Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 26 : L’ordre de la charité

 

            Après avoir parlé des divers objets de la charité, nous devons considérer l’ordre dans lequel on doit les aimer. — A ce sujet treize questions se présentent : 1° Y a-t-il dans la charité un ordre à observer ? (Par là même que les quatre choses qui sont l’objet de la charité ne sont pas égales entre elles, il est nécessaire qu’elles soient subordonnées, et c’est ce que saint Thomas établit d’abord d’une manière générale, en montrant qu’il y a dans la charité un ordre à observer.) — 2° L’homme doit-il aimer Dieu plus que le prochain ? — 3° Doit-il l’aimer plus que soi-même ? (Cet article est l’explication de ces paroles de l’Evangile (Luc, 14, 26) : Si quelqu’un ne vient pas à moi et ne hait point… et en outre sa vie même, il ne peut être mon disiciple.) — 4° Doit-il s’aimer plus que son prochain ? — 5° Doit-il plus aimer le prochain que son propre corps ? — 6° Parmi le prochain y a-t-il des personnes qu’il doit aimer plus que d’autres ? — 7° Doit-il aimer davantage celui qui est le meilleur ou celui qui lui est le plus uni ? — 8° Doit-il aimer davantage celui qui lui est uni par le sang ou celui qui lui est uni par d’autres liens ? — 9° Doit-on aimer par charité son fils plus que son père ? — 10° Doit-on plus aimer sa mère que son père ? — 11° Doit-on aimer son épouse plus que son père ou sa mère ? (Les théologiens font remarquer qu’il n’y a pas péché grave à changer l’ordre déterminé dans ces trois derniers articles, parce que la différence qu’il doit y avoir entre ces diverses espèces d’amour n’est pas très notable.) — 12° Doit-on aimer son bienfaiteur plus que celui à qui on accorde un bienfait ? (Cet article n’est que le commentaire d’un passage de la Morale d’Aristote (Eth., liv. 9. chap. 7).) — 13° L’ordre de la charité subsiste-t-il dans le ciel ?

 

Article 1 : Y a-t-il dans la charité un ordre à observer ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait dans la charité aucun ordre. Car la charité est une vertu. Or, on n’assigne pas d’ordre pour les autres vertus. On ne doit donc pas non plus en assigner un pour la charité.

Réponse à l’objection N°1 : La charité tend à la fin dernière comme fin dernière, ce qui ne convient pas à une autre vertu, ainsi que nous l’avons dit (quest. 23, art. 7). Or, dans les choses qui sont l’objet de l’appétit, ainsi que dans les choses pratiques, la fin a la nature du principe, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 23, art. 7, réponse N°2, et 1a 2æ, quest. 1, art. 1). C’est pourquoi la charité se rapporte surtout au premier principe, et c’est ce qui fait que c’est surtout en elle qu’on considère l’ordre relativement à ce premier principe.

 

Objection N°2. Comme l’objet de la foi est la vérité première, de même l’objet de la charité est la bonté souveraine. Or, dans la foi on n’établit pas d’ordre, puisqu’on croit tout également. On ne doit donc pas non plus établir d’ordre dans la charité.

Réponse à l’objection N°2 : La foi appartient à la faculté cognitive qui agit selon que les choses connues sont dans le sujet qui les connaît, tandis que la charité est dans la puissance affective, dont l’opération consiste en ce que l’âme tend vers les choses elles-mêmes. Et comme l’ordre existe plus principalement dans les choses elles-mêmes, et qu’il en sort pour ainsi dire pour arriver à notre connaissance, il s’ensuit qu’on l’approprie à la charité plutôt qu’à la foi. — Quoique d’ailleurs il y ait aussi dans la foi un ordre, en ce sens qu’elle a Dieu pour objet principal, et pour objet secondaire toutes les autres choses qui se rapportent à Dieu.

 

Objection N°3. La charité réside dans la volonté. Or, ce n’est pas à la volonté, mais à la raison, à établir un ordre. Donc on ne doit pas attribuer d’ordre à la charité. Mais c’est le contraire.

Réponse à l’objection N°3 : L’ordre appartient à la raison comme à la faculté ordonnatrice ; mais il appartient à la puissance appétitive comme à la faculté ordonnée. C’est ainsi que l’on établit un ordre dans la charité.

 

Il est écrit (Cant., 2, 4) : Le roi m’a introduit dans le cellier où il met son vin, et a réglé en moi mon amour.

 

Conclusion. — Il faut qu’il y ait dans la charité un ordre, puisqu’elle s’étend à Dieu comme au principe de la béatitude sur la communication de laquelle l’amitié de la charité est fondée.

Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Met., liv. 5, text. 16), on distingue un premier et un dernier relativement à un commencement. Comme l’ordre implique en lui-même un premier et un dernier, il s’ensuit nécessairement que partout où il y a un principe ou un commencement quelconque, il y a aussi un ordre. Or, nous avons dit (quest. préc., art. 12, et quest. 23, art. 1) que l’amour de la charité tend vers Dieu comme vers le principe de la béatitude, sur la communication de laquelle l’amitié de la charité est fondée. Il faut donc qu’à l’égard des choses qu’on aime par charité, on observe un ordre qui se rapporte au premier principe de cet amour, qui est Dieu.

 

Article 2 : Doit-on aimer Dieu plus que le prochain ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne doive pas aimer Dieu plus que le prochain ; car il est dit (1 Jean, 4, 20) : Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? D’où il paraît que plus une chose est visible et plus elle est aimable. Car la vision est le principe de l’amour, comme le dit Aristote (Eth., liv. 9, chap. ult.). Et Dieu étant moins visible que le prochain, il s’ensuit qu’on peut moins l’aimer par charité.

Réponse à l’objection N°1 : Une chose est cause de l’amour de deux manières : 1° comme étant le motif de l’amour. C’est ainsi que le bien est cause de l’amour, parce qu’on aime chaque être en raison de sa bonté. 2° Une chose est cause de l’amour parce qu’elle est un moyen de l’acquérir. C’est de la sorte que la vision est cause de l’amour ; ce qui ne signifie pas qu’une chose est aimable parce qu’elle est visible, mais que la vision nous mène à l’aimer. On ne doit donc pas conclure que plus une chose est visible, plus elle est aimable, mais seulement qu’elle s’offre la première à notre amour. Et c’est le raisonnement que fait l’Apôtre. Car, par là même que le prochain est visible pour nous, il se présente tout d’abord à notre affection. Et comme l’esprit apprend, par les choses qu’il connaît, à aimer celles qu’il ne connaît pas, selon la remarque de saint Grégoire (Hom. 11 in Ev.), il s’ensuit que si l’on n’aime pas le prochain, on peut conclure de là qu’on n’aime pas Dieu non plus. Ce n’est pas pour cela que le prochain soit plus aimable ; mais c’est parce que c’est le premier objet qui s’offre à notre amour. Dieu est certainement plus aimable que le prochain, parce que sa bonté est infiniment plus grande (Il est certain que l’on doit aimer Dieu plus que le prochain, dans le sens qu’il est bien plus digne de notre amour ; mais les théologiens examinent si l’amour que nous avons pour lui doit être nécessairement plus intense, plus ardent, plus démonstratif que celui que nous avons pour le prochain. La plupart reconnaissent qu’on ne pèche pas quand on a pour le prochain un amour plus sensible que pour Dieu.).

 

Objection N°2. La ressemblance est la cause de l’amour, d’après ces paroles de l’Ecriture (Eccl., 13, 19) : Tout animal aime son semblable. Or, l’homme ressemble plus à son prochain qu’à Dieu. Donc il doit plus aimer par charité son prochain que Dieu.

Réponse à l’objection N°2 : La ressemblance que nous avons avec Dieu est antérieure à la ressemblance que nous avons avec le prochain, et elle en est la cause. Car nous ressemblons au prochain, parce que nous participons à Dieu de la même manière que le prochain y participe lui- même. C’est pourquoi, en raison de cette ressemblance, nous devons aimer Dieu plus que le prochain.

 

Objection N°3. Ce que la charité aime dans le prochain, c’est Dieu, comme le prouve saint Augustin (De doct. Christ., liv. 1, chap. 22 et chap. 27). Or, Dieu n’est pas plus grand en lui-même que dans le prochain ; il n’est donc pas plus aimable en lui-même que dans le prochain, et par conséquent on ne doit pas l’aimer davantage.

