Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 25 : De l’objet de la charité
Après avoir parlé du sujet, nous
avons à examiner l’objet de la charité. — A cet égard il y a deux choses à
considérer : 1° les choses qu’on doit aimer par charité ; 2° l’ordre dans
lequel on doit les aimer. — Sur le premier point douze questions se présentent
: 1° N’y a-t-il que Dieu que la charité doive aimer, ou doit-elle encore aimer
le prochain ? — 2° Doit-on aimer par charité la charité elle-même ? — 3°
Doit-on aimer par charité les créatures irraisonnables ? — 4° Peut-on s’aimer
soi-même par charité ? — 5° Peut-on aimer son propre corps ? (Cet article est
une réfutation des hérésies des manichéens, qui attribuaient la création du
corps au mauvais principe ; des patriciens, qui voulaient qu’il fût l’œuvre du
diable ; des carpocratiens, qui disaient qu’il n’y avait que l’âme qui serait
sauvée, que le corps ne le serait pas.) — 6° Doit-on aimer par charité les
pécheurs ? — 7° Les pécheurs s’aiment-ils eux-mêmes ? — 8° Doit-on aimer par
charité ses ennemis ? (Cet article est opposé à la doctrine des pharisiens, qui
prétendaient qu’il était permis de haïr ses ennemis.) — 9° Doit-on leur donner
des marques d’amitié ? — 10° Doit-on aimer les anges par charité ? — 11°
Doit-on aimer les démons ? (L’Ecriture dit (1 Jean, 2, 15) : N’aimez pas le monde, ni les choses qui sont
dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est point en
lui ; (Jacques, 4, 4) : Ne savez-vous pas que l’amour de ce monde
est inimité contre Dieu ? Par conséquent quiconque veut être ami de ce
siècle se constitue ennemi de Dieu.) — 12° De l’énumération des choses que
l’on doit aimer par charité. (Cet article n’est que le résumé de ceux qui précèdent.)
Article 1 : L’amour
de la charité s’arrête-t-il à Dieu ou s’étend-il au prochain ?
Objection
N°1. Il semble que l’amour de la charité
s’arrête à Dieu et qu’il ne s’étende pas au prochain. Car comme nous devons
aimer Dieu, de même aussi nous devons le craindre, d’après ces paroles de
l’Ecriture (Deut., 10, 12) : Maintenant donc, Israël, qu’est-ce que le Seigneur votre Dieu demande
de vous, sinon que vous le craigniez et que vous l’aimiez ? Or, la crainte
qu’on a pour l’homme et qu’on appelle la crainte humaine est autre que la
crainte qu’on a pour Dieu, qui est ou servile ou filiale, comme on le voit
d’après ce que nous avons dit (quest. 19, art. 2). Donc également l’amour de la
charité par lequel on aime Dieu est autre que l’amour par lequel on aime le
prochain.
Réponse à l’objection N°1 :
On peut craindre le prochain comme on peut l’aimer de deux manières : 1° pour
ce qui lui est propre, par exemple, quand on craint un tyran à cause de sa
cruauté, ou quand on l’aime par suite de l’espérance qu’on a d’en obtenir
quelque chose. Cette crainte humaine et cet amour (Cette crainte et cet amour
sont purement naturels, comme nous l’avons dit, et ils ne peuvent appartenir à
la charité qui est surnaturelle.) se distinguent de la crainte et de l’amour de
Dieu. 2° On craint l’homme et on l’aime à cause de ce qu’il y a de Dieu en lui.
C’est ainsi qu’on craint la puissance séculière, parce qu’elle est chargée par
Dieu de punir les malfaiteurs, et on l’aime parce qu’elle rend la justice.
Cette crainte de l’homme et cet amour ne se distinguent
pas de la crainte et de l’amour de Dieu.
Objection N°2. Aristote dit (Eth., liv. 7, chap. 8) qu’être aimé, c’est
être honoré. Or, l’honneur qu’on doit à Dieu, qui est un honneur de latrie, est autre que l’honneur qu’on
doit à la créature, qui est un honneur de dulie.
Donc aussi l’amour qu’on a pour Dieu est autre que l’amour qu’on a pour le
prochain.
Réponse à l’objection N°2 :
L’amour se rapporte au bien en général, tandis que l’honneur se rapporte au
bien propre de celui qui est honoré ; car c’est un hommage qu’on rend à
quelqu’un en témoignage de sa propre vertu. C’est pourquoi l’amour ne change
pas d’espèce selon les divers degrés de bonté des objets qu’il embrasse, parce
que tous se rapportent au même bien général ; tandis que l’honneur se
diversifie selon le bien propre de chacun. Ainsi nous aimons du même amour tous
nos semblables, parce que nous les aimons tous par rapport à un même bien général
qui est Dieu ; mais nous leur rendons des honneurs différents selon la vertu
propre de chacun d’eux. De même nous rendons à Dieu un honneur de latrie qui
est un honneur tout singulier, parce que sa vertu est toute singulière.
Objection N°3. L’espérance engendre
la charité, comme le dit la glose (in Matth. chap. 1),
or, on doit espérer en Dieu au point que ceux qui espèrent dans les hommes sont
répréhensibles, suivant cette parole du prophète (Jérem.,
17, 8) : Maudit soit l’homme qui met
sa confiance dans son semblable. Donc on doit aimer Dieu de telle sorte que
la charité qu’on a pour lui ne s’étende pas au prochain.
Réponse à l’objection N°3 :
On blâme ceux qui espèrent dans l’homme comme dans l’auteur principal de leur
salut, mais on ne blâme pas ceux qui espèrent dans l’homme comme dans un
secours que Dieu leur envoie. De même on serait répréhensible, si l’on aimait
le prochain comme sa fin principale ; mais on ne l’est pas, si on l’aime par
rapport à Dieu, ce qui appartient à la charité.
Mais c’est le contraire. Il est
dit (1 Jean, 4, 21) : Nous avons reçu de
Dieu ce commandement que celui qui aime Dieu doit aussi aimer son frère.
Conclusion. — Puisque Dieu
lui-même est la raison pour laquelle nous devons aimer le prochain, la charité
ne s’étend pas seulement à l’amour de Dieu, mais encore à l’amour du prochain.
Il faut répondre que, comme nous
l’avons dit (1a 2æ, quest. 54, art. 2, et 2a 2æ,
quest. 17, art. 6, et quest. 19 art. 3), les habitudes ne sont diversifiées que
par ce qui change l’espèce de l’acte ; car tout acte de la même espèce
appartient à la même habitude. Et comme l’espèce de l’acte provient de la
raison formelle de son objet, il est nécessaire qu’un acte qui se porte vers la
raison d’un objet et vers cet objet lui-même considéré sous cette même raison
formelle, soit spécifiquement le même, comme la vision par laquelle on voit la
lumière est spécifiquement la même que celle par laquelle on voit la couleur en
raison de la lumière. Or, Dieu est la raison formelle de l’amour que nous
devons avoir pour le prochain ; car nous ne devons aimer le prochain que pour
Dieu (Si nous aimons le prochain pour un autre motif, par exemple, pour les
bienfaits que nous en avons reçus ou pour ses bonnes qualités, cet amour est un
amour naturel, et n’est pas un amour de charité.). D’où il est manifeste que
l’acte par lequel nous aimons Dieu est spécifiquement le même que celui par
lequel nous aimons le prochain. C’est pour cela que l’habitude de la charité
s’étend non-seulement à l’amour de Dieu, mais encore à l’amour du prochain (C’est
ce qui fait dire à saint Jean (1 Jean, 4, 20) : Si quelqu’un dit : J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est
un menteur.).
