Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 27 : De l’acte principal de la charité qui est la dilection
Après avoir parlé
de l’ordre de la charité, nous avons maintenant à nous occuper de son acte. Et
d’abord de son acte principal qui est la dilection ; ensuite des autres actes
ou effets qui s’ensuivent. — Touchant la dilection huit questions se présentent
: 1° Qu’y a-t-il de plus propre à la charité d’aimer ou d’être aimé ? — 2°
L’amour considéré comme l’acte de la charité est-il la même chose que la
bienveillance ? (Cet article est un commentaire de l’un des chapitres de la
Morale d’Aristote (Eth. liv. 9, chap. 5), où le
philosophe établit une différence entre l’amitié et la bienveillance.) — 3°
Doit-on aimer Dieu pour lui-même ? — 4° Peut-on l’aimer immédiatement en cette
vie ? (Cet article a pour but de déterminer quelle est la nature de notre union
avec Dieu, et par conséquent d’expliquer ces paroles de l’Ecriture (Jean, 17, 20-21)
: Or, je ne prie pas seulement pour eux,
mais encore pour ceux qui doivent croire en moi par leur parole ; afin que
tous ils soient un ; comme vous, Père, êtes en moi et moi en vous, afin
qu’eux aussi soient un en nous ;
(1 Cor., 6, 17) : Celui qui s’unit au Seigneur est un même
esprit avec lui.) — 5° Peut-on l’aimer totalement ? (Cet article est
l’explication de ces paroles de l’Ecriture (Matth.,
22, 37) : Tu aimeras le Seigneur ton
Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit, etc. (1
Jean, 3, 20) : Dieu est plus grand que
notre cœur.) — 6° Son amour a-t-il un mode ? — 7° Lequel vaut le mieux
d’aimer son ami ou son ennemi ? — 8° Lequel est le mieux d’aimer Dieu ou le
prochain ? (La solution de cette question est
indiquée par ces paroles de l’Evangile (Matth., 22, 38-39)
: C’est là le premier et le plus grand
commandement, et le second lui est semblable.)
Article 1 : Est-il
plus propre à la charité d’être aimée que d’aimer ?
Objection N°1. Il semble qu’il
soit plus propre à la charité d’être aimée que d’aimer. Car la charité est plus
parfaite dans les plus parfaits. Or, les plus parfaits doivent être les plus
aimés. Donc ce qu’il y a de plus propre à la charité, c’est d’être aimée.
Réponse à l’objection N°1 : Les meilleurs sont plus aimables
par là même qu’ils sont meilleurs ; mais de ce qu’ils ont une charité plus
parfaite que les autres, ils sont plus aimants qu’eux, tout en se
proportionnant cependant à l’objet aimé. Car le meilleur n’aime pas ce qui est
au-dessous de lui moins qu’il n’est aimable ; comme celui qui est moins bon ne
parvient pas à aimer ce qui est au-dessus de lui autant qu’on doit l’aimer
(Ainsi nous n’aimons jamais Dieu autant qu’il doit être aimé, au lieu qu’il ne
nous aime jamais moins, mais toujours plus que nous ne sommes dignes d’être
aimés.).
Objection N°2. Ce qui se trouve dans un plus grand nombre
d’individus paraît être plus conforme à la nature et par conséquent meilleur.
Or, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap.
8), il y en a une foule qui veulent être aimés plus qu’ils ne veulent aimer et
il y en a toujours beaucoup qui sont partisans de l’adulation. Donc il est
mieux d’être aimé que d’aimer, et par conséquent c’est là le caractère qui convient
le mieux à la charité.
Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 8), les hommes veulent
être aimés autant qu’ils veulent être honorés. Car comme en honorant quelqu’un,
on prouve qu’il y a quelque chose de bien en lui, de même en l’aimant on prouve
qu’il y a en lui du bon, parce qu’il n’y a que le bon qui soit aimable. Par
conséquent les hommes cherchent à être aimés et honorés dans un but ultérieur,
c’est-à-dire pour la manifestation du bien qui existe en eux. Mais ceux qui ont
la charité cherchent à aimer pour l’amour même (Ils n’aiment pas pour être
aimés.), parce que l’amour est le bien de la charité, comme tout acte de vertu
est le bien de sa vertu propre. Par conséquent il appartient plus à la charité
de vouloir aimer que de vouloir être aimé.
Objection N°3. Le motif d’une chose est ce qu’il y a de principal.
Or, les hommes aiment parce qu’ils sont aimés. Car saint Augustin dit (De cat. rud.,
chap. 4) que rien ne nous excite plus à aimer que l’action de celui qui nous
aime le premier. Donc la charité consiste plus à être aimé qu’à aimer.
Réponse à l’objection N°3 : Il y en a qui aiment pour être
aimés, non pas qu’être aimés soit la fin qu’on se propose en aimant, mais parce
que c’est la voie qui conduit l’homme à l’amour.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 8, chap. 8) que l’amitié consiste plutôt à aimer qu’à être
aimé. Or, la charité est une amitié. Donc la charité consiste plutôt à aimer
qu’à être aimé.
Conclusion Puisque aimer est l’acte propre de la charité
considérée comme vertu, tandis qu’être aimé ne convient à la charité qu’autant
qu’on la considère comme un bien, il s’ensuit évidemment qu’il est plus propre
à la charité d’aimer que d’être aimé.