Réponse à l’objection N°3 : Dieu, considéré substantiellement, est également dans tous les êtres, parce qu’il ne s’amoindrit pas par là même qu’il existe dans un sujet quelconque. Mais le prochain ne possède pas également la bonté de Dieu, comme Dieu la possède lui-même. Car Dieu la possède essentiellement, tandis que le prochain ne l’a que par participation.

 

Mais c’est le contraire. On doit aimer davantage celui pour lequel on doit haïr les autres choses. Or, on doit haïr le prochain à cause de Dieu, c’est-à-dire dans le cas où il nous éloignerait de lui, d’après ces paroles de l’Ecriture (Luc, 14, 26) : Si quelqu’un vient à moi, et qu’il ne haïsse pas son père et sa mère, et son épouse et ses enfants, et ses frères et ses sœurs, il ne peut pas être mon disciple. Donc on doit aimer Dieu par charité plus que le prochain.

 

Conclusion. — Puisque Dieu est le premier principe de la béatitude, tandis que le prochain est seulement associé avec nous à la participation de cette même béatitude, il résulte de là évidemment qu’on doit aimer Dieu plus que le prochain.

Il faut répondre que chaque amitié se rapporte principalement à l’objet dans lequel se trouve principalement le bien sur la communication duquel elle est fondée. Ainsi l’amitié politique se rapportant principalement au chef de l’Etat duquel tout le bien général de la nation dépend, c’est à lui surtout que les citoyens doivent fidélité et obéissance. Or, l’amitié de la charité est fondée sur la communication de la béatitude, qui consiste en Dieu essentiellement, comme dans son premier principe, d’où elle découle sur tous ceux qui sont capables d’en jouir. C’est pourquoi on doit aimer Dieu principalement et par-dessus toutes choses par charité. Car on l’aime comme la cause de la béatitude, tandis qu’on aime le prochain parce qu’il le fait entrer avec nous en participation de cette même béatitude.

 

Article 3 : L’homme doit-il aimer Dieu par charité plus que lui-même ?

 

Objection N°1. Il semble que l’homme ne doive pas aimer Dieu par charité plus que lui-même. Car Aristote dit (Eth., liv. 9, chap. 8) que l’amitié qu’on a pour autrui provient de l’amitié qu’on a pour soi-même. Or, la cause l’emporte sur l’effet. Donc l’amitié de l’homme pour lui-même est plus grande que l’amitié qu’il a pour tout autre. Par conséquent il doit s’aimer plus que Dieu.

Réponse à l’objection N°1 : Aristote parle de l’amitié qu’on a pour un autre, dans lequel le bien qui est l’objet de l’amitié n’existe que d’une manière particulière ; mais il ne parle pas de l’amitié qui se rapporte à un autre être qui possède en lui le bien général et total (Nous devons aimer ainsi Dieu, parce que l’amour que nous avons pour lui est cause de l’amour particulier que nous avons pour nous-mêmes, ce que l’on ne peut pas dire de l’amour que nous avons pour les autres êtres.).

 

Objection N°2. On aime chaque chose en raison de sa bonté propre. Or, on aime plus ce qui est un motif d’amour que ce qu’on aime pour ce motif ; comme on connaît mieux les principes qui sont un moyen de connaître (Qu’on ne connaît les choses qu’ils nous font découvrir.). Donc l’homme s’aime lui-même plus que tout autre bien qu’il chérit ; par conséquent, il n’aime pas Dieu plus que lui-même.

Réponse à l’objection N°2 : La partie aime le bien du tout selon qu’il lui convient ; non pas de telle façon qu’elle rapporte le bien du tout à elle-même, mais plutôt de telle sorte qu’elle se rapporte elle-même au bien du tout (Ainsi la bonté participe de la nature et de la grâce, qui, en nous, est le motif de l’amour que nous avons pour Dieu.).

 

Objection N°3. On aime Dieu selon qu’on aime à jouir de lui. Or, on aime à jouir de Dieu, selon qu’on s’aime soi-même, parce que c’est le souverain bien qu’on puisse se vouloir. Donc l’homme ne doit pas plus aimer Dieu par charité que soi-même.

Réponse à l’objection N°3 : Quand on veut jouir de Dieu, on l’aime d’un amour qu’on appelle amour de concupiscence. Or, nous aimons Dieu d’un amour d’amitié plus que d’un amour de concupiscence, parce que la bonté de Dieu, considérée en elle-même, est plus grande que la bonté à laquelle nous pouvons participer en jouissant de lui. C’est pourquoi l’homme aime Dieu par charité absolument plus que lui-même.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De doct. Christ., liv. 1, chap. 22) : Si vous ne devez pas vous aimer vous-même à cause de vous, mais à cause de lui, puisque c’est là la fin la plus légitime de votre amour, qu’un autre homme ne se fâche pas de ce que vous l’aimez à cause de Dieu. Or, celui pour lequel on aime tout le reste est le plus aimé. Donc l’homme doit aimer Dieu plus que lui-même.

 

Conclusion. — Puisque la béatitude est en Dieu comme dans le bien général, le principe et la source de tous ceux qui peuvent y participer, l’homme doit l’aimer plus que lui-même.

Il faut répondre que nous pouvons recevoir de Dieu deux sortes de bien : le bien de la nature et le bien de la grâce. L’amour naturel est fondé sur la communication des biens naturels que Dieu nous fait. Par cet amour, non seulement l’homme dans l’état de nature intègre aime Dieu par-dessus toutes choses et plus que lui-même, mais encore toute créature l’aime ainsi à sa manière, c’est-à-dire d’un amour intellectuel, ou raisonnable, ou animal ou purement naturel (L’amour intellectuel est celui des anges, l’amour raisonnable celui de l’homme, l’amour animal celui des animaux, et l’amour naturel celui des êtres inanimés.), comme les pierres et les autres êtres dépourvus de connaissance ; parce que chaque partie aime naturellement le bien général du tout plus que le bien particulier qui lui est propre. C’est ce qui résulte manifestement de leur action. Car toute partie est principalement portée à agir de concert avec les autres dans l’intérêt du tout auquel elle appartient. C’est ce qu’on voit évidemment dans les vertus politiques ou sociales, qui portent quelquefois les citoyens à souffrir dans leurs intérêts et dans leur personne pour le bien général. — D’ailleurs cette proposition est encore plus vraie quand il s’agit de l’amitié de la charité, qui est fondée sur la communication des dons de la grâce. C’est pourquoi l’homme doit aimer par charité Dieu, qui est le bien commun de tous les êtres, plus que lui-même, parce que la béatitude réside dans Dieu, comme dans le principe général, et dans la source commune d’où elle, se répand sur tous ceux qui peuvent y participer.

 

Article 4 : L’homme doit-il s’aimer lui-même par charité plus que le prochain ?

 

Objection N°1. Il semble que l’homme ne doive pas s’aimer par charité plus que le prochain. Car l’objet principal de la charité, c’est Dieu, comme nous l’avons dit (art. 2 de cette même question et quest. 25, art. 11 et 12). Or, parmi le prochain il y a quelquefois des personnes qui sont plus unies à Dieu qu’on ne l’est soi-même. Donc on doit aimer ces personnes plus que soi-même.

Réponse à l’objection N°1 : L’amour de la charité tire son étendue non seulement de l’objet aimé qui est Dieu, mais encore du sujet qui aime, qui est l’homme en possession de la charité ; et c’est ainsi que l’étendue d’une action quelconque dépend en quelque sorte du sujet lui-même. C’est pourquoi, quoique le prochain soit plus près de Dieu, quand il est vertueux, néanmoins il n’est pas aussi près de celui qui a la charité que ce dernier n’est près de lui-même. Par conséquent il ne s’ensuit pas que l’on doive dans ce cas aimer son prochain plus que soi-même.

 

Objection N°2. Nous évitons surtout la perte de ce que nous aimons le mieux. Or, l’homme souffre par charité qu’il éprouve des pertes dans l’intérêt de son prochain, suivant cette parole de l’Ecriture (Prov., 12, 26) : Celui qui ne fait pas attention à la perte qu’il éprouve à cause de son ami, est juste. Donc l’homme doit par charité aimer les autres plus que lui-même.