Article 2 : Peut-on
aimer par charité la charité elle-même ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne doive pas aimer par
charité la charité elle-même. Car ce que l’on doit aimer par charité est
renfermé dans deux préceptes (Matth., chap. 22), et
il n’est question ni dans l’un ni dans l’autre de la charité, puisque la
charité n’est ni Dieu, ni le prochain. On ne doit donc pas aimer par charité la
charité elle-même.
Réponse à l’objection N°1 :
Nous avons de l’amitié pour Dieu et le prochain, mais dans leur amour se trouve
compris l’amour de la charité. Car nous aimons le prochain et Dieu, en ce sens
que nous aimons que Dieu soit aimé de nous et de nos semblables (Cet amour est
l’effet de la droiture de la volonté.), ce qui constitue l’amour de la charité.
Objection N°2. La charité est
fondée sur la communication de la béatitude, comme nous l’avons dit (quest. 23,
art. 1). Or, la charité ne peut pas participer à la béatitude. Elle ne doit
donc pas être l’objet de l’amour de la charité.
Réponse à l’objection N°2 :
La charité est la communication même de la vie spirituelle par laquelle on
arrive à la béatitude ; c’est pourquoi on l’aime comme le bien qu’on désire à
tous ceux qu’on aime par charité.
Objection N°3. La charité est une
amitié, comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1). Or, personne ne peut avoir
de l’amitié pour la charité ou pour un accident quelconque, parce que ces
choses ne sont pas capables de réciprocité d’affection, ce qui est de l’essence
de l’amitié, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap.
3). On ne doit donc pas aimer la charité même.
Réponse à l’objection N°3 :
Ce raisonnement repose sur ce que par l’amitié on aime ceux pour lesquels on a
de l’affection (Saint Thomas a reconnu que ce n’est pas ainsi qu’on aime la
charité, mais on l’aime comme le bien que l’on se veut à soi-même et qu’on
souhaite à tous ses amis.).
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin dit (De Trin., liv. 8, chap.
8) : Celui qui aime le prochain doit conséquemment aimer aussi cet amour même.
Or, on aime le prochain par charité. Donc on doit aussi aimer la charité de la
même manière.
Conclusion. — On aime la charité,
non comme l’objet de l’amour, mais comme le bien que nous voulons à ceux que
nous aimons par charité.
Il faut répondre que la charité
est un amour. Or, l’amour reçoit de la nature de la puissance dont il est un
acte la faculté de pouvoir se replier sur lui-même. Car l’objet de la volonté
étant le bien universel, tout ce qui est contenu dans l’idée du bien peut
tomber sous l’acte de la volonté. Et comme le vouloir est une bonne chose, elle
peut vouloir ses volitions, comme l’intellect dont l’objet est le vrai comprend
ses propres perceptions, parce qu’il y a là quelque chose de vrai (L’acte de la
perception même est un fait qui a sa vérité, et c’est pour cela qu’il peut être
l’objet de l’intellect ; les volitions peuvent être bonnes, et en raison
de leur bonté elles sont l’objet de la volonté qui les aime.). D’ailleurs
d’après sa propre nature spécifique l’amour se replie sur lui-même, parce qu’il
est un mouvement spontané du sujet qui aime vers l’objet aimé. Par conséquent
par là même que quelqu’un aime, il se plaît à aimer. Mais la charité n’est pas
simplement un amour, elle a la nature de l’amitié, comme nous l’avons dit
(quest. 23, art. 1). Or, on aime une chose par amitié de deux manières : 1°
comme on aime un ami auquel on veut du bien (On n’aime pas ainsi la charité,
parce qu’elle n’est pas un être réel qui ait une existence propre.) ; 2° comme
on aime le bien qu’on veut à un ami. C’est dans ce dernier sens et non dans le
premier qu’on aime par charité la charité même ; parce que la charité est le
bien que nous désirons à tous ceux que nous aimons par charité. Il en est de
même de la béatitude et des autres vertus.
Article 3 : Doit-on
aimer par charité les créatures irraisonnables ?
Objection
N°1. Il semble qu’on doive aimer par charité
les créatures irraisonnables. Car c’est la charité surtout qui nous rend
conformes à Dieu. Or, Dieu aime par charité les créatures irraisonnables. Car vous aimez tout ce qui existe, selon
l’expression de la Sagesse (11, 25), et tout ce qu’il aime, il l’aime par
lui-même qui est charité. Nous devons donc aussi aimer par charité les
créatures irraisonnables.
Réponse à l’objection N°2 :
La ressemblance de vestige ne rend pas capable de la vie éternelle, mais la
ressemblance d’image (Voyez cette distinction dans le traité de la Trinité
(tom. 1, p. 415).) ; par conséquent il n’y a pas de parité.
Objection N°2. La charité a
principalement Dieu pour objet, mais elle s’étend aux autres choses selon
qu’elles appartiennent à Dieu. Or, comme la créature raisonnable appartient à
Dieu en ce sens qu’elle est à son image, de même la créature irraisonnable,
parce qu’elle porte l’empreinte de son vestige. Donc la charité s’étend aussi
aux créatures irraisonnables.
Objection N°3. Comme Dieu est
l’objet de la charité, de même il est aussi l’objet de la foi. Or, la foi
s’étend aux créatures irraisonnables, puisque nous croyons que le ciel et la
terre ont été créés par Dieu, que les poissons et les
oiseaux sont sortis des eaux, et que les animaux qui marchent et les plantes
sont sortis de la terre. Donc la charité s’étend aussi aux créatures
irraisonnables.
Réponse à l’objection N°3 :
La foi peut s’étendre à tout ce qui est vrai de quelque manière que ce soit,
tandis que l’amitié de la charité s’étend uniquement aux êtres qui sont faits
pour posséder le bien dans la vie éternelle ; il n’y a donc pas de parité non
plus.
Mais c’est le contraire. L’amour
de la charité ne s’étend qu’à Dieu et au prochain. Or, sous le nom de prochain
on ne peut pas comprendre les créatures irraisonnables, puisqu’elles n’ont pas
de commun avec l’homme la raison. Donc la charité ne s’étend pas à ces
créatures.
Conclusion. — L’amour de la
charité ne s’étend pas à la créature irraisonnable comme à un être auquel nous
voulons du bien, mais comme au bien que nous voulons aux hommes qui sont aimés
de nous par charité.
Il faut répondre que la charité,
d’après ce que nous avons dit (quest. 23, art. 1 et art. préc.),
est une amitié. Or, on aime par amitié de deux manières : 1° on aime l’ami
auquel l’amitié se rapporte ; 2° on aime les biens qu’on lui désire. Dans le
premier sens on ne peut aimer par charité aucune créature irraisonnable, et
cela pour trois raisons. Les deux premières regardent l’amitié en général qui
ne peut avoir pour objet les créatures irraisonnables : 1° parce que l’amitié
se rapporte à celui auquel nous voulons du bien. Or, nous ne pouvons pas
vouloir du bien, à proprement parler, à une créature irraisonnable, puisqu’il
ne lui appartient pas de posséder quelque chose de bon en propre ; ceci
n’appartient qu’à la créature raisonnable qui est maîtresse d’user du bien
qu’elle possède par son libre arbitre. C’est pourquoi Aristote dit (Phys., liv. 2, text.
