Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 25 : De l’objet de la charité

 

Après avoir parlé du sujet, nous avons à examiner l’objet de la charité. — A cet égard il y a deux choses à considérer : 1° les choses qu’on doit aimer par charité ; 2° l’ordre dans lequel on doit les aimer. — Sur le premier point douze questions se présentent : 1° N’y a-t-il que Dieu que la charité doive aimer, ou doit-elle encore aimer le prochain ? — 2° Doit-on aimer par charité la charité elle-même ? — 3° Doit-on aimer par charité les créatures irraisonnables ? — 4° Peut-on s’aimer soi-même par charité ? — 5° Peut-on aimer son propre corps ? (Cet article est une réfutation des hérésies des manichéens, qui attribuaient la création du corps au mauvais principe ; des patriciens, qui voulaient qu’il fût l’œuvre du diable ; des carpocratiens, qui disaient qu’il n’y avait que l’âme qui serait sauvée, que le corps ne le serait pas.) — 6° Doit-on aimer par charité les pécheurs ? — 7° Les pécheurs s’aiment-ils eux-mêmes ? — 8° Doit-on aimer par charité ses ennemis ? (Cet article est opposé à la doctrine des pharisiens, qui prétendaient qu’il était permis de haïr ses ennemis.) — 9° Doit-on leur donner des marques d’amitié ? — 10° Doit-on aimer les anges par charité ? — 11° Doit-on aimer les démons ? (L’Ecriture dit (1 Jean, 2, 15) : N’aimez pas le monde, ni les choses qui sont dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est point en lui ; (Jacques, 4, 4) : Ne savez-vous pas que l’amour de ce monde est inimité contre Dieu ? Par conséquent quiconque veut être ami de ce siècle se constitue ennemi de Dieu.) — 12° De l’énumération des choses que l’on doit aimer par charité. (Cet article n’est que le résumé de ceux qui précèdent.)

 

Article 1 : L’amour de la charité s’arrête-t-il à Dieu ou s’étend-il au prochain ?

 

Objection N°1. Il semble que l’amour de la charité s’arrête à Dieu et qu’il ne s’étende pas au prochain. Car comme nous devons aimer Dieu, de même aussi nous devons le craindre, d’après ces paroles de l’Ecriture (Deut., 10, 12) : Maintenant donc, Israël, qu’est-ce que le Seigneur votre Dieu demande de vous, sinon que vous le craigniez et que vous l’aimiez ? Or, la crainte qu’on a pour l’homme et qu’on appelle la crainte humaine est autre que la crainte qu’on a pour Dieu, qui est ou servile ou filiale, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 19, art. 2). Donc également l’amour de la charité par lequel on aime Dieu est autre que l’amour par lequel on aime le prochain.

Réponse à l’objection N°1 : On peut craindre le prochain comme on peut l’aimer de deux manières : 1° pour ce qui lui est propre, par exemple, quand on craint un tyran à cause de sa cruauté, ou quand on l’aime par suite de l’espérance qu’on a d’en obtenir quelque chose. Cette crainte humaine et cet amour (Cette crainte et cet amour sont purement naturels, comme nous l’avons dit, et ils ne peuvent appartenir à la charité qui est surnaturelle.) se distinguent de la crainte et de l’amour de Dieu. 2° On craint l’homme et on l’aime à cause de ce qu’il y a de Dieu en lui. C’est ainsi qu’on craint la puissance séculière, parce qu’elle est chargée par Dieu de punir les malfaiteurs, et on l’aime parce qu’elle rend la justice. Cette crainte de l’homme et cet amour ne se distinguent pas de la crainte et de l’amour de Dieu.

 

Objection N°2. Aristote dit (Eth., liv. 7, chap. 8) qu’être aimé, c’est être honoré. Or, l’honneur qu’on doit à Dieu, qui est un honneur de latrie, est autre que l’honneur qu’on doit à la créature, qui est un honneur de dulie. Donc aussi l’amour qu’on a pour Dieu est autre que l’amour qu’on a pour le prochain.

Réponse à l’objection N°2 : L’amour se rapporte au bien en général, tandis que l’honneur se rapporte au bien propre de celui qui est honoré ; car c’est un hommage qu’on rend à quelqu’un en témoignage de sa propre vertu. C’est pourquoi l’amour ne change pas d’espèce selon les divers degrés de bonté des objets qu’il embrasse, parce que tous se rapportent au même bien général ; tandis que l’honneur se diversifie selon le bien propre de chacun. Ainsi nous aimons du même amour tous nos semblables, parce que nous les aimons tous par rapport à un même bien général qui est Dieu ; mais nous leur rendons des honneurs différents selon la vertu propre de chacun d’eux. De même nous rendons à Dieu un honneur de latrie qui est un honneur tout singulier, parce que sa vertu est toute singulière.

 

Objection N°3. L’espérance engendre la charité, comme le dit la glose (in Matth. chap. 1), or, on doit espérer en Dieu au point que ceux qui espèrent dans les hommes sont répréhensibles, suivant cette parole du prophète (Jérem., 17, 8) : Maudit soit l’homme qui met sa confiance dans son semblable. Donc on doit aimer Dieu de telle sorte que la charité qu’on a pour lui ne s’étende pas au prochain.

Réponse à l’objection N°3 : On blâme ceux qui espèrent dans l’homme comme dans l’auteur principal de leur salut, mais on ne blâme pas ceux qui espèrent dans l’homme comme dans un secours que Dieu leur envoie. De même on serait répréhensible, si l’on aimait le prochain comme sa fin principale ; mais on ne l’est pas, si on l’aime par rapport à Dieu, ce qui appartient à la charité.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (1 Jean, 4, 21) : Nous avons reçu de Dieu ce commandement que celui qui aime Dieu doit aussi aimer son frère.

 

Conclusion. — Puisque Dieu lui-même est la raison pour laquelle nous devons aimer le prochain, la charité ne s’étend pas seulement à l’amour de Dieu, mais encore à l’amour du prochain.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 54, art. 2, et 2a 2æ, quest. 17, art. 6, et quest. 19 art. 3), les habitudes ne sont diversifiées que par ce qui change l’espèce de l’acte ; car tout acte de la même espèce appartient à la même habitude. Et comme l’espèce de l’acte provient de la raison formelle de son objet, il est nécessaire qu’un acte qui se porte vers la raison d’un objet et vers cet objet lui-même considéré sous cette même raison formelle, soit spécifiquement le même, comme la vision par laquelle on voit la lumière est spécifiquement la même que celle par laquelle on voit la couleur en raison de la lumière. Or, Dieu est la raison formelle de l’amour que nous devons avoir pour le prochain ; car nous ne devons aimer le prochain que pour Dieu (Si nous aimons le prochain pour un autre motif, par exemple, pour les bienfaits que nous en avons reçus ou pour ses bonnes qualités, cet amour est un amour naturel, et n’est pas un amour de charité.). D’où il est manifeste que l’acte par lequel nous aimons Dieu est spécifiquement le même que celui par lequel nous aimons le prochain. C’est pour cela que l’habitude de la charité s’étend non-seulement à l’amour de Dieu, mais encore à l’amour du prochain (C’est ce qui fait dire à saint Jean (1 Jean, 4, 20) : Si quelqu’un dit : J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur.).

