Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 33 : De la correction
fraternelle
Après
avoir parlé de l’aumône, nous avons à nous occuper de la correction
fraternelle. — A ce sujet huit questions se présentent : 1° La correction
fraternelle est- elle un acte de charité ? — 2° Est-elle de précepte ? — 3° Le
précepte s’étend-il à tous les hommes ou seulement aux supérieurs ? — 4° Les
inférieurs sont-ils obligés par ce précepte à corriger ceux qui sont au-dessus
d’eux ? — 5° Le pécheur peut-il faire la correction ? — 6° Doit-on appliquer la
correction à celui qu’elle rend pire ? — 7° La correction secrète doit-elle
précéder la dénonciation ? (D’après ce texte de l’Ecriture (Matth.,
18, 15) : Si votre frère pèche contre
vous, etc., on distingue dans la correction fraternelle trois degrés : la
correction secrète, celle qui se fait devant deux ou trois témoins, et la
dénonciation de la faute à l’évêque ou à l’Eglise. Il s’agit de savoir si l’on
est tenu de garder cet ordre.) — 8° La production des témoins doit-elle
précéder la dénonciation ?
Article 1 : La
correction fraternelle est-elle un acte de charité ?
Objection
N°1. Il semble que la correction fraternelle
ne soit pas un acte de charité. Car la glose dit à l’occasion de ces paroles de
saint Matthieu (Matth., chap. 18) : Si votre frère pèche contre vous, qu’on
doit reprendre son frère d’après le zèle de la justice. Or, la justice est une
vertu distincte de la charité. Donc la correction fraternelle n’est pas un acte
de charité, mais de justice.
Réponse à l’objection N°1 :
Cette glose parle de la seconde correction qui est un acte de justice. — Ou
bien, s’il est question de la première, la justice se prend là pour la vertu en
général, et c’est dans ce même sens qu’il est dit que tout péché est une injustice ou une iniquité, selon l’expression de
saint Jean (1 Jean, 3, 4), parce que tout péché est contraire à la justice.
Objection N°2. La correction
fraternelle se fait au moyen d’une admonition secrète. Or, l’admonition est un
conseil, ce qui appartient à la prudence. Car c’est à l’homme prudent à donner
de bons conseils, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 5). La correction fraternelle n’est donc pas un
acte de charité, mais de prudence.
Réponse à l’objection N°2 :
La prudence, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6,
chap. 5, 7 et 11), établit la droiture à l’égard des moyens qui sont l’objet du
conseil et de l’élection. Néanmoins, quand nous faisons par prudence quelque
action droite qui se rapporte finalement à une vertu morale quelconque, telle
que la tempérance ou la force, cet acte appartient principalement à la vertu
qu’il a pour fin. Par conséquent l’admonition qui a lieu dans la correction
fraternelle ayant pour but de détourner un de nos frères du péché, ce qui est
l’effet de la charité, il est évident que cette admonition est principalement
l’acte de la charité, puisque c’est cette vertu qui la commande (La correction
fraternelle est un acte qui émane de la miséricorde, qui est commandé par la
charité et qui doit être dirigé par la prudence.), et elle est secondairement
l’acte de la prudence, puisque c’est cette vertu qui l’exécute et qui la
dirige.
Objection N°3. Les actes
contraires n’appartiennent pas à la même vertu. Or, supporter celui qui pèche,
c’est un acte de charité, d’après ces paroles de l’Apôtre (Gal., 6, 2) : Supportez-vous
les uns les autres, et vous accomplirez ainsi la loi du Christ, qui est une
loi de charité. Il semble donc que corriger son frère qui pèche ne soit pas un
acte de charité, parce que c’est un acte contraire à celui par lequel nous le
supportons.
Réponse à l’objection N°3 :
La correction fraternelle n’est pas contraire à la vertu qui nous fait
supporter le prochain, mais elle en est plutôt la conséquence. Car on supporte
celui qui pèche quand on ne s’irrite pas contre lui, mais qu’on lui conserve de
la bienveillance. Et c’est ce sentiment qu’on a pour lui qui nous porte à le
corriger (La patience avec laquelle nous supportons le prochain fait qu’on ne
le corrige pas toujours immédiatement, mais qu’on attend le moment le plus
favorable pour le faire.).