58) que quand nous disons qu’il arrive du bien ou du mal à ces sortes de
créatures, nous ne parlons que par analogie. 2° Parce que toute amitié est
fondée sur une communication quelconque de la vie ; car rien n’est propre à
l’amitié comme la bonne vie, selon la remarque d’Aristote (Eth., liv. 8, chap. 3 et 4). Or, les créatures irraisonnables ne
peuvent rien avoir de commun avec la vie humaine qui est réglée par la raison.
Par conséquent on ne peut avoir aucune amitié pour ces créatures, sinon dans le
sens métaphorique (C’est-à-dire d’une manière impropre.). 3° La troisième
raison est propre à la charité, parce que la charité est fondée sur la
communication de la béatitude éternelle dont la créature irraisonnable n’est
pas capable. Par conséquent l’amitié de la charité ne peut pas avoir pour objet
cette créature Cependant on peut aimer par charité les créatures irraisonnables
comme les biens que nous voulons aux autres (On aime les créatures
irraisonnables pour soi et pour les autres, parce qu’elles sont pour l’homme un
moyeu d’arriver à sa fin.), en ce sens nue nous voulons par charité leur
conservation pour l’honneur de Dieu et l’utilité de nos semblables. Et c’est
ainsi que Dieu les aime aussi par charité.
La réponse au premier argument
est par là même évidente.
Article 4 : L’homme
doit-il s’aimer lui-même par charité ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme ne s’aime pas
lui-même par charité. Car saint Grégoire dit (Homil. 17 in Evang.) que la charité ne peut
pas exister entre moins de deux. Donc personne n’a de charité pour soi-même.
Réponse à l’objection N°1 :
Saint Grégoire parle de la charité considérée sous le rapport de l’amitié en
général.
Objection N°2. L’amitié implique
par son essence une réciprocité d’affection et une égalité, comme on le voit (Eth., liv. 8, chap. 2 et 8), ce qui ne peut
exister dans l’homme par rapport à lui-même. Or, la charité est une amitié,
comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1). On ne peut donc pas avoir de
charité pour soi-même.
Réponse à l’objection N°2 :
De même que pour l’objection précédente.
Objection N°3. Ce qui appartient
à la charité ne peut pas être blâmable, parce que la charité ne fait pas le mal, selon l’expression de l’Apôtre (1 Cor., 13, 4). Or, il est blâmable de
s’aimer soi-même ; car il est dit (2 Tim.,
3, 1) : Dans ces derniers jours il
viendra des temps fâcheux ; il y aura des hommes amoureux d’eux-mêmes. Donc
l’homme ne peut s’aimer lui-même par la charité.
Réponse à l’objection N°3 :
Ceux qui s’aiment eux-mêmes sont blâmés parce qu’ils s’aiment selon leur nature
sensible à laquelle ils obéissent, ce qui n’est pas s’aimer véritablement selon
la nature raisonnable, de manière à ne désirer pour soi que les biens qui sont
le perfectionnement de la raison (Ceux qui sont blâmables, ce sont ceux qui
s’aiment par cupidité, par égoïsme, et qui recherchent uniquement les biens
matériels, mais ce ne sont pas ceux qui travaillent à acquérir les biens spirituels.).
Et c’est de cette dernière manière qu’il appartient surtout à la charité de
s’aimer soi-même.
Mais c’est le contraire. La loi
dit (Lév., 19, 18) : Vous aimerez votre ami comme vous-même. Or, nous aimons nos amis
par charité. Nous devons donc aussi nous aimer de la sorte.
Conclusion. — Parmi les choses
qui sont l’objet de la charité comme appartenant à Dieu, l’homme doit s’aimer
lui-même.
Il faut répondre que la charité
étant une amitié, comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1), nous pouvons en
parler de deux manières : 1° sous le rapport de l’amitié en général. En ce sens
nous devons dire que l’amitié que nous avons pour nous-mêmes n’est pas de
l’amitié proprement dite, mais c’est quelque chose de plus. Car l’amitié
implique une certaine union, puisque saint Denis dit (De div. nom.,
chap. 4) que l’amour est une vertu unitive. Or, de nous-mêmes à nous-mêmes il y
a unité, ce qui l’emporte sur l’union qu’on a avec un autre. Par conséquent
comme l’unité est le principe de l’union, de même l’amour par lequel on s’aime
soi-même est la forme et la racine de l’amitié. Car l’amitié que nous avons
pour les autres consiste en ce que nous sommes pour eux ce que nous sommes pour
nous-mêmes. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 9, chap. 8) que les sentiments d’amitié qu’on a pour les
autres viennent de ceux qu’on a pour soi-même. C’est ainsi qu’à l’égard des
principes on n’en a pas la science, mais quelque chose de plus, l’intelligence.
2° Nous pouvons parler de la charité selon sa propre nature, c’est-à-dire selon
qu’elle est l’amitié de l’homme pour Dieu principalement, et conséquemment pour
les choses de Dieu, parmi lesquelles se trouve l’homme lui-même qui a la
charité. C’est ainsi que parmi les choses qu’embrasse la charité comme
appartenant à Dieu il s’aime lui-même par cette vertu (Il s’aime, comme toutes
choses, par rapport à Dieu, c’est-à-dire qu’il lui offre tout ce qu’il possède
et qu’il est parfaitement soumis à ses volontés.).
Article 5 : L’homme
doit-il aimer son corps par charité ?
Objection
N°1. Il semble que l’homme ne doive pas aimer
son corps par charité. Car nous n’aimons pas celui avec lequel nous ne voulons
pas vivre. Or, les hommes qui ont la charité refusent de vivre avec leur corps,
d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom.,
7, 24) : Qui me délivrera de ce corps de
mort ? Et ailleurs (Phil., 1, 23)
: J’ai le vif désir d’être délivré des
liens de ce corps et d’être avec le Christ. Donc nous ne devons pas aimer
notre corps par charité.
Réponse à l’objection N°1 :
L’Apôtre ne refusait pas d’être en communion avec le corps quant à sa nature ;
et sous ce rapport il ne voulait pas en être dépouillé. Car il dit lui-même (2 Cor., 5, 4) : Nous ne voulons pas être dépouillés, mais être revêtus d’immortalité.
Ce qu’il voulait c’était d’être privé de la souillure de la concupiscence qui
subsiste dans le corps et de sa corruption qui appesantit l’âme et qui
l’empêche de voir Dieu. C’est pourquoi il dit expressément : Ce corps de mort.
Objection N°2. L’amitié de la
charité est fondée sur la communication de la jouissance divine. Or, le corps
ne peut pas participer à cette jouissance. On ne doit donc pas l’aimer par
charité.
Réponse à l’objection N°2 :
Quoique notre corps ne puisse pas jouir de Dieu en le connaissant et en
l’aimant, cependant nous pouvons parvenir à sa jouissance parfaite au moyen des
œuvres que nous opérons par son intermédiaire. Ainsi de la jouissance de l’âme
il rejaillit sur le corps une certaine béatitude, telle que la vigueur de la
santé et de l’incorruptibilité, comme le dit saint Augustin (Epist. ad Diosc.
118). C’est pourquoi parce que le corps participe d’une certaine manière à
la béatitude, on peut l’aimer d’un amour de charité.
Objection N°3. Puisque la charité
est une amitié elle se rapporte à ceux qui peuvent rendre amour pour amour. Or,
notre corps ne peut pas nous aimer par charité. Nous ne devons donc pas non
plus l’aimer de cette manière.