Il faut répondre qu’aimer convient à la charité considérée en
elle-même. Car la charité étant une vertu, elle est portée par son essence à
produire l’acte qui lui est propre. Or, être aimé (Être aimé n’est pas un acte,
puisque c’est une chose passive et non une chose active.) n’est pas un acte de
charité de la part de celui qui est aimé, mais son acte de charité consiste à
aimer. Il ne peut être aimé qu’en raison du bien qui est en lui, c’est-à-dire
selon qu’un autre est porté par l’acte de sa charité à lui vouloir du bien.
D’où il est manifeste qu’il convient mieux à la charité d’aimer que d’être
aimé. Car ce qui convient à un être absolument et substantiellement lui
convient mieux que ce qui lui convient relativement et accidentellement (L’acte
propre et essentiel de la charité consiste à aimer ; au lieu qu’être aimé
n’est, par rapport à cette vertu, qu’un accident.). Ici nous en avons une
double preuve. — La première c’est qu’on loue les amis plutôt de ce qu’ils
aiment que de ce qu’ils sont aimés ; il y a plus, c’est que s’ils n’aiment pas
et qu’ils soient aimés, on les blâme. — La seconde c’est que les mères dont
l’amour est le plus tendre cherchent plus à aimer qu’à être aimées. Car il y en
a, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap.
8), qui donnent leurs enfants à une nourrice et qui les aiment sans chercher à
en être aimées à leur tour, puisqu’il n’est pas possible qu’elles le soient (Tant
que l’enfant n’a pas la raison, il ne peut pas répondre à l’amour de sa mère
par un amour réciproque.).
Article 2 : L’amour
considéré comme l’acte de la charité est-il la même chose que la bienveillance ?
Objection N°1. Il semble que
l’amour, considéré comme un acte de charité, ne soit rien autre chose que la
bienveillance. Car Aristote dit (Rhet., liv. 2,
chap. 4) qu’aimer c’est vouloir à quelqu’un du bien. Or, c’est là ce qui
constitue la bienveillance. Donc l’acte de charité n’est rien autre chose que
la bienveillance.
Réponse à l’objection N°1 : Aristote définit en cet endroit
l’amour sans comprendre toute son essence, mais en s’attachant seulement à
cette partie de lui-même, dans laquelle l’acte d’amour se manifeste avec le
plus d’éclat.
Objection N°2. L’acte se rapporte à la même puissance que
l’habitude. Or, l’habitude de la charité existe dans la puissance de la
volonté, comme nous l’avons dit (quest. 24, art. 1). Donc l’acte de charité est
aussi un acte de la volonté. Et comme il ne tend qu’au bien, ce qui est le
propre de la bienveillance, il s’ensuit que l’acte de charité n’est rien autre
chose que la bienveillance même.
Réponse à l’objection N°2 : L’amour est un acte de la volonté
qui tend au bien et qui implique l’union du sujet qui aime avec l’objet aimé,
ce que la bienveillance n’implique pas.
Objection N°3. Aristote distingue cinq choses (Eth., liv. 9, chap. 4) qui appartiennent à l’amitié. Il faut : 1° que
l’homme veuille du bien à son ami ; 2° qu’il lui conserve l’existence et la vie
; 3° qu’il ait du plaisir à vivre avec lui ; 4°qu’il ait les mêmes goûts ; 5°
qu’il partage ses joies et ses peines. Or, les deux premières choses
appartiennent à la bienveillance. Donc le premier acte de charité est la
bienveillance.
Réponse à l’objection N°3 : Cette énumération faite par
Aristote se rapporte à l’amitié, en ce sens que toutes ces dispositions
proviennent de l’amour qu’on a pour soi-même. Car ce philosophe veut qu’on
lasse toutes ces choses pour un ami, comme on les fait pour soi-même ; ce qui
rentre dans l’union d’affection dont nous avons parlé.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 9, chap. 5) que la bienveillance n’est ni l’amitié, ni
l’amour, mais le principe de l’amitié. Or, la charité est une amitié, comme
nous l’avons dit (quest. 23, art. 1). Donc la bienveillance n’est pas la même
chose que la dilection qui est un acte de charité.
Conclusion Quoique la bienveillance soit comprise dans l’amour
considéré comme un acte de charité, cependant l’amour ajoute à la bienveillance
l’union affectueuse de celui qui aime avec l’objet aimé, ce que ne renferme pas
la bienveillance qui est un acte simple de la volonté par lequel nous voulons
du bien à quelqu’un.
Il faut répondre qu’on appelle bienveillance, à proprement parler,
l’acte de la volonté par lequel nous voulons du bien à un autre. Cet acte de la
volonté diffère de l’amour actuel (L’amour, considéré comme un acte de la
charité, ne réside que dans la volonté ou l’appétit intelligentiel.) selon ce
qu’il est dans l’appétit sensitif aussi bien que selon ce qu’il est dans
l’appétit intelligentiel qui est la volonté. Car l’amour qui réside dans
l’appétit sensitif est une passion. Toute passion se porte avec une certaine
impétuosité vers son objet. Toutefois la passion de l’amour ne s’élève pas
subitement, elle ne se produit qu’après qu’on a considéré assidûment l’objet
aimé. C’est pourquoi Aristote (Eth., liv. 9,
chap. 5) montrant la différence qu’il y a entre la bienveillance et l’amour qui
est une passion, dit que la bienveillance ne connaît ni contention, ni entraînement,
c’est-à-dire aucun de ces élans impétueux qui naissent de l’inclination ; c’est
uniquement le jugement de la raison qui porte l’homme à vouloir du bien aux
autres (La bienveillance se borne à vouloir du bien aux autres, au lieu que
l’amour s’attache à eux et demande de leur part une réciprocité d’affection.).
