec la plus grande précision sa pensée.), comme l’objection le suppose ; mais de telle façon qu’elle commence à exister en lui de plus en plus.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Tract. 74 in Joan.) que la charité mérite d’être augmentée, afin qu’étant accrue elle mérite son perfectionnement.

 

Conclusion. — La charité peut s’accroître ici-bas jusqu’au terme de cette carrière.

Il faut répondre que la charité peut s’accroître ici-bas. Car on dit que nous sommes des voyageurs, parce que nous tendons vers Dieu qui est la fin dernière de notre béatitude. Plus nous avançons dans cette voie et plus nous nous approchons de Dieu, dont l’on ne s’approche pas par les mouvements du corps, mais par les affections de l’esprit. La charité nous en approche parce qu’elle unit l’âme à Dieu, et c’est pour ce motif qu’il est de l’essence de la charité ici-bas de pouvoir être augmentée. Car si elle ne pouvait s’accroître, il ne serait pas possible d’avancer dans le chemin, et c’est pour cela que l’Apôtre appelle la charité elle-même la voie ou le chemin quand il dit (1 Cor., 7, 31) : Je vais encore vous montrer une voie qui est beaucoup plus excellente.

 

Article 5 : La charité s’accroît-elle par addition ?

 

Objection N°1. Il semble que la charité s’accroisse par addition. Car, l’accroissement a lieu par rapport à la quantité virtuelle, comme par rapport à la quantité corporelle. Or, la quantité corporelle s’accroît par addition ; puisqu’Aristote dit (De gener., liv. 1, text. 31) que l’accroissement est ce qui s’ajoute à une grandeur préexistante. Donc l’accroissement de la charité qui se rapporte à la quantité virtuelle se fait par addition.

Réponse à l’objection N°1 : La quantité corporelle peut se considérer comme quantité et comme forme accidentelle. Comme quantité, elle peut être distinguée sous le rapport de la situation ou du nombre (C’est la quantité géométrique et la quantité arithmétique.) ; c’est ainsi que la grandeur s’accroît par addition, comme on le voit dans les animaux. Comme forme accidentelle, on ne peut la distinguer que d’après le sujet, et sous ce rapport elle a une augmentation propre comme les autres formes accidentelles ; elle s’accroît subjectivement en intensité, comme on le voit par les choses qui se raréfient (Phys., liv. 4, text. 80). De même la science, comme habitude, reçoit sa quantité des objets, et sous ce rapport elle s’accroît par addition en ce sens que l’on connaît plus de choses ; mais comme forme accidentelle, elle tire sa quantité de la manière dont elle est inhérente au sujet. C’est ainsi qu’elle augmente dans celui qui sait mieux maintenant les mêmes choses qu’il savait déjà auparavant. Il y a aussi dans la charité deux sortes de quantité ; celle qui est objective n’est pas susceptible d’accroissement (Car celui qui a la charité, aime Dieu et toutes les choses qui sont l’objet de cette vertu.), comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.). Par conséquent il en résulte qu’elle ne peut s’accroître qu’en intensité.

 

Objection N°2. La charité est dans l’âme une lumière spirituelle, d’après ces paroles de saint Jean (1 Jean, 2, 10) : Celui qui aime son frère demeure dans la lumière. Or, la lumière croît dans l’air par addition, comme elle augmente dans une maison, lorsqu’on allume un second flambeau. Donc la charité croît dans l’âme par addition.

Réponse à l’objection N°2 : L’addition de la lumière à la lumière peut se concevoir par suite de la diversité des flambeaux qui la produisent et qui la rendent plus intense dans l’air ; mais il n’y a pas lieu de faire ici cette distinction, parce qu’il n’y a qu’un seul flambeau qui répande la lumière de la charité.

 

Objection N°3. Il appartient à Dieu d’augmenter la charité, comme il lui appartient de la créer, d’après ces paroles de l’Apôtre (2 Cor., 9, 10) : Il fera croître de plus en plus les fruits de votre justice. Or, Dieu en répandant pour la première fois la charité dans l’âme, y produit ce qui n’y était pas auparavant. Donc en augmentant la charité, il y produit aussi ce qui n’y existait pas, et par conséquent la charité s’accroît par addition.

Réponse à l’objection N°3 : L’infusion de la charité implique un changement qui existe entre celui qui a la charité et celui qui ne l’a pas. C’est pourquoi il faut que ce qui n’existait pas auparavant dans l’homme y soit introduit. Au contraire l’augmentation de la charité implique un changement du plus au moins ; c’est pourquoi il n’est pas nécessaire alors qu’on infuse dans l’homme ce qui n’y était pas auparavant, mais il faut seulement que ce qui lui était uni le devienne davantage ; et c’est ce que produit Dieu, en augmentant la charité, c’est-à-dire il fait que l’âme participe plus profondément et plus parfaitement à la ressemblance de l’Esprit-Saint.

 

Mais c’est le contraire. La charité est une forme simple. Or, une chose simple ajoutée à une chose simple ne la rend pas plus grande, comme le prouve Aristote (Phys., liv. 3, text. 59, et Met., liv. 3, text. 16). Donc la charité ne s’accroît pas par addition.

 

Conclusion. — La charité ne peut être augmentée d’aucune manière par l’addition de la charité à la charité elle-même, mais elle s’accroît en recevant de nouveaux degrés d’intensité.