Réponse à l’objection N°3 :
La réciprocité a lieu dans l’amitié qui se rapporte à un autre, mais non dans
l’amitié qu’on a pour soi-même, soit par rapport à son âme, soit par rapport à
son corps.
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin distingue quatre choses que nous devons aimer par charité, et le corps
se trouve du nombre (De doct. christ., liv. 1,
chap. 23 et 26).
Conclusion. — Puisque notre corps
vient de Dieu nous devons l’aimer avec la charité par laquelle nous aimons Dieu
; mais pour ce qui regarde la souillure du péché et la corruption de la peine,
nous ne devons pas l’aimer, nous devons au contraire soupirer après
l’éloignement de ces maux.
Il faut répondre que nous pouvons
considérer notre corps sous deux aspects : 1° selon sa nature ; 2° selon la
corruption qui résulte du péché et de la peine. Or, la nature de notre corps
n’a pas été créée par le principe mauvais, comme les manichéens le supposent,
mais par Dieu. Nous pouvons donc en user pour servir Dieu, selon ces paroles de
l’Apôtre (Rom., 6, 13) : Consacrez à Dieu les membres de votre corps
pour qu’il en fasse des armes de justice. C’est pourquoi, selon l’amour de
la charité par lequel nous aimons Dieu, nous devons aussi aimer notre corps.
Mais nous ne devons pas aimer en lui la souillure du péché et la corruption de
la peine, nous devons plutôt désirer avec une charité ardente l’éloignement de
ces maux (C’est dans ce sens que les saints ont fait la guerre à leur corps, et
c’est aussi pour le même motif que l’Eglise prescrit des jeunes, des
abstinences et d’autres mortifications.).
Article 6 : Doit-on
aimer les pécheurs par charité ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne doive pas aimer les
pécheurs par charité. Car il est dit (Ps.
118, 113) : J’ai eu de la haine pour ceux
qui sont iniques. Or, David avait la charité parfaite. Donc par charité on
doit plutôt détester les pécheurs qu’on ne doit les aimer.
Réponse à l’objection N°1 :
Le prophète a haï les impies comme impies, détestant leur iniquité,
c’est-à-dire leur mal, et c’est là la haine parfaite dont il dit lui-même (Ps. 138, 22) : Je les haïssais d’une haine parfaite. Et parce que le motif qui
nous fait haïr le mal dans l’homme est le même que celui qui nous fait aimer le
bien, il s’ensuit que cette haine parfaite appartient à la charité.
Objection N°2. La preuve de
l’amour, dit saint Grégoire (Hom. 30 in Ev.),
c’est la manifestation des œuvres. Or, les justes ne produisent pas à l’égard
des pécheurs des œuvres d’amour, mais plutôt des œuvres qui paraissent être des
œuvres de haine, suivant ces paroles du Psalmiste (Ps. 100, 8) : Je mettais à
mort dès le matin tous les pécheurs de la terre. Et d’après cet ordre du
Seigneur (Ex., 22, 18) : Vous ne laisserez pas vivre ceux qui usent de
sortilèges. On ne doit donc pas aimer les pécheurs par charité.
Réponse à l’objection N°2 :
Selon la remarque d’Aristote (Eth., liv. 9,
chap. 3), quand des amis pèchent on ne doit pas leur retirer les bienfaits de
l’amitié tant qu’on a l’espérance de leur guérison ; on doit les aider à
recouvrer la vertu plutôt qu’à réparer leur fortune, s’ils l’eussent perdue,
parce que la vertu a plus d’affinité avec l’amitié que l’argent. Mais s’ils se
pervertissent complètement et qu’ils soient inguérissables, alors on ne doit
plus avoir avec eux l’abandon de l’amitié. C’est pourquoi les lois divines et
humaines ordonnent la mort des pécheurs qui sont plutôt capables de nuire aux
autres que de se corriger eux-mêmes. Toutefois le juge n’agit pas ainsi d’après
la haine qu’il a pour eux, mais d’après l’amour de la charité qui lui fait
préférer le bien public à la vie d’un simple particulier. La mort que le juge
inflige au pécheur sert à ce dernier pour l’expiation de sa faute, s’il se
convertit ; mais s’il ne se convertit pas, elle met un terme à ses crimes,
puisqu’elle lui enlève la faculté de pécher désormais.
Objection N°3. Il appartient à
l’amitié de désirer et de vouloir du bien aux amis. Or, les saints désirent par
charité du mal aux pécheurs, d’après cette parole du Psalmiste (Ps. 9, 18) : Que les pécheurs soient précipités dans l’enfer. On ne doit donc
pas aimer les pécheurs par charité.
Réponse à l’objection N°3 :
Ces imprécations qu’on trouve dans la sainte Ecriture peuvent s’entendre de
trois manières : 1° comme prédiction et non comme souhait, de telle sorte que
ces paroles : Que les pécheurs soient
précipités dans l’enfer, signifient qu’ils y seront précipités ; 2° comme souhait, mais de telle façon que le
désir de celui qui fait ce souhait ne se rapporte pas au châtiment de l’homme,
mais à la justice de celui qui le punit, suivant cette parole du Psalmiste (Ps. 57, 11) : Le juste se réjouira en voyant la vengeance que Dieu exerce sur
l’impie. Dieu lui-même en punissant le pécheur ne se réjouit pas de sa perte (Sag., chap. 1), mais il se réjouit dans sa justice, parce qu’il est juste et qu’il aime la justice (Ps., 10, 8) ; 3° comme souhait qui se
rapporte à l’éloignement de la faute, mais non au châtiment lui-même,
c’est-à-dire qu’on souhaite que le péché soit détruit et que l’homme reste
(Billuart conclut de là qu’il n’est pas permis de souhaiter la damnation
éternelle de quelqu’un qui vit encore, soit parce qu’elle ne peut être un moyen
d’obtenir un plus grand bien ou d’éviter un plus grand mal, soit parce qu’elle
est contraire à la fin pour laquelle nous devons aimer le prochain par charité,
soit parce qu’on ne doit désespérer de personne tant qu’il est sur la terre.
Plusieurs théologiens pensent qu’il est permis de souhaiter que certaines
personnes pèchent, pour qu’elles se relèvent ensuite plus humbles et plus
prudentes.).
Objection N°4. Le propre des amis
est de se réjouir des mêmes choses et d’avoir la même volonté. Or, la charité
ne fait pas vouloir ce que veulent les pécheurs, ni elle ne nous porte pas à
nous réjouir de ce qui les réjouit ; mais elle produit plutôt le contraire.
Donc on ne doit pas aimer les pécheurs par charité.
Réponse à l’objection N°4 :
Nous aimons les pécheurs par charité, ce qui ne signifie pas que nous voulons
ce qu’ils veulent, ou que nous nous réjouissons de ce qui les réjouit, mais que
nous les amenons à vouloir ce que nous voulons et à se réjouir de ce qui cause
notre joie. C’est ce qui fait dire au prophète (Jérem.,
15, 19) : Ils se convertiront à vous,
mais ce n’est pas vous qui vous convertirez à eux.
Objection N°5. Le propre des amis
c’est aussi de vivre ensemble, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 5). Or, on ne doit pas vivre avec les pécheurs,
puisque l’Apôtre dit (2 Cor., 6, 17)
: Sortez du milieu d’eux. On ne doit
donc pas les aimer par charité.