 

Article 2 : Peut-on aimer par charité la charité elle-même ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne doive pas aimer par charité la charité elle-même. Car ce que l’on doit aimer par charité est renfermé dans deux préceptes (Matth., chap. 22), et il n’est question ni dans l’un ni dans l’autre de la charité, puisque la charité n’est ni Dieu, ni le prochain. On ne doit donc pas aimer par charité la charité elle-même.

Réponse à l’objection N°1 : Nous avons de l’amitié pour Dieu et le prochain, mais dans leur amour se trouve compris l’amour de la charité. Car nous aimons le prochain et Dieu, en ce sens que nous aimons que Dieu soit aimé de nous et de nos semblables (Cet amour est l’effet de la droiture de la volonté.), ce qui constitue l’amour de la charité.

 

Objection N°2. La charité est fondée sur la communication de la béatitude, comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1). Or, la charité ne peut pas participer à la béatitude. Elle ne doit donc pas être l’objet de l’amour de la charité.

Réponse à l’objection N°2 : La charité est la communication même de la vie spirituelle par laquelle on arrive à la béatitude ; c’est pourquoi on l’aime comme le bien qu’on désire à tous ceux qu’on aime par charité.

 

Objection N°3. La charité est une amitié, comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1). Or, personne ne peut avoir de l’amitié pour la charité ou pour un accident quelconque, parce que ces choses ne sont pas capables de réciprocité d’affection, ce qui est de l’essence de l’amitié, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 3). On ne doit donc pas aimer la charité même.

Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement repose sur ce que par l’amitié on aime ceux pour lesquels on a de l’affection (Saint Thomas a reconnu que ce n’est pas ainsi qu’on aime la charité, mais on l’aime comme le bien que l’on se veut à soi-même et qu’on souhaite à tous ses amis.).

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 8, chap. 8) : Celui qui aime le prochain doit conséquemment aimer aussi cet amour même. Or, on aime le prochain par charité. Donc on doit aussi aimer la charité de la même manière.

 

Conclusion. — On aime la charité, non comme l’objet de l’amour, mais comme le bien que nous voulons à ceux que nous aimons par charité.

Il faut répondre que la charité est un amour. Or, l’amour reçoit de la nature de la puissance dont il est un acte la faculté de pouvoir se replier sur lui-même. Car l’objet de la volonté étant le bien universel, tout ce qui est contenu dans l’idée du bien peut tomber sous l’acte de la volonté. Et comme le vouloir est une bonne chose, elle peut vouloir ses volitions, comme l’intellect dont l’objet est le vrai comprend ses propres perceptions, parce qu’il y a là quelque chose de vrai (L’acte de la perception même est un fait qui a sa vérité, et c’est pour cela qu’il peut être l’objet de l’intellect ; les volitions peuvent être bonnes, et en raison de leur bonté elles sont l’objet de la volonté qui les aime.). D’ailleurs d’après sa propre nature spécifique l’amour se replie sur lui-même, parce qu’il est un mouvement spontané du sujet qui aime vers l’objet aimé. Par conséquent par là même que quelqu’un aime, il se plaît à aimer. Mais la charité n’est pas simplement un amour, elle a la nature de l’amitié, comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1). Or, on aime une chose par amitié de deux manières : 1° comme on aime un ami auquel on veut du bien (On n’aime pas ainsi la charité, parce qu’elle n’est pas un être réel qui ait une existence propre.) ; 2° comme on aime le bien qu’on veut à un ami. C’est dans ce dernier sens et non dans le premier qu’on aime par charité la charité même ; parce que la charité est le bien que nous désirons à tous ceux que nous aimons par charité. Il en est de même de la béatitude et des autres vertus.

 

Article 3 : Doit-on aimer par charité les créatures irraisonnables ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on doive aimer par charité les créatures irraisonnables. Car c’est la charité surtout qui nous rend conformes à Dieu. Or, Dieu aime par charité les créatures irraisonnables. Car vous aimez tout ce qui existe, selon l’expression de la Sagesse (11, 25), et tout ce qu’il aime, il l’aime par lui-même qui est charité. Nous devons donc aussi aimer par charité les créatures irraisonnables.

Réponse à l’objection N°2 : La ressemblance de vestige ne rend pas capable de la vie éternelle, mais la ressemblance d’image (Voyez cette distinction dans le traité de la Trinité (tom. 1, p. 415).) ; par conséquent il n’y a pas de parité.

 

Objection N°2. La charité a principalement Dieu pour objet, mais elle s’étend aux autres choses selon qu’elles appartiennent à Dieu. Or, comme la créature raisonnable appartient à Dieu en ce sens qu’elle est à son image, de même la créature irraisonnable, parce qu’elle porte l’empreinte de son vestige. Donc la charité s’étend aussi aux créatures irraisonnables.

 

Objection N°3. Comme Dieu est l’objet de la charité, de même il est aussi l’objet de la foi. Or, la foi s’étend aux créatures irraisonnables, puisque nous croyons que le ciel et la terre ont été créés par Dieu, que les poissons et les oiseaux sont sortis des eaux, et que les animaux qui marchent et les plantes sont sortis de la terre. Donc la charité s’étend aussi aux créatures irraisonnables.

Réponse à l’objection N°3 : La foi peut s’étendre à tout ce qui est vrai de quelque manière que ce soit, tandis que l’amitié de la charité s’étend uniquement aux êtres qui sont faits pour posséder le bien dans la vie éternelle ; il n’y a donc pas de parité non plus.

 

Mais c’est le contraire. L’amour de la charité ne s’étend qu’à Dieu et au prochain. Or, sous le nom de prochain on ne peut pas comprendre les créatures irraisonnables, puisqu’elles n’ont pas de commun avec l’homme la raison. Donc la charité ne s’étend pas à ces créatures.

 

Conclusion. — L’amour de la charité ne s’étend pas à la créature irraisonnable comme à un être auquel nous voulons du bien, mais comme au bien que nous voulons aux hommes qui sont aimés de nous par charité.

Il faut répondre que la charité, d’après ce que nous avons dit (quest. 23, art. 1 et art. préc.), est une amitié. Or, on aime par amitié de deux manières : 1° on aime l’ami auquel l’amitié se rapporte ; 2° on aime les biens qu’on lui désire. Dans le premier sens on ne peut aimer par charité aucune créature irraisonnable, et cela pour trois raisons. Les deux premières regardent l’amitié en général qui ne peut avoir pour objet les créatures irraisonnables : 1° parce que l’amitié se rapporte à celui auquel nous voulons du bien. Or, nous ne pouvons pas vouloir du bien, à proprement parler, à une créature irraisonnable, puisqu’il ne lui appartient pas de posséder quelque chose de bon en propre ; ceci n’appartient qu’à la créature raisonnable qui est maîtresse d’user du bien qu’elle possède par son libre arbitre. C’est pourquoi Aristote dit (Phys., liv. 2, text. 58) que quand nous disons qu’il arrive du bien ou du mal à ces sortes de créatures, nous ne parlons que par analogie. 2° Parce que toute amitié est fondée sur une communication quelconque de la vie ; car rien n’est propre à l’amitié comme la bonne vie, selon la remarque d’Aristote (Eth., liv. 8, chap. 3 et 4). Or, les créatures irraisonnables ne peuvent rien avoir de commun avec la vie humaine qui est réglée par la raison. Par conséquent on ne peut avoir aucune amitié pour ces créatures, sinon dans le sens métaphorique (C’est-à-dire d’une manière impropre.). 3° La troisième raison est propre à la charité, parce que la charité est fondée sur la communication de la béatitude éternelle dont la créature irraisonnable n’est pas capable. Par conséquent l’amitié de la charité ne peut pas avoir pour objet cette créature Cependant on peut aimer par charité les créatures irraisonnables comme les biens que nous voulons aux autres (On aime les créatures irraisonnables pour soi et pour les autres, parce qu’elles sont pour l’homme un moyeu d’arriver à sa fin.), en ce sens nue nous voulons par charité leur conservation pour l’honneur de Dieu et l’utilité de nos semblables. Et c’est ainsi que Dieu les aime aussi par charité.