Il faut répondre que toute addition se fait d’une chose à une autre. Par conséquent dans toute addition, il faut préalablement saisir au moins par la pensée la distinction des choses dont l’une s’ajoute à l’autre. Si donc la charité s’ajoute à la charité, il faut présupposer la charité ajoutée comme distincte de la charité à laquelle on l’ajoute ; il n’est pas nécessaire qu’elle le soit réellement, mais il faut qu’elle le soit du moins par la pensée (C’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait entre elles au moins une distinction de raison.). Car Dieu pourrait augmenter une quantité corporelle en y ajoutant une grandeur qui n’existait pas auparavant, mais qu’il aurait alors créée. Quoique cette grandeur n’ait pas existé auparavant dans la réalité, néanmoins elle a en elle-même de quoi se distinguer rationnellement de la quantité à laquelle on l’ajoute. Par conséquent si une charité est ajoutée aune charité, il faut au moins présupposer de l’une à l’autre une distinction rationnelle. — Pour les formes il y a deux sortes de distinction, la distinction spécifique et la distinction numérique. La distinction spécifique vient dans les habitudes de la diversité des objets, et la distinction numérique de la diversité du sujet. Il peut donc arriver qu’une habitude soit augmentée par addition, quand elle s’étend à des objets auxquels elle ne s’étendait pas auparavant. Ainsi la science de la géométrie s’accroît dans celui qui commence à savoir pour la première fois des propositions géométriques qu’auparavant il ignorait. On ne peut pas en dire autant de la charité, puisque la charité la plus faible embrasse toutes les choses que l’on doit charitablement aimer (Elle a l’énergie nécessaire pour aimer Dieu pour lui-même et toutes choses à cause de lui. Et si elle ne s’étend pas à la pratique des conseils et des œuvres de surérogation, la faute n’en est pas à la grâce habituelle, mais à la volonté, parce que, selon la remarque de Billuart, nous nous servons de nos habitudes quand nous le voulons.). Par conséquent dans l’accroissement de la charité, on ne doit pas se figurer une addition de cette nature qui présuppose une distinction spécifique entre la charité ajoutée et la charité à laquelle on l’ajoute. Il reste donc à dire que si la charité s’ajoute à la charité, cette addition se fait d’après la distinction numérique qui repose sur la diversité des sujets. C’est ainsi que la blancheur s’augmente quand on ajoute du blanc à du blanc, quoique par cette augmentation une chose n’en devienne pas plus blanche. Mais ceci n’est pas applicable à l’hypothèse actuelle ; parce que le sujet de la charité n’est rien autre chose que l’âme raisonnable. Par conséquent la charité ne pourrait s’augmenter de cette façon qu’autant qu’une âme raisonnable s’ajouterait à une autre ; ce qui est impossible. Et d’ailleurs quand cette addition serait possible, elle rendrait celui qui aime plus grand (Par là on multiplierait la charité sans la rendre plus intense ; comme en ajoutant deux liqueurs du même genre et du même mérite, on en augmente la quantité sans augmenter la qualité.), sans rendre son amour plus ardent. D’où il résulte que la charité ne peut être augmentée par addition, comme quelques auteurs le prétendent. — Ainsi donc la charité augmente uniquement parce que le sujet participe davantage à cette vertu ; c’est-à-dire parce qu’il est plus porté à en produire les actes, et parce qu’il lui est plus soumis. Car le mode d’accroissement propre à toute forme qui se développe en intensité, c’est que l’être de cette forme consiste totalement en ce qu’il s’attache au sujet qui le reçoit (L’accident étant une forme dont l’être consiste en ce qu’elle adhère à un sujet, il s’ensuit qu’il ne peut s’accroître qu’en adhérant plus fortement au même sujet.). C’est pourquoi la grandeur d’une chose étant la conséquence de son être, la forme s’accroît par là même qu’elle est plus inhérente au sujet qui la reçoit ; mais il n’est pas nécessaire qu’une autre forme s’ajoute à elle. Car il en serait ainsi, si la forme avait une quantité par elle-même (C’est-à-dire si elle était une substance et non un accident.), et non relativement au sujet. Conséquemment la charité s’augmente par là même qu’elle est plus intense dans le sujet qui la reçoit, et c’est en ce sens qu’on dit qu’elle augmente essentiellement ; mais son accroissement ne provient pas de ce que la charité s’ajoute à la charité par addition.

 

Article 6 : La charité est-elle augmentée en nous par chacun de ses actes ?

 

Objection N°1. Il semble que la charité soit augmentée par chacun de ses actes. Car ce qui peut plus, peut moins. Or, tout acte de charité peut mériter la vie éternelle qui est un bien plus grand qu’un simple accroissement de charité, puisque la vie éternelle implique la perfection de cette vertu. Donc, à plus forte raison, tout acte de charité augmente-t-il cette vertu.

Réponse à l’objection N°1 : Tout acte de charité mérite la vie éternelle ; ce qui ne signifie pas qu’on doive la recevoir immédiatement, mais dans son temps. De même tout acte de charité mérite un accroissement de charité ; toutefois elle n’est pas augmentée immédiatement, elle ne l’est que quand on s’efforce de l’accroître.

 

Objection N°2. Comme l’habitude des vertus acquises est produite par des actes, de même l’accroissement de la charité est produit par l’acte de la charité même. Or, tout acte vertueux concourt à la production de la vertu, et par conséquent tout acte de charité contribue à l’accroissement de la charité même.

Réponse à l’objection N°2 : Dans la production d’une vertu acquise, tout acte n’engendre pas complètement cette vertu ; mais tout acte y contribue par manière de disposition. Le dernier acte qui est le plus parfait la réduit en acte, en agissant en vertu de tous les actes antérieurs. C’est ainsi qu’il en est d’une foule de gouttes qui creusent une pierre.

 

Objection N°3. Saint Grégoire dit (Hom. 3 in Ezech.) que ne pas avancer dans la voie de Dieu, c’est reculer. Or, on ne recule pas en faisant un acte de charité. Donc quiconque fait un acte de charité avance dans la voie de Dieu ; par conséquent la charité est augmentée par chacun de ses actes.

Réponse à l’objection N°3 : Dans les voies de Dieu on progresse non seulement quand la charité s’accroît actuellement, mais encore quand elle est disposée à prendre de l’accroissement.

 

Mais c’est le contraire. L’effet ne surpasse pas la puissance de la cause. Or, il y a des actes de charité qu’on fait en temporisant ou avec lâcheté. Ces actes ne rendent donc pas la charité plus parfaite, mais ils tendent au contraire à l’affaiblir (Ces actes ne tendent pas par eux-mêmes à affaiblir l’habitude, car ils sont au contraire une disposition qui tend à l’affermir et à lui donner de l’accroissement, comme une faible goutte d’eau malgré sa faiblesse, produit néanmoins son effet sur la pierre qu’elle tend à creuser. Mais par accident ils préparent l’affaiblissement et la ruine de l’habitude, parce que celui qui agit d’une manière molle permet aux actes contraires à l’habitude de se produire et de la corrompre.).

 

Conclusion. — La charité n’est pas augmentée par un acte quelconque de charité, si ce n’est comme disposition, en ce sens qu’un acte de charité rend l’homme plus apte à agir conformément à cette vertu.

Il faut répondre que l’accroissement spirituel de la charité ressemble d’une certaine manière à l’accroissement des corps. Or, l’accroissement corporel n’est pas dans les animaux et les plantes un mouvement continu, de telle sorte que si une chose est augmentée d’une certaine quantité dans un temps donné, il soit nécessaire qu’elle ait proportionnellement grandi dans chaque partie de ce même temps, comme il arrive dans le mouvement local. Mais il y a un temps où la nature opère pour préparer l’accroissement, sans le réaliser en acte ; ensuite elle produit l’effet qu’elle avait préparé en donnant un accroissement réel à l’animal ou à la plante. De même la charité n’est pas augmentée immédiatement par chacun de ses actes. Mais tout acte de charité prépare un accroissement de cette vertu, en ce sens qu’il rend l’homme plus apte à agir par charité, et qu’à mesure que cette aptitude augmente, l’homme produit des actes d’amour plus fervents, par lesquels il s’efforce de progresser dans cette vertu ; et alors la charité est réellement augmentée (Les thomistes sont divisés à ce sujet, Bannès et Contenson veulent que l’on obtienne cet accroissement de grâce aussitôt que l’on fait un acte de ferveur ; mais Billuart, Gonet, Jean de Saint-Thomas et plusieurs antres veulent que les actes de charité que l’on a faits mollement ne produisent une augmentation de grâce qu’à l’entrée dans la gloire. Le premier sentiment me paraît plus conforme à la pensée de saint Thomas.).