Réponse à l’objection N°5 :
Les faibles doivent éviter de vivre avec les pécheurs à cause du danger qu’ils
courent de se laisser corrompre par eux Mais les parfaits, qui n’ont rien à
craindre de cette contagion, sont louables au contraire quand ils se mettent en
relation avec les pécheurs pour les convertir. C’est ainsi que le Seigneur
mangeait et buvait avec eux, comme le rapporte l’Evangile (Matth.,
chap. 9). Mais personne ne doit vivre avec les pécheurs de manière à prendre
part à leur péché, et c’est en ce sens que l’Apôtre dit (2 Cor., 6, 17) : Sortez du
milieu d’eux et ne touchez point à ce qui est impur, c’est-à-dire ne
consentez pas au péché.
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin dit (De doct. Christ., liv. 1,
chap. 30) que par ces paroles : Vous
aimerez votre prochain, il est évident que par le prochain il faut entendre
tous les hommes. Or, les pécheurs ne cessent pas d’être des hommes, parce que
le péché ne détruit pas la nature. Donc on doit aimer les pécheurs par charité.
Conclusion. — Quoiqu’on ne doive
pas aimer les pécheurs par charité eu égard à leur faute, néanmoins, par
rapport à leur nature, nous devons les aimer comme étant capables d’arriver à
la divine béatitude.
Il faut répondre qu’on peut
considérer dans les pécheurs deux choses : la nature et la faute. Par la nature
qu’ils ont reçue de Dieu ils sont capables de la béatitude sur la communication
de laquelle la charité est fondée, comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1 et
5). C’est pourquoi sous ce rapport on doit les aimer par charité. Mais leur
faute est contraire à Dieu et elle est un obstacle à la béatitude. Par
conséquent, relativement à la faute qui les rend ennemis de Dieu, on doit haïr
tous les pécheurs quels qu’ils soient, même son père, sa mère, ses parents,
comme le dit l’Evangile (Luc, 14, 26). Car nous devons haïr dans les pécheurs
ce qui les rend tels et nous devons aimer l’homme qui est capable d’arriver à
la béatitude. Et c’est là véritablement aimer le pécheur par charité à cause de
Dieu.
Article 7 : Les
pécheurs s’aiment-ils eux-mêmes ?
Objection
N°1. Il semble que les pécheurs s’aiment
eux-mêmes. Car ce qui est le principe du péché se trouve surtout en eux. Or,
l’amour de soi est le principe du péché ; puisque saint Augustin dit (De civ.
Dei, liv. 14, chap. ult.) que c’est cet amour qui produit la cité de
Babylone. Ce sont donc surtout les pécheurs qui s’aiment eux-mêmes.
Réponse à l’objection N°1 :
L’amour de soi qui est le principe du péché est celui qui est propre aux
méchants et qui va jusqu’au mépris de Dieu, selon saint Augustin, parce que les
méchants désirent les biens extérieurs au point de mépriser les biens
spirituels.
Objection N°2. Le péché ne
détruit pas la nature. Or, ce qui convient naturellement à chaque être, c’est
qu’il s’aime lui-même ; ainsi les créatures irraisonnables désirent
naturellement le bien qui leur est propre, par exemple, la conservation de leur
être et d’autres choses semblables. Donc les pécheurs s’aiment eux-mêmes.
Réponse à l’objection N°2 :
Quoique les méchants ne détruisent pas totalement l’amour naturel, cependant il
est perverti en eux de la manière que nous avons dite (dans le corps de cet
article.).
Objection N°3. Le bien est
aimable pour tous les êtres, selon l’expression de saint Denis (De div. nom., chap. 4). Or, il y a beaucoup de
pécheurs qui se croient bons. Donc il y en a beaucoup qui s’aiment eux-mêmes.
Réponse à l’objection N°3 :
Selon que les méchants se croient bons, ils participent d’une certaine manière
à l’amour de soi. Toutefois cet amour qu’ils ont pour eux-mêmes n’est pas
véritable (Ils s’aiment réellement, car personne ne peut détruire ce sentiment
naturel, mais ils se trompent sur l’objet de leur amour, et c’est pour ce motif
qu’ils compromettent leurs véritables intérêts.), il n’est qu’apparent ; et il
n’est pas possible dans ceux qui sont absolument méchants.
Mais c’est le contraire. Il est
dit (Ps., 10, 6) : Celui qui aime l’iniquité hait son âme.
Conclusion. — Les méchants
s’aiment eux-mêmes d’après la corruption de l’homme extérieur, comme les bons
s’aiment eux-mêmes, selon la vertu intègre et parfaite de l’homme intérieur.
Il faut répondre que, dans un
sens, l’amour de soi est commun à tous les êtres ; dans un autre sens il est
propre aux bons, et dans un troisième il est propre aux méchants. — D’abord il
est commun à tous les êtres d’aimer ce qu’ils regardent comme leur être. Or, on
dit que l’homme est quelque chose de deux manières : 1° selon sa substance et
sa nature. Sous ce rapport tous les hommes pensent être ce qu’ils sont,
c’est-à-dire composés d’un corps et d’une âme. De cette manière tous les bons
et tous les méchants s’aiment en tant qu’ils aiment leur conservation. 2° On
dit que l’homme est quelque chose en raison de la domination qu’il exerce ; par
exemple, on dit que le chef d’une cité est la cité elle-même ; par conséquent,
ce que les princes font on dit que la cité le fait. Sous ce rapport tous les
hommes ne pensent pas être ce qu’ils sont (Ils n’ont pas une juste idée de ce
qu’ils sont.). Car ce qu’il y a de principal dans l’homme, c’est l’âme
raisonnable, tandis que ce qu’il y a de secondaire, c’est la nature sensitive
et corporelle. L’Apôtre appelle la première de ces deux choses l’homme intérieur et la seconde l’homme extérieur, comme on le voit (2 Cor., chap. 4). Or, les bons
considèrent la nature raisonnable ou l’homme intérieur comme ce qu’il y a de
principal en eux ; par conséquent, ils pensent être ce qu’ils sont. Au
contraire les méchants regardent la nature sensitive et corporelle,
c’est-à-dire l’homme extérieur, comme ce qu’il y a de principal en eux. Comme
ils ne se connaissent pas exactement ils ne s’aiment pas véritablement, mais
ils aiment ce qu’ils prennent pour eux-mêmes ; tandis que les bons, par là-même
qu’ils se connaissent véritablement s’aiment aussi véritablement eux-mêmes.
C’est ce qu’Aristote démontre (Eth., liv. 9, chap.