La réponse au premier argument est par là même évidente.

 

Article 4 : L’homme doit-il s’aimer lui-même par charité ?

 

Objection N°1. Il semble que l’homme ne s’aime pas lui-même par charité. Car saint Grégoire dit (Homil. 17 in Evang.) que la charité ne peut pas exister entre moins de deux. Donc personne n’a de charité pour soi-même.

Réponse à l’objection N°1 : Saint Grégoire parle de la charité considérée sous le rapport de l’amitié en général.

 

Objection N°2. L’amitié implique par son essence une réciprocité d’affection et une égalité, comme on le voit (Eth., liv. 8, chap. 2 et 8), ce qui ne peut exister dans l’homme par rapport à lui-même. Or, la charité est une amitié, comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1). On ne peut donc pas avoir de charité pour soi-même.

Réponse à l’objection N°2 : De même que pour l’objection précédente.

 

Objection N°3. Ce qui appartient à la charité ne peut pas être blâmable, parce que la charité ne fait pas le mal, selon l’expression de l’Apôtre (1 Cor., 13, 4). Or, il est blâmable de s’aimer soi-même ; car il est dit (2 Tim., 3, 1) : Dans ces derniers jours il viendra des temps fâcheux ; il y aura des hommes amoureux d’eux-mêmes. Donc l’homme ne peut s’aimer lui-même par la charité.

Réponse à l’objection N°3 : Ceux qui s’aiment eux-mêmes sont blâmés parce qu’ils s’aiment selon leur nature sensible à laquelle ils obéissent, ce qui n’est pas s’aimer véritablement selon la nature raisonnable, de manière à ne désirer pour soi que les biens qui sont le perfectionnement de la raison (Ceux qui sont blâmables, ce sont ceux qui s’aiment par cupidité, par égoïsme, et qui recherchent uniquement les biens matériels, mais ce ne sont pas ceux qui travaillent à acquérir les biens spirituels.). Et c’est de cette dernière manière qu’il appartient surtout à la charité de s’aimer soi-même.

 

Mais c’est le contraire. La loi dit (Lév., 19, 18) : Vous aimerez votre ami comme vous-même. Or, nous aimons nos amis par charité. Nous devons donc aussi nous aimer de la sorte.

 

Conclusion. — Parmi les choses qui sont l’objet de la charité comme appartenant à Dieu, l’homme doit s’aimer lui-même.

Il faut répondre que la charité étant une amitié, comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1), nous pouvons en parler de deux manières : 1° sous le rapport de l’amitié en général. En ce sens nous devons dire que l’amitié que nous avons pour nous-mêmes n’est pas de l’amitié proprement dite, mais c’est quelque chose de plus. Car l’amitié implique une certaine union, puisque saint Denis dit (De div. nom., chap. 4) que l’amour est une vertu unitive. Or, de nous-mêmes à nous-mêmes il y a unité, ce qui l’emporte sur l’union qu’on a avec un autre. Par conséquent comme l’unité est le principe de l’union, de même l’amour par lequel on s’aime soi-même est la forme et la racine de l’amitié. Car l’amitié que nous avons pour les autres consiste en ce que nous sommes pour eux ce que nous sommes pour nous-mêmes. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 9, chap. 8) que les sentiments d’amitié qu’on a pour les autres viennent de ceux qu’on a pour soi-même. C’est ainsi qu’à l’égard des principes on n’en a pas la science, mais quelque chose de plus, l’intelligence. 2° Nous pouvons parler de la charité selon sa propre nature, c’est-à-dire selon qu’elle est l’amitié de l’homme pour Dieu principalement, et conséquemment pour les choses de Dieu, parmi lesquelles se trouve l’homme lui-même qui a la charité. C’est ainsi que parmi les choses qu’embrasse la charité comme appartenant à Dieu il s’aime lui-même par cette vertu (Il s’aime, comme toutes choses, par rapport à Dieu, c’est-à-dire qu’il lui offre tout ce qu’il possède et qu’il est parfaitement soumis à ses volontés.).

 

Article 5 : L’homme doit-il aimer son corps par charité ?

 

Objection N°1. Il semble que l’homme ne doive pas aimer son corps par charité. Car nous n’aimons pas celui avec lequel nous ne voulons pas vivre. Or, les hommes qui ont la charité refusent de vivre avec leur corps, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 7, 24) : Qui me délivrera de ce corps de mort ? Et ailleurs (Phil., 1, 23) : J’ai le vif désir d’être délivré des liens de ce corps et d’être avec le Christ. Donc nous ne devons pas aimer notre corps par charité.

Réponse à l’objection N°1 : L’Apôtre ne refusait pas d’être en communion avec le corps quant à sa nature ; et sous ce rapport il ne voulait pas en être dépouillé. Car il dit lui-même (2 Cor., 5, 4) : Nous ne voulons pas être dépouillés, mais être revêtus d’immortalité. Ce qu’il voulait c’était d’être privé de la souillure de la concupiscence qui subsiste dans le corps et de sa corruption qui appesantit l’âme et qui l’empêche de voir Dieu. C’est pourquoi il dit expressément : Ce corps de mort.

 

Objection N°2. L’amitié de la charité est fondée sur la communication de la jouissance divine. Or, le corps ne peut pas participer à cette jouissance. On ne doit donc pas l’aimer par charité.

Réponse à l’objection N°2 : Quoique notre corps ne puisse pas jouir de Dieu en le connaissant et en l’aimant, cependant nous pouvons parvenir à sa jouissance parfaite au moyen des œuvres que nous opérons par son intermédiaire. Ainsi de la jouissance de l’âme il rejaillit sur le corps une certaine béatitude, telle que la vigueur de la santé et de l’incorruptibilité, comme le dit saint Augustin (Epist. ad Diosc. 118). C’est pourquoi parce que le corps participe d’une certaine manière à la béatitude, on peut l’aimer d’un amour de charité.

 

Objection N°3. Puisque la charité est une amitié elle se rapporte à ceux qui peuvent rendre amour pour amour. Or, notre corps ne peut pas nous aimer par charité. Nous ne devons donc pas non plus l’aimer de cette manière.