 

Article 7 : La charité peut-elle s’accroître indéfiniment ?

 

Objection N°1. Il semble que la charité ne s’accroisse pas indéfiniment. Car tout mouvement se rapporte à une fin et à un terme, comme le dit Aristote (Met., liv. 2, text. 8 et 9). Or, l’accroissement de la charité est un mouvement. Il tend donc à une fin et à un terme, et par conséquent la charité ne s’accroît pas indéfiniment.

Réponse à l’objection N°1 : L’accroissement de la charité se rapporte à une fin. Toutefois cette fin n’existe pas dans cette vie, mais dans l’autre.

 

Objection N°2. Aucune forme n’excède la capacité de son sujet. Or, la capacité de la créature raisonnable, qui est le sujet de la charité, est finie. Donc la charité ne peut pas s’accroître indéfiniment.

Réponse à l’objection N°2 : La charité augmente la capacité de la créature raisonnable ; parce qu’elle dilate le cœur, selon cette expression de l’Apôtre (2 Cor., 6, 11) : Notre cœur s’est dilaté. C’est pourquoi l’âme est toujours apte à acquérir davantage.

 

Objection N°3. Tout ce qui est fini peut par un accroissement continu parvenir à la quantité d’un autre être fini quelque grand qu’il soit ; à moins par hasard que l’augmentation n’aille toujours de moins en moins, selon la remarque d’Aristote (Phys., liv. 3, text. 57 et suiv.) ; comme si par exemple on ajoutait à une ligne ce qu’on retranche d’une autre qu’on a divisée à l’infini, on pourrait ainsi ajouter indéfiniment sans arriver jamais à une quantité déterminée, qui soit composée de la réunion de ces deux lignes différentes, c’est-à-dire celle dont on ajoute et celle à laquelle on ajoute ce qu’on retranche de la première. Ce qui d’ailleurs n’est pas applicable à l’hypothèse actuelle. Car il n’est pas nécessaire que le second accroissement de la charité soit moindre que le premier ; il est au contraire plus probable qu’il lui sera égal ou qu’il sera plus considérable. Par conséquent la charité dans le ciel étant une chose finie, si la charité ici-bas peut s’accroître indéfiniment, il s’ensuit qu’elle peut égaler la charité céleste, ce qui répugne. Donc la charité ici-bas ne peut pas s’accroître indéfiniment.

Réponse à l’objection N°3 : Cette raison est applicable aux choses qui ont une quantité de même nature, mais non à celles qui ont une quantité d’un ordre différent ; par exemple la ligne, quelle que soit son étendue, ne peut pas atteindre la quantité d’une surface. Ainsi la quantité ou l’étendue de la charité ici-bas qui résulte de la connaissance de la foi, n’est pas de même ordre (La charité d’ici-bas et la charité céleste sont essentiellement de la même espèce, parce qu’elles ont le même objet formel, mais elles diffèrent accidentellement, d’après leur état et le mode dont elles opèrent. Ainsi essentiellement la charité de la sainte Vierge ou d’un saint de premier ordre a pu être sur la terre plus grande que la charité habituelle de quelques élus ; mais accidentellement, sous le rapport du mode, la charité céleste est plus parfaite que la charité d’ici-bas, quelle qu’elle soit.) que celle de la charité céleste qui est l’effet de la vision. Par conséquent il n’y a pas de parité.

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Phil., 3, 12) : Ce n’est pas que j aie reçu tous les dons de Dieu, ou que je sois parfait, mais je poursuis ma course pour tâcher d’atteindre à la perfection. Et la glose ajoute (Ordin.) : Qu’aucun fidele, quand même il aurait fait beaucoup de progrès, ne dise : c’est assez ; car celui qui parle ainsi sort de la voie avant la fin. Donc ici-bas la charité peut toujours s’accroître de plus en plus.

 

Conclusion. — Puisque la charité est la participation de l’Esprit-Saint infuse par Dieu dans l’âme humaine, on ne peut assigner, ici-bas, aucun terme à son accroissement.

Il faut répondre qu’on peut assigner un terme à l’accroissement d’une chose de trois manières : 1° en raison de sa forme qui a une mesure limitée qu’on ne peut dépasser une fois qu’on l’a atteinte, parce que si on la dépasse on arrive à une autre forme. Telle est par exemple la pâleur ; si par une altération continue on en dépasse les limites, on arrive à la blancheur ou à la noirceur. 2° Du côté de l’agent, dont la vertu ne peut pas développer davantage une forme dans un sujet. 3° De la part du sujet qui n’est pas capable d’une perfection ultérieure. Or, ici-bas on ne peut d’aucune de ces manières mettre un terme à l’accroissement de la charité. Car la charité elle-même considérée dans sa propre nature spécifique peut être augmentée indéfiniment, puisqu’elle est une participation de la charité infinie qui est l’Esprit-Saint. De même la cause ou l’agent qui la produit est d’une vertu infinie, puisque c’est Dieu. Sous le rapport du sujet, on ne peut pas non plus limiter son accroissement, parce qu’à mesure que la charité grandit, l’âme devient de plus en plus apte à recevoir un accroissement ultérieur. D’où il résulte qu’ici-bas il n’y a pas lieu d’imposer un terme à l’accroissement de la charité.

 

Article 8 : La charité peut-elle être parfaite ici-bas ?

 

Objection N°1. Il semble que la charité ne puisse pas être parfaite ici-bas. Car cette perfection se serait rencontrée surtout dans les apôtres, et ils ne l’ont pas eue, puisque l’Apôtre dit (Phil., 3, 11) : Ce n’est pas que j’aie reçu tous les dons ou que je sois parfait. La charité ne peut donc être parfaite ici-bas.

Réponse à l’objection N°1 : Saint Paul dit qu’il n’a pas la perfection de la charité céleste. C’est ce qui fait dire à la glose (Glos. ordin.) qu’il était parfait de la perfection qu’on peut avoir ici-bas, mais non de celle qui n’existe qu’à la fin de la vie.