De plus l’amour suppose une sorte de commerce continu, tandis que la
bienveillance naît quelquefois tout à coup ; c’est ainsi qu’en voyant des
lutteurs qui combattent, nous voudrions voir l’un des deux vainqueurs. —
D’ailleurs l’amour qui réside dans l’appétit intelligentiel diffère aussi de la
bienveillance. Car il implique une certaine union d’affection du sujet qui aime
avec l’objet aimé, en ce sens que celui qui aime considère celui qui est aimé
comme ne faisant qu’un avec lui ou comme lui appartenant et qu’à ce titre il se
porte vers lui ; tandis que la bienveillance est un acte simple de la
volonté par lequel nous voulons du bien à quelqu’un, sans que nous nous
supposions pour cela unis d’affection avec lui. Par conséquent la bienveillance
est donc comprise dans l’amour considéré comme un acte de charité ; mais la
dilection ou l’amour y ajoute l’union d’affection. C’est ce qui fait dire à
Aristote (Eth., liv. 9, chap. 5) que la bienveillance
est le principe de l’amitié.
Article 3 : Doit-on
aimer Dieu par charité pour lui-même ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive pas aimer par charité Dieu pour lui-même, mais pour autre chose. Car
saint Grégoire dit (Hom. in Evang. 11)
: C’est par les choses qu’il connaît que l’esprit apprend à aimer celles qu’il
ne connaît pas. Or, il entend par choses inconnues, les choses intelligibles et
divines, et par choses connues, les choses sensibles. On doit donc aimer Dieu
pour autre chose que pour lui-même.
Réponse à l’objection N°1 : L’esprit apprend à aimer ce qu’il
ne connaît pas d’après les choses qu’il connaît ; non que les choses connues
soient une raison pour aimer celles qu’on ne connaît pas, par manière de cause
formelle, finale ou efficiente, mais parce que l’homme est disposé (Elles ne
sont par conséquent qu’une cause dispositive, c’est-à-dire qu’une cause
accidentelle qui prépare les voies en écartant les obstacles.) par là à aimer
ce qui lui est inconnu.
Objection N°2. L’amour suit la connaissance. Or, on connaît Dieu
par autre chose que par lui-même, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 1, 20) : Les choses invisibles de Dieu sont rendues intelligibles par celles qui
ont été faites. On l’aime donc aussi pour autre chose que pour lui-même.
Réponse à l’objection N°2 : On acquiert la connaissance de
Dieu par d’autres choses ; mais une fois qu’on le connaît, on ne le considère
plus au moyen des autres êtres, on le contemple en lui-même, d’après cette
parole de saint Jean (4, 42) : Nous ne
vous croyons plus d’après ce que vous nous avez dit ; car nous l’avons entendu,
et nous savons qu’il est véritablement le Sauveur du monde.
Objection N°3. L’espérance engendre la charité, comme le dit la
glose (Glos. interi, in Matth, chap. 1). La crainte mène aussi à la charité,
d’après saint Augustin (Tract. 9 sup. prim. can. Joan.). Or, l’espérance s’attend à obtenir
de Dieu quelque chose, tandis que la crainte fuit le châtiment qu’il peut
infliger. Il semble donc qu’on doive aimer Dieu pour le bien qu’on en espère ou
pour le mal qu’on en redoute, et par conséquent qu’on ne doive pas l’aimer pour
lui-même.
Réponse à l’objection N°3 : L’espérance et la crainte mènent
à la charité par manière de disposition, comme on le voit d’après ce que nous
avons dit (quest. 17, art. 8).
Mais c’est le contraire. Comme le dit saint Augustin (De doct. christ., liv. 1, chap. 4), jouir, c’est
s’attacher à quelqu’un par amour pour lui. Or, nous devons jouir de Dieu, comme
l’observe le même docteur (ibid.,
chap. 5). Nous devons donc aimer Dieu pour lui-même.
Conclusion Puisque Dieu est l’essence même de la bonté et la fin dernière de tous les êtres, on doit l’aimer pour
lui-même, quoique par manière de disposition nous puissions l’aimer pour une
autre chose qui nous porte à son amour.