Réponse à l’objection N°3 : La réciprocité a lieu dans l’amitié qui se rapporte à un autre, mais non dans l’amitié qu’on a pour soi-même, soit par rapport à son âme, soit par rapport à son corps.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin distingue quatre choses que nous devons aimer par charité, et le corps se trouve du nombre (De doct. christ., liv. 1, chap. 23 et 26).

 

Conclusion. — Puisque notre corps vient de Dieu nous devons l’aimer avec la charité par laquelle nous aimons Dieu ; mais pour ce qui regarde la souillure du péché et la corruption de la peine, nous ne devons pas l’aimer, nous devons au contraire soupirer après l’éloignement de ces maux.

Il faut répondre que nous pouvons considérer notre corps sous deux aspects : 1° selon sa nature ; 2° selon la corruption qui résulte du péché et de la peine. Or, la nature de notre corps n’a pas été créée par le principe mauvais, comme les manichéens le supposent, mais par Dieu. Nous pouvons donc en user pour servir Dieu, selon ces paroles de l’Apôtre (Rom., 6, 13) : Consacrez à Dieu les membres de votre corps pour qu’il en fasse des armes de justice. C’est pourquoi, selon l’amour de la charité par lequel nous aimons Dieu, nous devons aussi aimer notre corps. Mais nous ne devons pas aimer en lui la souillure du péché et la corruption de la peine, nous devons plutôt désirer avec une charité ardente l’éloignement de ces maux (C’est dans ce sens que les saints ont fait la guerre à leur corps, et c’est aussi pour le même motif que l’Eglise prescrit des jeunes, des abstinences et d’autres mortifications.).

 

Article 6 : Doit-on aimer les pécheurs par charité ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne doive pas aimer les pécheurs par charité. Car il est dit (Ps. 118, 113) : J’ai eu de la haine pour ceux qui sont iniques. Or, David avait la charité parfaite. Donc par charité on doit plutôt détester les pécheurs qu’on ne doit les aimer.

Réponse à l’objection N°1 : Le prophète a haï les impies comme impies, détestant leur iniquité, c’est-à-dire leur mal, et c’est là la haine parfaite dont il dit lui-même (Ps. 138, 22) : Je les haïssais d’une haine parfaite. Et parce que le motif qui nous fait haïr le mal dans l’homme est le même que celui qui nous fait aimer le bien, il s’ensuit que cette haine parfaite appartient à la charité.

 

Objection N°2. La preuve de l’amour, dit saint Grégoire (Hom. 30 in Ev.), c’est la manifestation des œuvres. Or, les justes ne produisent pas à l’égard des pécheurs des œuvres d’amour, mais plutôt des œuvres qui paraissent être des œuvres de haine, suivant ces paroles du Psalmiste (Ps. 100, 8) : Je mettais à mort dès le matin tous les pécheurs de la terre. Et d’après cet ordre du Seigneur (Ex., 22, 18) : Vous ne laisserez pas vivre ceux qui usent de sortilèges. On ne doit donc pas aimer les pécheurs par charité.

Réponse à l’objection N°2 : Selon la remarque d’Aristote (Eth., liv. 9, chap. 3), quand des amis pèchent on ne doit pas leur retirer les bienfaits de l’amitié tant qu’on a l’espérance de leur guérison ; on doit les aider à recouvrer la vertu plutôt qu’à réparer leur fortune, s’ils l’eussent perdue, parce que la vertu a plus d’affinité avec l’amitié que l’argent. Mais s’ils se pervertissent complètement et qu’ils soient inguérissables, alors on ne doit plus avoir avec eux l’abandon de l’amitié. C’est pourquoi les lois divines et humaines ordonnent la mort des pécheurs qui sont plutôt capables de nuire aux autres que de se corriger eux-mêmes. Toutefois le juge n’agit pas ainsi d’après la haine qu’il a pour eux, mais d’après l’amour de la charité qui lui fait préférer le bien public à la vie d’un simple particulier. La mort que le juge inflige au pécheur sert à ce dernier pour l’expiation de sa faute, s’il se convertit ; mais s’il ne se convertit pas, elle met un terme à ses crimes, puisqu’elle lui enlève la faculté de pécher désormais.

 

Objection N°3. Il appartient à l’amitié de désirer et de vouloir du bien aux amis. Or, les saints désirent par charité du mal aux pécheurs, d’après cette parole du Psalmiste (Ps. 9, 18) : Que les pécheurs soient précipités dans l’enfer. On ne doit donc pas aimer les pécheurs par charité.

Réponse à l’objection N°3 : Ces imprécations qu’on trouve dans la sainte Ecriture peuvent s’entendre de trois manières : 1° comme prédiction et non comme souhait, de telle sorte que ces paroles : Que les pécheurs soient précipités dans l’enfer, signifient qu’ils y seront précipités ; 2° comme souhait, mais de telle façon que le désir de celui qui fait ce souhait ne se rapporte pas au châtiment de l’homme, mais à la justice de celui qui le punit, suivant cette parole du Psalmiste (Ps. 57, 11) : Le juste se réjouira en voyant la vengeance que Dieu exerce sur l’impie. Dieu lui-même en punissant le pécheur ne se réjouit pas de sa perte (Sag., chap. 1), mais il se réjouit dans sa justice, parce qu’il est juste et qu’il aime la justice (Ps., 10, 8) ; 3° comme souhait qui se rapporte à l’éloignement de la faute, mais non au châtiment lui-même, c’est-à-dire qu’on souhaite que le péché soit détruit et que l’homme reste (Billuart conclut de là qu’il n’est pas permis de souhaiter la damnation éternelle de quelqu’un qui vit encore, soit parce qu’elle ne peut être un moyen d’obtenir un plus grand bien ou d’éviter un plus grand mal, soit parce qu’elle est contraire à la fin pour laquelle nous devons aimer le prochain par charité, soit parce qu’on ne doit désespérer de personne tant qu’il est sur la terre. Plusieurs théologiens pensent qu’il est permis de souhaiter que certaines personnes pèchent, pour qu’elles se relèvent ensuite plus humbles et plus prudentes.).

 

Objection N°4. Le propre des amis est de se réjouir des mêmes choses et d’avoir la même volonté. Or, la charité ne fait pas vouloir ce que veulent les pécheurs, ni elle ne nous porte pas à nous réjouir de ce qui les réjouit ; mais elle produit plutôt le contraire. Donc on ne doit pas aimer les pécheurs par charité.

Réponse à l’objection N°4 : Nous aimons les pécheurs par charité, ce qui ne signifie pas que nous voulons ce qu’ils veulent, ou que nous nous réjouissons de ce qui les réjouit, mais que nous les amenons à vouloir ce que nous voulons et à se réjouir de ce qui cause notre joie. C’est ce qui fait dire au prophète (Jérem., 15, 19) : Ils se convertiront à vous, mais ce n’est pas vous qui vous convertirez à eux.

 

Objection N°5. Le propre des amis c’est aussi de vivre ensemble, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 5). Or, on ne doit pas vivre avec les pécheurs, puisque l’Apôtre dit (2 Cor., 6, 17) : Sortez du milieu d’eux. On ne doit donc pas les aimer par charité.