 

Objection N°2. Saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quest. 36) que ce qui alimente la charité affaiblit la cupidité ; par conséquent là où la charité est parfaite, il n’y a plus de cupidité. Or, il ne peut en être ainsi sur cette terre où il ne nous est pas possible de vivre sans péché, d’après ces paroles de saint Jean (1 Jean, 1, 8) : Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons. Et comme tout péché provient d’une cupidité déréglée, il s’ensuit que la charité ne peut être parfaite sur cette terre.

Réponse à l’objection N°2 : On parle ainsi à cause des péchés véniels qui ne sont pas contraires à l’habitude, mais à l’acte de la charité ; par conséquent ils ne répugnent pas à la perfection d’ici-bas, mais à la perfection céleste.

 

Objection N°3. Ce qui est arrivé à la perfection ne peut plus croître au delà. Or, la charité peut toujours croître ici-bas, comme nous l’avons dit (art. préc.). Elle ne peut donc pas être parfaite.

Réponse à l’objection N°3 : La perfection d’ici-bas n’est pas la perfection absolue ; c’est pourquoi elle a toujours lieu de s’accroître.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Tract. 5 in 1 can. Joan.) : Quand la charité s’est fortifiée elle est parfaite, et quand elle est arrivée à la perfection elle dit : Je désire être dégagée des liens du corps et être avec Jésus-Christ. Or, ce sentiment est possible ici-bas, puisqu’il a existé dans saint Paul. Donc la charité peut être parfaite sur cette terre.

 

Conclusion — Quoique la charité ne puisse pas être parfaite relativement à l’objet qu’on aime, néanmoins elle peut être parfaite relativement à ceux qui aiment, quand ils aiment Dieu autant qu’il leur est possible de l’aimer.

Il faut répondre que la perfection de la charité peut s’entendre de deux manières : 1° par rapport à l’objet qu’on doit aimer ; 2° par rapport au sujet qui l’aime. Par rapport à l’objet qu’on doit aimer, la charité est parfaite quand on aime une chose autant qu’elle est aimable. Or, Dieu est aussi aimable qu’il est bon, et comme sa bonté est infinie, il s’ensuit qu’il est infiniment aimable. Mais aucune créature ne peut l’aimer infiniment, puisque toute vertu créée est finie. D’où il suit que sous ce rapport la charité d’aucune créature ne peut être parfaite, et qu’il n’y a de parfait que la charité de Dieu par laquelle il s’aime lui-même. — Par rapport au sujet qui aime, la charité est parfaite quand il aime autant qu’il peut. Ce qui a lieu en nous de trois manières : 1° Quand le cœur de l’homme tout entier est toujours actuellement porté vers Dieu. Cette perfection est celle de la charité céleste ; elle n’est pas possible ici-bas, parce qu’il est impossible à la faiblesse humaine de penser toujours actuellement à Dieu (Elle a besoin de repos, et il n’est pas possible de faire absolument abstraction des soins que demande le corps.), et d’être toujours porté vers lui par l’amour. 2° La charité est parfaite, quand l’homme met tous ses soins à servir Dieu et à s’occuper des choses divines, négligeant tout le reste du moins autant que la nécessité de la vie présente le comporte. Cette perfection de la charité est possible ici-bas, mais elle n’est cependant pas commune à tous ceux qui ont cette vertu (Cette perfection ne se trouve que dans les contemplatifs.). 3° Il y a encore charité parfaite quand habituellement on met en Dieu son cœur tout entier, de telle sorte qu’on ne pense rien ou qu’on ne veuille rien qui soit contraire au divin amour. Cette perfection est commune à tous ceux qui ont la charité (Sans cette disposition, on conserverait de l’affection au péché mortel, et, par conséquent, on n’aurait pas véritablement l’amour de Dieu.).

 

Article 9 : Est-il convenable de distinguer dans la charité trois degrés : le commencement, le progrès et la perfection ?

 

Objection N°1. Il semble que ce soit à tort qu’on distingue dans la charité trois degrés : la charité qui commence, celle qui progresse et celle qui est parfaite. Car entre le commencement de la charité et sa dernière perfection, il y a une multitude de degrés intermédiaires. On n’aurait donc pas dû n’en distinguer qu’un seul.

Réponse à l’objection N°1 : Toutes les distinctions particulières que l’on peut établir dans l’accroissement de la charité sont comprises sous les trois chefs que nous avons exprimés (dans le corps de l’article.) ; comme toute division de ce qui est continu est renfermée dans ces trois mots, le commencement, le milieu et la fin, selon la remarque d’Aristote (De cœlo, liv. 1, text. 2).

 

Objection N°2. Aussitôt que la charité commence à exister, elle commence aussi à progresser. On ne doit donc pas distinguer la charité qui progresse de la charité qui commence.

Réponse à l’objection N°2 : Les commençants, quoiqu’ils progressent, s’appliquent principalement à résister aux péchés dont les attaques les tourmentent. Ils sentent ensuite moins vivement ces combats et travaillent avec plus de sécurité à leur avancement, élevant d’une main l’édifice de leur salut et maniant de l’autre l’épée, comme ceux qui reconstruisaient Jérusalem (Esdras, liv. 2, chap. 4, 17).

 

Objection N°3. Quelque parfaite que soit la charité en ce monde, elle peut toujours être augmentée, comme nous l’avons dit (art. 7). Or, augmenter la charité, c’est la perfectionner. Donc la charité parfaite ne doit pas se distinguer de la charité qui progresse, et par conséquent c’est à tort qu’on distingue dans cette vertu trois degrés.

Réponse à l’objection N°3 : Les parfaits progressent aussi dans la charité, mais ce n’est plus là leur principal soin ; ils n’ont plus d’autre désir que d’être unis à Dieu, c’est là ce qui les préoccupe le plus. Et quoique ce désir soit aussi celui de ceux qui commencent et de ceux qui progressent, néanmoins ces derniers sont préoccupés d’autres choses ; ceux qui commencent songent surtout à éviter le péché et ceux qui progressent à avancer dans la vertu.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Tract. 5 in 1 canon. Joan.) : « Quand la charité est née, on l’alimente, » ce qui regarde ceux qui commencent ; « quand elle a été alimentée, elle se fortifie, » ce qui concerne ceux qui progressent, et enfin « quand elle a été fortifiée, elle devient parfaite, » ce qui a rapport à ceux qui sont parfaits. Il y a donc dans la charité trois degrés.

 

Conclusion. — On distingue dans la charité trois degrés : il y a la charité de ceux qui commencent, de ceux qui progressent et de ceux qui sont parfaits ; la charité de ceux qui commencent consiste à s’éloigner du péché ; celle de ceux qui progressent consiste dans la pratique des vertus, et celle des parfaits consiste dans la jouissance de la béatitude éternelle.

