Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 32 : De l’aumône
Après
avoir parlé de la bienfaisance, nous avons à nous occuper de l’aumône. — A ce
sujet dix questions se présentent : 1° L’aumône est-elle un acte de charité ? —
2° De la distinction des aumônes. — 3° Les aumônes spirituelles l’emportent-elles
sur les aumônes corporelles ? (La solution de cette question se trouve ainsi
indiquée dans l’Ecriture (Actes,
6, 2) : Il n’est pas juste que nous abandonnions la parole de Dieu,
pour faire le service des tables ; (1 Tim., 5, 17) : Que les prêtres qui gouvernent bien
soient jugés dignes d’un double honneur, surtout ceux qui se donnent de la
peine pour la prédication et l’enseignement.) — 4° Les aumônes corporelles produisent-elles un effet
spirituel ? — 5° L’aumône est-elle de précepte ? — 6° Doit-on faire l’aumône
corporelle en prenant sur son nécessaire ? — 7° Doit-on donner en aumône
quelque chose de ce qu’on a injustement acquis ? — 8° Quels sont ceux qui
doivent faire l’aumône ? — 9° A qui doit-on la faire ? — 10° De la manière de
donner l’aumône.
Article 1 : Est-ce
un acte de charité que de faire l’aumône ?
Objection
N°1. Il semble que ce ne soit pas un acte de
charité que de faire l’aumône. Car un acte de charité ne peut pas exister sans
cette vertu. Or, on peut faire l’aumône sans avoir la charité, puisque l’Apôtre
dit (1 Cor., 13, 3) : Quand je distribuerais tous mes biens pour
nourrir les pauvres, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien.
Donc ce n’est pas un acte de charité que de faire l’aumône.
Réponse à l’objection N°1 :
On dit d’une chose que c’est un acte de vertu de deux manières : 1° Matériellement
; ainsi un acte de justice consiste à faire des choses justes. Un acte
semblable peut exister sans la vertu elle-même. Car il y en a beaucoup qui
n’ont pas l’habitude de la justice et qui font des choses justes d’après la
raison naturelle, ou par crainte, ou dans l’espérance d’obtenir quelque chose.
2° On dit d’une chose qu’elle est un acte de vertu formellement. Ainsi un acte
de justice est formel quand on fait une chose juste de la manière que le juste
la fait lui-même, c’est-à-dire avec aisance et plaisir. Cet acte de vertu
n’existe pas sans la vertu elle-même. Par conséquent d’après cela on peut faire
matériellement l’aumône sans avoir la charité. Mais il n’est pas possible sans
la charité de faire l’aumône formellement, c’est-à-dire pour Dieu, avec plaisir
et facilité, et absolument de la manière dont on doit la faire.
Objection N°2. L’aumône est
comptée parmi les œuvres de satisfaction, d’après ces paroles du prophète (Dan.,
4, 24) : Rachetez vos péchés par des
aumônes. Or, la satisfaction est un acte de justice. L’aumône n’est donc
pas un acte de charité, mais de justice.
Réponse à l’objection N°2 :
Rien n’empêche qu’un acte qui émane proprement d’une vertu, ne soit attribué à
une autre en tant que celle-ci l’ordonne et le commande pour sa fin. C’est
ainsi qu’on met l’aumône parmi les œuvres satisfactoires, en ce sens que la
miséricorde porte celui qui a eu une faiblesse à satisfaire pour sa faute. Mais
quand on considère l’aumône selon qu’elle a pour but d’apaiser Dieu, elle a la
nature du sacrifice, et à ce titre elle est commandée par la vertu de latrie
(Ainsi l’aumône est un acte qui émane de la miséricorde et qui est commandé par
la charité, quand elle n’a d’autre but que de soulager le prochain en vue de
Dieu. Si on la fait pour satisfaire pour ses péchés, c’est un acte commandé par
la vertu de pénitence ; si on a pour but d’honorer Dieu, c’est un acte commandé
par la vertu de religion.).
Objection N°3. L’offrande d’une
hostie à Dieu est un acte de latrie. Or, faire l’aumône c’est offrir à Dieu une
hostie, d’après ces paroles de l’Apôtre (Héb, 13, 19) : N’oubliez pas d’exercer la charité et de
faire part de vos biens aux autres ; car c’est par de telles hosties qu’on
plaît à Dieu. Ce n’est donc pas un acte de charité de faire l’aumône, mais
plutôt un acte de latrie.
Objection N°4. Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 1) que donner quelque
chose pour un bien (Propter bonum,
moins littéralement, donner à qui il convient.), c’est un acte de
libéralité. Or, c’est surtout ce qu’on fait en faisant une aumône. Donc faire
une aumône n’est pas un acte de charité.
Réponse à l’objection N°4 :
Il appartient à la libéralité de faire l’aumône, en ce sens que la libéralité
détruit l’obstacle (La libéralité est cause dispositive et non cause
efficiente.) qui s’opposerait à cet acte et qui pourrait résulter de l’amour
excessif des richesses qui fait qu’on tient trop à ce que l’on possède.
Mais c’est le contraire.
Saint Jean dit (1 Jean, 3, 17) : Si quelqu’un a des biens de ce monde et que
voyant son frère dans la nécessité, il lui ferme ses entrailles, comment
l’amour de Dieu demeure-t-il en lui ?
Conclusion L’aumône est un acte
de charité produit par l’intermédiaire d’un sentiment de miséricorde.
Il faut répondre que les actes
extérieurs se rapportent à la vertu à laquelle appartient le motif qui nous
porte à les produire. Or, le motif qui nous porte à faire l’aumône, c’est le
désir de venir en aide à celui qui est dans la nécessité. Par conséquent il y
en a qui définissent l’aumône en disant que c’est une action par laquelle on
donne quelque chose à un indigent par compassion, pour l’amour de Dieu (Cette
dernière condition est ajoutée pour distinguer l’aumône chrétienne de l’aumône
purement naturelle ou philosophique.). Ce motif appartient à la miséricorde,
comme nous l’avons dit (quest. 30, art. 1 et 2). D’où il est manifeste que le
don de l’aumône est, à proprement parier, un acte de miséricorde. C’est
d’ailleurs ce qui résulte évidemment du mot lui-même. Car en grec le mot eleemosyna vient
de miséricorde, comme le mot latin miseratio. Et
parce que la miséricorde est un effet de la charité, comme nous l’avons vu
(quest. 30, art. 2 et 3), il s’ensuit que faire l’aumône est un acte que la
charité produit par l’intermédiaire de la miséricorde.
La réponse au troisième argument
est donc évidente.
Article 2 ; Est-il
convenable de distinguer divers genres d’aumônes ?
Objection
N°1. Il semble qu’il ne soit pas convenable de
distinguer divers genres d’aumônes. Car on distingue sept espèces d’aumônes
corporelles, qui sont : donner à manger à ceux qui ont faim, à boire à ceux qui
ont soif, vêtir ceux qui sont nus, donner l’hospitalité, visiter les malades,
racheter les captifs et ensevelir les morts. Elles sont renfermées dans ce vers
technique : Visito, poto, cibo, redimo, tego,
colligo, condo. On distingue aussi sept espèces
d’aumônes spirituelles qui consistent : à enseigner les ignorants, à donner des
conseils à ceux qui sont dans le doute, à consoler ceux qui sont tristes, à
reprendre ceux qui pèchent, à pardonner ceux qui nous offensent, à supporter
ceux qui sont à charge et à prier pour tout le monde. Elles sont comprises dans
cet autre vers : Consule, castiga, solare, remitte, fer, ora. On comprend sous le premier mot
l’enseignement et le conseil (On a substitué à ce vers celui-ci, qui est plus
complet : Consule, carpe, dole, solare, remitte, fer, ora.).
Or, il semble que ce soit à tort qu’on distingue ces différentes sortes
d’aumônes. Car l’aumône a pour objet de venir en aide au prochain, et en
ensevelissant les morts on ne vient nullement à leur secours ; autrement
il ne serait pas vrai de dire avec l’Evangile (Matth.,
10, 28) : Ne craignez pas ceux qui tuent
le corps et qui après cela ne peuvent plus rien lui faire. Aussi le
Seigneur (Matth., chap. 25), en rappelant les œuvres de
miséricorde ne fait pas mention de la sépulture des morts. Il semble donc que
ces différentes sortes d’aumônes soient mal distinguées.