Réponse à l’objection N°5 : Les faibles doivent éviter de vivre avec les pécheurs à cause du danger qu’ils courent de se laisser corrompre par eux Mais les parfaits, qui n’ont rien à craindre de cette contagion, sont louables au contraire quand ils se mettent en relation avec les pécheurs pour les convertir. C’est ainsi que le Seigneur mangeait et buvait avec eux, comme le rapporte l’Evangile (Matth., chap. 9). Mais personne ne doit vivre avec les pécheurs de manière à prendre part à leur péché, et c’est en ce sens que l’Apôtre dit (2 Cor., 6, 17) : Sortez du milieu d’eux et ne touchez point à ce qui est impur, c’est-à-dire ne consentez pas au péché.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De doct. Christ., liv. 1, chap. 30) que par ces paroles : Vous aimerez votre prochain, il est évident que par le prochain il faut entendre tous les hommes. Or, les pécheurs ne cessent pas d’être des hommes, parce que le péché ne détruit pas la nature. Donc on doit aimer les pécheurs par charité.

 

Conclusion. — Quoiqu’on ne doive pas aimer les pécheurs par charité eu égard à leur faute, néanmoins, par rapport à leur nature, nous devons les aimer comme étant capables d’arriver à la divine béatitude.

Il faut répondre qu’on peut considérer dans les pécheurs deux choses : la nature et la faute. Par la nature qu’ils ont reçue de Dieu ils sont capables de la béatitude sur la communication de laquelle la charité est fondée, comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1 et 5). C’est pourquoi sous ce rapport on doit les aimer par charité. Mais leur faute est contraire à Dieu et elle est un obstacle à la béatitude. Par conséquent, relativement à la faute qui les rend ennemis de Dieu, on doit haïr tous les pécheurs quels qu’ils soient, même son père, sa mère, ses parents, comme le dit l’Evangile (Luc, 14, 26). Car nous devons haïr dans les pécheurs ce qui les rend tels et nous devons aimer l’homme qui est capable d’arriver à la béatitude. Et c’est là véritablement aimer le pécheur par charité à cause de Dieu.

 

Article 7 : Les pécheurs s’aiment-ils eux-mêmes ?

 

Objection N°1. Il semble que les pécheurs s’aiment eux-mêmes. Car ce qui est le principe du péché se trouve surtout en eux. Or, l’amour de soi est le principe du péché ; puisque saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 14, chap. ult.) que c’est cet amour qui produit la cité de Babylone. Ce sont donc surtout les pécheurs qui s’aiment eux-mêmes.

Réponse à l’objection N°1 : L’amour de soi qui est le principe du péché est celui qui est propre aux méchants et qui va jusqu’au mépris de Dieu, selon saint Augustin, parce que les méchants désirent les biens extérieurs au point de mépriser les biens spirituels.

 

Objection N°2. Le péché ne détruit pas la nature. Or, ce qui convient naturellement à chaque être, c’est qu’il s’aime lui-même ; ainsi les créatures irraisonnables désirent naturellement le bien qui leur est propre, par exemple, la conservation de leur être et d’autres choses semblables. Donc les pécheurs s’aiment eux-mêmes.

Réponse à l’objection N°2 : Quoique les méchants ne détruisent pas totalement l’amour naturel, cependant il est perverti en eux de la manière que nous avons dite (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°3. Le bien est aimable pour tous les êtres, selon l’expression de saint Denis (De div. nom., chap. 4). Or, il y a beaucoup de pécheurs qui se croient bons. Donc il y en a beaucoup qui s’aiment eux-mêmes.

Réponse à l’objection N°3 : Selon que les méchants se croient bons, ils participent d’une certaine manière à l’amour de soi. Toutefois cet amour qu’ils ont pour eux-mêmes n’est pas véritable (Ils s’aiment réellement, car personne ne peut détruire ce sentiment naturel, mais ils se trompent sur l’objet de leur amour, et c’est pour ce motif qu’ils compromettent leurs véritables intérêts.), il n’est qu’apparent ; et il n’est pas possible dans ceux qui sont absolument méchants.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Ps., 10, 6) : Celui qui aime l’iniquité hait son âme.

 

Conclusion. — Les méchants s’aiment eux-mêmes d’après la corruption de l’homme extérieur, comme les bons s’aiment eux-mêmes, selon la vertu intègre et parfaite de l’homme intérieur.

Il faut répondre que, dans un sens, l’amour de soi est commun à tous les êtres ; dans un autre sens il est propre aux bons, et dans un troisième il est propre aux méchants. — D’abord il est commun à tous les êtres d’aimer ce qu’ils regardent comme leur être. Or, on dit que l’homme est quelque chose de deux manières : 1° selon sa substance et sa nature. Sous ce rapport tous les hommes pensent être ce qu’ils sont, c’est-à-dire composés d’un corps et d’une âme. De cette manière tous les bons et tous les méchants s’aiment en tant qu’ils aiment leur conservation. 2° On dit que l’homme est quelque chose en raison de la domination qu’il exerce ; par exemple, on dit que le chef d’une cité est la cité elle-même ; par conséquent, ce que les princes font on dit que la cité le fait. Sous ce rapport tous les hommes ne pensent pas être ce qu’ils sont (Ils n’ont pas une juste idée de ce qu’ils sont.). Car ce qu’il y a de principal dans l’homme, c’est l’âme raisonnable, tandis que ce qu’il y a de secondaire, c’est la nature sensitive et corporelle. L’Apôtre appelle la première de ces deux choses l’homme intérieur et la seconde l’homme extérieur, comme on le voit (2 Cor., chap. 4). Or, les bons considèrent la nature raisonnable ou l’homme intérieur comme ce qu’il y a de principal en eux ; par conséquent, ils pensent être ce qu’ils sont. Au contraire les méchants regardent la nature sensitive et corporelle, c’est-à-dire l’homme extérieur, comme ce qu’il y a de principal en eux. Comme ils ne se connaissent pas exactement ils ne s’aiment pas véritablement, mais ils aiment ce qu’ils prennent pour eux-mêmes ; tandis que les bons, par là-même qu’ils se connaissent véritablement s’aiment aussi véritablement eux-mêmes. C’est ce qu’Aristote démontre (Eth., liv. 9, chap. 4) par cinq considérations qui sont propres à l’amitié. En effet, dit-il, tout ami veut : 1° que son ami existe et qu’il vive ; 2° il lui veut du bien ; 3° il lui en fait ; 4° il a de l’agrément à vivre avec lui ; 5° il s’accorde avec lui en partageant ses plaisirs et ses peines. C’est ainsi que les bons s’aiment eux-mêmes quant à l’homme intérieur ; parce qu’ils veulent le conserver dans son intégrité ; ils lui désirent les biens qui lui conviennent, c’est-à-dire les biens spirituels ; ils travaillent à les lui procurer ; ils aiment à rentrer dans leur propre cœur, parce qu’ils y trouvent de bonnes pensées pour le présent, le souvenir de bonnes actions dans le passé et l’espérance des biens futurs, ce qui les remplit d’allégresse. De même ils ne supportent pas en eux de dissension dans la volonté, parce que leur âme tout entière tend vers un même but. — Au contraire, les méchants ne veulent pas conserver l’homme intérieur dans son intégrité ; ils ne désirent pas pour lui les biens spirituels ; ils ne travaillent pas à les acquérir ; il ne leur est pas agréable de rentrer au fond de leur cœur pour y vivre avec eux-mêmes, parce que là ils trouvent des maux présents, passés et futurs qu’ils abhorrent ; ils ne sont pas non plus d’accord avec eux-mêmes, parce que leur conscience s’élève contre eux, suivant cette parole du Psalmiste (Ps. 49, 21) : Je vous reprendrai et je vous mettrai en face de vous-même. On peut prouver de la même manière que les méchants s’aiment eux-mêmes par rapport à la corruption de l’homme extérieur (Ils ne cherchent que la conservation de leur vie sensuelle ; ils souhaitent pour leur corps toutes les jouissances charnelles ; ils font tous leurs efforts pour se les procurer ; ils ne pensent qu’à ces plaisirs coupables, etc. Le développement oratoire de ces deux tableaux peut offrir le plus magnifique contraste dans un discours qui aurait pour but de montrer que l’homme vertueux est le seul qui comprenne bien ses véritables intérêts.), tandis que les bons ne s’aiment pas ainsi de la sorte.