Mais c’est le contraire. Corriger
celui qui pèche, c’est faire une aumône spirituelle. Or, l’aumône est un acte
de charité, comme nous l’avons dit (quest. 32, art. 1). Donc la correction
fraternelle est un acte de charité.
Conclusion La correction par
laquelle nous relevons la faute d’un de nos frères pour l’en détourner est un
acte de miséricorde et de charité plutôt que les soins qu’on donne à un malade
ou que le secours qu’on accorde à un indigent ; mais la correction par laquelle
on remédie à un mal qui est nuisible aux autres et au bien général, est plutôt
un acte de justice.
Il faut répondre que la
correction est un remède que l’on doit employer contre le péché. Or, on peut
considérer le péché de deux manières : 1° selon qu’il est nuisible à celui qui
pèche ; 2° selon qu’il nuit aux autres, en les blessant par lui-même ou en les
scandalisant, ou même selon qu’il nuit au bien général dont la justice est
troublée par la faute d’un individu. Il y a donc deux sortes de correction :
l’une qui remédie au péché, selon qu’il est nuisible à celui qui le commet ;
c’est la correction fraternelle proprement dite, qui a pour but l’amélioration
de celui qui pèche. Or, le motif qui nous porte à éloigner de quelqu’un le mal
qui le menace est absolument le même que celui qui nous porte à lui faire du
bien. Et comme c’est la charité, par laquelle nous voulons et nous faisons le
bien de nos amis, qui nous porte à faire le bien de nos frères, il s’ensuit que
la correction fraternelle est un acte de charité, parce que par elle nous
éloignons de notre frère le mal ou le péché, et ce service se rattache à la charité
plus que celui qui a pour fin d’éloigner de lui une perte extérieure ou un
dommage corporel ; car la vertu, qui est le bien contraire au péché, a plus
d’affinité avec la charité que le bien du corps ou que le bien qui résulte des
choses extérieures. La correction fraternelle est donc plutôt un acte de
charité que les soins corporels qu’on accorde aux malades ou que les secours
qu’on donne à celui qui est dans l’indigence. — L’autre correction est celle
qui remédie au péché, selon qu’il est nuisible aux autres, et surtout au bien
général (Cette seconde correction est appelée la correction judiciaire.). Cette
correction est un acte de justice, parce qu’elle a pour but de conserver la
droiture de la justice entre les hommes.
Article 2 : La
correction fraternelle est-elle de précepte ?
Objection
N°1. Il semble que la correction fraternelle
ne soit pas de précepte. Car ce qui est impossible n’est pas l’objet d’un
précepte, suivant ces paroles de saint Jérôme (Expos. symbol. ad Damasc.)
: Maudit soit celui qui dit que Dieu a
commandé l’impossible. Or, il est dit dans l’Ecriture (Ecclésiaste, 7, 14) : Considérez
les œuvres de Dieu, et remarquez que nul ne peut corriger celui qu’il méprise.
La correction fraternelle n’est donc pas de précepte.
Réponse à l’objection N°1 :
Pour tous les biens qu’il doit faire l’action de l’homme n’est efficace
qu’autant qu’elle est jointe au secours de Dieu ; cependant l’homme doit faire
ce qui est en lui. Aussi saint Augustin dit (Lib. de corr. et grat.,
chap. 45) que, ne sachant pas quel est celui qui appartient au nombre des
prédestinés et quel est celui qui n’y appartient pas nous devons tous avoir un
sentiment de charité tel que nous souhaitions le salut de tout le monde. C’est
pourquoi nous devons remplir envers tous les fidèles le devoir de la correction
fraternelle dans l’espérance du secours de Dieu.
Objection N°2. Tous les préceptes
de la loi divine reviennent aux préceptes du Décalogue. Or, la correction
fraternelle n’est pas ordonnée par l’un de ces préceptes. Elle n’est donc pas
de précepte.
Réponse à l’objection N°2 :
Comme nous l’avons dit (quest. 32, art. 5, réponse N°4), tous les préceptes qui
nous obligent à rendre quelque service au prochain reviennent au précepte qui
nous commande d’honorer nos parents.
Objection N°3. L’omission d’un
précepte divin est un péché mortel qu’on ne trouve pas dans les saints. Or, il
y a des saints et des hommes spirituels qui omettent la correction fraternelle.