Il faut répondre qu’on peut considérer l’accroissement spirituel de la charité d’une manière analogue au développement corporel de l’homme. Quoiqu’on puisse diviser la vie de l’homme en plusieurs parties, néanmoins elle renferme des époques distinctes, déterminées par les actions ou par les goûts auxquels il arrive en grandissant. Ainsi on appelle l’âge de l’enfance tout le temps qui s’écoule avant qu’il ait l’usage de la raison ; on distingue ensuite un autre état du moment où il commence à parler et à faire usage de sa raison (C’est la jeunesse, qui est ensuite suivie de la virilité.) ; enfin son troisième état c’est la puberté, qui commence à l’époque où le corps est déjà formé et qui dure jusqu’à ce qu’il soit arrivé à son parfait développement. De même on distingue divers degrés de charité selon les divers efforts auxquels l’homme se livre, par suite de l’accroissement de cette vertu. En effet les premiers efforts de l’homme consistent principalement à s’éloigner du péché et à résister à ses attraits qui lui impriment un mouvement contraire à celui de la charité. C’est ce que font les commençants, qui doivent alimenter et réchauffer la charité, de peur qu’elle ne se perde. Le second effort que l’homme fait ensuite a pour but principal de progresser dans le bien. C’est à cela que tendent ceux qui ont principalement l’intention d’affermir la charité en eux, en travaillant à son accroissement. Enfin la troisième chose que l’homme se propose principalement, c’est de s’attacher à Dieu et d’en jouir ; et c’est ce qui regarde les parfaits, qui désirent être délivrés de leur corps et être avec le Christ (Le sage paraît avoir indiqué ce mouvement progressif par ces paroles (Prov., 4, 18) : Mais le sentier des justes s’avance comme une lumière brillante et qui croît jusqu’au jour parfait.). C’est ainsi que dans un mouvement corporel nous distinguons le premier degré qui consiste à s’éloigner du point de départ ; le second degré qui consiste à s’approcher du terme, et le troisième qui a pour but de se reposer dans le terme lui-même.

 

Article 10 : La charité peut-elle diminuer ?

 

Objection N°1. Il semble que la charité puisse diminuer. Car les contraires se produisent naturellement dans le même sujet. Or, l’augmentation et la diminution sont des contraires. Par conséquent, puisque la charité s’augmente, comme nous l’avons dit (art. 4), il semble aussi qu’elle puisse diminuer.

Réponse à l’objection N°1 : Les contraires se trouvent dans le même sujet, quand le sujet se rapporte également à l’un et à l’autre. Mais la charité n’est pas susceptible de s’accroître et de décroître au même titre ; car il peut y avoir une cause qui l’augmente, mais il ne peut pas y en avoir qui la diminue, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.). Par conséquent, l’objection n’est pas concluante.

 

Objection N°2. Saint Augustin dit en s’adressait à Dieu (Conf., liv. 10, chap. 29) : « Il vous aime moins celui qui aime quelque chose avec vous. » Et ailleurs (Quæst. liv. 83, quest. 36), il ajoute que ce qui nourrit la charité diminue la cupidité. D’où il semble que réciproquement ce qui augmente la cupidité diminue la charité. Or, la cupidité par laquelle on aime autre chose que Dieu peut croître dans l’homme. La charité peut donc diminuer.

Réponse à l’objection N°2 : Il y a deux sortes de cupidité. L’une par laquelle on met sa fin dans les créatures ; celle-ci détruit complètement la charité, puisqu’elle en est le poison, selon l’expression de saint Augustin (Quæst., liv. 83, quest. 36). Elle fait qu’on aime moins Dieu qu’on ne doit l’aimer charitablement ; mais elle ne diminue pas pour cela la charité, puisqu’elle la détruit totalement. C’est ainsi qu’il faut entendre ces paroles : « Il vous aime moins celui qui aime avec vous quelque chose. » Car il ajoute : « Quelque chose qu’il n’aime point pour l’amour de vous. » Ce qui n’arrive pas dans le péché véniel, mais seulement dans le péché mortel. Car ce qu’on aime dans le péché véniel, on l’aime habituellement (C’est-à-dire l’acte du péché véniel est compatible avec l’habitude par laquelle nous rapportons tout à Dieu.) pour Dieu, quoiqu’on ne l’aime pas ainsi actuellement. — L’autre cupidité est celle du péché véniel ; la charité la diminue toujours, mais elle ne peut pas user de réciprocité et affaiblir la charité pour la raison que nous avons dite (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°3. Saint Augustin dit encore (Sup. Gen. ad litt., liv. 8, chap. 12) que « Dieu ne rend pas l’homme juste en le justifiant, de telle sorte que s’il s’éloigne, ce qu’il a fait reste en lui pendant son absence. » D’où l’on peut conclure que Dieu opère dans l’homme pour lui conserver sa charité de la même manière qu’il opère, lorsqu’il répand en lui la charité pour la première fois. Or, dans la première infusion de cette vertu, Dieu en accorde moins à celui qui est moins préparé ; par conséquent, quand il s’agit de la conserver il la conserve plus faible dans celui dont les dispositions sont moins heureuses. D’où il suit que la charité peut être diminuée.

Réponse à l’objection N°3 : Pour l’infusion de la charité le concours du libre arbitre est nécessaire, comme nous l’avons vu (art. 3, réponse N°1, et 1a 2æ, quest. 113, art. 3). C’est pourquoi ce qui affaiblit l’intensité du libre arbitre est une disposition qui contribue à ce que la charité soit infuse avec moins d’abondance. Mais le mouvement du libre arbitre n’est pas requis pour la conservation de la charité, autrement elle ne subsisterait pas dans ceux qui dorment. C’est pourquoi le défaut d’intensité du libre arbitre n’est pas un obstacle qui affaiblisse la charité.

 

Mais c’est le contraire. La charité est comparée dans l’Ecriture au feu, d’après ces paroles du Cantique des cantiques (8, 6) : Ses lampes, c’est- à-dire celles de la charité, sont des lampes de feu et de flammes. Or, le feu, tant qu’il subsiste, monte toujours. Donc la charité peut monter tant qu’elle dure, mais elle ne peut pas descendre ou diminuer.

 

Conclusion. — Quoique la charité ne puisse pas être diminuée directement ou par elle-même, néanmoins par manière de disposition et indirectement elle peut être affaiblie par des péchés véniels et par la cessation des actes de vertu.