Réponse à l’objection N°2 : L’homme doit supporter des pertes corporelles pour son ami, et dans ce cas il s’aime davantage lui-même relativement à sa vie spirituelle, parce que c’est là ce qui constitue la perfection de la vertu qui est le bien de l’âme. Mais sous le rapport spirituel l’homme ne doit souffrir aucun dommage en péchant (Il est à remarquer que saint Thomas ajoute en péchant ; car quand il s’agit d’œuvres de surérogation, de pratiques de perfection, on peut les omettre dans l’intérêt du salut du prochain, parce que cette dernière action est plus agréable à Dieu que toute autre œuvre de piété.) pour délivrer du péché son prochain, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°3. Saint Paul dit (1 Cor., 13, 5) que la charité ne cherche pas son propre avantage. Or, nous aimons le plus celui dont nous recherchons l’avantage avec le plus d’ardeur. Donc par la charité on ne s’aime pas soi-même plus que le prochain.

Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit saint Augustin dans sa règle (Ep. 109), ces paroles : La charité ne cherche pas son propre avantage, signifient qu’elle préfère le bien général à son bien particulier. Or, le bien général est toujours plus digne d’être aimé de la part de chaque être que son bien propre, comme le bien du tout est pour la partie plus digne d’être aimé que son bien particulier (Mais il ne résulte pas de là que nous devons aimer le bien spirituel du prochain plus que le nôtre.), ainsi que nous l’avons dit (art. préc.).

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Lév., chap. 19, et Matth., 22, 39) : Vous aimerez votre prochain comme vous-même. D’où il paraît que l’amour de l’homme pour lui-même est comme le modèle de l’amour qu’il a pour les autres. Or, le modèle l’emporte sur l’image qui le reproduit. Donc l’homme doit s’aimer lui-même par charité plus que le prochain.

 

Conclusion. — L’homme est tenu de s’aimer lui-même par charité plus que le prochain.

Il faut répondre que dans l’homme il y a deux choses, la nature spirituelle et la nature corporelle. Or, on dit que l’homme s’aime par là même qu’il s’aime relativement à sa nature spirituelle, comme nous l’avons dit (quest. 25, art. 7). Sous ce rapport, l’homme doit s’aimer après Dieu plus que tout autre être. Ce qui est évident d’après le motif même de l’amour. Car, comme nous l’avons vu (quest. 25, art. 1 et 12), Dieu est aimé, comme le principe du bien sur lequel l’amour de la charité est fondé, tandis que l’homme s’aime lui-même par charité, par la raison qu’il participe à ce bien suprême, et il aime son prochain, parce qu’il entre avec lui en jouissance de ce même bien. Or, cette association est un motif d’amour, parce qu’elle établit une certaine union avec Dieu. Par conséquent comme l’unité l’emporte sur l’union, de même la participation de l’homme à ce bien suprême est un motif d’amour qui l’emporte sur celui qui résulte de ce que l’on partage avec d’autres cette même jouissance. C’est pourquoi l’homme doit par charité s’aimer lui-même plus que le prochain. La preuve en est qu’il ne doit pas subir un détriment spirituel contraire à la participation de la béatitude, pour délivrer le prochain du péché (Ainsi il n est jamais permis, serait-ce pour sauver le monde entier, de faire un péché mortel, ni même un péché véniel. On ne peut pas non plus s’exposer au danger prochain de pécher pour sauver quelqu’un.).

 

Article 5 : L’homme doit-il plus aimer le prochain que son propre corps ?

 

Objection N°1. Il semble que l’homme ne doive pas aimer le prochain plus que son propre corps. Car dans le prochain on comprend son corps. Si donc l’homme doit aimer son prochain plus que son propre corps, il s’ensuit qu’il doit aimer le corps du prochain plus que son corps propre.

Réponse à l’objection N°1 : D’après Aristote (Eth., liv. 9, chap. 8) chaque être paraît être ce qu’il y a en lui de plus important. Ainsi quand on dit qu’on doit aimer le prochain plus que son propre corps, on entend cela de l’âme qui est sa partie principale.

 

Objection N°2. L’homme doit plus aimer son âme que celle de son prochain, comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, notre propre corps est plus près par rapport à notre âme que le prochain. Donc nous devons plus aimer notre propre corps que le prochain.

Réponse à l’objection N°2 : Notre corps est plus près de notre âme que le prochain par rapport à la constitution de notre propre nature ; mais par rapport à la participation de la béatitude, notre âme est plus étroitement unie à celle du prochain qu’à notre propre corps.

 

Objection N°3. Chacun expose ce qu’il aime le moins pour ce qu’il aime le plus. Or, tout homme n’est pas tenu d’exposer son propre corps pour le salut du prochain ; c’est un conseil qui ne regarde que les parfaits, suivant cette parole de l’Evangile (Jean, 15, 13) : Il n’y a pas de charité plus grande que de donner sa vie pour ses amis. Donc l’homme n’est pas tenu par charité d’aimer le prochain plus que son propre corps.

Réponse à l’objection N°3 : Chaque homme est chargé du soin de son propre corps, mais chaque homme n’est pas chargé de veiller au salut du prochain, sinon dans le cas de nécessité. C’est pourquoi la charité ne contraint l’homme à exposer son propre corps pour le salut de son prochain, que lorsqu’il est tenu d’y pourvoir (Les théologiens distinguent trois sortes de nécessité : nécessité extrême, nécessité grave et nécessité commune. Il y a nécessité extrême quand le prochain est sur le point de périr éternellement, si on ne le secourt, comme l’enfant qui meurt sans baptême. Dans ce cas, on est tenu d’exposer sa propre vie pour le salut du prochain, si on a l’espérance de le sauver. Il y a nécessité grave quand le prochain pourrait se sauver absolument, mais très difficilement, comme un moribond peut se sauver sans le sacrement de pénitence. Dans ce cas, c’est à ceux qui ont charge d’âmes à exposer leur vie. Les pasteurs doivent administrer les sacrements aux pestiférés. La nécessité commune est celle où se trouvent les pécheurs d’habitude. Dans ce cas, il n’y a pour personne obligation de s’exposer pour les tirer du péché.) ; mais il appartient à la perfection de la charité de s’offrir de soi-même dans une autre circonstance.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De doct. Christ., liv. 1, chap. 27) que nous devons aimer le prochain plus que notre propre corps.

 

Conclusion. — Pour ce qui regarde le salut de l’âme les hommes sont tenus d’aimer par charité leur prochain plus que leur propre corps.

Il faut répondre qu’on doit aimer davantage par charité ce qui a une raison plus grave d’être aimé de cette manière, comme nous l’avons dit (quest. 25, art. 12). Or, le partage de la participation pleine et entière de la béatitude qui nous fait aimer le prochain, est un motif d’amour plus puissant (Le motif est plus puissant, parce que la participation du prochain à la béatitude est directe, au lieu que celle du corps n’est qu’indirecte.) que la participation de la béatitude par surabondance, qui est la raison pour laquelle nous devons aimer notre propre corps. C’est pourquoi nous devons aimer le prochain par rapport au salut de son âme (Il est à remarquer qu’il ne s’agit ici que du salut spirituel du prochain ; car s’il s’agissait de son existence corporelle, la question serait toute différente. On ne pourrait pas établir en thèse générale que l’on doit aimer la vie du prochain plus que la sienne.) plus que notre propre corps.

 

Article 6 : Dans le prochain y a-t-il des personnes que nous devons aimer plus que d’autres ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne doive pas aimer une personne plus qu’une autre. Car saint Augustin dit (De doct. Christ., liv. 1, chap. 28) : Il faut aimer également tous les hommes ; mais comme vous ne pouvez pas être utile à tous, il faut surtout songer aux intérêts de ceux avec lesquels vous êtes le plus étroitement uni en raison des lieux, des temps et des autres circonstances. Donc on ne doit pas aimer un individu plus qu’un autre.