Car saint Augustin dit (De civ. Dei,
liv. 1, chap. 9) que non seulement les hommes terrestres, mais encore ceux qui
sont élevés parmi les fidèles à un degré supérieur, s’abstiennent de reprendre
les autres, non par charité, mais parce qu’ils ont une certaine cupidité qui
les arrête. La correction fraternelle n’est donc pas de précepte.
Réponse à l’objection N°3 :
On peut omettre la correction fraternelle de trois manières : 1° D’une manière
méritoire quand on néglige de le faire par charité. Car saint Augustin dit (De civ., liv. 1, chap. 9) : Si l’on remet
la réprimande et la correction des pécheurs à un temps plus favorable (Il y a
des théologiens qui disent que l’on peut même attendre une seconde rechute pour
faire plus utilement la correction. Ce sentiment est probable, mais il est plus
sûr dans la pratique de la faire auparavant, si on a l’espoir qu’elle produise
un bon effet.), dans leur propre intérêt, de peur qu’ils ne deviennent pires ou
qu’ils n’empêchent les faibles de se faire initier aux pratiques de la vertu et
de la piété, en les opprimant et en les détournant de la vraie foi, il ne
semble pas que ce soit ici un instinct de cupidité, mais un conseil de charité.
2° On omet la correction fraternelle, en péchant mortellement, quand on craint,
comme le dit le même docteur, l’opinion publique, les peines corporelles ou la
mort, et qu’on se laisse enchaîner par ces considérations humaines au point de
les préférer à la charité fraternelle. C’est ce qui arrive quand quelqu’un
présume d’un autre avec probabilité qu’il pourrait le retirer du péché, et que
cependant il ne l’entreprend pas par crainte ou par cupidité. 3° Cette omission
est un péché véniel, quand la crainte ou la cupidité rend l’homme plus lent à
accomplir ce devoir, de telle sorte que s’il était sûr de pouvoir retirer son
frère du péché, il ne l’y laisserait pas par crainte ou par cupidité, parce que
dans son âme il met la charité fraternelle au-dessus de ces vices. C’est ainsi
que quelquefois les saints négligent de reprendre ceux qui pèchent.
Objection N°4. Ce qui est de
précepte est une chose due. Par conséquent, si la correction fraternelle était
de précepte, nous devrions corriger nos frères quand ils pèchent. Et comme
celui qui doit à quelqu’un une dette matérielle, telle que de l’argent, ne doit
pas se contenter d’attendre que son créancier vienne à lui, mais qu’il doit le
chercher pour le payer, il faudrait donc que l’homme cherchât tous ceux qui ont
besoin de correction pour les reprendre ; ce qui paraît absurde, soit à cause
de la multitude des pécheurs qui est telle qu’un seul homme ne pourrait suffire
à leur correction ; soit encore parce qu’il faudrait que les religieux
sortissent du cloître pour corriger les gens du monde, ce qui est une autre
absurdité. Donc la correction fraternelle n’est pas de précepte.
Réponse à l’objection N°4 :
Ce qu’on doit à une personne déterminée, qu’il s’agisse d’un bien corporel ou
d’un bien spirituel, il faut qu’on le lui donne sans attendre qu’elle vienne à
nous, c’est à celui qui lui doit à la rechercher. Ainsi, comme celui qui doit
de l’argent à un créancier doit aller le trouver, quand le temps est venu, pour
s’acquitter de sa dette, de même celui qui a le soin spécial d’un autre doit
l’aller trouver pour le corriger du péché. Quant aux bienfaits qu’on ne doit
pas à une personne en particulier, mais à tout le prochain en général, qu’il
s’agisse de bienfaits corporels ou spirituels, nous ne sommes pas obligés
d’aller chercher ceux près desquels nous devons nous en acquitter ; il suffit
de le faire quand ils se présentent à nous. C’est une chose qui doit être en
quelque sorte livrée au hasard des circonstances, comme le dit saint Augustin (De doct. christ., liv. 1, chap. 28). C’est pourquoi
le même docteur nous dit (Lib. de verb. Dom., serm. 25) que
Notre-Seigneur nous avertit de ne pas négliger nos péchés les uns les autres
sans chercher ce qu’il faut reprendre, mais en voyant ce qu’il y a à corriger.