Il faut répondre que le mot pour
lui-même (propter) implique le rapport d’une cause. Or, il y a quatre
genres de cause : la cause finale, la cause formelle, la cause efficiente et la
cause matérielle, à laquelle revient la disposition matérielle qui n’est pas
une cause absolue, mais relative. D’après ces quatre genres de causes, on dit
qu’on doit aimer une chose pour une autre. On le dit : 1° selon la cause
finale, c’est ainsi que nous aimons la médecine pour la santé : 2° selon la
cause formelle, c’est ainsi que nous aimons l’homme pour sa vertu, parce que
l’homme est par sa vertu formellement bon et par conséquent aimable ; 3° selon
la cause efficiente, c’est ainsi que nous aimons certains individus, par
exemple les enfants, à cause du père ; 4° par manière de disposition, ce qui
revient à la cause matérielle. C’est ainsi que nous disons que nous aimons une
chose à cause de ce qui nous dispose à l’aimer, par exemple, à cause des
bienfaits que nous en avons reçus ; bien qu’après avoir commencé d’aimer un
ami, nous ne l’aimions pas pour ses bienfaits, mais pour sa vertu. — Nous
n’aimons pas Dieu des trois premières manières pour autre chose que pour
lui-même ; car il ne se rapporte pas à autre chose comme à sa fin (Si nous
aimions Dieu pour autre chose que pour lui-même, il ne serait plus notre fin
dernière, et un acte d’amour ayant pour fin autre chose que Dieu ne pourrait
être un acte de charité.), puisqu’il est lui-même la fin dernière de tous les
êtres. Il ne doit pas non plus à un autre être sa bonté formelle, puisque sa
substance est sa bonté, et qu’elle sert de type à tout ce qui est bon. Ce n’est
pas davantage un autre être qui est cause efficiente de sa bonté, puisque c’est
de lui que tous les êtres tirent la leur. Mais on peut l’aimer pour (C’est-à-dire
à cause (propter).) autre chose de la
quatrième manière, parce qu’il y a des choses qui nous disposent à l’aimer :
tels sont, par exemple, les bienfaits que nous en avons reçus, ou les
récompenses que nous en espérons ou les châtiments auxquels nous voulons
échapper (Quand nous l’aimons de cette manière, l’amour que nous avons pour lui
n’est pas un amour de charité, mais un amour de foi et d’espérance.).
Article 4 : Peut-on
aimer Dieu immédiatement en cette vie ?
Objection N°1. Il semble que
Dieu ne puisse pas être immédiatement aimé ici-bas. Car on ne peut aimer ce
qu’on ne connaît pas, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 10, chap. 1 et 2). Or, nous ne connaissons pas Dieu
immédiatement ici-bas, parce que nous le
voyons maintenant en énigme comme dans un miroir, selon l’expression de
saint Paul (1 Cor., 13, 12). Donc
nous ne l’aimons pas non plus immédiatement.
Réponse à l’objection N°1 : Quoiqu’on ne puisse aimer ce
qu’on ne connaît pas, il n’est pas nécessaire néanmoins que l’ordre de la
connaissance et de l’amour soit le même ; car l’amour est le terme de la
connaissance. C’est pourquoi, là où la connaissance cesse, c’est-à-dire à la
chose même que l’on connaît par une autre (Ou à la vérité première.), l’amour
peut commencer aussitôt.
Objection N°2. Celui qui ne peut pas moins ne peut pas plus. Or,
aimer Dieu, c’est plus que le connaître. Car celui qui adhère à Dieu par
l’amour ne fait qu’un seul esprit avec
lui, comme dit saint Paul (1 Cor.,
6, 17). Comme l’homme ne peut connaître Dieu immédiatement, il peut donc encore
beaucoup moins l’aimer.
Réponse à l’objection N°2 : L’amour de Dieu étant supérieur à
sa connaissance, surtout ici-bas, il la présuppose. Et parce que la
connaissance ne s’arrête pas aux choses créées, mais que par leur intermédiaire
elle s’élève à autre chose, l’amour commence au dernier terme de la
connaissance, et découle de là sur les autres êtres, ce qui produit une sorte
de mouvement circulaire, puisque la connaissance part des créatures pour
arriver à Dieu, et que l’amour part de Dieu, comme de la fin dernière, pour
arriver aux créatures (Et les ramener ensuite à Dieu.).
Objection N°3. L’homme est séparé de Dieu par le péché, suivant ces
paroles du prophète (Is., 59, 2) : Vos
péchés ont établi une séparation entre vous et Dieu. Or, le péché réside
dans la volonté plus que dans l’intellect. Donc il est moins possible à l’homme
d’aimer Dieu immédiatement que d’en avoir une connaissance immédiate.
Réponse à l’objection N°3 : La charité détruit cet
éloignement de Dieu qui est l’effet du péché ; mais il n’est pas détruit par la
connaissance seule C’est pourquoi c’est la charité qui, en aimant, unit
immédiatement l’âme à Dieu par le lien de l’union spirituelle.
Mais c’est le contraire. Il est dit que la connaissance de Dieu
est énigmatique, parce qu’elle est médiate, et on ajoute que cette sorte de
connaissance ne doit plus exister dans le ciel, comme on le voit dans saint
Paul (1 Cor., chap. 13). Or, la
charité d’ici-bas ne sera pas détruite, d’après le témoignage du même apôtre.
Donc elle s’attache à Dieu immédiatement.