4) par cinq considérations qui sont propres à l’amitié. En effet, dit-il, tout
ami veut : 1° que son ami existe et qu’il vive ; 2° il lui veut du bien ; 3° il
lui en fait ; 4° il a de l’agrément à vivre avec lui ; 5° il s’accorde avec lui
en partageant ses plaisirs et ses peines. C’est ainsi que les bons s’aiment
eux-mêmes quant à l’homme intérieur ; parce qu’ils veulent le conserver dans son
intégrité ; ils lui désirent les biens qui lui conviennent, c’est-à-dire les
biens spirituels ; ils travaillent à les lui procurer ; ils aiment à rentrer
dans leur propre cœur, parce qu’ils y trouvent de bonnes pensées pour le
présent, le souvenir de bonnes actions dans le passé et l’espérance des biens
futurs, ce qui les remplit d’allégresse. De même ils ne supportent pas en eux
de dissension dans la volonté, parce que leur âme tout entière tend vers un
même but. — Au contraire, les méchants ne veulent pas conserver l’homme
intérieur dans son intégrité ; ils ne désirent pas pour lui les biens
spirituels ; ils ne travaillent pas à les acquérir ; il ne leur est pas
agréable de rentrer au fond de leur cœur pour y vivre avec eux-mêmes, parce que
là ils trouvent des maux présents, passés et futurs qu’ils abhorrent ; ils ne
sont pas non plus d’accord avec eux-mêmes, parce que leur conscience s’élève
contre eux, suivant cette parole du Psalmiste (Ps. 49, 21) : Je vous
reprendrai et je vous mettrai en face de vous-même. On peut prouver de la
même manière que les méchants s’aiment eux-mêmes par rapport à la corruption de
l’homme extérieur (Ils ne cherchent que la conservation de leur vie sensuelle ;
ils souhaitent pour leur corps toutes les jouissances charnelles ; ils font
tous leurs efforts pour se les procurer ; ils ne pensent qu’à ces plaisirs
coupables, etc. Le développement oratoire de ces deux tableaux peut offrir le
plus magnifique contraste dans un discours qui aurait pour but de montrer que
l’homme vertueux est le seul qui comprenne bien ses véritables intérêts.),
tandis que les bons ne s’aiment pas ainsi de la sorte.
Article 8 : Est-ce
une nécessité de la charité qu’on aime ses ennemis ?
Objection
N°1. Il semble que ce ne soit pas une
nécessité de la charité que d’aimer ses ennemis. Car Saint Augustin dit (Ench., chap. 73) que ce bien si éminent,
c’est-à-dire l’amour des ennemis, ne se trouve pas dans autant de personnes que
nous croyons qu’il y en a d’exaucés en disant : Pardonnez-nous nos offenses.
Or, le péché n’est pardonné à personne sans la charité, parce que comme le dit
l’Ecriture (Prov., 10, 12) : La charité couvre tous les péchés. Donc
il n’est pas nécessaire à la charité qu’on aime ses ennemis.
Objection N°2. La charité ne
détruit pas la nature. Or, tout être irraisonnable hait naturellement son
contraire, comme la brebis et le loup, l’eau et le feu. Donc la charité ne fait
pas qu’on aime ses ennemis.
Réponse à l’objection N°2 :
Chaque chose hait naturellement ce qui lui est contraire en tant que contraire.
Or, nos ennemis nous sont contraires en tant qu’ennemis, et à ce point de vue
nous devons par conséquent les haïr. Car leur inimitié doit nous déplaire. Mais
ils ne nous sont pas contraires, comme hommes et comme capables de la
béatitude, et sous ce rapport nous devons les aimer.
Objection N°3. La charité ne fait pas le mal (1 Cor., 13, 4). Or, il semble aussi
mauvais d’aimer ses ennemis que de haïr ses amis. C’est pour cela que Joab dit
à David avec amertume (2 Rois, 19, 6)
: Vous aimez ceux qui vous haïssent et
vous haïssez ceux qui vous aiment. Donc la charité ne fait pas qu’on aime
ses ennemis.
Réponse à l’objection N°3 :
Aimer ses ennemis, comme ennemis, c’est une chose blâmable. Mais ce n’est pas
là ce que fait la charité, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).
Mais c’est le contraire. Le
Seigneur dit (Matth., 5, 44) : Aimez vos ennemis.
Conclusion. — On ne doit pas
aimer par charité les ennemis comme ennemis, mais on doit plutôt les haïr ;
comme hommes on ne doit pas les excepter de l’amour qu’on doit avoir en général
pour ses semblables, et quelquefois dans le cas de nécessité on est tenu de
leur témoigner de l’amour en particulier ; hors ce cas il est de la perfection
de leur rendre des devoirs d’affection.
Il faut répondre que l’amour des
ennemis peut se considérer de trois manières : 1° Il peut consister à aimer les
ennemis en tant qu’ennemis ; ce qui serait mauvais et contraire à la charité,
parce que ce serait aimer le mal d’autrui (Puisque nos ennemis pèchent par là
même qu’ils manquent de charité envers nous.). 2° On peut considérer l’amour
des ennemis par rapport à la nature humaine, c’est-à-dire d’une manière
générale. En ce sens l’amour des ennemis est nécessaire à la charité ;
c’est-à-dire il faut que celui qui aime Dieu et le prochain n’exclue pas ses
ennemis de l’universalité de l’affection dans laquelle il embrasse tous ses
semblables. 3° On peut considérer l’amour des ennemis en particulier,
c’est-à-dire l’envisager dans le mouvement d’affection que l’on éprouve en
particulier pour un ennemi. Ceci n’est pas absolument nécessaire à la charité ;
car il n’est pas nécessaire à cette vertu que nous ressentions pour tous les
hommes en particulier un mouvement spécial d’affection ; parce que cela serait
impossible. Toutefois il est nécessaire à la charité que l’âme y soit disposée,
c’est-à-dire que le cœur soit tout prêt à aimer son ennemi en particulier, dans
le cas d’une nécessité pressante (Nous devons être disposés à leur rendre
service dans le cas où nous les verrions réduits à la dernière nécessité, et
qu’ils auraient un besoin urgent de notre secours.). Mais que hors le cas de
nécessité, l’homme accomplisse cet acte, qu’il aime son ennemi à cause de Dieu,
ceci appartient à la perfection de la charité (Cet amour est de conseil, mais
il n’est pas de précepte.). Car puisqu’on aime par charité le prochain par
rapport à Dieu, plus on aime Dieu et plus on témoigne d’amour au prochain sans
qu’aucune inimitié ne nous en empêche. De même si quelqu’un aimait beaucoup un
homme, il aimerait du même amour ses enfants, même quand ils seraient ses
ennemis. C’est en ce sens que parle saint Augustin (loc. cit. in arg. 1).
La réponse au premier argument
est donc par là même évidente.
Objection
N°1. Il semble que la charité exige qu’un
homme donne à son ennemi des preuves et des marques de son amour. Car saint
Jean dit (1 Jean, 3, 18) : N’aimons pas
de parole et de bouche, mais par des œuvres et véritablement. Or, on aime
par des œuvres quand on donne à celui qu’on aime des marques et des gages de
son affection. Il est donc nécessaire à la charité de témoigner aux ennemis par
des signes et par des actes l’amour qu’on a pour eux.
Objection N°2. Le Seigneur dit
tout à la fois (Matth., 5, 44) : Aimez vos ennemis et faites du bien à ceux qui vous haïssent. Or,
la charité nous oblige à aimer nos ennemis. Elle nous oblige donc aussi à leur
faire du bien.
Objection N°3. Par la charité on
aime non seulement Dieu, mais encore le prochain. Or, saint Grégoire dit (Homel.. 30 in Ev.) que l’amour de Dieu ne peut être
oisif ; car il opère de grandes choses s’il existe, et s’il cesse d’opérer, ce
n’est pas l’amour. La charité qui se rapporte au prochain ne peut donc exister
sans produire d’effet. Comme la charité exige que nous aimions tout notre
prochain, même nos ennemis, elle demande par conséquent aussi que nous donnions
à nos ennemis des marques et des gages de notre amour.