Autrement nous scruterions la vie des autres, contrairement à cette parole de
l’Ecriture (Prov., 24, 10) : Ne cherchez pas l’impiété dans la maison du
juste et ne troublez pas son repos. D’où il est manifeste qu’il n’est pas
nécessaire que les religieux quittent leur cloître pour corriger ceux qui
pèchent.
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin dit (Lib. de verb.
Domini, serm. 16, chap. 4) : Si vous négligez de
corriger celui qui pèche, vous devenez pire que lui. Or, il n’en serait pas
ainsi si par cette négligence on ne transgressait pas un précepte. La
correction fraternelle est donc de précepte.
Conclusion Puisque la correction
fraternelle a pour but l’amélioration de nos frères, elle est de précepte quand
il est évident qu’ils profiteront de cette correction.
Il faut répondre que la
correction fraternelle est de précepte (Elle est de droit naturel et de droit
divin, de sorte qu’avant la loi elle était obligatoire.). Mais il faut observer
que comme les préceptes négatifs de la loi empêchent les actes coupables, de
même les préceptes affirmatifs portent à faire des actes de vertu. Or, les
actes coupables sont mauvais en eux-mêmes, et on ne peut les bien faire
d’aucune manière, ni dans aucun temps, ni dans aucun lieu, parce qu’ils sont
unis par eux-mêmes à une fin mauvaise, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6) ; c’est pourquoi les
préceptes négatifs obligent toujours et à toujours. Quant aux actes de vertu,
ils ne doivent pas être faits de toute espèce de manière ; mais il faut
observer toutes les circonstances requises pour qu’un acte soit vertueux,
c’est-à-dire il faut qu’on les fasse où ils doivent être faits, quand on les
doit faire et de la manière dont on les doit faire. Et parce que la disposition
des moyens se considère par rapport à la fin, dans les circonstances de l’acte
vertueux on doit considérer surtout la nature de la fin qui est le bien de la
vertu. Par conséquent, si, à l’égard d’un acte vertueux, l’on omet une des
circonstances essentielles et que cette omission détruise totalement le bien de
la vertu, alors l’acte est contraire au précepte. Mais si l’on a omis une
circonstance et que cette omission ne détruise pas totalement la vertu, quoique
l’acte que l’on fait ne soit pas absolument parfait, il n’est pas néanmoins
contraire au précepte. C’est dans ce sens qu’Aristote dit (Eth., liv. 2 ad fin.) que si on s’écarte un peu du milieu on n’agit
pas contre la vertu, mais que si on s’en écarte beaucoup, l’acte lui est
contraire. Ainsi la correction fraternelle ayant pour but l’amélioration de nos
frères, il s’ensuit qu’elle est de précepte toutes les fois qu’elle est
nécessaire à cette fin ; mais cela ne signifie pas qu’en tout lieu et en tout
temps on doive reprendre celui qui pèche (Pour que la correction fraternelle
soit obligatoire, il faut qu’il y ait matière suffisante, c’est-à-dire péché
mortel ou qu’il y ait danger d’y tomber ; 2° que la faute soit certaine ; 3°
qu’il y ait espérance d’amendement ; 4° que la correction soit nécessaire,
parce qu’il n’y a pas d’autres personnes pour la faire, et qu’il est probable
que le pécheur ne se corrigera pas de lui-même ; 5° qu’on puisse le faire sans
de graves inconvénients, Ces conditions se rencontrant très rarement, il
s’ensuit que la correction fraternelle n’est pas souvent obligatoire (Voy. saint Alphonse de Liguori, Theol. mor., liv. 2, n° 34 et suiv.).).
Article 3 : La
correction fraternelle n’appartient-elle qu’aux supérieurs ?
Objection
N°1. Il semble que la correction fraternelle
n’appartienne pas qu’aux supérieurs. Car saint Jérôme dit (Ce passage attribué
à saint Jérôme se trouve dans Origène (Hom. 7 in Jos. circ. med.).) : Que les prêtres aient soin d’accomplir cette
parole de l’Evangile : Si votre frère a
péché contre vous, etc. Or, on a coutume de désigner sous le nom de prêtres
les supérieurs qui ont la charge des autres. Il semble donc que la correction
fraternelle n’appartienne qu’aux supérieurs.
Réponse à l’objection N°1 :
Même à l’égard de la correction fraternelle, qui est un devoir pour tout le
monde, les supérieurs en sont plus spécialement chargés, comme le dit saint
Augustin (De civ. Dei, liv. 1, chap.