Conclusion Quoique nous ne connaissions pas Dieu immédiatement
ici-bas, nous l’aimons néanmoins immédiatement de l’amour de la charité.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a pars,
quest. 82, art. 2), l’acte de la faculté cognitive est parfait, par là même que
l’objet connu est dans le sujet qui le connaît ; tandis que l’acte de la
puissance appétitive est parfait quand l’appétit se porte vers la chose
elle-même. C’est pourquoi il faut que le mouvement de la puissance appétitive
soit en réalité selon la nature des choses qu’elle appète, tandis que l’acte de
la puissance cognitive est selon la manière d’être du sujet qui connaît. Or,
l’ordre des choses est tel en lui-même, que Dieu doit être connu et aimé pour
lui-même, parce qu’il est essentiellement la vérité et la bonté même, par
laquelle on connaît et l’on aime tout le reste (Car les autres choses ne sont
bonnes et aimables que parce qu’elles participent à sa bonté et à ses autres
perfections.). Mais par rapport à nous, comme nous tirons notre connaissance de
nos sens, les choses que nous connaissons les premières sont celles qui sont
les plus rapprochées de nos sens, et celles que nous connaissons les dernières
sont celles qui en sont les plus éloignées (C’est-à-dire qui existent en Dieu.).
D’après cela, il faut donc dire que l’amour, qui est l’acte de la puissance
appétitive, tend vers Dieu tout d’abord, même ici-bas, et que de Dieu il se
répand sur les autres êtres. Par conséquent, la charité aime Dieu
immédiatement, et elle aime les autres êtres par l’intermédiaire de Dieu (Puisqu’elle
ne les aime qu’en tant qu’ils participent à la bonté divine.). Mais c’est le
contraire pour la connaissance, parce que nous connaissons Dieu par les autres
êtres, comme la cause par l’effet, éminemment ou négativement, comme le dit
saint Denis (De div. nom., chap. 4).
Article 5 : Pouvons-nous
aimer Dieu pleinement et totalement ?
Objection N°1. Il semble que
nous ne puissions pas aimer Dieu totalement. Car l’amour suit la connaissance.
Or, nous ne pouvons connaître Dieu pleinement, parce que ce serait le comprendre.
Donc nous ne pouvons pas non plus l’aimer pleinement ou totalement.
Objection N°2. L’amour est une union, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4). Or, le cœur de l’homme
ne peut pas être uni à Dieu totalement, parce que Dieu est plus grand que notre cœur, selon l’expression de saint Jean (1
Jean, 3, 20). Donc Dieu ne peut pas être aimé totalement.
Objection N°3. Dieu s’aime totalement lui-même. Si donc il est
aimé totalement par quelque autre, il y aura quelqu’un qui aime Dieu autant que
Dieu s’aime lui-même ; ce qui répugne. Donc Dieu ne peut pas être aimé
totalement par une créature.
Objection N°4. Mais c’est le contraire. La loi dit (Deut., 6, 5) : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur.
Conclusion Quoique l’homme puisse aimer Dieu totalement,
c’est-à-dire aimer tout ce qui se rapporte à lui en rapportant à son amour tout
ce qui lui appartient, il ne peut néanmoins l’aimer totalement d’une manière
absolue, c’est-à-dire autant qu’il est aimable.
Il faut répondre que puisque l’amour se conçoit comme un milieu
entre le sujet qui aime et l’objet aimé, quand on se demande si Dieu peut être
aimé totalement, cette question peut s’entendre de trois manières : 1° le mot totalement peut se rapporter à l’objet
aimé. Dans ce sens, on doit aimer Dieu totalement, parce que l’homme doit aimer
tout ce qui appartient à Dieu. 2° On peut entendre que le mot totalement se rapporte au sujet qui
aime. De la sorte, on doit encore aimer Dieu totalement, parce que l’homme doit
aimer Dieu de tout son pouvoir, et il doit rapporter à son amour tout ce qu’il
possède, d’après ces paroles de la loi (Deut., 6, 5) : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout
votre cœur. 3° On peut l’entendre selon le rapport du sujet qui aime avec
l’objet aimé, c’est-à-dire de façon que le mode de celui qui aime égale le mode
de la chose aimée, ce qui ne peut avoir lieu. Car puisque chaque être est
aimable en proportion de sa bonté, Dieu, dont la bonté est infinie, est
infiniment aimable. Or, aucune créature (Les anges et les saints, qui sont dans
la gloire, ne peuvent pas plus que l’homme ici-bas l’aimer autant qu’il doit
l’être, parce que le fini ne peut égaler l’infini.) ne peut aimer Dieu
infiniment, parce que dans la créature toute puissance naturelle ou infuse est
finie.
La réponse aux objections est par là même évidente. Car les trois
premières objections reposent sur ce troisième sens, et le dernier raisonnement
(C’est le 4° argument.) s’appuie sur le second.
Article 6 : Doit-il
y avoir dans l’amour divin une certaine mesure ?
Objection N°1. Il semble qu’il
doive y avoir dans l’amour divin une certaine mesure. Car la nature du bien
consiste dans le mode, l’esprit et l’ordre, comme le prouve saint Augustin (Lib. de nat. boni, chap. 3 et 4). Or,
l’amour de Dieu est ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, d’après ces paroles
de l’Apôtre (Col., 3, 14) : Ayez de la charité par-dessus toutes choses.
Donc l’amour de Dieu doit avoir un mode ou une mesure.
Réponse à l’objection N°1 : Ce qui existe par soi-même vaut
mieux que ce qui existe par un autre. C’est pourquoi la bonté de la mesure qui
est à elle-même sa règle, l’emporte sur la bonté de l’objet mesuré qui est
réglé par un autre. Par conséquent, la charité, qui est la règle des autres
vertus, l’emporte sur elles, comme la mesure sur la chose mesurée.