Réponse à l’objection N°1 : L’amour peut être inégal de deux manières : 1° par rapport au bien que nous désirons à un ami ; en ce sens nous aimons également par la charité tous les hommes, parce que nous leur souhaitons à tous le même genre de bien, c’est-à-dire la béatitude éternelle ; 2° on dit que l’amour est plus grand, parce que l’acte d’amour est plus intense : de cette manière il n’est pas nécessaire qu’on aime également tous les hommes. — Ou bien on peut dire que l’amour peut se rapporter inégalement aux individus de deux manières : 1° Parce qu’on aime les uns et qu’on n’aime pas les autres. On est obligé d’observer cette inégalité dans la bienfaisance, parce que nous ne pouvons pas être utiles à tout le monde (Il n’y a personne d’assez riche ni d’assez puissant pour faire du bien à tout le monde.) ; mais cette inégalité ne doit pas avoir lieu dans la bienveillance de l’amour. 2° Il y a une autre inégalité d’amour qui provient de ce qu’il y en a qu’on aime plus que d’autres. Saint Augustin n’a pas l’intention d’exclure cette dernière inégalité, mais la première, comme on le voit par ce qu’il dit de la bienfaisance.

 

Objection N°2. Quand on n’a qu’une seule et même raison pour aimer différents individus, on doit les aimer tous également. Or, il n’y a qu’une seule raison qui nous porte à aimer nos semblables, c’est Dieu, comme on le voit dans saint Augustin (De doct. Christ., liv. 1, chap. 27). Donc nous ne devons pas aimer également tous les hommes.

Réponse à l’objection N°2 : Tous les hommes ne se rapportent pas à Dieu également ; mais il y en a qui sont plus rapprochés de lui, parce qu’ils sont meilleurs, et on doit les aimer par charité plus que d’autres qui en sont moins rapprochés.

 

Objection n°3. Aimer, c’est vouloir du bien à quelqu’un, comme le prouve Aristote (Rhet., liv. 2, chap. 4). Or, nous voulons à tous les hommes un bien égal, c’est-à-dire la vie éternelle. Nous devons donc les aimer tous également.

Réponse à l’objection N°3 : Cette objection repose sur l’étendue de l’amour considérée par rapport au bien que nous souhaitons à nos amis.

 

Mais c’est le contraire. Plus un être doit être aimé, et plus celui qui agit contrairement à son amour pèche grièvement. Or, celui qui manque d’aimer certaines personnes pèche plus grièvement que celui qui manque d’en aimer d’autres Ainsi il est ordonné (Lév., 20, 9) de punir de mort celui qui aura maudit son père et sa mère, et ce précepte n’existe pas à l’égard de ceux qui maudissent les autres hommes. Donc parmi nos semblables, il y en a que nous devons aimer plus que d’autres.

 

Conclusion. — Nous ne devons pas aimer par charité également tous nos semblables mais nous devons les aimer plus ou moins, selon qu’ils sont plus près de nous ou plus près de Dieu.

Il faut répondre qu’à ce sujet il y a deux sortes de sentiment. Il y a des auteurs qui ont dit qu’on devait également aimer par charité tous les hommes quant à l’affection, mais non quant à l’effet extérieur, et ils ont supposé que l’ordre d’amour devait s’entendre des bienfaits extérieurs que nous devons accorder à nos proches plutôt qu’aux étrangers, et qu’on ne devait pas appliquer cet ordre à l’affection intérieure qui doit être égale pour tous, même pour nos ennemis. Mais ce sentiment n’est pas raisonnable. Car l’affection de la charité qui est l’inclination de la grâce n’est pas moins bien ordonnée que l’appétit naturel qui est l’inclination de la nature, puisque ces deux inclinations procèdent l’une et l’autre de la sagesse divine. Or, nous voyons que dans l’ordre de la nature, l’inclination naturelle est proportionnée à l’acte ou au mouvement qui convient à la nature de chaque être ; ainsi la terre a un mouvement de gravité plus puissant que l’eau, parce qu’il est dans sa nature d’être sous cet élément. Il faut donc que l’inclination de la grâce qui est l’affection de la charité, soit aussi proportionnée à ce que l’on doit faire extérieurement, de telle sorte que nous ayons une affection de charité plus vive pour ceux auxquels nous devons de plus grands bienfaits. C’est pourquoi on doit dire que même sous le rapport de l’affection, nous devons aimer certaines personnes plus que d’autres. La raison en est que Dieu et celui qui aime étant le principe de l’amour, on doit avoir plus d’affection pour les individus, selon qu’ils se rapprochent davantage de l’un de ces principes (Ainsi les personnes qui nous sont les plus proches sont celles qui nous sont unies par les liens du sang et de l’amitié ; c’est pourquoi nous devons les aimer plus que les autres ; celles qui sont les plus rapprochées de Dieu ce sont les plus vertueuses et les plus parfaites. Elles méritent aussi nos préférences. Devons-nous aimer ces dernières plus que nos propres parents, c’est ce que saint Thomas examine dans l’article suivant.). Car, comme nous l’avons dit (art. 1), partout où il y a un principe, l’ordre se considère par rapport à ce principe.

 

Article 7 : Devons-nous aimer nos propres parents plus que ceux qui sont meilleurs qu’eux ?

 

Objection N°1. Il semble que nous devions aimer les hommes vertueux plus que nos parents. Car il semble qu’on doive aimer ce qui ne doit être haï d’aucune manière plus que ce que l’on doit haïr sous quelque rapport ; comme une chose est plus blanche quand elle n’est pas mêlée de noir. Or, nous devons haïr nos parents sous certain rapport, selon cette parole de l’Evangile (Luc, 12, 25) : Si quelqu’un vient à moi et qu’il ne haïsse pas son père, etc., tandis qu’on ne doit haïr les hommes de bien d’aucune manière. Il semble donc qu’on doive aimer ceux qui sont vertueux plus que ses propres parents.

Réponse à l’objection N°1 : Il ne nous est pas ordonné de haïr nos parents, parce qu’ils sont nos parents, mais seulement en tant qu’ils nous empêchent de servir Dieu. Dans ce cas, ce ne sont plus des parents, mais des ennemis, selon ces paroles du prophète (Mich., 7, 6) : Les ennemis de l’homme, ce sont les personnes de sa maison.

 

Objection N°2. C’est principalement par la charité que l’homme devient semblable à Dieu. Or, ce sont ceux qui sont vertueux que Dieu aime le plus. Donc l’homme doit aussi par la charité aimer ceux qui sont vertueux plus que ses parents.

Réponse à l’objection N°2 : La charité rend l’homme semblable à Dieu proportionnellement, c’est-à-dire que l’homme est à l’égard de ce qui lui est propre ce que Dieu est par rapport à ce qui lui appartient. Car il y a des choses que nous pouvons vouloir par charité, parce qu’elles nous conviennent (Il n’est pas nécessaire que notre volonté soit toujours d’accord matériellement avec la bonté de Dieu. Ainsi nous pouvons vouloir la conversion d’un pécheur, et Dieu ne pas la vouloir. Il suffit qu’elle soit d’accord avec la sienne formellement, c’est-à-dire que nous nous y soumettions une fois qu’elle nous est connue.), mais que Dieu ne veut pas, parce qu’il ne lui convient pas de les vouloir, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 19, art. 10) en traitant de la bonté de la volonté.

 

Objection N°3. Dans toute espèce d’amitié on doit aimer davantage ce qui appartient le plus à l’objet sur lequel l’amitié est fondée. Car nous aimons davantage d’une amitié naturelle ceux qui nous sont le plus étroitement unis par les liens de la nature, tels que les parents ou les enfants. Or, l’amitié de la charité est fondée sur la communication de la béatitude à laquelle les gens vertueux appartiennent plus que nos parents. Donc nous devons aimer par charité ceux qui sont vertueux plus que nos parents.

Réponse à l’objection N°3 : La charité produit son acte d’amour non seulement en raison de l’objet aimé, mais encore en raison du sujet qui l’aime, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.). D’où il résulte que nous aimons davantage celui qui nous est le plus étroitement uni.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (1 Tim., 5, 8) : Si quelqu’un n’a pas soin des siens, et surtout de ses domestiques, il a apostasié la foi, et il est pire qu’un infidèle. Or, l’affection intérieure de la charité doit répondre à l’affection extérieure ; par conséquent on doit avoir plus de charité pour ses parents que pour ceux qui sont meilleurs qu’eux.