Il faut répondre que la quantité de la charité, considérée par rapport à son objet propre, ne peut être ni affaiblie, ni augmentée, comme nous l’avons dit (art. 4, réponse N°2). Mais, puisqu’elle est susceptible d’être augmentée subjectivement, il faut considérer ici, si elle peut aussi diminuer de cette manière. Si elle est diminuée, il faut qu’elle le soit par un acte ou seulement par une cessation d’acte. Les vertus qu’on acquiert par des actes sont affaiblies par la cessation de ces mêmes actes et sont même quelquefois détruites, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 53, art. 3). C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 8, chap. 5) qu’il y a une foule d’amitiés qui sont détruites par le défaut de relation ; c’est-à-dire, parce qu’on ne parle pas avec son ami ou qu’on ne correspond pas avec lui. Il en est ainsi, parce que la conservation d’une chose dépend de la cause qui l’a produite. Or, la cause d’une vertu acquise, c’est l’acte humain lui-même. Par conséquent, du moment où ces actes humains cessent, la vertu acquise s’affaiblit et finit par se perdre totalement. Mais ceci n’a pas lieu à l’égard de la charité ; parce que la charité n’est pas produite par les actes de l’homme, mais uniquement par Dieu, comme nous l’avons dit (art. 2). D’où il résulte que quand l’acte cesse, elle n’est ni affaiblie, ni détruite pour cela, à moins que cette cessation ne soit elle-même un péché. Il faut donc que l’affaiblissement de la charité soit produit par Dieu ou par le péché. Comme Dieu ne produit aucun défaut en nous, sinon à titre de châtiment, lorsque, par exemple, il nous retire sa grâce pour nous punir d’une faute, il s’ensuit qu’il ne peut diminuer en nous la charité que par manière de punition. Or, il n’y a que le péché qui mérite d’être puni ; par conséquent il s’ensuit que si la charité est affaiblie, le péché est la cause de son affaiblissement, et qu’il en est la cause efficiente ou la cause méritoire. Mais le péché mortel n’affaiblit la charité d’aucune de ces deux manières, puisqu’il la détruit complètement. En effet, il est la cause efficiente de sa ruine, parce que tout péché mortel est contraire à la charité, comme nous le verrons (art. 12), et il en est la cause méritoire, parce qu’en péchant mortellement on agit contre la charité, et on mérite d’être privé par Dieu de sa grâce. De même le péché véniel ne peut être ni la cause efficiente, ni la cause méritoire de l’affaiblissement de la charité. Il n’en est pas la cause efficiente, puisqu’il n’atteint pas la charité elle-même. Car la charité se rapporte à la fin dernière, tandis que le péché véniel est un dérèglement qui porte sur les moyens. Or, l’amour de la fin n’est pas moindre parce qu’un individu commet une faute à l’égard des moyens. C’est ainsi que l’on voit souvent des malades qui aiment beaucoup la santé, ne pas observer convenablement la diète. Dans les sciences spéculatives, les erreurs qui portent sur les conséquences ne diminuent non plus en rien la certitude des principes. — Le péché véniel n’est pas non plus la cause méritoire de l’affaiblissement de la charité. En effet, quand quelqu’un pèche dans un point secondaire, il ne mérite pas de subir une perte principale. Car Dieu ne se détourne pas plus de l’homme que l’homme ne se détourne de lui. Par conséquent, celui qui se conduit d’une manière déréglée à l’égard des moyens ne mérite pas de souffrir une perte dans sa charité qui le met en rapport avec sa fin dernière (Il n’y aurait pas alors pas de proportion entre la faute et sa punition.). D’où il résulte que la charité ne peut être affaiblie directement d’aucune manière. Toutefois elle peut l’être indirectement, et on peut préparer sa ruine, soit en faisant des péchés véniels, soit en cessant de faire des œuvres de charité (Les péchés véniels préparent sa ruine, parce qu’ils disposent au péché mortel qui la détruit, et la cessation des bonnes œuvres la prépare aussi, parce que l’habitude devient moins apte à produire ses actes, et que, par conséquent, l’habitude contraire a plus aisé de s’introduire dans l’âme et de prévaloir.).

 

Article 11 : Peut-on perdre la charité quand on l’a une fois possédée ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne puisse pas perdre la charité quand on l’a possédée une fois. Car si on la perd, on ne la perd qu’à cause du péché. Or, celui qui a la charité ne peut pas pécher, puisqu’il est dit (1 Jean, 3, 9) : Quiconque est né de Dieu ne commet point de péché, parce que la semence de Dieu demeure en lui, et il ne peut pécher, parce qu’il est né de Dieu. Or, il n’y a que ceux qui ont la charité qui soient les enfants de Dieu, puisqu’elle distingue les enfants du royaume des enfants de perdition, selon l’expression de saint Augustin (De Trin., liv. 15, chap. 18). Donc celui qui a la charité ne peut la perdre.

Réponse à l’objection N°1 : Dans ce passage (Ce passage de saint Jean sert de base à toute l’argumentation de Calvin.) il s’agit de la puissance de l’Esprit-Saint, qui conserve exempts de péché ceux qui reçoivent son impulsion, autant qu’il veut.

 

Objection N°2. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 8, chap. 7) que la dilection, si elle n’est pas vraie, ne doit pas recevoir le nom de dilection. Or, comme le dit le même docteur (Epist. ad Julian. comit., chap. 7), la charité qui peut défaillir n’a jamais été vraie, par conséquent elle n’a jamais été de la charité. On ne perd donc pas la charité quand on l’a possédée une fois.

Réponse à l’objection N°2 : La charité qui peut défaillir d’après son essence n’est pas la vraie charité (Saint Thomas nous donne ici le sens de ces paroles de saint Augustin (Epist. ad Julian.) : Charitas quæ deficere potest nunquàm vera fuit, qui se trouvent aussi dans saint Jérôme (Epist. 40) et dans d’autres Pères.). Car il en serait ainsi, s’il était dans sa nature d’aimer pour un temps et de ne plus aimer ensuite, ce qui ne constitue pas la vraie charité. Mais si on perd la charité par suite de la mobilité du sujet, contrairement à la résolution que l’acte de charité implique, ceci ne répugne pas à la vérité de la charité.

 

Objection N°3. Saint Grégoire dit (Homel. Pentecost.) que l’amour de Dieu opère de grandes choses, s’il existe, et que s’il cesse d’en opérer, ce n’est pas la charité. Or, personne ne perd la charité en opérant de grandes choses. Donc si la charité existe dans l’homme, il ne peut la perdre.

Réponse à l’objection N°3 : L’amour de Dieu opère toujours de grandes choses dans son dessein (C’est-à-dire dans le but que Dieu se propose ; mais il n’en est pas de même dans la réalité, parce que le sujet ne correspond pas convenablement à la grâce.), ce qui appartient à l’essence de la charité. Mais il n’opère pas toujours de grandes choses en acte à cause de la condition du sujet.