Objection N°2. Saint Augustin dit (De mor. Eccl., chap. 8) : Dites-moi, je
vous en prie, quelle est la mesure de l’amour ; car je crains d’être enflammé,
plus ou moins qu’il ne faut, de zèle et d’amour pour mon Dieu. Or, il serait
inutile de demander quelle est la mesure de l’amour divin, s’il n’y en avait
pas. Donc il y en a une.
Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit lui-même saint
Augustin (ibid., chap. 8 et 11), le
mode d’aimer Dieu, c’est de l’aimer de tout son cœur, c’est-à-dire de l’aimer
autant qu’on le peut ; et cette manière d’aimer convient à la charité, qui est
la mesure ou la règle des autres vertus (Car la charité, par la même qu’elle est
la mesure ou la règle des autres vertus, n’a ni terme ni fin.).
Objection N°3. Comme le dit le même docteur (Sup. Gen. ad litt., liv. 4, chap. 3), le
mode est ce qui est déterminé par la mesure propre de chaque être. Or, la
mesure de la volonté humaine, comme de son action extérieure, c’est la raison.
Par conséquent, comme dans l’effet extérieur de la charité, il faut admettre
une mesure déterminée par la raison, suivant ces paroles de l’Apôtre (Rom., 12, 1) : Que votre soumission soit raisonnable ; de même l’amour intérieur
de Dieu doit avoir une mesure.
Réponse à l’objection N°3 : Les choses dont l’objet est
soumis au jugement de la raison doivent avoir la raison pour mesure (Les choses
qui sont ainsi soumises à la raison sont les choses finies, mais il n en est
pas de même de l’amour de Dieu, qui est infini, et qui loin d’être soumis à la
raison lui est supérieur.) ; mais l’objet de l’amour divin, qui est Dieu, est
au-dessus de la raison : il ne l’a donc pas pour mesure, puisqu’il la surpasse.
Il n’en est pas non plus de l’acte intérieur de la charité, comme de ses actes
extérieurs ; car l’acte intérieur de la charité a la nature de la fin, parce
que le souverain bien de l’homme consiste en ce que l’âme s’attache à Dieu,
d’après ces paroles du Psalmiste (Ps.
72, 27) : Il m’est bon de m’attacher à
Dieu. Les actes extérieurs sont comme les moyens qui se rapportent à la
fin. C’est pourquoi ils doivent avoir pour mesure la charité et la raison.
Mais c’est le contraire. Saint Bernard dit, dans son Livre sur l’amour de Dieu (in princ.),
que la cause qui nous fait aimer Dieu, c’est Dieu lui-même, et que la manière
de l’aimer, c’est de l’aimer sans mesure.
Conclusion Puisque la fin dernière de toutes les actions et de
toutes les affections humaines est l’amour de Dieu même, on ne doit lui imposer
ni mesure ni terme ; mais plus on l’aime et plus l’amour est parfait.
Il faut répondre que, comme le prouve le passage de saint Augustin
(Cit. in arg., 3), le mode implique
la détermination d’une mesure. Cette détermination existe dans la mesure et
dans l’objet mesuré, mais non de la même manière. Car elle existe dans la
mesure essentiellement, parce que c’est la mesure qui détermine et qui modifie
par elle-même les autres choses, tandis qu’elle existe dans les objets mesurés
relativement, c’est-à-dire selon qu’ils atteignent leur mesure. C’est pourquoi
dans la mesure il ne peut y avoir rien d’immodéré, tandis que la chose mesurée
est immodérée, si elle n’atteint pas la mesure, soit qu’elle reste en deçà,
soit qu’elle aille au delà. Or, la fin est la mesure de toutes les choses qui
regardent l’appétit ou l’action, parce qu’il faut que les choses que nous
appétons et que nous faisons tirent leur propre nature de leur fin, comme le
prouve Aristote (Phys., liv. 2, text. 89). C’est pourquoi la fin a en elle-même sa mesure,
tandis que les moyens tirent leur mesure de leur proportion avec la fin. C’est
ce qui fait dire à Aristote (Pol.,
liv. 1, chap. 6) que dans tous les arts le désir de la fin est sans fin et sans
terme, tandis que pour les moyens qui se rapportent à la fin, il y a un terme.
En effet, un médecin ne met pas de terme à la santé, il la rend parfaite autant
qu’il peut, mais il met un terme à la médecine ; car il ne donne pas des
médicaments autant qu’il peut, mais seulement autant qu’il en faut pour
rétablir la santé. Si les médicaments dépassaient cette proportion ou restaient
en deçà, ils seraient immodérés. Or, la fin de toutes les actions et de toutes
les affections humaines, c’est l’amour de Dieu, par lequel surtout nous
atteignons notre fin dernière, comme nous l’avons dit
(quest. 23, art. 6). C’est pourquoi, à l’égard de l’amour de Dieu, on ne peut
pas établir un mode comme pour la chose mesurée, de telle sorte qu’il soit
susceptible d’excéder ou de rester en deçà de son objet. Il faut reconnaître en
lui un mode analogue à celui qui existe dans la mesure où il ne peut y avoir
d’excès ; et comme on fait d’autant mieux qu’on atteint plus parfaitement la
règle, de même, plus on aime Dieu, et plus l’amour qu’on a pour lui est parfait
(Dieu étant infiniment aimable, quel que soit l’amour que nous ayons pour lui,
il ne peut jamais correspondre adéquatement à son objet, et, par conséquent,
loin d’être excessif il est toujours inférieur à ce qu’il devrait être par
rapport à Dieu.).