Réponse à l’objection N°1 :
L’ensevelissement d’un mort ne lui sert à rien quant à la sensation que le
corps éprouve après la mort, et c’est en ce sens que le Seigneur dit que ceux
qui tuent le corps ne peuvent rien de plus contre lui. C’est aussi pour ce
motif qu’il ne mentionne pas la sépulture parmi les autres œuvres de
miséricorde, et qu’il énumère seulement celles qui sont d’une nécessité plus
manifeste. Toutefois, ce qu’on fait du corps du défunt lui importe beaucoup,
soit à cause du souvenir qu’il conserve dans la mémoire des hommes, puisque son
honneur est flétri s’il reste sans sépulture (Ce déshonneur rejaillit sur ses
parents ; ensuite il ne participe pas autant aux prières des vivants, parce
qu’il est plutôt abandonné.), soit à cause de l’affection que pendant sa vie il
portait à son corps, ce qui nous oblige après sa mort à avoir les mêmes
sentiments que lui et à le respecter. Aussi on loue ceux qui ont pris soin
d’ensevelir les morts (Tob., chap. 1, 2 et 12 ; 2 Rois, chap. 4 ; 3
Rois, chap. 13 ; Jérem., chap. 22 ; 2 Mach,
chap. 5.), comme Tobie et ceux qui ont enseveli le Seigneur. C’est ce qu’on
voit dans saint Augustin (Lib. de curâ pro mortuis agenda,
chap. 3).
Objection N°2. On fait l’aumône
pour secourir le prochain dans ses besoins, comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, il y a dans la vie humaine beaucoup d’autres
besoins que ceux qui ont été précédemment énumérés. Ainsi un aveugle a besoin
d’un guide, un boiteux d’un soutien, un pauvre de richesses. Donc l’énumération
précédente des aumônes est incomplète.
Réponse à l’objection N°2 :
Tous les autres besoins reviennent à ceux que nous avons énumérés. Car si l’on
est aveugle et boiteux ce sont des infirmités ; par conséquent si l’on sert de
guide à un aveugle et que l’on soutienne un boiteux, ces actes reviennent à la
visite des infirmes. De même si l’on secourt un homme contre toute espèce
d’oppression qui lui est imposée du dehors, cet acte revient à la rédemption
des captifs. Pour secourir les pauvres, on n’a recours aux richesses que comme
au moyen de subvenir à l’un des besoins que nous avons désignés. Par conséquent
on n’a pas dû faire spécialement mention de ce besoin.
Objection N°3. Faire l’aumône est
un acte de miséricorde. Or, corriger celui qui manque paraît être de la
sévérité plutôt que de la miséricorde. On ne doit donc pas compter la
correction parmi les aumônes spirituelles.
Réponse à l’objection N°3 :
La correction des pécheurs, considérée quant à l’exécution même de l’acte,
paraît impliquer la sévérité de la justice ; mais par rapport à l’intention de
celui qui corrige l’homme et qui le veut arracher au péché, elle appartient à
la miséricorde et à l’affection de l’amour, d’après ces paroles de l’Ecriture (Prov., 27, 6) : Les coups de celui qui aime valent mieux que les baisers trompeurs de
celui qui hait.
Objection N°4. L’aumône a pour
but de venir en aide à un besoin. Or, il n’y a pas d’homme qui n’ait sous
certains égards le besoin d’être instruit. Il semble donc que tout homme doive
enseigner celui qui ignore ce qu’il sait.
Réponse à l’objection N°4 :
Toute ignorance n’est pas dans l’homme un défaut (Du moins ce n’est pas une
privation qui crée en lui un besoin.). Il n’y a que celle qui porte sur les
choses qu’il est convenable de savoir. Il appartient à l’aumône de remédier à
ce défaut par l’enseignement. Toutefois on doit ici observer les circonstances
légitimes de personne, de lieu et de temps, comme à l’égard des autres actes de
vertu.
Mais c’est le contraire. Saint
Grégoire dit (Hom. 9 in Ev.) : Que celui qui a de
l’intelligence ait bien soin de ne pas se taire ; que celui qui a beaucoup de
biens veille pour que la libéralité de sa miséricorde ne s’engourdisse pas ;
que celui qui a l’art de régir les autres s’efforce de partager avec ses
semblables le fruit et l’avantage qu’il en retire ; que celui qui a lieu de
parler au riche craigne d’être condamné pour avoir enfoui son talent, s’il
n’intercède pas près de lui pour le pauvre, quand il en a le pouvoir. Donc les
aumônes ont été précédemment bien distinguées suivant les choses à l’égard
desquelles les hommes sont dans l’abondance et le besoin.
Conclusion Il y a sept œuvres de
miséricorde ou sept aumônes corporelles qu’on doit faire pour soulager le
prochain dans son corps, et il y a autant d’aumônes spirituelles qu’on doit
faire pour lui venir en aide dans ses besoins spirituels.
Il faut répondre que la
distinction précédente des aumônes s’appuie avec raison sur les divers besoins
du prochain, dont les uns regardent l’âme, et c’est à eux que se rapportent les
aumônes spirituelles, et les autres regardent le corps, et c’est à eux que se
rapportent les aumônes corporelles. En effet, les besoins corporels existent
dans cette vie ou après. Dans cette vie, il y a un besoin général qui se
rapporte aux choses dont tout le monde manque, et il y a un besoin spécial qui
résulte de quelque accident qui survient. Dans le premier cas, le besoin est
intérieur ou extérieur. Il y a deux sortes de besoin intérieur ; on vient
au secours de l’un par un aliment sec, et c’est ce qu’on appelle la faim. C’est
pour cela qu’il est dit qu’on doit donner à manger à celui qui a faim. On vient
au secours de l’autre par un aliment humide, c’est la soif, dont il est dit
qu’il faut donner à boire à celui qui en souffre. On peut secourir les besoins
généraux extérieurs de deux manières : 1° par le vêtement, et c’est ce qu’on
fait en donnant des habits à ceux qui sont nus ; 2° par le logement, et c’est à
ce titre qu’on doit donner l’hospitalité. De même s’il s’agit d’un besoin
spécial, il vient ou d’une cause intrinsèque, comme l’infirmité, et c’est pour cela qu’on dit de visiter les infirmes, ou d’une
cause extrinsèque, et c’est à cela que se rattache la rédemption des captifs.
Enfin après la vie on doit ensevelir les morts. — De même on subvient aux
défauts spirituels de deux manières : en demandant à Dieu des secours, et c’est
à ce titre qu’on compte la prière que l’on fait pour les autres ; et en lui
offrant un secours humain, et cela de trois façons : 1° En venant en aide à son
intelligence. Si c’est l’intellect spéculatif qui soit en défaut, on y remédie
par l’enseignement ; si c’est l’intellect pratique, on y supplée par le
conseil. 2° Il y a des besoins qui naissent de la passion de la vertu
appétitive. Le plus profond de ces besoins est la tristesse qu’on soulage par
la consolation. 3° Il y à des besoins qui proviennent du dérèglement de
l’action, qu’on peut considérer sous trois aspects : d’abord par rapport à
celui qui pèche, selon qu’il procède du dérèglement de sa volonté ; alors le
remède qu’on emploie c’est la correction. Ensuite par rapport à celui contre
lequel on pèche. Si c’est contre nous qu’ait eu lieu l’offense, nous y
remédions en la pardonnant ; si c’est contre Dieu ou le prochain, il n’est pas
en notre pouvoir de la remettre, comme le dit saint Jérôme (Sup. illud Matth, chap.
18 Si peccaverit). Enfin par rapport aux
conséquences de l’acte déréglé lui-même qui sont souvent pénibles pour les
personnes avec lesquelles on vit, contrairement à l’intention du pécheur
lui-même. Dans ce cas le remède consiste à supporter ces fautes, surtout à
l’égard de ceux qui pèchent par faiblesse, suivant ces paroles de l’Apôtre (Rom., 15, 1) : Nous devons, nous qui sommes plus forts, supporter les faiblesses des
autres. Et nous ne devons pas seulement les supporter comme infirmes ou
comme onéreux par suite du dérèglement de leurs actes, mais nous devons encore
les aider à porter leurs fardeaux quels qu’ils soient, d’après ces autres
paroles de l’Apôtre (Gal., 6, 2) : Portez les fardeaux les uns des autres.