 

Conclusion. — Tout en respectant la justice de Dieu, nous devons aimer par charité nos parents plus que ceux qui sont meilleurs qu’eux.

Il faut répondre que tout acte doit être proportionné à son objet et à l’agent qui le produit. Il tire de l’objet son espèce, et de la vertu de l’agent son degré d’intensité. Ainsi le mouvement tire son espèce du terme auquel il se rapporte, mais sa rapidité provient des dispositions du mobile et de la vertu du moteur. De même l’amour tire son espèce de son objet, mais son intensité provient du sujet qui aime. Or, l’objet de l’amour de la charité, c’est Dieu, tandis que l’homme est le sujet qui aime. La diversité de l’amour qui est selon la charité, quant à l’espèce, doit donc se considérer dans le prochain par rapport à Dieu, de telle sorte que nous souhaitions par charité le plus grand bien à celui qui est le plus rapproché de Dieu. Car quoique le bien, c’est-à-dire la béatitude éternelle que la charité veut à tous les hommes, soit une en elle-même, néanmoins elle a divers degrés selon les différentes manières dont on y participe (Ainsi nous souhaitons à ceux qui sont vertueux un plus grand bien objectivement qu’à ceux qui nous sont unis par le sang, mais qui n’ont pas la même vertu.). Et il appartient à la charité de vouloir que la justice de Dieu soit observée, et que d’après cette justice les plus vertueux participent plus parfaitement à la béatitude. Ce sentiment constitue une espèce particulière d’amour ; car il y a différentes espèces de dilection selon les divers biens que nous souhaitons à ceux que nous aimons. — Mais l’intensité de l’amour doit se considérer par rapport au sujet qui aime. En ce sens l’homme aime plus vivement ses parents que ceux qui sont plus vertueux et plus parfaits. Toutefois il y a ici deux sortes de différence à observer : la première c’est que ceux qui sont nos proches par les liens du sang ne peuvent pas détruire cette liaison, parce qu’elle les rend ce qu’ils sont ; tandis que la vertu qui fait qu’on s’approche de Dieu est mobile ; elle peut augmenter ou diminuer, comme nous l’avons dit (quest. 24, art. 10 et 11), et on peut par conséquent s’approcher de Dieu ou s’en éloigner. C’est pourquoi je puis vouloir par charité que mon parent soit meilleur qu’un autre et qu’il puisse ainsi parvenir au degré de béatitude le plus élevé. — Il y a aussi un autre motif pour lequel nous avons plus d’amour pour ceux qui nous sont le plus étroitement unis ; c’est que nous les aimons d’un plus grand nombre de manières. Car pour ceux qui nous sont unis nous n’avons pas seulement de l’amitié, nous avons encore d’autres affections en raison des liens qui les attachent à nous. Or, le bien sur lequel toute autre amitié honnête est fondée, se rapportant comme à sa fin au bien sur lequel repose la charité, il s’ensuit que la charité commande à l’acte de toutes les autres amitiés, quelles qu’elles soient ; comme l’art qui se rapporte à la fin commande à l’art qui se rapporte aux moyens, d’après Aristote (Met., liv. 1, chap. 5, et Eth., liv. 1, chap. 1). Ainsi l’amour que nous avons pour quelqu’un, parce qu’il est notre parent ou notre ami, ou notre concitoyen, ou pour tout autre motif licite, est susceptible d’être rapporté à la charité, comme à sa fin, et peut être commandé par elle. Par conséquent nous aimons davantage nos parents de plusieurs manières, soit par les actes que la charité produit, soit par ceux qu’elle commande.

 

Article 8 : Devons-nous aimer davantage celui qui nous est le plus étroitement uni par les liens du sang ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne doive pas aimer davantage celui qui nous est plus étroitement uni par les liens du sang. L’Ecriture dit (Prov., 18, 24) : L’homme dont la société est agréable sera plus aimé qu’un frère. Et Valère Maxime dit (liv. 4, chap. 7) que le lien de l’amitié est très fort, et qu’il ne le cède en rien à la puissance du sang. Car il est plus ferme et plus éprouvé que celui que le hasard de la naissance a produit, puisque c’est la volonté même qui, sans contrainte et d’après le jugement le plus solide, l’a contracté. Donc nous ne devons pas aimer plus que les autres ceux qui nous sont unis par le sang.

Réponse à l’objection N°1 : L’amitié que nous contractons librement avec nos amis pour les choses qui tombent sous notre libre arbitre par exemple pour les choses que nous avons à faire, l’emporte sur l’amour que nous avons pour nos parents, en ce sens que pour nos affaires nous nous entendons mieux avec eux. Mais l’amitié des parents est plus stable parce qu’elle est plus naturelle, et elle l’emporte en ce qui regarde la nature. C’est pourquoi nous sommes tenus de leur procurer le nécessaire plutôt qu’à d’autres.

 

Objection N°2. Saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap. 7) : Je n’aime pas moins ceux que j’ai engendrés dans l’Evangile que s’ils étaient mes propres enfants ; car la nature n’aime pas plus vivement que la grâce. Nous devons certainement aimer plus ceux avec lesquels nous pensons être éternellement que ceux qui doivent être avec nous seulement sur cette terre. Donc nous ne devons pas aimer nos parents plus que ceux qui nous sont unis par d’autres liens.

Réponse à l’objection N°2 : Saint Ambroise parle de l’amour par rapport aux bienfaits qui appartiennent à la communication de la grâce, c’est-à-dire de l’instruction morale. Car, sous ce rapport, l’homme doit avoir plus de soin des enfants spirituels qu’il a engendrés par l’esprit que de ses enfants selon la chair, auxquels il doit surtout procurer les moyens de sustenter leur vie corporelle.

 

Objection N°3. La preuve de l’amour, ce sont les œuvres, comme le dit saint Grégoire (Hom. 30 in Ev.). Or, il y a des personnes pour lesquelles nous devons faire, sous le rapport des œuvres, plus que pour nos parents. Ainsi, à l’armée, le soldat doit obéir à son général plutôt qu’à son père. Donc ce ne sont pas nos parents que nous devons aimer le plus.

Réponse à l’objection N°3 : De ce que dans la guerre on obéit au général de l’armée plus qu’à son père, il ne s’ensuit pas qu’on aime moins son père, absolument parlant, mais qu’on l’aime moins relativement aux affaires de la guerre.

 

Mais c’est le contraire. Il nous est tout particulièrement ordonné dans le Décalogue d’honorer nos parents, comme on le voit (Ex., chap. 20). Donc nous devons aimer plus spécialement ceux qui nous sont unis par le sang.

 

Conclusion. — Nous devons aimer avec plus de charité ceux qui nous sont le plus étroitement unis par les liens du sang.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), nous devons aimer avec plus de charité ceux qui nous sont le plus étroitement unis, soit parce qu’on les aime plus vivement, soit parce qu’on les aime pour un plus grand nombre de raisons. Or, l’intensité de l’amour résulte de l’union de l’objet aimé avec le sujet qui l’aime. C’est pourquoi l’amour des divers objets doit se mesurer d’après la nature diverse de leur union avec le sujet qui les aime, de telle sorte qu’on aime davantage chaque individu en ce qui regarde l’union d’après laquelle on l’aime. — De plus, nous aurons à comparer un amour à un autre amour, selon le rapport qu’il y a d’une union à une autre union. — Ainsi il faut donc dire que l’amitié des parents est fondée sur l’union de la nature et du sang ; l’amitié des concitoyens, sur la participation commune aux choses civiles ; et l’amitié des soldats, sur ce qu’il y a de commun dans la guerre. C’est pourquoi, pour les choses qui concernent la nature, nous devons aimer davantage nos parents ; pour celles qui regardent les intérêts de l’Etat, nous devons aimer davantage nos concitoyens, et pour les choses militaires, le soldat doit aimer surtout ses chefs. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 9, chap. 2) qu’il faut attribuer à chacun ce qui lui est propre et ce qui lui convient. C’est ainsi qu’agissent ceux qui invitent leurs parents à leurs noces. Il semble encore que l’on soit obligé par-dessus tout à les nourrir et à les honorer. Il en est de même du reste. — Si nous comparons une union à une autre, il est constant que l’union naturelle qui vient du sang est la première (Dans la pratique, il résulte que dans le cas de nécessité on doit secourir ses parents, ses enfants, ses frères, de préférence à toutes les personnes dont on a reçu quelque bienfait.) et la plus impérissable, parce qu’elle se rapporte à la substance de l’être ; tandis que les autres unions sont accidentelles et peuvent cesser. C’est pourquoi l’amitié des parents est la plus ferme ; mais les autres amitiés peuvent l’emporter sur elles, chacune pour ce qui lui est propre.