 

Article 8 : Est-ce une nécessité de la charité qu’on aime ses ennemis ?

 

Objection N°1. Il semble que ce ne soit pas une nécessité de la charité que d’aimer ses ennemis. Car Saint Augustin dit (Ench., chap. 73) que ce bien si éminent, c’est-à-dire l’amour des ennemis, ne se trouve pas dans autant de personnes que nous croyons qu’il y en a d’exaucés en disant : Pardonnez-nous nos offenses. Or, le péché n’est pardonné à personne sans la charité, parce que comme le dit l’Ecriture (Prov., 10, 12) : La charité couvre tous les péchés. Donc il n’est pas nécessaire à la charité qu’on aime ses ennemis.

 

Objection N°2. La charité ne détruit pas la nature. Or, tout être irraisonnable hait naturellement son contraire, comme la brebis et le loup, l’eau et le feu. Donc la charité ne fait pas qu’on aime ses ennemis.

Réponse à l’objection N°2 : Chaque chose hait naturellement ce qui lui est contraire en tant que contraire. Or, nos ennemis nous sont contraires en tant qu’ennemis, et à ce point de vue nous devons par conséquent les haïr. Car leur inimitié doit nous déplaire. Mais ils ne nous sont pas contraires, comme hommes et comme capables de la béatitude, et sous ce rapport nous devons les aimer.

 

Objection N°3. La charité ne fait pas le mal (1 Cor., 13, 4). Or, il semble aussi mauvais d’aimer ses ennemis que de haïr ses amis. C’est pour cela que Joab dit à David avec amertume (2 Rois, 19, 6) : Vous aimez ceux qui vous haïssent et vous haïssez ceux qui vous aiment. Donc la charité ne fait pas qu’on aime ses ennemis.

Réponse à l’objection N°3 : Aimer ses ennemis, comme ennemis, c’est une chose blâmable. Mais ce n’est pas là ce que fait la charité, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit (Matth., 5, 44) : Aimez vos ennemis.

 

Conclusion. — On ne doit pas aimer par charité les ennemis comme ennemis, mais on doit plutôt les haïr ; comme hommes on ne doit pas les excepter de l’amour qu’on doit avoir en général pour ses semblables, et quelquefois dans le cas de nécessité on est tenu de leur témoigner de l’amour en particulier ; hors ce cas il est de la perfection de leur rendre des devoirs d’affection.

Il faut répondre que l’amour des ennemis peut se considérer de trois manières : 1° Il peut consister à aimer les ennemis en tant qu’ennemis ; ce qui serait mauvais et contraire à la charité, parce que ce serait aimer le mal d’autrui (Puisque nos ennemis pèchent par là même qu’ils manquent de charité envers nous.). 2° On peut considérer l’amour des ennemis par rapport à la nature humaine, c’est-à-dire d’une manière générale. En ce sens l’amour des ennemis est nécessaire à la charité ; c’est-à-dire il faut que celui qui aime Dieu et le prochain n’exclue pas ses ennemis de l’universalité de l’affection dans laquelle il embrasse tous ses semblables. 3° On peut considérer l’amour des ennemis en particulier, c’est-à-dire l’envisager dans le mouvement d’affection que l’on éprouve en particulier pour un ennemi. Ceci n’est pas absolument nécessaire à la charité ; car il n’est pas nécessaire à cette vertu que nous ressentions pour tous les hommes en particulier un mouvement spécial d’affection ; parce que cela serait impossible. Toutefois il est nécessaire à la charité que l’âme y soit disposée, c’est-à-dire que le cœur soit tout prêt à aimer son ennemi en particulier, dans le cas d’une nécessité pressante (Nous devons être disposés à leur rendre service dans le cas où nous les verrions réduits à la dernière nécessité, et qu’ils auraient un besoin urgent de notre secours.). Mais que hors le cas de nécessité, l’homme accomplisse cet acte, qu’il aime son ennemi à cause de Dieu, ceci appartient à la perfection de la charité (Cet amour est de conseil, mais il n’est pas de précepte.). Car puisqu’on aime par charité le prochain par rapport à Dieu, plus on aime Dieu et plus on témoigne d’amour au prochain sans qu’aucune inimitié ne nous en empêche. De même si quelqu’un aimait beaucoup un homme, il aimerait du même amour ses enfants, même quand ils seraient ses ennemis. C’est en ce sens que parle saint Augustin (loc. cit. in arg. 1).

La réponse au premier argument est donc par là même évidente.

 

Article 9 : Est-il nécessaire au salut qu’on témoigne à un ennemi par des signes et par des effets l’amour qu’on a pour lui ?

 

Objection N°1. Il semble que la charité exige qu’un homme donne à son ennemi des preuves et des marques de son amour. Car saint Jean dit (1 Jean, 3, 18) : N’aimons pas de parole et de bouche, mais par des œuvres et véritablement. Or, on aime par des œuvres quand on donne à celui qu’on aime des marques et des gages de son affection. Il est donc nécessaire à la charité de témoigner aux ennemis par des signes et par des actes l’amour qu’on a pour eux.

 

Objection N°2. Le Seigneur dit tout à la fois (Matth., 5, 44) : Aimez vos ennemis et faites du bien à ceux qui vous haïssent. Or, la charité nous oblige à aimer nos ennemis. Elle nous oblige donc aussi à leur faire du bien.

 

Objection N°3. Par la charité on aime non seulement Dieu, mais encore le prochain. Or, saint Grégoire dit (Homel.. 30  in Ev.) que l’amour de Dieu ne peut être oisif ; car il opère de grandes choses s’il existe, et s’il cesse d’opérer, ce n’est pas l’amour. La charité qui se rapporte au prochain ne peut donc exister sans produire d’effet. Comme la charité exige que nous aimions tout notre prochain, même nos ennemis, elle demande par conséquent aussi que nous donnions à nos ennemis des marques et des gages de notre amour.