Article 3 : Les
aumônes corporelles sont-elles préférables aux aumônes spirituelles ?
Objection
N°1. Il semble que les aumônes corporelles
soient préférables aux aumônes spirituelles. Car il est plus louable de faire
l’aumône à celui qui est le plus dans le besoin ; car l’aumône tire son prix de
ce qu’elle est un secours accordé à un indigent. Or, le corps qu’on soutient
par des aumônes corporelles est d’une nature plus indigente que l’esprit qu’on
aide
Réponse à l’objection N°1 :
Il est mieux de donner à celui qui est le plus dans le besoin, toutes choses
égales d’ailleurs : cependant si un individu est moins indigent, mais qu’il
soit meilleur et qu’il ait besoin de choses plus excellentes, il vaut mieux les
lui donner ; ce qui rentre dans notre proposition.
Objection N°2. La récompense d’un
bienfait affaiblit la gloire et le mérite de l’aumône. C’est ce qui fait dire
au Seigneur (Luc, 14, 12) : Quand vous
faites un festin, n’invitez pas les riches vos voisins, de peur que par hasard
ils ne vous réinvitent eux-mêmes. Or, pour les aumônes spirituelles il y a
toujours une récompense ; parce que celui qui prie pour un autre en profite
pour lui-même, d’après cette parole du Psalmiste (Ps. 34, 13) : Ma prière se
répandra dans mon sein. En enseignant les autres on fait aussi des progrès
dans la science, ce qui n’a pas lieu pour les aumônes corporelles. Donc elles
sont préférables aux spirituelles.
Réponse à l’objection N°2 :
La récompense ne diminue pas le mérite et la gloire de l’aumône, si on ne l’a
pas en vue ; comme la gloire humaine ne diminue pas la vertu, si on ne la
recherche pas. C’est ainsi que Salluste dit en parlant de Caton (Catilin.), que moins il recherchait la gloire
et plus il l’obtenait avec éclat. C’est précisément ce qui arrive à l’égard des
aumônes spirituelles. — D’ailleurs, quand on se propose d’obtenir des biens
spirituels, cette intention ne diminue pas le mérite comme celle qui a pour
objets les biens corporels.
Objection N°3. Ce qui fait la
gloire de l’aumône, c’est que le pauvre est consolé par l’aumône qu’il a reçue
; c’est ce qui fait dire à Job (31, 20) : Si
ses entrailles ne m’ont pas béni, et l’Apôtre dit à Philémon (verset 7) : Votre bonté, mon frère, a donné le repos aux
entrailles des saints. Or, quelquefois l’aumône corporelle est plus
agréable aux pauvres que l’aumône spirituelle. Elle l’emporte donc sur cette
dernière.
Réponse à l’objection N°3 :
Le mérite de celui qui fait l’aumône se considère d’après la nature de l’objet
dans lequel la volonté de celui qui la reçoit doit raisonnablement reposer,
mais non d’après la nature de l’objet dans lequel elle se repose, si elle est
déréglée.
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin dit (Lib. 1 de serm. Dom. in monte) à
l’occasion de ces paroles de Notre-Seigneur : Donnez à celui qui vous demande, que nous devons donner quelque
chose qui ne nuise ni à nous ni aux autres. Quand vous refusez à quelqu’un ce
qu’il vous demande, ajoute-t-il, il faut lui en faire connaître la juste
raison, pour que vous ne le renvoyiez pas à vide ; et quelquefois en corrigeant
celui qui demande injustement, vous lui donnerez quelque chose de mieux. Or, la
correction est une aumône spirituelle. On doit donc préférer les aumônes
spirituelles aux aumônes corporelles.
Conclusion Quoique absolument
parlant on doive préférer les aumônes spirituelles aux aumônes corporelles, il
y a cependant des cas où l’aumône corporelle l’emporte sur l’aumône
spirituelle.
Il faut répondre qu’on peut
considérer la comparaison de ces aumônes de deux manières : 1° Absolument
parlant. De cette façon les aumônes spirituelles l’emportent pour trois
raisons. La première c’est que ce qu’on donne est plus noble ; ainsi le don
spirituel l’emporte sur le don corporel, d’après ces paroles de l’Ecriture (Prov., 4, 2) : Je vous accorderai un don excellent, n’abandonnez pas ma loi. La
seconde se tire de la nature de l’être qui est secouru ; parce que l’esprit est
plus noble que le corps. Par conséquent, comme l’homme doit, quand il s’agit de
lui-même, songer à son esprit plus qu’à son corps, de même quand il s’agit du
prochain qu’il doit aimer comme lui-même. La troisième raison se rapporte aux
actes eux-mêmes par lesquels on secourt le prochain ; parce que les actes
spirituels sont plus nobles que les actes corporels qui sont en quelque sorte
des actes serviles. 2° On peut les comparer relativement à un cas particulier.
Alors il y a des aumônes corporelles qui sont préférables à une aumône
spirituelle. Ainsi il faut donner à manger à celui qui meurt de faim plutôt que
de l’instruire. C’est dans ce sens qu’Aristote dit (Top., liv. 3, chap. 2) que pour celui qui est dans le besoin il
vaut mieux s’enrichir que de philosopher, quoique cette dernière action soit
absolument préférable.
Article 4 :
Les aumônes corporelles produisent-elles un effet spirituel ?
Objection
N°1. Il semble que les aumônes corporelles
n’aient pas d’effet spirituel. Car l’effet n’est pas plus noble que sa cause.
Or, les biens spirituels l’emportent sur les biens corporels. Donc les aumônes
corporelles n’ont pas d’effet spirituel.
Réponse à l’objection N°1 :
Ce raisonnement s’appuie sur l’aumône corporelle considérée d’après sa
substance.
Objection N°2. Donner une chose matérielle
pour une chose spirituelle, c’est de la simonie. Or, on doit éviter ce vice
absolument. On ne doit donc pas faire des aumônes pour en obtenir un avantage
spirituel.
Réponse à l’objection N°2 :
Celui qui fait une aumône n’a pas l’intention d’acheter un bien spirituel par
une chose matérielle, parce qu’il sait que les choses spirituelles l’emportent
infiniment sur les choses corporelles ; mais il a l’intention de mériter par un
sentiment de charité un fruit spirituel (Wiclef ayant
avancé que tous ceux qui s’obligent à prier pour les autres en vue des
bienfaits temporels qu’ils en ont reçus sont simoniaques, sa proposition a été
condamnée formellement par le concile de Constance.).
Objection N°3. En multipliant la
cause, on multiplie l’effet. Par conséquent si une aumône corporelle produisait
un effet spirituel, il s’ensuivrait qu’une plus grande aumône profiterait
davantage spirituellement, ce qui est contraire au récit de l’Evangile (Luc,
chap. 21), qui nous parle d’une veuve qui mit dans le tronc du temple deux
petites pièces de monnaie, et qui, de l’avis de Notre-Seigneur, donna plus que
tous les autres. L’aumône corporelle n’a donc pas un effet spirituel.
Réponse à l’objection N°3 :
La veuve, qui a moins donné en quantité, a donné le plus proportionnellement ;
ce qui suppose en elle un plus grand sentiment de charité, et c’est de ce
sentiment que l’aumône corporelle tire toute son efficacité spirituelle.
Mais c’est le contraire. Il est dit (Ecclésiastique, 17, 18) : L’aumône
de l’homme est devant Dieu comme un sceau ; il conservera le bienfait de
l’homme comme la prunelle de l’œil.
Conclusion Quoique l’effet des
aumônes corporelles ne soit pas de sa nature un effet spirituel, mais corporel,
cependant par rapport au motif qui les inspire, qui est
l’amour de Dieu et du prochain, on doit en attendre un avantage spirituel.
Il faut répondre que l’aumône
corporelle peut se considérer de trois manières : 1° Selon sa substance. A ce
point de vue, elle n’a qu’un effet corporel, c’est-à-dire qu’elle supplée aux
besoins corporels du prochain. 2° On peut la considérer par rapport à sa cause,
en ce sens qu’on fait une aumône corporelle à cause de l’amour qu’on a pour
Dieu et le prochain. Dans ce cas elle produit un fruit spirituel, d’après ces
paroles de l’Ecriture (Ecclésiastique,
29, 13) : Sacrifiez votre argent pour
votre frère, mettez votre trésor dans la loi du Très-Haut, et il vous sera plus
utile que l’or. 3° On peut la considérer par rapport à son effet. Elle
donne encore, dans cette hypothèse, un fruit spirituel, en ce sens que le
prochain qui est secouru par une aumône corporelle est porté à prier pour son
bienfaiteur. C’est pourquoi l’Ecriture ajoute : Renfermez votre aumône dans le sein du pauvre, et elle demandera pour
vous que vous soyez exempts de tout mal.