 

Objection N°4. Le libre arbitre n’est porté au péché qu’autant que quelque chose le pousse à le commettre. Or, la charité exclut tout ce qui nous pousse au péché ; l’amour de soi, la cupidité, et tous les autres mobiles de cette nature. Donc la charité est inamissible.

Réponse à l’objection N°4 : La charité exclut, par l’essence de son acte, tout ce qui nous pousse au péché ; mais quelquefois il arrive que la charité n’agit pas actuellement ; alors il peut se faire qu’il y ait un motif qui nous pousse au péché, et si l’on y consent, la charité est perdue.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Apoc., 2, 4) : J’ai un reproche à vous faire, c’est que vous avez perdu votre première charité.

 

Conclusion. — Quoique la charité du ciel où l’on voit Dieu dans son essence ne puisse se perdre d’aucune manière, cependant on peut perdre par le péché, la charité qu’on possède sur cette terre où l’on ne voit pas l’essence divine.

Il faut répondre que l’Esprit-Saint habite en nous par la charité, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 23, art. 2, et quest. 24, art. 2). Nous pouvons donc considérer la charité de trois manières : 1° par rapport à l’Esprit-Saint, qui porte l’âme à aimer Dieu. A ce point de vue, la charité tire son impeccabilité de la vertu de l’Esprit-Saint, qui opère infailliblement tout ce qu’il veut. D’où il est impossible que ces deux choses soient vraies simultanément : c’est que l’Esprit-Saint veuille porter quelqu’un à faire un acte de charité, et que cette même personne perde la charité en péchant (Il est impossible que l’on avance et que l’on recule à l’égard du même terme par un seul et même mouvement.). Car on compte le don de la persévérance parmi les bienfaits de Dieu qui délivrent très certainement tous ceux qui sont délivrés, comme le dit saint Augustin (Lib. de don. persev., chap. 14). 2° On peut considérer la charité selon sa propre nature. En ce sens, la charité ne peut que ce qui appartient à son essence même. Par conséquent elle ne peut pécher d’aucune manière ; pas plus que la chaleur ne peut refroidir, pas plus que l’injustice ne peut produire le bien, comme le dit encore saint Augustin (Lib. de serm. Dom. in mont., liv. 2, chap. 24). 3° On peut considérer la charité relativement au sujet qui est changeant en raison du libre arbitre. Or, on peut envisager la charité relativement au sujet sous un rapport universel, comme celui qui existe entre la forme et la matière, et sous un rapport spécial, comme celui qui se trouve entre l’habitude et la puissance. Il est de l’essence de la forme d’être amissible subjectivement, quand elle ne remplit pas la puissance totale de la matière. Ainsi les êtres qui sont engendrés et qui sont corruptibles sont susceptibles de perdre leur forme, parce que leur matière reçoit une forme de telle sorte qu’elle reste en puissance à l’égard d’une autre ; la puissance totale de leur matière n’ayant pas été complètement absorbée par la forme qu’ils ont reçue. C’est pourquoi ils peuvent perdre leur forme et en recevoir une autre. Mais la forme des corps célestes est inamissible, parce qu’elle remplit toute la puissance de la matière, de telle sorte qu’elle n’est pas susceptible d’en recevoir une autre (Bossuet dit de la puissance suprême : Elle a fait les corps célestes qui sont immortels ; elle a fait les terrestres qui sont périssables (Serm. sur la Providence, édit. Vers, tome 12, p. 407).). Ainsi la charité du ciel est inamissible parce qu’elle remplit toute la puissance de l’âme, en ce sens que toute son activité se porte vers Dieu. Mais la charité d’ici-bas ne remplit pas ainsi toute la puissance de son sujet, parce que l’âme ne se porte pas toujours en acte vers Dieu. Par conséquent, quand elle n’est pas portée en acte vers Dieu, il peut se présenter quelque chose qui lui fasse perdre la charité. — Quant à l’habitude, son caractère propre est de porter la puissance à faire ce qui lui convient, en ce sens qu’elle lui fait paraître bon ce qui lui plaît, et mauvais ce qui lui répugne. Car comme le goût juge des saveurs, suivant qu’il est disposé ; de même l’esprit de l’homme juge de ce qu’il doit faire d’après sa disposition habituelle. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 3, chap. 6 et 7) que la fin paraît alors à chacun selon ce qu’il est lui-même. La charité, sous ce rapport, est donc inamissible quand on ne peut voir que le bien qui lui convient ; comme dans le ciel, où l’on voit Dieu dans son essence, qui est l’essence même de la bonté. C’est pour cette raison que la charité céleste ne peut se perdre. Mais ici-bas on peut perdre la charité, parce qu’on ne voit pas l’essence même de la bonté divine (On peut se laisser entraîner par le bien sensible, qui est un bien apparent dont l’influence est d’autant plus puissante sur l’homme que, depuis le péché originel, la raison n’exerce pas un empire souverain sur le corps.).

 

Article 12 : Perd-on la charité par un seul péché mortel ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne perde pas la charité par un seul acte de péché mortel. Car Origène dit (Periarch., liv. 1, chap. 3) : Si le dégoût saisit quelquefois ceux qui sont arrivés au sommet de la perfection, je ne pense pas qu’ils s’anéantissent ou qu’ils tombent tout à coup ; mais il est nécessaire qu’ils déclinent peu à peu et pour ainsi dire par degrés. Or, l’homme tombe en perdant la charité. Il ne la perd donc pas par un seul acte de péché mortel.

Réponse à l’objection N°1 : Ce passage d’Origène ne peut s’interpréter que d’une manière, c’est que l’homme qui est dans un état parfait ne tombe pas tout à coup dans le péché mortel, mais qu’il est préparé à cette chute par quelque négligence antérieure. C’est ainsi que les péchés véniels sont une disposition au péché mortel, comme nous l’avons dit (art. 1, et 1a 2æ, quest. 80, art. 3). Néanmoins cela n’empêche pas que si on commet un péché mortel, on ne perde par là même la charité. — Mais parce qu’il ajoute que si quelqu’un tombe tout à coup et qu’il se repente immédiatement il ne semble pas qu’il soit tombé complètement ; on peut dire aussi qu’il entend par la ruine ou la chute complète d’un individu, l’état de celui qui tombe en péchant par malice. Il est vrai que l’homme parfait n’arrive pas là dès le début.

 

Objection N°2. Le pape saint Léon dit en s’adressant à saint Pierre (Serm. 9 de pass. Dom.) : Le Seigneur a vu en vous non pas une loi feinte, ni un amour hypocrite, mais une constance qui s’est troublée. Les larmes ont abondé là où l’affection n’a pas fait défaut, et la source de la charité a lavé les paroles que la crainte vous a inspirées. D’où saint Bernard a conclu (De amore Dei, liv. 2, chap. 5) que la charité n’avait pas été éteinte dans saint Pierre, mais assoupie. Cependant saint Pierre en niant le Christ a péché mortellement. On ne perd donc pas la charité par un seul acte de péché mortel.