9). Car, comme nous devons des bienfaits temporels plutôt à ceux dont
l’existence matérielle est confiée à nos soins, de même aussi nous devons de
préférence accorder les bienfaits spirituels, tels que la correction et
l’enseignement, à ceux dont nous avons la charge spirituelle. Saint Jérôme n’a
donc pas voulu dire que la correction fraternelle n’était de précepte que pour
les prêtres, mais qu’elle leur appartenait spécialement (Les pasteurs sont obligés
à ce devoir, même au péril de leur vie, quand les fidèles sont dans une
nécessité extrême ou dans une nécessité grave. C’est ce qu’enseigne plus loin
saint Thomas lui-même (quest. 185, art. 5).).
Objection N°2. La correction
fraternelle est une aumône spirituelle. Or, c’est à ceux qui sont au-dessus des
autres par les biens temporels, c’est-à-dire qui sont plus riches, à faire
l’aumône corporelle. La correction fraternelle appartient donc aussi à ceux qui
sont au-dessus des autres dans l’ordre spirituel, c’est-à-dire aux supérieurs.
Réponse à l’objection N°2 :
Comme celui qui a de quoi secourir quelqu’un corporellement est riche sous ce
rapport, de même celui qui a un jugement sain et une raison droite qui le
mettent à même de reprendre les fautes des autres, doit être considéré à cet
égard comme supérieur.
Objection N°3. Celui qui corrige un autre le porte par ses avertissements à devenir meilleur.
Or, dans l’ordre naturel, les inférieurs sont mus par les supérieurs. Donc,
dans l’ordre de la vertu, qui suit l’ordre de la nature, il n’appartient qu’aux
supérieurs de corriger les inférieurs.
Réponse à l’objection N°3 :
Dans l’ordre de la nature il y a aussi des choses qui agissent mutuellement les
unes sur les autres ; parce que sous un rapport elles sont supérieures l’une à
l’autre, de telle sorte qu’il en résulte que dans un sens elles sont en
puissance, et que dans un autre sens elles sont en acte à l’égard d’une autre.
De même quand quelqu’un juge sainement la question sur laquelle un autre pèche,
il peut le corriger sous ce rapport, quoiqu’il ne lui soit pas absolument
supérieur.
Mais c’est le contraire. Il est
dit (24 (?), quest. 3, art. 14) : Les prêtres aussi bien que les fidèles
doivent tous avoir le plus grand soin de ceux qui périssent, afin que par suite
de leur réprimande ils se corrigent du péché, ou qu’ils soient séparés de
l’Eglise, s’il est démontré qu’ils sont incorrigibles.
Conclusion La correction qui est
un acte de charité appartient non seulement aux supérieurs, mais encore à tous
ceux qui ont la charité ; tandis que la correction qui est un acte de justice
n’appartient qu’aux supérieurs et aux juges.
Il faut répondre que, comme nous
l’avons dit (art. 1), il v a deux sortes de correction : L’une qui est un acte
de charité et qui a spécialement pour but d’améliorer celui qui pèche au moyen
d’une simple admonition. Cette correction appartient à tous ceux qui ont la
charité, quels qu’ils soient, inférieurs ou supérieurs (C’est un précepte de la
loi naturelle qui est commun à tous les hommes, et qui oblige même l’inférieur
à l’égard de son supérieur.). L’autre qui est un acte de justice qui a pour but
le bien général qu’on produit non seulement par une simple admonition, mais
quelquefois encore par un châtiment qui éloigne les autres du mal par la
crainte. Cette correction (Ce n’est plus alors la correction fraternelle, mais
c’est la correction judiciaire.) n’appartient qu’aux supérieurs, qui peuvent
non seulement avertir, mais encore corriger en punissant.
Article 4 : Est-on
tenu de reprendre son supérieur ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne soit pas tenu de
reprendre son supérieur. Car il est dit (Ex.,
19, 12) : La bête qui aura touché la
montagne sera lapidée. On voit au livre des Rois (2 Rois, chap. 6) qu’Oza fut frappé par le Seigneur pour avoir
touché l’arche. Or, par l’arche et la montagne, on entend le supérieur. Les
supérieurs ne doivent donc pas être repris par leurs inférieurs.