Article 5 : Est-il
de précepte de faire l’aumône ?
Objection
N°1. Il semble qu’il ne soit pas de précepte
de faire l’aumône. Car les conseils se distinguent des préceptes. Or, la
pratique de l’aumône est un conseil, d’après ces paroles du prophète (Dan., 4,
24) : Que mon conseil plaise au
roi : Rachetez vos péchés par des aumônes. Il n’est donc pas de précepte de
faire l’aumône.
Réponse à l’objection N°1 :
Daniel parlait à un roi qui n’était pas soumis à la loi de Dieu ; c’est
pourquoi il devait lui proposer, sous forme de conseil, les choses qui sont de
précepte d’après une loi qu’il ne professait pas. — Ou bien on peut dire qu’il
parlait pour le cas où l’aumône n’est pas de précepte.
Objection N°2. Il est permis à
chacun de faire usage de ce qu’il possède et de le conserver. Or, en le
conservant il ne fera pas l’aumône. Il est donc permis de ne pas faire l’aumône
et par conséquent elle n’est pas de précepte.
Réponse à l’objection N°2 :
Les biens temporels que la Providence accorde à l’homme lui appartiennent en
propriété ; mais pour l’usage ils ne doivent pas seulement lui appartenir, ils
appartiennent encore aux autres (Il importe beaucoup de bien comprendre ces paroles,
qui, si on ne les restreignait au cas de nécessité extrême, comme l’ont fait
tous les docteurs, porteraient une atteinte grave au droit de propriété.) qu’il
peut sustenter par son superflu. C’est ce qui fait dire à saint Basile (Serm. ad div. avaros) : Si vous avouez que
les biens temporels vous viennent de Dieu, Dieu est-il injuste en nous
distribuant inégalement les richesses ? Pourquoi êtes-vous dans l’abondance,
tandis qu’un autre mendie ? sinon pour que vous
acquériez des mérites en faisant bon usage de vos richesses, et pour que
l’autre se comble de gloire par la pratique de la patience ? Le pain que vous
tenez appartient à celui qui a faim ; cette tunique que vous conservez dans
votre garde-robe est à celui qui est nu ; cette chaussure qui se perd est à
celui qui n’en a pas ; l’argent que vous possédez enfoui dans la terre est à
l’indigent. C’est pourquoi vous faites autant de fautes qu’il y a de choses que
vous pouvez donner. Saint Ambroise dit la même chose, comme on le voit (Decret., dist. 74, chap. Sicut ii).
Objection N°3. Tout ce qui est de
précepte oblige pour un temps, sous peine de péché mortel, parce que les
préceptes affirmatifs obligent pour un temps déterminé. Par conséquent, si
l’aumône était de précepte, il faudrait déterminer un temps où l’homme
pécherait mortellement, s’il ne faisait pas l’aumône. Or, il semble qu’on ne
puisse en déterminer un, parce qu’on peut toujours penser avec probabilité que
le pauvre peut être secouru autrement, et que d’ailleurs ce qu’on donne en
aumônes on peut en avoir besoin, soit pour le présent, soit dans l’avenir. Il
semble donc qu’il ne soit pas de précepte de faire l’aumône.
Réponse à l’objection N°3 :
Il y a un temps de donner, pendant lequel on pèche mortellement, si on néglige
de faire l’aumône. C’est par rapport à celui qui reçoit, quand il y a nécessité
urgente et manifeste, et que pour le moment on ne voit personne qui lui vienne
en aide. C’est par rapport à celui qui donne, quand il y a des choses
superflues qui, dans l’état présent, ne lui sont pas nécessaires, du moins
selon les conjectures les plus probables. Il n’est pas nécessaire que l’on
considère tous les événements qui peuvent avoir lieu à l’avenir (On peut faire
sur son revenu les réserves nécessaires pour faire face aux éventualités que l’on
prévoit. Ainsi on peut se réserver quelque chose pour la vieillesse, pour
élever ou doter ses enfants ; saint Thomas ne condamne que ceux qui se créent
une foule d’hypothèses chimériques pour se dispenser de donner. Car dans ce cas
on se croirait toujours autorisé à garder ce que l’on a.), car ce serait penser
au lendemain, ce que le Seigneur défend (Matth.,
chap. 6). On doit juger du nécessaire et du superflu d’après les calculs les
plus probables et les circonstances les plus communes.
Objection N°4. Tous les préceptes
reviennent au Décalogue. Or, parmi ces préceptes il n’est pas question de
l’aumône. Elle n’est donc pas de précepte.
Réponse à l’objection N°4 :
Tout secours accordé au prochain revient au précepte qui nous ordonne d’honorer
nos parents. Car c’est le sens que donne à ce précepte l’Apôtre, quand il dit (1 Tim., 4, 8) : La piété est utile à tout, c’est à elle que les biens de la vie
présente et ceux de la vie future ont été promis. Il parle ainsi, parce que
Dieu a ajouté au précepte qui nous oblige d’honorer nos parents, la promesse de
nous accorder une longue vie sur la terre
(Ex., 20, 12). Par le mot piété on entend toute espèce d’aumône.
Mais c’est le contraire. Personne
n’est puni des peines éternelles pour l’omission d’une chose qui n’est pas de
précepte. Or, il y en a qui sont punis des peines éternelles pour avoir négligé
de faire l’aumône, comme le dit l’Evangile (Matth., chap. 25). Donc l’aumône n’est pas de précepte.
Conclusion Il est de précepte de
faire l’aumône avec son superflu en faveur de celui qui est dans la nécessité,
mais dans d’autres circonstances, l’aumône est plutôt de conseil que de
précepte.
Il faut répondre que l’amour du
prochain étant de précepte, toutes les choses sans lesquelles cet amour ne peut
exister sont de précepte aussi. Or, il appartient à l’amour du prochain, non seulement
de lui vouloir du bien, mais encore de lui en faire, d’après ces paroles de
saint Jean (1 Jean, 3, 18) : N’aimons pas
en paroles et de bouche, mais par œuvre et en vérité. Pour vouloir le bien
de quelqu’un et pour le faire, il faut que nous le secourions dans sa misère,
ce que nous faisons au moyen de l’aumône. Donc l’aumône est de précepte (Ce
précepte est de droit naturel et de droit divin ; par conséquent il oblige les
infidèles aussi.). Mais comme les préceptes ont pour objet les actes des
vertus, il est nécessaire que le don de l’aumône soit de précepte à ce titre,
et que, comme tous les actes qui sont de nécessité de vertu, il soit soumis à
la droite raison, d’après laquelle on doit le considérer par rapport à celui
qui donne et par rapport à celui qui reçoit l’aumône.— Par rapport à celui qui
la donne, on doit observer qu’il est obligé de dépenser en aumônes son
superflu, d’après ce mot de l’Evangile (Luc, 11, 41) : Faites l’aumône de ce qui vous reste. Et j’appelle superflu ce qui va au delà du
nécessaire, non seulement par rapport à l’individu lui-même, mais encore par
rapport aux autres personnes qui sont à sa charge et qui forment nécessairement
son cortège, selon que la dignité dont il est revêtu l’exige (Il y a deux
sortes de superflu : celui qui n’est pas nécessaire à l’homme pour vivre, lui
et sa famille, et celui qui n’est pas nécessaire à sa condition, ce que les
théologiens désignent par les mots superflua vitæ ; superflua statui.). Car il
faut avant tout qu’on songe à soi et aux personnes qu’on a à sa charge, et
c’est avec ce qui reste qu’on vient ensuite au secours des besoins des autres (Ainsi
l’aumône n’est pas de précepte pour celui qui n’a que le nécessaire pour lui et
pour les siens.). C’est ainsi que dans la nature, les êtres prennent d’abord,
pour sustenter leur propre corps, ce qui est nécessaire aux fonctions de la
puissance nutritive ; puis ils emploient à la multiplication de leur espèce le
superflu de leur propre substance. — Par rapport à celui qui reçoit, il faut
qu’il soit dans la nécessité (Les théologiens distinguent trois sortes de
nécessité : la nécessité commune, qui est celle des mendiants ; la nécessité
grave, qui est celle d’un homme qui est en danger de tomber malade ; et la
nécessité extrême, où l’on est exposé à mourir, si l’on ne reçoit de prompts
secours.) ; autrement il n’y aurait pas de raison pour lui donner l’aumône.