Réponse à l’objection N°2 : On perd la charité de deux manières : 1° directement par le mépris actuel qu’on en fait ; saint Pierre ne l’a pas perdue de la sorte (La plupart des Pères disent que saint Pierre n’a pas ainsi péché par mépris de Dieu et de ses lois, mais qu’il a seulement péché contre la charité en faisant quelque chose qui lui était opposé, et qu’il a obtenu aussitôt son pardon par son repentir et sa pénitence exemplaire.) ; 2° indirectement, quand on commet un acte contraire à la charité par suite d’une passion quelconque, telle que la concupiscence ou la crainte. C’est de cette manière que saint Pierre a perdu la charité, en agissant contre elle, mais il l’a recouvrée immédiatement.

 

Objection N°3. La charité est plus forte qu’une vertu acquise. Or, l’habitude d’une vertu acquise n’est pas détruite par un seul acte coupable qui lui soit contraire. Donc à plus forte raison la charité n’est-elle pas détruite par un seul péché mortel qui lui soit opposé.

 

Objection N°4. La charité implique l’amour de Dieu et du prochain. Or, celui qui commet un péché mortel conserve l’amour de Dieu et du prochain, comme on le voit. Car le dérèglement de l’affection à l’égard des moyens ne détruit pas l’amour de la fin, comme nous l’avons dit (art. 10). Donc la charité envers Dieu peut subsister, malgré le péché mortel qui provient d’une affection déréglée pour les biens temporels.

Réponse à l’objection N°4 : Tout dérèglement de l’affection qui porte sur les moyens (Quand le dérèglement n’atteint pas la fin, il ne constitue qu’un péché véniel.), c’est-à-dire sur les biens créés, ne constitue pas un péché mortel ; il n’y a péché mortel que quand ce dérèglement est tel qu’il répugne à la volonté de Dieu. Et il en est ainsi de tout dérèglement directement contraire à la charité, comme nous l’avons dit (quest. 20, art. 3).

 

Objection N°5. L’objet de toute vertu théologale est la fin dernière. Or, les autres vertus théologales, telles que la foi et l’espérance, ne sont pas détruites par un seul péché mortel ; elles subsistent encore à l’état informe. Donc la charité peut aussi subsister dans cet état, même après qu’on a commis un péché mortel.

Réponse à l’objection N°5 : La charité implique une union immédiate avec Dieu, mais il n’en est pas de même ni de la foi, ni de l’espérance. Or, tout péché mortel consiste en ce qu’on se détourne de Dieu, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article et art. 10). C’est pourquoi tout péché mortel est contraire à la charité. Mais tout péché mortel n’est pas contraire à la foi ou à l’espérance ; il n’y a que certains péchés déterminés par lesquels on perd ces vertus (Tels que l’infidélité et le désespoir.), au lieu que tout péché mortel détruit l’habitude de la charité (Puisque tout péché mortel nous sépare et nous éloigne de Dieu.). D’où il est évident que la charité ne peut pas rester informe, puisqu’elle est la forme dernière des vertus, par là même qu’elle se rapporte à Dieu comme à la fin dernière, ainsi que nous l’avons dit (quest. 23, art. 8).

 

Mais c’est le contraire. Par le péché mortel l’homme mérite la mort éternelle, d’après cette parole de l’Apôtre (Rom., 6, 23) : La solde du péché c’est la mort, tandis que celui qui a la charité mérite la vie éternelle. Car saint Jean dit (Jean, 14, 21) : Si quelqu’un m’aime, il sera aimé de mon Père, et je l’aimerai, et je me manifesterai à lui. C’est dans cette manifestation que consiste la vie éternelle, suivant ce même apôtre (17, 3) : La vie éternelle, dit-il, consiste à vous connaître, vous le vrai Dieu et Jésus-Christ que vous avez envoyé. Or, personne ne peut tout à la fois mériter la vie et la mort éternelle. Il est donc impossible qu’on ait la charité avec un péché mortel ; par conséquent il ne faut qu’un pareil acte pour la détruire.

 

Conclusion. — Tout péché mortel détruit la charité.

Il faut répondre qu’un contraire est détruit par un autre contraire qui survient. Or, tout acte de péché mortel est contraire (Car par le péché mortel, l’homme se détourne de Dieu, lui préfère les créatures et viole ses préceptes.) à la charité selon sa propre essence, qui consiste à aimer Dieu par-dessus toutes choses et à se soumettre à lui totalement, en lui rapportant tout ce que l’on est. Il est donc de l’essence de la charité d’aimer Dieu, de telle sorte qu’en toutes choses on veuille se soumettre à lui et suivre pour règle ses préceptes. Car tout ce qui est contraire à ses préceptes est évidemment contraire à la charité, et par conséquent il est dans sa nature qu’il exclue la charité elle-même. — A la vérité, si la charité était une habitude acquise qui dépendît de la vertu du sujet, il ne serait pas nécessaire qu’elle fût détruite immédiatement par un acte qui lui serait contraire. Car l’acte n’est pas directement contraire à l’habitude, mais à l’acte ; et la continuation de l’habitude dans le sujet n’exige pas une continuité d’acte. Par conséquent quand il survient un acte contraire, l’habitude acquise n’est pas immédiatement détruite. Mais la charité, par là même qu’elle est une habitude infuse, dépend de l’action de Dieu qui la répand dans l’âme, et Dieu en l’infusant et en la conservant agit comme le soleil qui illumine l’air, selon la comparaison que nous avons faite (art. 10, arg. 3). C’est pourquoi comme la lumière cesserait d’exister immédiatement dans l’air, par là même qu’on mettrait un obstacle à l’action du soleil, de même la charité fait immédiatement défaut dans l’âme quand on met un obstacle à l’action de la grâce en elle. Or, il est évident que tout péché mortel qui est contraire aux préceptes de Dieu met un obstacle à l’infusion de la grâce ; parce que par là même que l’homme préfère par son libre choix le péché à l’amitié de Dieu qui exige que nous suivions sa volonté, il s’ensuit que l’habitude de la charité est immédiatement perdue par un seul acte de péché mortel. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 8, chap. 12) que l’homme est éclairé par la présence de Dieu, mais qu’il tombe dans les ténèbres aussitôt que Dieu est absent et qu’il s’éloigne de lui, non par la distance des lieux, mais par les écarts de sa volonté.

La réponse au troisième argument est évidente d’après ce que nous avons dit (dans le corps de cet article).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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