 

Article 9 : L’homme doit-il aimer par charité son fils plus que son père ?

 

Objection N°1. Il semble que l’homme doive aimer par charité son fils plus que son père. Car nous devons aimer le plus celui auquel nous devons faire le plus de bien. Or, on doit faire plus de bien à ses enfants qu’à ses parents. Car l’Apôtre dit (2 Cor., 12, 14) : Les fils ne doivent pas thésauriser pour leurs parents, mais les parents doivent thésauriser pour leurs enfants. Donc on doit aimer ses enfants plus que ses parents.

Réponse à l’objection N°1 : On doit au principe soumission, respect et honneur ; mais proportionnellement le principe doit agir sur l’effet et pourvoir aux choses dont il a besoin. C’est pour ce motif que les enfants doivent spécialement honorer leurs parents, et ceux-ci pourvoir surtout aux besoins de leurs enfants.

 

Objection N°2. La grâce perfectionne la nature. Or, les parents aiment naturellement leurs enfants plus qu’ils n’en sont aimés, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 12). Nous devons donc aimer nos enfants plus que nos parents.

Réponse à l’objection N°2 : Le père aime naturellement davantage son fils en raison de ce qu’il est uni plus étroitement à lui ; mais le fils aime naturellement davantage son père, parce qu’il est un bien d’un ordre plus élevé (Le père est cause et le fils effet ; l’obligation de l’effet à la cause étant plus étroite que celle de la cause à l’effet, dans le cas de nécessité, absolument parlant, le père doit être préféré au fils.).

 

Objection N°3. Par la charité, l’affection de l’homme devient conforme à celle de Dieu. Or, Dieu aime plus ses enfants qu’il n’en est aimé. Donc nous devons aussi aimer nos enfants plus que nos parents.

Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit saint Augustin (De doct. Christ., liv. 1, chap. 32) : Dieu nous aime pour notre avantage et pour sa gloire. C’est pourquoi le père étant notre principe, comme Dieu lui-même, c’est au père qu’il appartient, à proprement parler, d’être honoré par ses enfants ; tandis qu’il appartient au fils que ses parents lui procurent les choses qui lui sont nécessaires. Cependant, dans le cas de nécessité, le fils est obligé de venir en aide à ses parents, en raison des bienfaits qu’il en a reçus.

 

Mais c’est le contraire. Saint Ambroise (Glos. ord. sup. illud. Cant. 2, Ordinavit me charitatem, et Origène, hom. 3 in Cant.) disent : On doit aimer Dieu d’abord, ensuite ses parents, puis ses enfants, et enfin ses domestiques.

 

Conclusion. — Quoique, par rapport à l’objet aimé, on doive aimer ses parents plus que ses enfants, parce qu’ils sont meilleurs et qu’ils ressemblent à Dieu davantage, néanmoins, par rapport au sujet qui aime, nous devons aimer nos enfants par charité plus que nos parents.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 4, réponse N°1 et art. 7), le degré de l’amour peut s’apprécier à deux points de vue : 1° Par rapport à l’objet. Sous ce rapport, on doit aimer davantage ce qui est le meilleur et ce qui ressemble le plus à Dieu. Ainsi on doit aimer son père plus que son fils, parce que nous aimons le père comme principe, et qu’à ce point de vue il a la nature d’un bien supérieur et qu’il ressemble à Dieu davantage. 2° On considère le degré de l’amour par rapport au sujet qui aime ; en ce sens on aime davantage l’être avec lequel on est le plus uni. Sous ce rapport, le fils doit être aimé plus que le père, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 12) : 1° Parce que les parents aiment leurs enfants, comme une partie d’eux-mêmes, tandis que le père n’est pas une chose qui appartienne au fils. C’est pourquoi l’amour que le père a pour son fils ressemble davantage à l’amour qu’il a pour lui-même. 2° Parce que les parents connaissent mieux quels sont leurs enfants qu’ils ne connaissent leur père. 3° Parce que l’enfant est plus près à l’égard de son père, puisqu’il est une partie de lui-même, que le père à l’égard de son fils, dont il est seulement le principe. 4° Parce que les parents ont aimé plus longtemps. Car le père commence à aimer son fils immédiatement, tandis que le fils ne commence à aimer son père qu’après un certain laps de temps. Or, plus l’amour a de durée et plus il est fort, suivant cette parole de l’Ecriture (Ecclésiastique, 9, 14) : N’abandonnez pas un ancien ami, car vous n’en trouveriez pas un qui lui ressemble.

 

Article 10 : L’homme doit-il aimer sa mère plus que son père ?

 

Objection N°1. Il semble que l’homme doive aimer sa mère plus que son père. Car, comme le dit Aristote (De gener. anim., liv. 2, chap. 4), dans la génération, c’est la femme qui produit le corps. Or, l’homme ne doit pas l’âme à son père, mais elle est créée par Dieu, comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 90, art. 2, et quest. 118, art. 2). Donc l’homme doit à sa mère plus qu’à son père, et par conséquent il doit l’aimer davantage.

Réponse à l’objection N°1 : Dans la génération de l’homme, c’est la mère qui donne la matière informe du corps ; tandis que le corps est formé par la vertu formelle qui réside dans le sang du père. Quoique cette vertu ne puisse pas créer l’âme raisonnable, néanmoins elle dispose la matière corporelle à recevoir cette forme.

 

Objection N°2. On doit aimer davantage celui qui aime le plus. Or, la mère aime plus ses enfants que le père ; car Aristote dit (Eth., liv. 9, chap. 7) que ce sont les mères qui aiment le plus les enfants, parce que leur enfantement est plus pénible et qu’elles savent mieux qu’ils sont leurs enfants que les pères. Donc on doit aimer sa mère plus que son père.

Réponse à l’objection N°2 : Ceci se rapporte à un autre genre d’amour. Car l’espèce d’amitié par laquelle nous aimons celui qui aime diffère de celle par laquelle nous aimons celui qui engendre. Or, nous parlons ici de l’amitié qu’on doit au père et à la mère sous le rapport de la génération.

 

Objection N°3. On doit une affection plus vive à celui qui a eu pour nous le plus de peine, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 16, 6) : Saluez Marie, qui a beaucoup travaillé pour vous. Or, la mère a plus de peine pour engendrer et élever les enfants que le père. D’où il est dit (Eccl., 7, 29) : N’oubliez pas le gémissement de votre mère. Donc l’homme doit aimer sa mère plus que son père.

Réponse à l’objection N°3 : La supériorité du principe dans le père l’emporte sur l’excès de peine que la mère a éprouvé dans la génération, parce que dans l’objet de l’amour on considère absolument la raison du bien plutôt que la raison de la difficulté ou de la peine (Les peines que se donne la mère sont des circonstances accidentelles que l’on ne considère point ici. Cette réponse est d’ailleurs tirée des commentaires de Cajétan ; car elle manque dans toutes les éditions, à l’exception de celle de Padoue.).

 

Mais c’est 1e contraire. Saint Jérôme dit (Sup. Ezech., chap. 44) qu’après Dieu, le Père de tous, celui qu’on doit aimer le plus, c’est son père, et ensuite sa mère.

 

Conclusion. — On doit aimer par lui-même son père plus que sa mère, puisqu’il est le principe actif de la génération, tandis que la mère en est le principe passif.