Mais comme le même homme ne peut pas secourir tous ceux qui sont dans la nécessité,
toute nécessité ne constitue pas une obligation de précepte. Elle ne constitue
une obligation que quand celui qui est dans la nécessité ne peut pas être
sustenté par un autre (L’indigent n’a droit à être secouru que dans le cas de
nécessité grave ou extrême, et lorsqu’il ne peut être sustenté par un autre.).
C’est alors que ces paroles de saint Ambroise sont applicables (De offic., liv. 1, chap.
30) (On a abusé dans ces derniers temps de ces passages des Pères que la saine
théologie nous oblige d’entendre tel que saint Thomas les interprète ici.) :
Donnez de la nourriture à celui qui meurt de faim ; si vous ne lui en donnez
pas, vous le tuez. Ainsi donc il est de précepte de faire l’aumône de son
superflu, et de la faire à celui qui est dans l’extrême nécessité. On conseille
de faire d’autres aumônes, comme on donne tous les autres conseils, pour un
plus grand bien.
Article 6 : Quel
est celui qui doit faire l’aumône avec son nécessaire ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne doive pas faire
l’aumône avec son nécessaire. Car l’ordre de la charité ne se considère pas
moins d’après l’effet du bienfait que d’après l’affection intérieure. Or, celui
qui trouble l’ordre de la charité, en mettant le premier ce qui devrait être le
dernier, pèche, parce que cet ordre est de précepte. Par conséquent, puisque,
d’après l’ordre de la charité, on doit s’aimer plus que le prochain, il semble
qu’on pèche, si on se dépouille du nécessaire pour le donner à un autre.
Objection N°2. Celui qui donne
les choses qui lui sont nécessaires dissipe sa propre substance, ce qui est le
fait du prodigue, comme le prouve Aristote (Eth., liv. 4, chap. 1). Or, on ne doit faire aucun acte vicieux. Il ne
faut donc pas faire l’aumône avec son nécessaire.
Objection N°3. L’Apôtre dit (1 Tim., 5, 8) : Si quelqu’un n’a pas soin des siens, et particulièrement de ceux de sa
maison, il a renoncé à la foi, et il est pire qu’un infidèle. Or, quand on
donne de ce qui est nécessaire à soi ou aux siens, il semble qu’on déroge au
soin qu’on leur doit et qu’on se doit à soi-même. Il semble donc que celui qui
fait l’aumône de son nécessaire pèche grièvement.
Mais c’est le contraire. Le
Seigneur dit (Matth., 19, 21) : Si vous voulez être parfait, allez, et vendez tout ce que vous avez, et
donnez-le aux pauvres. Or, celui qui donne tout ce qu’il a aux pauvres,
donne non-seulement le superflu, mais encore le nécessaire. On peut donc faire
l’aumône avec son nécessaire.
Conclusion Pour ce qui est
nécessaire absolument à la vie ou à l’état de la personne, on ne doit pas en
faire l’aumône, sinon dans le cas où le bien général l’exigerait, quoiqu’il
soit louable de s’en défaire en faveur des indigents.
Il faut répondre qu’une chose est
nécessaire de deux manières : 1° Quand une chose ne peut pas exister sans elle.
On ne doit point du tout toucher à ce nécessaire pour faire l’aumône. Par
exemple, si quelqu’un, réduit à l’extrême nécessité, avait seulement de quoi se
sustenter avec ses enfants et les autres personnes de sa maison, il ne pourrait
rien donner ; car en prenant quelque chose sur son nécessaire pour faire
l’aumône, il ravirait la vie à lui et aux siens. Je ne fais d’exception que
pour le cas où l’on se priverait pour donner à un personnage éminent qui serait
le soutien de l’Eglise ou de l’Etat, parce qu’il y aurait du mérite à s’exposer
à la mort avec tout ce que l’on a de plus cher pour le salut d’un pareil homme,
puisqu’on doit préférer le bien général au bien particulier. 2° On appelle
nécessaire ce sans quoi l’on ne peut passer sa vie d’une manière convenable à
sa condition et au rang que l’on occupe soi-même et qu’occupent les personnes
qu’on a à sa charge. Le terme de ce nécessaire ne consiste pas dans un point
indivisible. On peut y ajouter beaucoup sans qu’on puisse dire qu’il est
réellement dépassé, et on peut en retrancher beaucoup sans que l’on manque de
quoi vivre d’une manière convenable pour sa position. Il est donc bien de
prendre sur ce nécessaire pour faire l’aumône ; toutefois, ce n’est pas un
précepte, mais un conseil (La doctrine de saint Thomas sur cette question si
délicate est d’une précision très remarquable. Il condamne celui qui prendrait
sur ce qui est nécessaire à sa vie et à celle de sa famille pour faire l’aumône
; il conseille de prendre sur ce qui est nécessaire à sa condition, à son état
; mais il n’en fait pas un précepte. L’aumône n’est de précepte que pour celui
qui a du superflu.). Il y aurait désordre (La libéralité dans ce cas ne serait
pas raisonnable, et saint Thomas la considère avec raison comme une faute.) si
quelqu’un se privait de ses propres biens et les donnait aux autres au point de
ne pas conserver de quoi vivre selon sa condition et faire face aux
circonstances. Car personne n’est obligé de vivre en dérogeant ainsi à son
rang. — Mais à ce sujet il y a trois exceptions à faire : la première, c’est
quand on change d’état et qu’on entre par exemple en religion. Car alors, en
entrant dans un autre état, celui qui donne tous ses biens pour l’amour du
Christ fait une œuvre de perfection. La seconde, c’est quand on peut facilement
recouvrer les choses dont on se prive, quoiqu’elles soient nécessaires à la
condition où l’on est, de telle sorte qu’il n’en résulte pas un grave
inconvénient. La troisième, c’est quand un particulier se trouve dans une
nécessité extrême, ou que l’Etat est en proie à de grands besoins. Car dans ces
circonstances, celui qui retrancherait les dépenses que la dignité de sa
position exige, pour subvenir à une nécessité plus pressante, serait digne
d’éloges (Il y a des théologiens qui ont pensé que le mot employé par saint
Thomas, laudabiliter,
indiquait qu’il regardait l’aumône dans cette circonstance comme étant de
conseil et non de précepte. Nous ne sommes pas de ce sentiment, car plus haut
il fait un devoir strict de donner même ce qui est nécessaire à la vie pour le
bien général.).
La réponse aux objections devient
par là même évidente.
Article 7 : Peut-on
faire l’aumône avec des biens injustement acquis ?
Objection
N°1. Il semble qu’on puisse faire l’aumône
avec des biens injustement acquis. Car il est dit (Luc, 16, 9) : Faites-vous des amis avec vos richesses
iniques. On peut donc se faire des amis spirituels avec les richesses qu’on
a injustement acquises en les employant en aumônes.
Réponse à l’objection N°1 :
Comme le dit saint Augustin (Lib. de verb. Dom., serm. 35), il y
en a qui, interprétant mal cette parole du Seigneur, ravissent le bien d’autrui
pour en faire des aumônes aux pauvres, supposant par là qu’ils font ce qui est
commandé. On doit redresser cette interprétation fausse. Mais on donne aux
richesses l’épithète générale d’iniques, comme le dit le même docteur (De quæst. Evang., liv. 1, quest. 34), parce qu’elles sont iniques
pour tous les hommes injustes qui mettent en elles leur espérance. — Ou bien,
d’après saint Ambroise (liv. 7 in Luc,
chap. ult.), on appelle iniques les richesses, parce que leurs divers attraits
sont un piège pour nos affections. — Ou suivant saint Basile (In serm. de div.
avar.), parce que dans la série de vos ancêtres dont vous avez reçu le
patrimoine en héritage, il s’en trouve qui se sont emparés injustement du bien
d’autrui, quoique vous ne les connaissiez pas. — Ou enfin on appelle toutes les
richesses une source d’iniquités, c’est-à-dire d’inégalité, parce qu’elles
n’ont pas été distribuées à tous les hommes également, les uns se trouvant dans
l’indigence, tandis que les autres ont de tout en surabondance.