Mais c’est le contraire. A
l’occasion de ces paroles de saint Matthieu (chap. 5) : Faites du bien à ceux qui vous haïssent, la glose dit (ordin.) que faire du bien à ses ennemis,
c’est le comble de la perfection. Or, ce qui appartient à la perfection de la
charité n’est pas nécessaire à son essence. Donc il n’est pas nécessaire à
cette vertu que l’on témoigne aux ennemis par des signes et par des effets
l’amour qu’on a pour eux.
Conclusion. — Les hommes sont
tenus de donner à leurs ennemis des marques et des signes de la charité qu’ils
sont obligés nécessairement d’avoir pour eux, c’est-à-dire des signes comme on
en donne aux autres personnes, mais non ces signes particuliers que nous avons
coutume d’employer à l’égard de nos amis ; il n’y a d’exception que pour le cas
de nécessité, et l’âme doit toujours être prête à leur donner des preuves
d’affection en cette circonstance.
Il faut répondre que les effets
et les marques de la charité procèdent de l’amour intérieur et lui sont
proportionnés. Or, l’amour intérieur en général est absolument de nécessité de
précepte à l’égard des ennemis, mais on n’exige pas absolument qu’on les aime
en particulier. Il suffit que l’âme y soit disposée, comme nous l’avons dit
(art. préc.). Par conséquent il en faut dire autant
de l’effet et du signe de l’amour qu’on doit extérieurement produire. Car il y
a des signes et des marques d’amour qu’on donne au prochain en général, par
exemple, quand on prie pour tous les fidèles ou pour tout le peuple ; ou quand
on accorde un bienfait à toute une communauté. Il est de nécessité de précepte
d’accorder ces bienfaits ou ces marques d’amour aux ennemis (Par exemple, si
l’on fait l’aumône à tous les pauvres d’une ville ou qu’on accorde un bienfait
à toute une communauté, on ne peut pas en excepter les quelques individus qu’on
a pour ennemis ; cette action serait odieuse et ferait du scandale.). Car si on
ne le faisait pas, on agirait alors par vengeance, ce qui est contraire à ces
paroles de l’Ecriture (Lév., 19, 18) : Vous ne chercherez pas à vous venger et vous ne vous rappellerez pas
l’injure de vos concitoyens. Mais il y a d’autres bienfaits ou d’autres
marques d’amour qu’on donne en particulier à certaines personnes (Ces marques
particulières d’amitié consistent à prier tout particulièrement pour quelqu’un,
à le visiter souvent, à l’inviter à sa table, etc. Il n’est pas nécessaire que l’on
ait ces rapports avec ses ennemis.), Il n’est pas nécessaire au salut qu’on les
produise envers ses ennemis, mais il faut que l’âme soit préparée à leur venir
en aide dans le cas de nécessité, suivant ces paroles de l’Ecriture (Prov., chap. 25) : Si votre ennemi a faim nourrissez-le ; s’il a soif donnez-lui à boire.
— Que l’on remplisse ces devoirs envers ses ennemis, hors le cas de nécessité,
ceci appartient à la perfection de la charité par laquelle on évite non seulement
d’être vaincu par le mal, ce qui est obligatoire, mais on veut encore vaincre
le mal par le bien, ce qui est le propre de l’homme parfait, qui évite non seulement
de se laisser aller à la haine à cause de l’injure qu’il a reçue, mais qui
cherche encore à attirer à lui son ennemi par des bienfaits.
La réponse aux objections est par
là même évidente.
Article 10 : Devons-nous
aimer les anges par charité ?
Objection
N°1. Il semble que nous ne devions pas aimer
les anges par charité. Car, comme le dit saint Augustin (De doct. Christ., liv. 1, chap. 26), il y a dans la charité deux
sortes d’amour : l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Or, l’amour des anges
n’est pas compris dans l’amour de Dieu, puisque ce sont des substances créées ;
il ne paraît pas non plus compris dans l’amour du prochain, puisqu’ils ne sont
pas de la même espèce que nous. On ne doit donc pas les aimer par charité.
Réponse à l’objection N°1 :
Sous le nom de prochain on comprend non seulement ceux qui sont de même espèce
que l’homme, mais encore ceux qui participent comme lui aux bienfaits de la vie
éternelle ; parce que c’est sur cette communication de la béatitude que
l’amitié de la charité est fondée.
Objection N°2. Les animaux ont
quelque chose de commun avec nous plutôt que les anges ; car les animaux
appartiennent au même genre prochain que nous. Or, nous n’avons pas de charité
pour les animaux, comme nous l’avons dit (art. 3). Nous n’en avons donc pas non
plus pour les anges.
Réponse à l’objection N°2 :
Les animaux ont de commun avec nous le genre prochain en raison de la nature
sensitive par laquelle nous ne participons pas à la béatitude éternelle, mais
nous y participons par l’âme raisonnable que nous avons de commun avec les anges.
Objection N°3. Ce qu’il y a de
plus propre aux amis c’est de vivre ensemble, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap.
5). Or, les anges ne vivent pas avec nous, puisque nous ne pouvons les voir.
Nous ne pouvons donc pas avoir pour eux l’amitié de la charité.
Réponse à l’objection N°3 :
Les anges ne vivent pas avec nous par cette conversation extérieure qui résulte
de notre nature sensitive ; mais nous vivons avec eux par l’esprit (Nous sommes
ici-bas en rapport avec eux par nos prières et par les bons offices que nous
recevons de leur secours.), nous y vivons d’une manière qui est imparfaite
ici-bas, mais qui sera parfaite dans le ciel, comme nous l’avons dit (quest.
23, art. 1, réponse N°1).
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin dit (De doct. Christ., liv. 1,
chap. 30) : Si celui qui remplit envers nous ou celui à l’égard duquel nous
remplissons un devoir de miséricorde est appelé à juste titre notre prochain,
il est évident que le précepte qui nous ordonne d’aimer notre prochain comprend
aussi les anges qui multiplient en notre faveur les œuvres de charité.
Conclusion. — Nous devons aimer
par charité non seulement notre prochain, mais encore les anges.
Il faut répondre que l’amitié de
la charité, comme nous l’avons dit (quest. 23, art. 1), est fondée sur la
communication de la béatitude éternelle à laquelle les hommes participent de
concert avec les anges. Car saint Matthieu dit (Matth.,
22, 30) qu’à la résurrection les hommes seront
comme les anges dans le ciel. C’est pourquoi il est évident que l’amitié de
la charité s’étend aux anges.
Article 11 : Devons-nous
aimer les démons par charité ?
Objection
N°1. Il semble que nous devions aimer les
démons par charité. Car les anges sont notre prochain, parce que nous avons de
commun avec eux un esprit raisonnable. Or, les démons ont aussi quelque chose
de commun avec nous, parce que leurs facultés naturelles restent intègres ;
ainsi ils ont l’être, la vie et l’intelligence, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4). Nous devons donc aimer
les démons par charité.
Réponse à l’objection N°1 :
L’esprit des anges n’est pas dans
l’immobilité d’obtenir la béatitude éternelle, comme l’esprit des démons. C’est
pourquoi l’amitié de la charité, qui est fondée sur la communication de la vie
éternelle plus que sur la communication de la nature, se rapporte aux anges,
mais non aux démons.
Objection N°2. Il y a entre les
démons et les anges la différence du péché, comme entre les pécheurs et les
justes. Or, les justes aiment les pécheurs par charité. Ils doivent donc aimer
de la même manière les démons.