Il faut répondre que quand il s’agit de comparaison, on considère les choses en elles-mêmes. Ainsi, quand on demande si l’on doit aimer son père plus que sa mère, il s’agit du père considéré en lui-même et de la mère considérée de la même manière. Car, dans toutes ces choses que l’on compare, il peut y avoir à l’égard de la vertu et de la malice une si grande distance que l’amitié en soit détruite ou affaiblie (Il peut se faire que la mère soit vertueuse et que le père, au contraire, soit très vicieux. Dans ce cas les circonstances changent absolument la question, et ce n’est pas à ce point de vue qu’on l’envisage ici.), comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 7). C’est pourquoi, comme le dit saint Ambroise (De offic., liv. 1 chap 7), on doit préférer de bons domestiques à de mauvais enfants. Mais absolument parlant, on doit aimer son père plus que sa mère. Car on aime son père et sa mère comme les principes de son existence naturelle. Or le père est un principe d’un ordre supérieur à la mère, parce que le père est le principe actif, tandis que la mère est le principe passif et matériel. C’est pourquoi, absolument parlant, on doit aimer le père davantage.

 

Article 11 : L’homme doit-il aimer son épouse plus que son père et sa mère ?

 

Objection N°1. Il semble que l’homme doive aimer son épouse plus que son père et sa mère. Car personne n’abandonne une chose, sinon pour s’attacher à une autre qu’il aime davantage. Or, il est dit (Gen., 2, 24) que l’homme abandonnera son père et sa mère pour son épouse. Donc l’homme doit aimer son épouse plus que son père et sa mère.

Réponse à l’objection N°1 : On n’abandonne pas, sous tous les rapports, son père et sa mère pour sa femme. Car, dans certaines circonstances, l’homme doit aider ses parents (Ainsi, dans le cas de nécessité, il doit secourir ses parents plutôt que sa femme.) plus que son épouse ; mais, par rapport à l’union charnelle et à la cohabitation, l’homme s’attache à son épouse, après avoir abandonné tous ses parents.

 

Objection N°2. L’Apôtre dit (Eph., chap. 5) que les hommes doivent aimer leurs épouses comme eux-mêmes. Or, l’homme doit s’aimer lui-même plus que ses parents. Donc il doit aimer son épouse plus que ses parents.

Réponse à l’objection N°2 : Ces paroles de l’Apôtre ne signifient pas que l’homme doive aimer son épouse autant que lui-même, mais que l’amour qu’il a pour lui-même est la raison de l’amour qu’il a pour l’épouse qui lui est unie.

 

Objection N°3. Là où il y a plusieurs motifs d’amour, il doit y avoir une dilection plus grande. Or, dans l’amitié qui se rapporte à une épouse, il y a plusieurs motifs d’amour. Car Aristote dit (Eth., liv. 8, chap. 12) que, dans cette amitié, il peut y avoir l’utile et l’agréable, et qu’elle peut être fondée sur la vertu si les époux sont vertueux. On doit donc avoir plus d’amour pour son épouse que pour ses parents.

Réponse à l’objection N°3 : Dans l’amitié que l’on a pour son père on trouve beaucoup de raisons de l’aimer, et sous un rapport elles l’emportent sur la raison d’amour que l’on a pour une épouse (Il y a moins de motifs qui engagent 1’homme à aimer sa femme.), en ce sens qu’il s’agit d’un bien supérieur, quoique la raison en faveur de l’épouse l’emporte sous le rapport de l’union.

 

Objection N°4. Mais c’est le contraire. L’homme doit aimer son épouse comme sa chair, selon l’expression de saint Paul (Eph., chap. 5). Or, l’homme doit aimer son corps moins que son prochain, comme nous l’avons dit (art. 5), et parmi le prochain nous devons principalement aimer nos parents. Donc on doit aimer ses parents plus que son épouse.

Réponse à l’objection N°4 : Ce passage ne doit pas s’entendre comme si le mot comme impliquait égalité ; il ne signifie ici que la raison de l’amour. Car l’homme aime principalement son épouse sous le rapport de l’union charnelle (Cette union en fait une partie de lui-même et elle est la cause de l’amour qu’il a pour elle. Il en résulte de l’analogie entre cet amour et celui qu’il a pour lui-même, mais cela ne prouve pas qu’il soit égal ou identique.).

 

Conclusion. — Quoique l’homme doive aimer par charité son épouse avec plus d’ardeur, parce qu’elle lui est plus étroitement unie, néanmoins il doit par charité plus de respect à ses parents.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 9), on peut considérer le degré de l’amour selon la nature du bien et selon son union avec le sujet qui l’aime (C’est-à-dire objectivement et subjectivement : c’est la même distinction que les distinctions précédentes.). — Selon la nature du bien qui est l’objet de l’amour, on doit aimer ses parents plus que son épouse, parce qu’on les aime comme le principe de son existence et comme un bien plus excellent. — Mais, selon la nature de l’union, on doit aimer davantage son épouse, parce que l’épouse est unie à l’homme, de telle sorte qu’elle ne forme avec lui qu’une seule chair, selon ces paroles de l’Evangile (Matth., 19, 6) : Ils ne sont plus deux, mais une seule chair. C’est pourquoi on aime son épouse avec plus d’ardeur, mais on doit avoir plus de respect pour ses parents.

 

Article 12 : L’homme doit-il aimer son bienfaiteur plus que celui à qui il accorde ses bienfaits ?

 

Objection N°1. Il semble que l’homme doive aimer son bienfaiteur plus que celui à qui il accorde ses bienfaits. Car saint Augustin dit (Lib. de catech. rudibus, chap. 4) : Rien ne nous excite plus à aimer que de nous voir aimés les premiers. Car il y a une dureté excessive à ne pas vouloir répondre à l’amour qu’on nous témoigne, quoiqu’on n’ait pas voulu faire les premières avances. Or, nos bienfaiteurs nous préviennent par le bienfait de la charité. Donc ce sont eux que nous devons aimer le plus.

Réponse à l’objection N°1 : C’est au bienfaiteur à exciter celui qui a reçu de lui un bienfait à l’aimer, tandis que le bienfaiteur aime celui qui a reçu de lui un bienfait, sans que celui-ci l’y excite, mais de son propre mouvement. Or, ce qui existe par soi l’emporte sur ce qui existe par un autre.

 

Objection N°2. On doit aimer d’autant plus un être qu’on pèche plus grièvement, si on ne l’aime pas ou si l’on agit contre lui. Or, celui qui n’aime pas son bienfaiteur ou qui agit contre lui pèche plus grièvement que s’il cessait d’aimer celui à qui il a fait jusqu’alors du bien. Nous devons donc aimer nos bienfaiteurs plus que ceux auxquels nous faisons du bien.

Réponse à l’objection N°2 : L’amour de celui qui a reçu un bienfait est à l’égard du bienfaiteur une dette ; c’est pourquoi le sentiment contraire est un péché (C’est de l’ingratitude.). Mais l’amour du bienfaiteur pour son protégé est plus spontané, et c’est pour ce motif qu’il a plus d’activité.

 

Objection N°3. Parmi les êtres que nous devons le plus aimer, c’est Dieu d’abord et ensuite notre père, selon la remarque de saint Jérôme (Sup. Ezech., chap. 44). Or, ce sont nos plus grands bienfaiteurs. Donc on doit aimer surtout son bienfaiteur.

Réponse à l’objection N°3 : Dieu nous aime plus que nous ne l’aimons, et les parents aiment leurs enfants plus qu’ils n’en sont aimés. — Il n’est cependant pas nécessaire que nous aimions ceux auxquels nous faisons du bien plus que tous nos bienfaiteurs. Car nous préférons les bienfaiteurs (Cette préférence est un devoir.) dont nous avons reçu les plus grands bienfaits, c’est-à-dire Dieu et nos parents à tous ceux auxquels nous rendons des services moindres.

 

Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 9, chap. 1) : Les bienfaiteurs paraissent aimer ceux qui sont l’objet de leurs bienfaits plus que ceux-ci ne les aiment.