Objection N°2. Tout gain qui
paraît être acquis illicitement est un gain honteux. Or, le gain qui vient de
la prostitution est honteux aussi. C’est pourquoi on ne doit pas l’offrir à
Dieu en oblation ou en sacrifice, d’après ces paroles de la loi (Deut., 23, 18) : Vous n’offrirez pas dans la maison de votre Dieu ce qui est le prix de
la débauche. De même, on gagne honteusement ce que l’on gagne au jeu, parce
que, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap.
1), les joueurs s’enrichissent aux dépens de leurs amis, c’est-à-dire de ceux à
qui l’on doit plutôt faire des cadeaux. La simonie, par laquelle on fait injure
à l’Esprit-Saint, est aussi un moyen d’acquérir qui est très honteux. Cependant
on peut faire l’aumône avec tous les biens acquis de ces différentes manières.
On peut donc faire l’aumône avec du bien mal acquis.
Réponse à l’objection N°2 :
Nous avons déjà parlé de ce qui est le fruit de la prostitution et de la
manière dont on peut l’employer en aumône (dans le corps de cet article). On
n’en fait pas un sacrifice et on ne l’offre pas sur l’autel, soit à cause du
scandale, soit à cause du respect dû aux choses saintes. On peut aussi faire
l’aumône du fruit de la simonie, parce qu’on ne doit pas le rendre à celui qui
l’a donné ; il mérite de le perdre. Quant aux gains qui proviennent du jeu, il
semble qu’il soit illicite de droit divin de gagner l’argent de ceux qui ne
peuvent aliéner leurs biens, comme les mineurs (A moins qu’il ne s’agisse d’un
gain peu considérable, qui n’excède pas les ressources dont ils peuvent
disposer.) et les furieux, d’exciter les autres à jouer dans le désir de leur
gagner quelque chose, et de le faire par tromperie. Dans ces circonstances on
est tenu de restituer, par conséquent on ne peut faire l’aumône avec ce qu’on a
gagné. Le droit civil positif qui défend ce gain en général paraît aller plus
loin (Pour le droit actuel sur cette matière, voyez le Code civil (art. 1906 et
suiv.).). Mais comme ce droit n’oblige pas tout le monde, mais seulement ceux
qui sont soumis à ces lois particulières, et comme d’ailleurs il peut être
abrogé, parce qu’il serait tombé en désuétude ; il s’ensuit que ceux qui sont
soumis à ces lois sont tenus universellement à restituer ce qu’ils gagnent, à
moins que la coutume contraire n’ait prévalu, ou à moins que l’on ait gagné
celui par lequel on a été entraîné au jeu ; dans ce cas on n’est pas tenu de
restituer, parce que celui qui a perdu n’est pas digne de recouvrer son argent.
Et puisque d’ailleurs l’autre ne peut le garder, en vertu du droit positif qui
existe, il s’ensuit qu’il doit alors l’employer à faire des aumônes.
Objection N°3. On doit éviter les
grands maux plutôt que les moindres. Or, c’est un péché moindre de retenir ce
qui est à autrui que de commettre l’homicide dont on se rend coupable, si on ne
vient pas au secours de celui qui est dans l’extrême nécessité, comme on le
voit par ces paroles de saint Ambroise (loc.
cit., art.
5) : Donnez à manger à celui qui meurt de faim, parce que si vous ne le
nourrissez pas, vous serez cause de sa mort. Il y a donc un cas où l’on peut
faire l’aumône avec des biens mal acquis.
Réponse à l’objection N°3 :
Dans le cas de nécessité extrême, tout est commun (On doit bien remarquer que
par nécessité extrême saint Thomas entend ici le danger de mort et qu’il suppose
qu’il n’y a pas possibilité de demander le consentement du maître, ni d’éviter
la mort par un autre moyen. C’est seulement dans ce cas que l’on peut user de
la chose d’un autre, parce qu’on peut légitimement supposer son consentement.).
Par conséquent il est permis à celui qui se trouve dans cette nécessité de
prendre à autrui pour se sustenter, s’il ne trouve personne qui veuille lui
donner. Pour la même raison, il est permis à celui qui a le bien d’autrui de le
prendre pour en faire l’aumône, s’il ne peut pas venir autrement au secours de
celui qui est dans un besoin extrême. Toutefois, s’il peut le faire sans péril,
celui qui secourt ainsi un pauvre qui est dans l’extrême nécessité doit
demander le consentement du maître auquel la chose appartient.
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin dit (Lib. de verb.
Dom., serm. 35) : Faites l’aumône de ce que vous
avez légitimement acquis par le travail. Car vous ne corromprez pas le Christ
votre juge, de manière qu’il ne vous entende pas avec les pauvres auxquels vous
enlevez ce qui leur appartient. Mais ne faites pas l’aumône avec les fruits de
l’injustice et de l’usure : je parle aux fidèles auxquels nous donnons le corps
du Christ.
Conclusion On ne peut pas faire
l’aumône des biens qu’on a injustement acquis par le vol ou la rapine, mais on
doit les restituer ; quant aux choses que l’on a acquises injustement, par
simonie ou contrairement à la justice, on est tenu de les distribuer en aumônes
; pour les gains honteux on peut avec justice les conserver et on a raison de
les employer en aumônes.
Il faut répondre qu’on peut
acquérir une chose illicitement de trois manières : 1° Il y a des choses qui
sont acquises illicitement, de telle sorte qu’elles appartiennent néanmoins à
celui à qui on les a prises, sans que l’acquéreur puisse les conserver. Il en
est ainsi de tout ce qui est le fruit de la rapine, du vol et de l’usure. On ne
peut pas faire l’aumône avec ces biens, puisqu’on est tenu de les restituer (Celui
qui a des dettes ne doit pas faire l’aumône comme si ses biens lui
appartenaient, il doit avant tout satisfaire ses créanciers, parce que la
justice passe avant la charité.). 2° Il y a des choses qu’on acquiert
illicitement, parce que celui qui les a acquises ne peut les conserver, et il
ne doit pas néanmoins les rendre à celui qui les lui a cédées, parce que l’un
les a achetées et l’autre les a vendues contrairement à la justice. C’est ce
qui a lieu à l’égard de la simonie, où celui qui livre l’objet, comme celui qui
l’accepte, agissent l’un et l’autre contre la justice de la loi de Dieu. On ne
doit donc pas restituer la chose à celui qui l’a livrée, mais on doit en
distribuer le prix en aumônes (Par aumônes il faut entendre ici en général des
œuvres pies ; car le fruit de la simonie ne doit pas toujours aller directement
aux pauvres, il est des circonstances où il revient à l’Eglise même, qui a subi
un dommage (Voy. quest. 100, art. 6, réponse N°4).).
On doit raisonner de même pour tous les cas où la vente et l’achat sont
contraires à la loi. 3° Une chose est acquise illicitement, non parce que
l’acquisition elle-même est illicite, mais parce que le moyen par lequel on l’a
acquise est défendu. Tel est le cas où se trouve une femme qui acquiert une
chose au moyen de la prostitution ; c’est ce qu’on appelle, à proprement
parler, un gain honteux. Car qu’une femme se livre à la débauche, elle agit
honteusement et contrairement à la loi de Dieu ; néanmoins, en recevant ce
qu’on lui donne, elle ne commet pas d’injustice et ne transgresse pas la loi.
Par conséquent elle peut conserver ce qu’elle a acquis illicitement de cette
manière et elle peut en faire des aumônes.
Article 8 : Celui
qui se trouve sous la puissance d’un autre peut-il faire l’aumône ?
Objection
N°1. Il semble que celui qui est placé sous la
puissance d’un autre puisse faire l’aumône. Car les religieux sont sous la
puissance de leurs supérieurs, auxquels ils ont voué obéissance. Or, s’il ne
leur était pas permis de faire l’aumône, l’état religieux leur serait funeste,
parce que, comme le dit saint Ambroise (Sup.
1 Tim., chap. 4), la religion chrétienne consiste sommairement dans la
piété qui se manifeste surtout par l’aumône. Donc ceux qui sont sous la
puissance d’un autre peuvent faire l’aumône.