Article 7 : Est-il
plus méritoire d’aimer son ennemi que son ami ?
Objection N°1. Il semble qu’il
soit plus méritoire d’aimer son ennemi que son ami. Car l’Evangile dit (Matth., 5, 48) : Si
vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Par
conséquent, en aimant son ami on ne mérite pas de récompense, tandis qu’on en
mérite une, quand on aime son ennemi, comme il est dit au même endroit. Il est
donc plus méritoire d’aimer ses ennemis que ses amis.
Réponse à l’objection N°1 : La parole de Notre-Seigneur doit
s’entendre absolument. Car l’amour des amis n’est pas récompensé par Dieu quand
on les aime uniquement parce que ce sont des amis (Cet amour est alors purement
naturel ; c’est pourquoi il n’est pas méritoire.). Et il paraît qu’il en est
ainsi, quand on les aime de manière qu’on n’aime pas ses ennemis. Néanmoins
l’amour des amis est méritoire, si on les aime pour Dieu, et qu’on ne les aime
pas seulement parce que ce sont des amis.
Objection N°2. Une chose est d’autant plus méritoire qu’elle
procède d’une charité plus ardente. Or, il appartient aux parfaits enfants de
Dieu d’aimer leurs ennemis, comme le dit saint Augustin (Ench., chap. 73), tandis qu’il ne faut qu’une charité imparfaite pour
aimer ses amis. Donc il y a plus de mérite à aimer ses ennemis que ses amis.
Objection N°3. Là où l’effort pour le bien est le plus grand, il
semble qu’il y ait plus de mérite ; parce que chacun recevra sa récompense selon sa peine, comme le dit l’Apôtre
(1 Cor., 3, 8). Or, l’homme a besoin
de faire un plus grand effort pour aimer un ennemi que pour aimer un ami, parce
que c’est plus difficile. Il semble donc qu’il soit plus méritoire d’aimer un
ennemi qu’un ami.
Mais c’est le contraire. Ce qui est le mieux est le plus
méritoire. Or, il est mieux d’aimer un ami, parce qu’il est mieux d’aimer ce
qui est le meilleur, et qu’un ami qui aime est meilleur qu’un ennemi qui hait.
Donc il est plus méritoire d’aimer un ami qu’un ennemi.
Conclusion Quoique aimer un ami ce soit aimer une meilleure chose,
néanmoins, selon Dieu qui est la raison de notre amour, il est plus méritoire
d’aimer ses ennemis que ses amis.
Il faut répondre que Dieu est la raison qui nous fait aimer le
prochain par charité, comme nous l’avons dit (quest. 25, art. 1). Par
conséquent, quand on demande s’il est mieux ou plus méritoire d’aimer son ami
ou son ennemi, on peut comparer ces deux sortes d’amour de deux manières : 1°
par rapport au prochain que l’on aime ; 2° par rapport à la raison pour
laquelle on l’aime. Dans le premier sens l’amour d’un ami l’emporte sur l’amour
d’un ennemi, parce que l’ami est meilleur et plus attaché, par conséquent c’est
une matière plus en harmonie avec l’amour. C’est pour ce motif que l’acte
d’amour qui a cette matière pour objet vaut mieux, et que par suite son
contraire est pire. Car il est plus odieux de détester un ami qu’un ennemi.—
Dans le second sens (Saint Thomas examine ici si la raison pour laquelle on
aime un ennemi vaut mieux que celle pour laquelle on aime un ami.), l’amour
d’un ennemi l’emporte pour deux raisons : 1° parce que l’amour qu’on a pour un
ami peut avoir d’autre raison que Dieu (Ainsi on peut aimer un ami à cause de
ses vertus et des bienfaits qu’on en a reçus.), tandis que Dieu est l’unique
raison pour laquelle on aime un ennemi ; 2° parce qu’en supposant que ce soit
pour Dieu qu’on aime l’un et l’autre, l’amour qui s’étend aux choses les plus
éloignées, c’est-à-dire jusqu’aux ennemis, est le plus fort ; comme la vertu du
feu est d’autant plus puissante qu’elle étend sa chaleur à une plus grande
distance. Par conséquent l’amour divin est d’autant plus fort que nous faisons
pour lui des choses plus difficiles, comme la vertu du feu est d’autant plus
forte qu’elle peut brûler une matière moins combustible. Mais comme le même feu
agit plus fortement sur les choses qui sont proches que sur celles qui sont
éloignées, de même aussi la charité aime plus ardemment ceux qui lui sont unis
que ceux qui sont éloignés. Et sous ce rapport l’amour des amis, considéré en
lui-même (Les théologiens sont divisés sur cette question, c’est-à-dire
laquelle de ces deux dilections, toutes choses égales d’ailleurs, est
absolument la meilleure. Cependant le sentiment le plus commun et le plus
probable paraît être celui de saint Thomas.), est plus vif et plus parfait que
l’amour des ennemis.
La réponse aux autres objections est évidente, d’après ce que nous
avons dit (dans le corps de cet article.). Car les
deux arguments qui suivent s’appuient sur la raison pour laquelle nous devons
aimer, et la dernière sur les choses qu’on aime.