 

Conclusion. — Le bienfaiteur doit être aimé plus que celui qui reçoit le bienfait, sous un rapport, et moins sous un autre.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 9 et 11), on aime une chose plus qu’une autre de deux manières : 1° parce qu’elle est meilleure ; 2° parce qu’on est plus étroitement uni avec elle. Sous le premier rapport, c’est le bienfaiteur qu’on doit aimer le plus, parce que, par là même qu’il est le principe du bienfait reçu, il est supérieur en bonté à celui qui le reçoit, comme nous l’avons dit à propos du père (art. 9). Sous le second rapport, on aime davantage ceux qui reçoivent les bienfaits, et pour quatre raisons que donne Aristote (Eth., liv. 9, chap. 7) : 1° Parce que celui qui reçoit le bienfait est en quelque sorte l’œuvre du bienfaiteur. C’est ce qui lait qu’on a coutume de dire en parlant de lui : Voilà sa créature. Or, il est naturel à chacun d’aimer son œuvre : c’est ainsi que nous voyons les poètes aimer leurs poésies. Il en est de la sorte parce que chacun aime son être, sa vie et ce qu’il y a de plus éclatant dans ses actions. 2° Parce que chacun aime naturellement l’objet dans lequel il voit son bien. A la vérité, le bienfaiteur possède un certain bien dans celui qui est l’objet de son bienfait, et réciproquement ; mais le bienfaiteur voit dans celui qui a été l’objet de son bienfait un bien qui est honorable, tandis que celui-ci voit dans son bienfaiteur un bien qui est utile. Or, on trouve plus de plaisir à considérer le bien honnête que le bien utile, soit parce qu’il a plus de durée, — car l’utilité passe rapidement, et un souvenir n’est pas aussi agréable qu’une chose présente, — soit parce que nous aimons mieux à repasser dans notre esprit les biens honnêtes ou glorieux que les services qui nous ont été rendus parles autres. 3° Parce que c’est à celui qui aime qu’il appartient d’agir ; car il veut et il fait du bien à celui qu’il aime, tandis qu’il appartient à celui qui est aimé de recevoir le bien qu’on lui fait. C’est pourquoi l’amour est plus ardent dans le premier, et par conséquent c’est le bienfaiteur qui aime davantage. 4° Parce qu’il est plus difficile de faire du bien que d’en recevoir. Or, nous aimons davantage ce qui nous coûte de la peine, tandis que nous méprisons en quelque sorte ce qu’il nous est plus facile d’obtenir.

 

Article 13 : L’ordre de la charité subsiste-t-il dans le ciel ?

 

Objection N°1. Il semble que l’ordre de la charité ne subsiste pas dans le ciel. Car saint Augustin dit (De ver. religione, chap. 48) : La charité parfaite consiste à aimer beaucoup les biens les plus excellents et à aimer moins ceux qui ont moins d’importance. Or, dans le ciel la charité sera parfaite. Par conséquent on aimera ceux qui seront les meilleurs plus que soi-même ou que ses parents.

Réponse à l’objection N°1 : Cette raison est vraie par rapport à ceux qui nous sont unis ; mais par rapport à soi-même il faut qu’on s’aime plus que les autres, et cela d’autant plus que la charité est plus parfaite ; parce que la perfection de la charité élève l’homme parfaitement vers Dieu, ce qui appartient à l’amour de soi-même, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°2. On aime davantage celui auquel on veut le plus de bien. Or, celui qui est dans le ciel veut le plus de bien à celui qui est le plus vertueux, autrement sa volonté ne serait pas en tout conforme à la volonté de Dieu. Or, dans le ciel celui qui possède le plus de bien est le meilleur. Donc dans le ciel on aime davantage celui qui est le meilleur et par conséquent on aime les autres plus que soi-même, les étrangers plus que ses proches.

Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement repose sur l’ordre d’amour considéré selon le degré de bien qu’on veut à celui qu’on aime.

 

Objection N°3. Dieu sera dans le ciel la raison totale et exclusive de l’amour. Car alors on verra l’accomplissement de ces paroles (1 Cor., 15, 28) : C’est que Dieu soit tout en tous. Donc celui qu’on aime le plus, c’est celui qui est le plus près de Dieu, et par conséquent on aimera celui qui est le meilleur plus que soi-même ; l’étranger plus que les personnes avec lesquelles on est uni.

Réponse à l’objection N°3 : Dieu sera pour chacun la raison totale de l’amour, parce qu’il est le bien total et exclusif de l’homme. Car en supposant par impossible que Dieu ne soit pas le bien de l’homme, il n’y aurait pas de raison pour lui de l’aimer. C’est pourquoi dans l’ordre d’amour, il faut qu’après Dieu l’homme s’aime surtout lui-même.

 

Mais c’est le contraire. La nature n’est pas détruite, mais perfectionnée par la gloire. Or, l’ordre de la charité tel que nous l’avons exposé (art. 2 à 4) procède de la nature elle-même. Et comme on s’aime naturellement plus que les autres choses, il s’ensuit que cet ordre subsistera dans le ciel.

 

Conclusion. — L’ordre de la charité par lequel on doit aimer Dieu par-dessus toutes choses subsistera nécessairement dans le ciel ; cependant les bienheureux aimeront ceux qui sont meilleurs qu’eux plus qu’eux-mêmes par rapport au bien qu’ils leur souhaiteront, mais par rapport au sujet qui aime, ils s’aimeront plus vivement que leur prochain.

Il faut répondre qu’il est nécessaire que l’ordre de la charité subsiste dans le ciel par rapport à l’amour qu’on doit avoir pour Dieu par-dessus toutes choses. Car alors cet amour existera d’une manière absolue quand l’homme jouira de Dieu parfaitement. Mais relativement à l’ordre qu’on établit de soi aux autres, il semble qu’on doive faire une distinction ; parce que, comme nous l’avons dit (art. 7 et 9), on peut distinguer le degré de l’amour, soit d’après la différence du bien qu’on souhaite à un autre, soit d’après l’intensité même de l’amour. Dans le premier sens on aimera les meilleurs plus que soi-même, mais on aimera moins ceux qui sont moins bons. Car tous les bienheureux voudront que chacun possède ce qui lui est dû selon la justice divine, parce que leur volonté se trouvera parfaitement conforme à la volonté de Dieu. Ce ne sera plus le temps de mériter une plus grande récompense, comme on le fait maintenant que l’homme peut encore désirer atteindre la vertu et la gloire de celui qui est au-dessus de lui ; mais alors la volonté de chacun devra s’arrêter au point que la justice divine aura déterminé. — Au contraire dans le second sens on s’aimera soi-même plus que ceux qui sont plus parfaits ; parce que l’intensité de l’acte d’amour provient du sujet qui aime (Et on s’aime naturellement plus que tout autre.), comme nous l’avons dit (art. 7 et 9). D’ailleurs le don de la charité est accordé par Dieu à chacun ; premièrement pour qu’il élève son âme vers lui (Par la charité nous sommes donc plus étroitement unis à nous-mêmes qu’au prochain.), ce qui appartient à l’amour de soi-même ; secondairement pour qu’il veuille que les autres s’y rapportent ou qu’il travaille à les y disposer à sa manière. — Quant à l’ordre à observer entre nos semblables, absolument parlant, nous aimerons plus d’un amour de charité celui qui est le meilleur. Car la vie bienheureuse consiste tout entière dans le rapport de l’âme à Dieu. Par conséquent l’ordre d’amour à l’égard des bienheureux sera parfaitement observé par rapport à Dieu, si l’on aime davantage et si l’on considère comme le plus près de soi celui qui est le plus près de Dieu. Car alors on cessera de pourvoir aux besoins des autres comme on est obligé de le faire ici-bas ; on n’aura plus ce soin qui force chacun de nous à pourvoir à celui qui lui est attaché par quelques liens plus qu’à un étranger et qui est cause qu’en cette vie l’homme aime davantage par le seul attrait de la charité celui qui lui est uni et en faveur duquel il doit exercer le plus de bonnes œuvres. Toutefois il arrivera dans le ciel que nous aimerons davantage celui qui nous est uni d’un plus grand nombre de manières (On peut admettre que les raisons particulières d’affection que nous avons pour nos parents, nos amis, existeront encore, puisque ces raisons sont louables et bonnes en elles-mêmes, mais en tout cas elles ne joueront qu’un rôle secondaire relativement à la raison d’amour qui résultera de la proximité de Dieu et de sou union avec lui.). Car les bienheureux ne cesseront pas d’être sensibles à tout motif honnête d’amour ; cependant la raison d’amour qui résulte de la proximité de Dieu l’emporte incomparablement sur toutes ces raisons secondaires.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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