Réponse à l’objection N°1 :
On s’attaque indiscrètement à un supérieur, quand on lui manque de respect en
le reprenant, ou quand on lui ravit quelque chose de l’honneur qui lui est dû.
C’est ce qu’exprime l’acte que Dieu condamne à l’occasion de celui qui a touché
à la montagne ou à l’arche.
Objection N°2. A l’occasion de
ces paroles de l’Apôtre (Gal., chap.
2) : Je lui ai résisté en face, la,
glose dit (Ordin. et interl.)
: comme un égal. Par conséquent, puisque l’inférieur n’est pas l’égal de son
supérieur, il ne doit pas le reprendre.
Réponse à l’objection N°2 :
Quand on résiste en face en présence de tout le monde, on va au-delà des bornes
de la correction fraternelle. C’est pourquoi saint Paul n’aurait pas repris
ainsi saint Pierre, s’il n’avait été son égal sous un rapport, quant à la
défense de la foi. Mais sans être l’égal d’une personne, on peut l’avertir en
secret et respectueusement (Il est bien à remarquer que, tout en reconnaissant
aux inférieurs le droit de correction fraternelle, saint Thomas veut qu’ils
l’exercent avec la plus grande discrétion et les plus grands égards, sans qu’il
en résulte rien de fâcheux pour l’autorité. Ce sentiment n’a rien de commun
avec celui de Viclef, qui prétendait que les sujets
pouvaient à volonté se soustraire à l’autorité de leurs maîtres, refuser
l’impôt, etc., ce que le concile de Constance a condamné.). C’est ainsi que
l’Apôtre écrivant aux Colossiens (Col.,
4, 17) ordonne aux fidèles d’avertir leur prélat : Dites à Archippe (qui était évêque) : Remplissez votre ministère. Toutefois il est à remarquer que, s’il
y avait péril imminent pour la foi, les inférieurs devraient publiquement
reprendre leurs supérieurs. C’est pourquoi saint Paul qui était inférieur à
saint Pierre l’a repris publiquement, parce qu’il y avait danger qu’il y eût
scandale par rapport à la foi. Et comme le dit la glose de saint Augustin (ex Epist. 19) à l’occasion de ce passage
: Saint Pierre a appris par son exemple à ceux qui sont au premier rang que
s’il leur arrivait par hasard d’abandonner la droite voie, ils ne rougissent
pas d’être repris par ceux qui sont au-dessous d’eux.
Objection N°3. Saint Grégoire dit
(Mor., liv. 23, chap. 8, et liv. 26,
chap. 28) : Que personne n’ait la présomption de reprendre les saints, sinon
celui qui se sent meilleur qu’eux. Or, on ne doit pas se croire meilleur que
son supérieur. On ne doit donc pas le reprendre.
Réponse à l’objection N°3 :
Se croire absolument meilleur que son supérieur, c’est le fait d’un orgueil
présomptueux ; mais croire qu’on voit mieux que lui sur un point, ce n’est pas
de la présomption, parce qu’il n’y a personne ici-bas qui n’ait quelque défaut.
Il faut aussi observer que quand quelqu’un avertit charitablement son
supérieur, il ne se croit pas pour cela au-dessus de lui, mais il vient en aide
à celui qui est exposé à de plus grands dangers, par là même qu’il est plus
haut placé, comme le dit saint Augustin dans sa règle (loc. cit.).
Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (In reg. Epist. 211 sub fin.) : Ayez pitié
non-seulement de vous, mais encore de lui, c’est-à-dire du supérieur, car il
est exposé à des périls d’autant plus grands qu’il occupe un poste plus élevé
parmi vous. Or, la correction fraternelle est une œuvre de miséricorde. Par
conséquent, on doit reprendre ses supérieurs.
Conclusion Les inférieurs ne sont
pas tenus à faire de leurs supérieurs la correction qui est un acte de justice,
mais ils doivent leur faire celle qui est un acte de charité, en les
avertissant avec respect, égard et douceur.