Réponse à l’objection N°1 :
Un moine (Les religieux qui avaient des bénéfices pouvaient employer en aumônes
et en œuvres pies les revenus de ces bénéfices, parce qu’ils en avaient la
libre administration, mais ils ne pouvaient disposer des biens de leur propre
monastère, sans le consentement du prieur ou de l’abbé.) peut faire des aumônes
avec les biens du monastère qui lui est confié si son supérieur l’a chargé de
les distribuer. Mais s’il ne l’en n’a pas chargé, comme il ne possède rien en
propre, alors il ne peut faire l’aumône sans la permission expresse ou
probablement présumée de l’Abbé, sinon dans le cas de nécessité où il lui
serait permis de voler pour donner l’aumône. Sa condition n’en est pas pire
pour cela, parce que, comme le dit Gennade (Lib.
de eccles. dogmat., chap. 71), il
est bon de donner ses biens aux pauvres en les leur dispensant par des aumônes,
mais il est mieux encore, dans l’intention de suivre le Seigneur, de les donner
tous à la fois, et de vivre avec le Christ exempt de toute inquiétude.
Objection N°2. L’épouse est sous
la puissance du mari, comme le dit la Genèse (chap. 3). Or, l’épouse peut faire
l’aumône, quoiqu’elle soit associée à son mari. Ainsi il est dit de sainte
Lucie qu’elle faisait des aumônes à l’insu de son époux. Par conséquent, de ce
qu’un individu est établi sous la puissance d’un autre, il n’est pas dans
l’impossibilité de faire des aumônes.
Réponse à l’objection N°2 :
Si l’épouse a d’autres biens que sa dot, qui est destinée à supporter les
charges du mariage, que ces biens soient le fruit de son propre gain, ou qu’ils
viennent de toute autre cause légitime, elle peut en faire l’aumône sans
demander l’assentiment de son mari, mais il faut que ces aumônes soient
modérées, de peur que par leur excès elles n’appauvrissent trop le mari. Mais
elle ne doit pas faire d’autres aumônes sans son consentement expresse ou
présumé (Cependant si le mari était avare et qu’il ne satisfit point au devoir
de l’aumône, la femme pourrait donner quelque chose, mais il faudrait alors que
ses dons fussent très restreints, que le mari ne put pas s’en plaindre
raisonnablement, et on devrait surtout avoir soin qu’il n’en résultât aucune
querelle dans la famille.), sinon dans le cas de nécessité, comme nous l’avons
dit du moine (réponse N°1). Car, quoique la femme soit égale à l’homme dans
l’acte du mariage, néanmoins, pour ce qui regarde la direction de la maison, l’homme est le chef
de la femme, selon l’expression de l’Apôtre (1 Cor., chap. 11). Quant à sainte Lucie, elle avait un époux mais
elle n’avait pas de mari (Elle avait été seulement promise en mariage, et elle
dépendait par conséquent de sa mère et non de son mari, pour l’administration
de ses biens.). Par conséquent, du consentement de sa mère, elle pouvait faire
l’aumône.
Objection N°3. Les enfants sont
naturellement soumis à leurs parents : c’est ce qui fait dire à l’Apôtre (Eph., 6, 1) : Enfants, obéissez à vos parents dans le Seigneur. Or, il semble que
les enfants puissent faire des aumônes avec le bien de leurs parents, parce que
ces biens leur appartiennent en quelque sorte, puisqu’ils en sont les
héritiers. C’est pourquoi, par là même qu’ils peuvent s’en servir pour les
besoins de leur corps, il semble qu’ils peuvent, à plus forte raison, en faire
usage pour le bien de leur âme, en faisant des aumônes. Donc ceux qui sont
placés sous la puissance d’un autre peuvent faire l’aumône.
Réponse à l’objection N°3 :
Ce qui appartient au fils de famille appartient aussi au père. C’est pourquoi
il ne peut pas faire l’aumône, à moins qu’il ne s’agisse d’une aumône modique
qu’il peut présumer être agréable à son père, ou à moins que le père lui-même
ne l’en ait chargé. On doit en dire autant des serviteurs.
Objection N°4. Les serviteurs
sont sous la puissance des maîtres, d’après ces paroles de l’Apôtre à Tite (Tite, 2, 9) : Les serviteurs doivent être soumis à leurs maîtres. Or, il leur est
permis de faire quelque chose dans l’intérêt de leur maître, ce qu’ils font
principalement en distribuant des aumônes. Par conséquent ceux qui sont placés
sous la puissance d’autrui peuvent faire l’aumône.
Mais c’est le contraire. On ne
doit pas faire des aumônes avec le bien d’autrui, mais chacun doit en faire
avec le fruit légitime de son travail, comme dit saint Augustin (Lib. de verb. Dom.,
serm. 35, chap. 3). Or, si ceux qui sont sous la
puissance d’un autre faisaient l’aumône, ce serait avec le bien d’autrui. Ils
ne peuvent donc pas la faire.
Conclusion Celui qui est placé
sous la puissance d’un autre ne peut faire licitement l’aumône qu’avec les
biens dont il est le possesseur, il ne peut donner ce qui appartient à son
maître, sinon dans le cas d’extrême nécessité.
Il faut répondre que celui qui
est placé sous la puissance d’un autre doit se régler comme tel d’après
l’autorité de son supérieur. Car l’ordre de la nature exige que les inférieurs
soient réglés par leur supérieur. C’est pourquoi l’inférieur ne doit pas
disposer des choses par rapport auxquelles il est soumis à un supérieur
autrement que ce supérieur ne le lui permet. Par conséquent celui qui est placé
sous la puissance d’un autre, ne doit pas faire l’aumône avec les choses à
l’égard desquelles il est soumis à son supérieur, à moins que son supérieur ne
l’en charge. Mais si l’on a quelque chose qui ne soit pas soumis à la puissance
du supérieur, sous ce rapport on ne dépend pas de lui ; on jouit à ce sujet de
toute la plénitude de son droit, et on peut en faire l’aumône.
La réponse au quatrième argument
est donc évidente.
Article 9 : Devons-nous
faire l’aumône de préférence à ceux qui nous sont les plus proches ?
Objection
N°1. Il semble que nous ne devions pas faire
l’aumône de préférence à ceux qui nous sont les plus proches. Car il est dit (Ecclésiastique, 12, 4) : Donnez à celui qui est miséricordieux et ne
soutenez pas le pécheur ; faites du bien à celui qui est humble et ne donnez
pas à l’impie. Or, il arrive quelquefois que nos proches sont
des pécheurs et des impies. Ce n’est donc pas à eux que nous devons le plus
faire l’aumône.
Réponse à l’objection N°1 :
On ne doit pas secourir le pécheur comme pécheur, c’est-à-dire de manière à
l’exciter par là au péché, mais on doit le secourir comme homme, c’est-à-dire
pour sustenter sa nature.
Objection N°2. Nous devons faire
des aumônes pour obtenir la récompense éternelle, d’après ces paroles de
l’Evangile (Matth., 6, 18) : Votre père qui voit ce qui est caché vous le rendra. Or, on
acquiert la récompense éternelle surtout par les aumônes que l’on fait aux
saints, suivant ces paroles de l’Evangile (Luc, 16, 9) : Faites-vous des amis avec l’argent de l’iniquité, afin que quand vous
viendrez à manquer, ils vous reçoivent dans les demeures éternelles. Saint
Augustin expliquant ce passage, s’écrie (Lib.
de verb. Dom., serm.
35) : Quels sont ceux qui auront les demeures éternelles, sinon les saints de
Dieu ? Quels sont ceux qu’ils doivent recevoir dans ces demeures, sinon ceux
qui viennent au secours de leur indigence ? Nous devons donc faire l’aumône
plutôt à ceux qui sont les plus saints qu’à ceux qui nous sont les plus
proches.
Réponse à l’objection N°2 :
L’aumône mérite les récompenses éternelles de deux manières : 1° par l’effet de
la charité qui en est la racine. En ce sens, l’aumône est méritoire, selon
qu’on observe en la faisant l’ordre de la charité qui exige que, toutes choses
égales d’ailleurs, nous songions surtout aux besoins de ceux qui nous sont les
plus proches. C’est ce qui fait dire à saint Ambroise (De offic., liv. 1, chap.
30) qu’on doit approuver la libéralité qui nous porte à ne pas mépriser les
hommes de notre sang, si nous savons qu’ils sont dans le besoin. Car il vaut
mieux secourir les siens que la honte empêche de demander du secours aux
autres. 2° L’aumône sert encore pour la vie éternelle, d’après le mérite de
celui auquel on la fait, parce qu’il prie pour celui qui lui a donné, et c’est
en ce sens qu’il faut entendre les paroles de saint Augustin.