 

Mais c’est le contraire. A l’occasion de ces paroles de saint Matthieu (chap. 5) : Faites du bien à ceux qui vous haïssent, la glose dit (ordin.) que faire du bien à ses ennemis, c’est le comble de la perfection. Or, ce qui appartient à la perfection de la charité n’est pas nécessaire à son essence. Donc il n’est pas nécessaire à cette vertu que l’on témoigne aux ennemis par des signes et par des effets l’amour qu’on a pour eux.

 

Conclusion. — Les hommes sont tenus de donner à leurs ennemis des marques et des signes de la charité qu’ils sont obligés nécessairement d’avoir pour eux, c’est-à-dire des signes comme on en donne aux autres personnes, mais non ces signes particuliers que nous avons coutume d’employer à l’égard de nos amis ; il n’y a d’exception que pour le cas de nécessité, et l’âme doit toujours être prête à leur donner des preuves d’affection en cette circonstance.

Il faut répondre que les effets et les marques de la charité procèdent de l’amour intérieur et lui sont proportionnés. Or, l’amour intérieur en général est absolument de nécessité de précepte à l’égard des ennemis, mais on n’exige pas absolument qu’on les aime en particulier. Il suffit que l’âme y soit disposée, comme nous l’avons dit (art. préc.). Par conséquent il en faut dire autant de l’effet et du signe de l’amour qu’on doit extérieurement produire. Car il y a des signes et des marques d’amour qu’on donne au prochain en général, par exemple, quand on prie pour tous les fidèles ou pour tout le peuple ; ou quand on accorde un bienfait à toute une communauté. Il est de nécessité de précepte d’accorder ces bienfaits ou ces marques d’amour aux ennemis (Par exemple, si l’on fait l’aumône à tous les pauvres d’une ville ou qu’on accorde un bienfait à toute une communauté, on ne peut pas en excepter les quelques individus qu’on a pour ennemis ; cette action serait odieuse et ferait du scandale.). Car si on ne le faisait pas, on agirait alors par vengeance, ce qui est contraire à ces paroles de l’Ecriture (Lév., 19, 18) : Vous ne chercherez pas à vous venger et vous ne vous rappellerez pas l’injure de vos concitoyens. Mais il y a d’autres bienfaits ou d’autres marques d’amour qu’on donne en particulier à certaines personnes (Ces marques particulières d’amitié consistent à prier tout particulièrement pour quelqu’un, à le visiter souvent, à l’inviter à sa table, etc. Il n’est pas nécessaire que l’on ait ces rapports avec ses ennemis.), Il n’est pas nécessaire au salut qu’on les produise envers ses ennemis, mais il faut que l’âme soit préparée à leur venir en aide dans le cas de nécessité, suivant ces paroles de l’Ecriture (Prov., chap. 25) : Si votre ennemi a faim nourrissez-le ; s’il a soif donnez-lui à boire. — Que l’on remplisse ces devoirs envers ses ennemis, hors le cas de nécessité, ceci appartient à la perfection de la charité par laquelle on évite non seulement d’être vaincu par le mal, ce qui est obligatoire, mais on veut encore vaincre le mal par le bien, ce qui est le propre de l’homme parfait, qui évite non seulement de se laisser aller à la haine à cause de l’injure qu’il a reçue, mais qui cherche encore à attirer à lui son ennemi par des bienfaits.

La réponse aux objections est par là même évidente.

 

Article 10 : Devons-nous aimer les anges par charité ?

 

Objection N°1. Il semble que nous ne devions pas aimer les anges par charité. Car, comme le dit saint Augustin (De doct. Christ., liv. 1, chap. 26), il y a dans la charité deux sortes d’amour : l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Or, l’amour des anges n’est pas compris dans l’amour de Dieu, puisque ce sont des substances créées ; il ne paraît pas non plus compris dans l’amour du prochain, puisqu’ils ne sont pas de la même espèce que nous. On ne doit donc pas les aimer par charité.

Réponse à l’objection N°1 : Sous le nom de prochain on comprend non seulement ceux qui sont de même espèce que l’homme, mais encore ceux qui participent comme lui aux bienfaits de la vie éternelle ; parce que c’est sur cette communication de la béatitude que l’amitié de la charité est fondée.

 

Objection N°2. Les animaux ont quelque chose de commun avec nous plutôt que les anges ; car les animaux appartiennent au même genre prochain que nous. Or, nous n’avons pas de charité pour les animaux, comme nous l’avons dit (art. 3). Nous n’en avons donc pas non plus pour les anges.

Réponse à l’objection N°2 : Les animaux ont de commun avec nous le genre prochain en raison de la nature sensitive par laquelle nous ne participons pas à la béatitude éternelle, mais nous y participons par l’âme raisonnable que nous avons de commun avec les anges.

 

Objection N°3. Ce qu’il y a de plus propre aux amis c’est de vivre ensemble, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 5). Or, les anges ne vivent pas avec nous, puisque nous ne pouvons les voir. Nous ne pouvons donc pas avoir pour eux l’amitié de la charité.

Réponse à l’objection N°3 : Les anges ne vivent pas avec nous par cette conversation extérieure qui résulte de notre nature sensitive ; mais nous vivons avec eux par l’esprit (Nous sommes ici-bas en rapport avec eux par nos prières et par les bons offices que nous recevons de leur secours.), nous y vivons d’une manière qui est imparfaite ici-bas, mais qui sera parfaite dans le ciel, comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1, réponse N°1).

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De doct. Christ., liv. 1, chap. 30) : Si celui qui remplit envers nous ou celui à l’égard duquel nous remplissons un devoir de miséricorde est appelé à juste titre notre prochain, il est évident que le précepte qui nous ordonne d’aimer notre prochain comprend aussi les anges qui multiplient en notre faveur les œuvres de charité.

 

Conclusion. — Nous devons aimer par charité non seulement notre prochain, mais encore les anges.

Il faut répondre que l’amitié de la charité, comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1), est fondée sur la communication de la béatitude éternelle à laquelle les hommes participent de concert avec les anges. Car saint Matthieu dit (Matth., 22, 30) qu’à la résurrection les hommes seront comme les anges dans le ciel. C’est pourquoi il est évident que l’amitié de la charité s’étend aux anges.

 

Article 11 : Devons-nous aimer les démons par charité ?

 

Objection N°1. Il semble que nous devions aimer les démons par charité. Car les anges sont notre prochain, parce que nous avons de commun avec eux un esprit raisonnable. Or, les démons ont aussi quelque chose de commun avec nous, parce que leurs facultés naturelles restent intègres ; ainsi ils ont l’être, la vie et l’intelligence, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4). Nous devons donc aimer les démons par charité.

Réponse à l’objection N°1 : L’esprit des anges n’est pas dans l’immobilité d’obtenir la béatitude éternelle, comme l’esprit des démons. C’est pourquoi l’amitié de la charité, qui est fondée sur la communication de la vie éternelle plus que sur la communication de la nature, se rapporte aux anges, mais non aux démons.

 

Objection N°2. Il y a entre les démons et les anges la différence du péché, comme entre les pécheurs et les justes. Or, les justes aiment les pécheurs par charité. Ils doivent donc aimer de la même manière les démons.

Réponse à l’objection N°2 : Les pécheurs qui sont ici-bas ont la faculté d’arriver à la béatitude éternelle, mais il n’en est pas de même de ceux qui sont damnés dans l’enfer ; par conséquent on peut raisonner à l’égard de ces derniers de la même manière qu’à l’égard des démons.