Il faut répondre que la
correction qui est un acte de justice et qui inflige un châtiment ne convient
pas à l’inférieur relativement à son supérieur (Parce que l’inférieur n’a
aucune juridiction sur son supérieur.) ; mais la correction fraternelle, qui
est un acte de charité, appartient à chacun, à l’égard de toutes les personnes
pour lesquelles on doit avoir de la charité, s’il y a en elles quelque chose à
reprendre. Car l’acte qui procède d’une habitude ou d’une puissance s’étend à
tout ce qui est compris sous l’objet de cette puissance ou de cette habitude,
comme la vision s’étend à tout ce qui est compris sous l’objet de la vue. Mais
comme tout acte vertueux doit être réglé selon les circonstances, il s’ensuit
que dans la correction qu’un inférieur fait à son supérieur, il doit employer
le mode convenable, c’est-à-dire qu’il ne doit pas le reprendre avec hauteur et
dureté, mais avec douceur et respect (Billuart fait observer qu’il ne faut pas
employer pour produire ces remontrances ou ces corrections des hommes
vulgaires, de mœurs grossières, parce qu’il en résulte pour l’autorité des
conséquences fâcheuses.). C’est ce qui fait dire à l’Apôtre (1 Tim., 5, 1) : Ne reprenez pas les vieillards avec rudesse, mais avertissez-les comme
des pères. C’est pourquoi saint Denis blâme le moine Démophile
(Ep. 8) pour avoir repris un prêtre
irrespectueusement en le frappant et en le chassant de l’église.
Article 5 : Un
pécheur doit-il reprendre celui qui pèche ?
Objection
N°1. Il semble qu’un pécheur doive reprendre
celui qui pèche. Car personne n’est exempté d’observer un précepte par suite
d’une faute qu’il a commise. Or, la correction fraternelle est de précepte,
comme nous l’avons dit (art. 2). Il semble donc qu’on ne doive pas omettre
cette correction, parce qu’on a péché soi-même.
Objection N°2. L’aumône
spirituelle est préférable à l’aumône corporelle. Or, celui qui est dans le
péché ne doit pas s’abstenir de faire l’aumône corporelle (Ce qui détruit la
parité, c’est que quand on fait l’aumône corporelle, il n’y a pas à craindre le
scandale, au lieu qu’il n’en est pas de même quand on reprend les autres de
fautes dont on est soi-même coupable.). Il doit donc encore beaucoup moins
s’abstenir de la correction de celui qui pèche, à cause de ses fautes
antérieures.
Objection N°3. Saint Jean dit (1
Jean, 1, 8) : Si nous disons que nous n’avons
pas de péché nous nous séduisons nous-mêmes. Par conséquent, si le péché
empêche de faire la correction fraternelle, il n’y a personne qui puisse la
faire (Le péché véniel n’est pas assurément une cause suffisante pour empêcher
de faire la correction fraternelle, il n’y a que les péchés graves qui
déshonorent celui qui les commet.). Le conséquent étant absurde, il semble que
l’antécédent le soit aussi.
Mais c’est le contraire. D’après
saint Isidore (De summo bono, liv. 3,
chap. 32) : Celui qui est l’esclave des vices ne doit pas reprendre la conduite
des autres. Et saint Paul dit (Rom.,
2, 1) : En jugeant les autres vous vous
condamnez vous-même, puisque vous faites les mêmes choses que vous condamnez.
Conclusion Puisque le péché ne
détruit pas totalement la raison, le pécheur peut reprendre celui qui pèche,
quoique dans ce cas le péché de celui qui fait la correction soit un grand
obstacle à son efficacité.
Il faut répondre que, comme nous
l’avons dit (art. préc. et art. 3, réponse N°2), il
appartient à un individu d’en corriger un autre, selon qu’il y a en lui une
raison droite et saine. Comme le péché, d’après ce que nous avons dit (1a
2æ, quest. 85, art. 1 et 2), ne détruit pas complètement ce qu’il y
a de bon dans la nature, et qu’il laisse encore dans le pécheur quelque chose
de sa droite raison, il s’ensuit qu’un pécheur peut reprendre les fautes des
autres. Toutefois les fautes antérieures (Il s’agit ici de fautes connues par
ceux que l’on corrige, car rien n’empêche les pécheurs occultes de faire la
correction fraternelle aux autres.) sont un obstacle à la correction pour trois
raisons : 1° parce que les fautes antérieures rendent l’homme indigne de reprendre
les autres ; surtout s’il a commis une faute plus grave, il n’est pas digne de
reprendre dans les autres une faute moindre : c’est pourquoi saint Jérôme à
l’occasion de ces paroles de l’Evangile (Matth.,
chap. 7) : Vous voyez une paille,
etc., qu’il s’agit en cet endroit de ceux qui ne tolèrent pas dans leurs frères
les moindres taches, quoiqu’ils soient eux-mêmes dans l’esclavage du péché
mortel. 2° On n’est pas tenu de faire la correction à cause du scandale qui en
résulterait, si le péché de celui qui la fait devenait manifeste ; parce qu’il
semble que celui qui corrige ne corrige pas par charité, mais plutôt par
ostentation. Aussi à l’occasion de ces paroles de l’Evangile (Matth., 7, 4) : Comment
dis-tu à ton frère, saint Chrysostome dit : Dans quel but parlez-vous ainsi
? est-ce par charité pour le salut de votre prochain ?