Objection N°3. On n’a personne de
plus proche que soi. Or, on ne peut pas se faire l’aumône. Il semble donc que
nous ne devions pas faire l’aumône de préférence à la personne qui nous est le
plus unie.
Réponse à l’objection N°3 :
L’aumône étant une œuvre de miséricorde, comme on n’exerce pas de miséricorde
proprement dite envers soi-même, mais par analogie, comme nous l’avons dit
(quest. 30, art. 1) ; de même, à proprement parler, personne ne se fait
l’aumône, sinon par l’intermédiaire d’une autre personne. Par exemple, quand
quelqu’un est chargé par un autre de distribuer des aumônes, il peut en prendre
pour lui, s’il est dans le besoin, au même titre qu’il les donne aux autres
(Mais cette application de l’aumône à soi-même est une chose très délicate,
parce qu’on peut se faire illusion sur ses propres besoins, et que d’ailleurs on
pourrait détourner l’intention du donateur. Nous ferons aussi observer qu’on ne
doit pas faire l’aumône aux pauvres qui mendient par paresse ou qui en font un
métier, et que celui qui reçoit des aumônes sans être réellement dans le besoin
est tenu à restitution. C’est ce qu’exprime le catéchisme du concile de Trente
(3a pars, in sept. præcept. Decal. n° 7).
Mais c’est le contraire.
L’Apôtre dit (1 Tim., 5, 8) : Si
quelqu’un n’a pas soin des siens et particulièrement de ceux de sa maison, il a
renoncé à la foi, et est pire qu’un infidèle.
Conclusion Si un personnage est
beaucoup plus éminent en sainteté, qu’il soit dans une nécessité plus extrême
et qu’il soit plus utile au bien général, on doit lui faire l’aumône plutôt
qu’à une personne qui nous est plus proche, à moins que le lien de parenté ne
soit très étroit.
Il faut répondre que, comme le
dit saint Augustin (De doct. christ.,
liv. 1, chap. 28), ceux qui nous sont le plus unis sont en quelque sorte ceux
que la Providence nous offre, pour que nous sachions pourvoir tout
particulièrement à leurs besoins. Il y a toutefois ici une règle à établir
selon les divers degrés d’union, de sainteté et d’utilité des personnes qu’il
s’agit de secourir. Car on doit faire l’aumône à celui qui est beaucoup plus
saint, qui se trouve dans une indigence plus extrême, et qui est plus utile au
bien général, plutôt qu’à une personne qui nous est plus près, surtout si
l’union que nous avons avec elle n’est pas intime, si nous ne devons pas en
prendre un soin tout spécial, et si elle n’est pas réduite à la dernière
extrémité.
Article 10 :
Doit-on donner beaucoup quand on fait l’aumône ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne doive pas faire
l’aumône largement. Car on doit faire l’aumône surtout aux personnes avec
lesquelles on est le plus uni. Or, on ne doit pas leur donner de manière à les
rendre plus riches que soi, comme l’observe saint Ambroise (De offic., liv. 1, chap.
30). On ne doit donc pas donner aux autres avec abondance.
Réponse à l’objection N°1 :
Ce raisonnement s’appuie sur l’abondance qui dépasse le nécessaire relativement
à celui qui reçoit l’aumône.
Objection N°2. Saint Ambroise dit
(loc. cit.) qu’on ne doit pas verser
tout à la fois toutes ses richesses, mais qu’on doit les distribuer. Or,
l’abondance des aumônes conduirait à répandre sans mesure les richesses qu’on
possède. On ne doit donc pas faire l’aumône de la sorte.
Réponse à l’objection N°2 :
Dans ce passage il est question de l’abondance de l’aumône relativement à celui
qui donne. On doit entendre que Dieu ne veut pas qu’on se défasse tout à coup
de toutes ses richesses, sinon pour changer d’état. Aussi saint Ambroise ajoute
: A moins que ce ne soit comme Elisée, qui tua ses bœufs et qui nourrit les
pauvres de ce qu’il possédait, afin de n’avoir plus le souci des affaires
domestiques.
Objection N°3. Saint Paul dit (2 Cor., 8, 13) : Je n’entends pas que les autres soient soulagés, c’est-à-dire
qu’ils vivent dans l’oisiveté à vos dépens, tandis
que vous serez surchargés, c’est-à-dire pauvres. Or, il en serait ainsi si
on donnait l’aumône avec abondance. On ne doit donc pas ainsi la faire.
Réponse à l’objection N°3 :
Quand il est dit dans le passage cité, qu’on ne doit pas être pour les autres
une cause de relâchement ou de refroidissement, il est question de l’abondance
de l’aumône qui dépasse le nécessaire de celui qui la reçoit. Car on ne doit
pas donner à quelqu’un de quoi vivre avec luxe, mais seulement de quoi vivre.
Néanmoins, à ce sujet, il faut faire la part des conditions diverses des
individus : ceux qui ont été élevés avec plus de délicatesse ont besoin de
nourritures meilleures ou d’habits plus commodes. C’est ce qui fait dire à
saint Ambroise (De offic.,
liv. 1, chap. 30), que quand on donne il faut considérer l’âge, la faiblesse et
quelquefois la honte qui trahit une naissance élevée, ou bien il faut voir si
quelqu’un est tombé de l’opulence dans la pauvreté, sans qu’il y ait de sa
faute. — Quant à ce qu’on ajoute qu’il ne faut pas se surcharger soi-même, il
s’agit de l’abondance relativement à celui qui donne. Aussi la glose fait
remarquer que l’Apôtre ne dit pas qu’il serait mieux de donner abondamment,
mais qu’il craint pour les faibles, et qu’il les engage à donner sans s’exposer
à tomber eux-mêmes dans l’indigence.
Mais c’est le contraire.
Il est dit (Tob., 4, 9) : Si vous avez beaucoup, donnez beaucoup.
Conclusion Il est louable de
faire l’aumône abondamment quand l’indigence de celui qui la reçoit l’exige, et
que d’ailleurs on a le moyen de la faire ; mais c’est une faute de donner
beaucoup de telle sorte que celui qui reçoit ait du superflu.
Il faut répondre qu’on peut considérer l’abondance de
l’aumône par rapport à celui qui donne et par rapport à celui qui reçoit. — Par
rapport à celui qui donne, l’aumône est abondante quand on donne beaucoup en
proportion de sa fortune. En ce sens, c’est une chose louable que de donner
beaucoup (Il est de conseil de donner beaucoup, mais le précepte n’oblige à
donner que ce qui est superflu à la vie et au rang que l’on doit tenir. Encore
n’est-on pas tenu de donner tout son superflu, quand il ne s’agit que d’une
nécessité commune. On peut en réserver une partie, dit Mgr Gousset, ou pour des
œuvres utiles à la religion ou à son pays, ou pour augmenter sou patrimoine et
améliorer sa position et celle de ses enfants.). Ainsi le Seigneur (Luc, chap.
21) a loué la veuve d’avoir donné de son indigence même tout ce qui lui restait
pour vivre. Toutefois on doit observer tout ce que nous avons dit de l’aumône
(art. 6) pour le cas de nécessité. — Par rapport à celui qui reçoit, l’aumône
est abondante de deux manières : 1° quand elle supplée suffisamment à son
indigence. Il est encore louable de faire l’aumône abondamment de cette
manière. 2° Quand elle dépasse le nécessaire et arrive au superflu. Dans ce
cas, elle n’est plus louable (Cette action cesse d’être louable, parce que
celui qui la fait agit sans discernement, et aussi parce que celui qui reçoit
l’aumône n’a plus le droit de la recevoir, du moins comme étant dans le besoin,
puisqu’il est arrivé à une position aisée. Il doit remercier ceux qui lui
apportent des secours, et les engager à s’adresser à d’autres qui en ont plus
besoin que lui.), mais il vaut mieux qu’on donne à un plus grand nombre
d’indigents. A propos de ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 13, 3) : Quand je
distribuerais tous mes biens aux pauvres, la glose (interl.) dit que nous sommes par là engagés à faire l’aumône avec
discrétion, de manière que nous ne donnions pas à un seul, mais à plusieurs,
afin d’être utile à un plus grand nombre.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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