Article 8 : Est-il
plus méritoire d’aimer le prochain que d’aimer Dieu ?
Objection
N°1. Il semble qu’il soit plus méritoire
d’aimer le prochain que d’aimer Dieu. Car ce que l’Apôtre a choisi de
préférence paraît être ce qu’il y a de plus méritoire. Car, l’Apôtre a préféré
l’amour du prochain à l’amour de Dieu, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 9, 3) : Je désirais être anathématisé par le Christ pour mes frères. Donc
il est plus méritoire d’aimer le prochain que d’aimer Dieu.
Réponse à l’objection N°1 :
D’après la glose (Ordin. Lyr.)
l’Apôtre ne formait pas ce désir quand il était dans l’état de grâce,
c’est-à-dire qu’il n’aurait pas voulu être séparé du Christ pour ses frères,
mais il l’avait désiré quand il était infidèle (Ce désir pris absolument est
une chose condamnable ; car, pour aucun motif, on ne peut se souhaiter d’être privé
de l’amitié de Dieu. Il y a quelques théologiens qui ont avancé que l’on
pouvait souhaiter être privé de la vision béatifique, pourvu que cette vision
ne fût pas l’effet du péché, parce que dans ce cas on se souhaite seulement une
peine et non une faute ; mais ce sentiment est peu suivi, parce qu’il semble
qu’il soit contraire à la charité de se souhaiter d’être privé de la grâce ou
de la gloire pour le salut des autres.), et que par conséquent en cela il
n’était pas à imiter. — Ou bien on peut dire avec saint Chrysostome (Lib. de compunct., liv. 1, chap. 8) que cette parole ne prouve pas que
l’Apôtre aimait le prochain plus que Dieu, mais qu’il aimait Dieu plus que
lui-même. Car il voulait être privé pour un temps de la jouissance divine, ce
qui se rapporte à l’amour de soi, pour procurer la gloire de Dieu dans le
prochain, ce qui regarde l’amour de Dieu.
Objection N°2. Il semble moins
méritoire d’une certaine manière d’aimer un ami, comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, le meilleur de nos amis c’est Dieu, qui nous a aimés le premier, selon
l’expression de saint Jean (1 Jean, 4, 19). Donc il paraît moins méritoire
d’aimer Dieu.
Réponse à l’objection N°2 :
L’amour d’un ami est quelquefois moins méritoire, parce qu’on aime un ami pour
lui-même et qu’on s’écarte ainsi de la véritable raison de la charité qui est
Dieu. C’est pourquoi quand on aime Dieu pour lui-même, ceci ne diminue pas le
mérite, c’est au contraire ce qui en constitue la raison tout entière.
Objection N°3. Ce qui est plus
difficile paraît être plus vertueux et plus méritoire ; car la vertu a pour
objet ce qui est difficile et bon, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 3). Or, il est plus facile d’aimer Dieu que le
prochain, soit parce que tous les êtres aiment Dieu naturellement, soit parce
qu’en Dieu il n’y a rien qu’on ne doive aimer, ce qui n’a pas lieu à l’égard du
prochain. Il est donc plus méritoire d’aimer le prochain que d’aimer Dieu.
Réponse à l’objection N°3 :
Le bien contribue plus à la nature du mérite et de la vertu que le difficile.
Par conséquent il n’est pas nécessaire que tout ce qui est plus difficile soit
plus méritoire, mais il faut encore que ce qui est le plus difficile soit aussi
le meilleur.
Mais c’est le contraire. La fin
d’une chose est plus élevée qu’elle. Or, l’amour du prochain n’est méritoire
que parce qu’on aime le prochain pour Dieu. Donc l’amour de Dieu est plus
méritoire que l’amour du prochain.
Conclusion Il est plus méritoire
d’aimer par charité le prochain pour Dieu que de n’aimer que Dieu sans aimer le
prochain.
Il faut répondre que cette comparaison peut s’entendre de
deux manières : 1° On peut considérer ces deux amours chacun isolément. Dans ce
cas il n’y a pas de doute que l’amour de Dieu ne soit plus méritoire. Car il
doit être récompensé pour lui-même, puisque la dernière récompense, c’est la
jouissance de Dieu qui est le but de l’amour divin. C’est pourquoi l’Evangile
promet une récompense à celui qui aime Dieu (Jean, 14, 21) : Si quelqu’un m’aime, il sera aimé par mon
Père et je me manifesterai a lui. 2° On peut considérer cette comparaison
de manière qu’on prenne l’amour de Dieu selon qu’on l’aime seul (Mais cette
hypothèse est une fiction, car il ne peut se faire que l’on aime Dieu
véritablement sans aimer le prochain.), et qu’on prenne l’amour du prochain
selon qu’il se rapporte à Dieu. Alors l’amour du prochain implique l’amour de
Dieu, tandis que l’amour de Dieu n’implique pas l’amour du prochain. Par
conséquent on compare le parfait amour de Dieu qui s’étend au prochain à
l’amour de Dieu qui est insuffisant et imparfait. Car, d’après le commandement que Dieu nous a donné, celui
qui aime Dieu doit aimer aussi son frère (1 Jean, 14, 21), et dans ce sens
l’amour du prochain l’emporte.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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