Réponse à l’objection N°2 :
Les pécheurs qui sont ici-bas ont la faculté d’arriver à la béatitude
éternelle, mais il n’en est pas de même de ceux qui sont damnés dans l’enfer ;
par conséquent on peut raisonner à l’égard de ces derniers de la même manière
qu’à l’égard des démons.
Objection N°3. Nous devons aimer
par charité, comme notre prochain, ceux dont nous recevons les bienfaits, comme
le dit saint Augustin (art. préc.). Or, les démons
nous sont utiles en beaucoup de circonstances, puisque c’est en nous tentant
qu’ils nous forment des couronnes, comme le remarque le même docteur (De civ. Dei, liv. 11, chap. 17). On doit
donc aimer les démons par charité.
Réponse à l’objection N°3 :
L’avantage que nous retirons des démons ne résulte pas de leur intention, mais
de l’ordre établi par la divine providence. C’est pourquoi nous ne sommes pas
portés par là à avoir de l’amitié pour eux, mais à être les amis de Dieu qui
tourne leur intention perverse à notre profit.
Mais c’est le contraire. Il est
écrit (Is., 28, 18) : L’alliance que vous
aviez contractée avec la mort sera rompue et le pacte que vous aviez fait avec
l’enfer ne subsistera plus. Or, la charité rend la paix et l’alliance
parfaite. Donc nous ne devons pas avoir de charité envers les démons qui sont
les habitants de l’enfer et les émissaires de la mort.
Conclusion. — Les hommes peuvent
aimer les démons par charité relativement à leur nature, mais non quant à leur
faute, en ce sens que nous désirons qu’ils restent dans leur état naturel pour
la gloire de la majesté divine.
Il faut répondre que, comme nous
l’avons dit (art. 6), nous devons aimer par charité les pécheurs dans leur
nature, mais détester leur péché. Comme par le mot de démon, on entend une nature déformée par le péché, il s’ensuit
qu’on ne doit pas les aimer par charité (On ne doit pas les aimer comme démons,
pas plus qu’on ne doit aimer les pécheurs comme tels, ainsi que nous l’avons vu
(art. 8).). Mais si l’on ne s’arrête pas au mot et qu’on rapporte la question à
ces esprits qu’on appelle démons et
qu’on se demande si on doit les aimer par charité, il faut répondre, d’après ce
que nous avons dit (art. 2 et 3), qu’on aime une chose par charité de deux
manières. 1° Comme l’individu auquel l’amitié se rapporte ; en ce sens nous ne
pouvons pas avoir une amitié de charité pour ces esprits. Car il est dans la
nature de l’amitié qu’on veuille du bien à ses amis. Or, nous ne pouvons pas vouloir
charitablement les avantages de la vie éternelle, qui est l’objet de la
charité, à ces esprits que Dieu a éternellement damnés. Ce serait contraire à
la charité de Dieu qui nous fait approuver sa justice. 2° On aime une chose,
quand on veut qu’elle soit conservée pour le bien d’un autre. C’est ainsi que
nous aimons par charité les créatures irraisonnables, en ce sens que nous
voulons qu’elles subsistent pour la gloire de Dieu et l’utilité de nos
semblables, comme nous l’avons dit (art. 3). De cette manière nous pouvons
aimer par charité la nature des démons, c’est-à-dire que nous pouvons vouloir
que ces esprits restent dans leur état naturel pour la gloire de Dieu.
Objection
N°1. Il semble que ce soit à tort qu’on compte
quatre choses que l’on doit aimer par charité : Dieu, le prochain, notre corps
et nous-mêmes. Car, comme le dit saint Augustin (Tract. 83 sup. Joan.) : Celui qui n’aime pas Dieu, ne s’aime pas
lui-même. Ainsi dans l’amour de Dieu se trouve compris l’amour de soi-même, et
par conséquent l’amour de soi n’est pas autre que l’amour de Dieu.
Réponse à l’objection N°1 :
La diversité de rapport de celui qui aime à l’égard des divers objets qu’il
doit aimer, constitue différentes espèces d’amour. Et comme l’homme qui aime se
rapporte à Dieu d’une toute autre manière qu’à lui-même (Il aime Dieu
comme l’auteur de la béatitude, et il s’aime lui-même comme participant à cette
béatitude.), il s’ensuit qu’on distingue ces
deux choses comme deux objets d’amour, quoique l’amour de l’un soit cause de
l’amour de l’autre, au point que le premier détruit, le second disparaît.
Objection N°2. La partie ne doit
pas être divisée par opposition au tout. Or, notre corps est une partie de
nous-mêmes. Donc on ne doit pas le distinguer comme un autre objet que nous
devons aimer.
Réponse à l’objection N°2 :
Le sujet de la charité est l’âme raisonnable qui peut recevoir la béatitude que
le corps n’atteint, pas directement, mais dont il ne peut jouir que par
surabondance. C’est pourquoi l’homme s’aime par charité d’une manière par
rapport à son âme raisonnable, qui est sa partie principale, et il aime son
corps d’une autre manière (La différence de rapport qu’il y a ici consiste en ce que l’âme
participe directement à la béatitude, au lieu que le corps n’y participe
qu’indirectement.).
Objection N°3. Comme nous avons
un corps, de même le prochain en a un aussi. Par conséquent, comme l’amour par
lequel on aime le prochain se distingue de l’amour par lequel on s’aime
soi-même ; ainsi, l’amour par lequel on aime le corps du prochain doit se
distinguer de l’amour par lequel on aime son propre corps. Il n’est donc pas
convenable d’énumérer quatre choses que l’on doit aimer par charité.
Réponse à l’objection N°3 :
L’homme aime le prochain dans son âme et dans son corps (La béatitude du
corps étant comprise implicitement dans celle de l’âme, il n’y a pas lieu de
distinguer à l’égard du prochain plusieurs espèces d’amour.) en raison de ce qu’il doit être associé avec lui dans la
béatitude. C’est pourquoi à l’égard du prochain, il n’y a qu’une seule espèce
d’amour. Par conséquent, on ne considère pas le corps du prochain comme un
objet spécial que l’on doit aimer.
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin dit (De doct. Christ., liv. 1,
chap. 23) : Il y a quatre choses que nous devons aimer par charité : l’une qui
est au-dessus de nous, c’est Dieu ; l’autre qui est nous-mêmes ; la troisième,
qui est égale à nous, c’est le prochain ; et la quatrième, qui est au-dessous
de nous, c’est notre propre corps.
Conclusion. — Il y a quatre
choses que nous devons aimer par charité : Dieu, le prochain, notre corps et
nous-mêmes.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 23,
art. 1 et 5, et art. 3, 6 et 10 de cette question.), l’amitié de la charité est
fondée sur la communication de la béatitude. Dans cette communication il y a
une chose que l’on considère comme le principe qui produit cette béatitude,
c’est Dieu. Il y en aune autre qui participe directement à la béatitude, c’est
l’homme et l’ange. Il y en a une troisième vers laquelle cette béatitude
rejaillit par suite de sa surabondance, et c’est le corps humain. Ce qui est le
principe de la béatitude doit être aimé pour ce motif, parce qu’il en est la
cause. Ce qui participe à la béatitude doit être aimé pour deux raisons, soit
parce que ces choses ne font qu’un avec nous, soit parce qu’elles sont
associées à la participation de notre bonheur. D’après cela, on voit qu’il y a
deux choses que l’on doit aimer par charité, et ce sont ces deux choses que
l’homme aime en s’aimant lui-même et en aimant son prochain.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
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