 

Objection N°3. Nous devons aimer par charité, comme notre prochain, ceux dont nous recevons les bienfaits, comme le dit saint Augustin (art. préc.). Or, les démons nous sont utiles en beaucoup de circonstances, puisque c’est en nous tentant qu’ils nous forment des couronnes, comme le remarque le même docteur (De civ. Dei, liv. 11, chap. 17). On doit donc aimer les démons par charité.

Réponse à l’objection N°3 : L’avantage que nous retirons des démons ne résulte pas de leur intention, mais de l’ordre établi par la divine providence. C’est pourquoi nous ne sommes pas portés par là à avoir de l’amitié pour eux, mais à être les amis de Dieu qui tourne leur intention perverse à notre profit.

 

Mais c’est le contraire. Il est écrit (Is., 28, 18) : L’alliance que vous aviez contractée avec la mort sera rompue et le pacte que vous aviez fait avec l’enfer ne subsistera plus. Or, la charité rend la paix et l’alliance parfaite. Donc nous ne devons pas avoir de charité envers les démons qui sont les habitants de l’enfer et les émissaires de la mort.

 

Conclusion. — Les hommes peuvent aimer les démons par charité relativement à leur nature, mais non quant à leur faute, en ce sens que nous désirons qu’ils restent dans leur état naturel pour la gloire de la majesté divine.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 6), nous devons aimer par charité les pécheurs dans leur nature, mais détester leur péché. Comme par le mot de démon, on entend une nature déformée par le péché, il s’ensuit qu’on ne doit pas les aimer par charité (On ne doit pas les aimer comme démons, pas plus qu’on ne doit aimer les pécheurs comme tels, ainsi que nous l’avons vu (art. 8).). Mais si l’on ne s’arrête pas au mot et qu’on rapporte la question à ces esprits qu’on appelle démons et qu’on se demande si on doit les aimer par charité, il faut répondre, d’après ce que nous avons dit (art. 2 et 3), qu’on aime une chose par charité de deux manières. 1° Comme l’individu auquel l’amitié se rapporte ; en ce sens nous ne pouvons pas avoir une amitié de charité pour ces esprits. Car il est dans la nature de l’amitié qu’on veuille du bien à ses amis. Or, nous ne pouvons pas vouloir charitablement les avantages de la vie éternelle, qui est l’objet de la charité, à ces esprits que Dieu a éternellement damnés. Ce serait contraire à la charité de Dieu qui nous fait approuver sa justice. 2° On aime une chose, quand on veut qu’elle soit conservée pour le bien d’un autre. C’est ainsi que nous aimons par charité les créatures irraisonnables, en ce sens que nous voulons qu’elles subsistent pour la gloire de Dieu et l’utilité de nos semblables, comme nous l’avons dit (art. 3). De cette manière nous pouvons aimer par charité la nature des démons, c’est-à-dire que nous pouvons vouloir que ces esprits restent dans leur état naturel pour la gloire de Dieu.

 

Article 12 : Est-il convenable de compter quatre choses qui doivent être aimées par charité : Dieu, le prochain, notre corps et nous-mêmes ?

 

Objection N°1. Il semble que ce soit à tort qu’on compte quatre choses que l’on doit aimer par charité : Dieu, le prochain, notre corps et nous-mêmes. Car, comme le dit saint Augustin (Tract. 83 sup. Joan.) : Celui qui n’aime pas Dieu, ne s’aime pas lui-même. Ainsi dans l’amour de Dieu se trouve compris l’amour de soi-même, et par conséquent l’amour de soi n’est pas autre que l’amour de Dieu.

Réponse à l’objection N°1 : La diversité de rapport de celui qui aime à l’égard des divers objets qu’il doit aimer, constitue différentes espèces d’amour. Et comme l’homme qui aime se rapporte à Dieu d’une toute autre manière qu’à lui-même (Il aime Dieu comme l’auteur de la béatitude, et il s’aime lui-même comme participant à cette béatitude.), il s’ensuit qu’on distingue ces deux choses comme deux objets d’amour, quoique l’amour de l’un soit cause de l’amour de l’autre, au point que le premier détruit, le second disparaît.

 

Objection N°2. La partie ne doit pas être divisée par opposition au tout. Or, notre corps est une partie de nous-mêmes. Donc on ne doit pas le distinguer comme un autre objet que nous devons aimer.

Réponse à l’objection N°2 : Le sujet de la charité est l’âme raisonnable qui peut recevoir la béatitude que le corps n’atteint, pas directement, mais dont il ne peut jouir que par surabondance. C’est pourquoi l’homme s’aime par charité d’une manière par rapport à son âme raisonnable, qui est sa partie principale, et il aime son corps d’une autre manière (La différence de rapport qu’il y a ici consiste en ce que l’âme participe directement à la béatitude, au lieu que le corps n’y participe qu’indirectement.).

 

Objection N°3. Comme nous avons un corps, de même le prochain en a un aussi. Par conséquent, comme l’amour par lequel on aime le prochain se distingue de l’amour par lequel on s’aime soi-même ; ainsi, l’amour par lequel on aime le corps du prochain doit se distinguer de l’amour par lequel on aime son propre corps. Il n’est donc pas convenable d’énumérer quatre choses que l’on doit aimer par charité.

Réponse à l’objection N°3 : L’homme aime le prochain dans son âme et dans son corps (La béatitude du corps étant comprise implicitement dans celle de l’âme, il n’y a pas lieu de distinguer à l’égard du prochain plusieurs espèces d’amour.) en raison de ce qu’il doit être associé avec lui dans la béatitude. C’est pourquoi à l’égard du prochain, il n’y a qu’une seule espèce d’amour. Par conséquent, on ne considère pas le corps du prochain comme un objet spécial que l’on doit aimer.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De doct. Christ., liv. 1, chap. 23) : Il y a quatre choses que nous devons aimer par charité : l’une qui est au-dessus de nous, c’est Dieu ; l’autre qui est nous-mêmes ; la troisième, qui est égale à nous, c’est le prochain ; et la quatrième, qui est au-dessous de nous, c’est notre propre corps.

 

Conclusion. — Il y a quatre choses que nous devons aimer par charité : Dieu, le prochain, notre corps et nous-mêmes.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1 et 5, et art. 3, 6 et 10 de cette question.), l’amitié de la charité est fondée sur la communication de la béatitude. Dans cette communication il y a une chose que l’on considère comme le principe qui produit cette béatitude, c’est Dieu. Il y en aune autre qui participe directement à la béatitude, c’est l’homme et l’ange. Il y en a une troisième vers laquelle cette béatitude rejaillit par suite de sa surabondance, et c’est le corps humain. Ce qui est le principe de la béatitude doit être aimé pour ce motif, parce qu’il en est la cause. Ce qui participe à la béatitude doit être aimé pour deux raisons, soit parce que ces choses ne font qu’un avec nous, soit parce qu’elles sont associées à la participation de notre bonheur. D’après cela, on voit qu’il y a deux choses que l’on doit aimer par charité, et ce sont ces deux choses que l’homme aime en s’aimant lui-même et en aimant son prochain.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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