Non, parce que vous vous sauveriez vous-même auparavant. Vous ne voulez donc
pas sauver les autres, mais vous cherchez à cacher vos mauvaises actions par de
bons discours et vous désirez que les hommes louent votre science. 3° Ce qui
s’oppose à la correction, c’est l’orgueil de celui qui la fait ; parce que
s’occupant peu de ses propres fautes, il se préfère au prochain dans son cœur et
juge les péchés des autres avec une sévérité aussi austère que s’il était juste
lui-même. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de serm. Dom., liv. 2, chap. 19) :
C’est le devoir des hommes de bien et de bonne volonté d’accuser les vices ;
quand les méchants le font, ils jouent un rôle qui n’est pas le leur.
C’est pourquoi le même docteur ajoute (ibid.) : Quand la nécessité nous force
de reprendre quelqu’un, examinons si c’est un vice que nous n’avons jamais eu ;
pensons ensuite que nous sommes des hommes et que nous aurions pu l’avoir. Ou
bien considérons que c’est un vice que nous avons eu autrefois, mais que nous
n’avons plus. Que la pensée de notre fragilité commune soit alors présente à
notre esprit, afin que ce ne soit pas la haine, mais la miséricorde qui préside
à cette correction. Si nous découvrons que nous sommes en proie au même vice,
dans ce cas ne réprimandons pas, mais gémissons avec le coupable et ne
l’engageons pas à nous obéir, mais à prendre les mêmes précautions que nous.
D’après cela il est donc évident que si le pécheur reprend avec humilité celui
qui pèche, il ne pèche pas, il ne s’attire pas une condamnation nouvelle,
quoiqu’il prouve par là qu’il soit condamnable pour ses péchés passés dans la
conscience de son frère ou au moins dans la sienne.
La réponse aux objections est
donc évidente.
Article 6 : Doit-on
s’abstenir de corriger les autres dans la crainte qu’ils n’en deviennent pires
?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne doive pas s’abstenir de
corriger les autres dans la crainte qu’ils ne deviennent pires. Car le péché
est une infirmité de l’âme, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 6, 3) : Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis infirme. Or, celui
qui est chargé de soigner un malade ne doit pas lui retirer ses soins à cause
de ses contradictions ou de ses mépris, parce qu’alors il se trouve en réalité
dans le plus grand danger, comme on le voit à l’égard des furieux. A plus forte
raison l’homme doit-il corriger celui qui pèche, quelque difficile qu’il se
montre à recevoir la correction.
Réponse à l’objection N°1 :
Le médecin emploie la violence à l’égard d’un frénétique qui ne veut pas
accepter ses soins ; la correction des supérieurs qui a une force coactive
ressemble à cette violence, mais il n’en est pas de même de la simple
correction fraternelle.
Objection N°2. D’après saint
Jérôme, on ne doit pas abandonner la vérité de la vie à cause du scandale. Or,
les préceptes de Dieu appartiennent à la vérité de la vie. Par conséquent, puisque
la correction fraternelle est de précepte, comme nous l’avons dit (art. 2), il
semble qu’on ne doive pas l’omettre à cause du scandale de celui qui en est
l’objet.
Réponse à l’objection N°2 :
La correction fraternelle est ordonnée comme un acte de vertu. Mais elle n’est
un acte de vertu qu’autant qu’elle est proportionnée à la fin. C’est pourquoi
quand elle détourne l’homme de sa fin, c’est-à-dire quand elle le rend pire,
elle n’appartient plus à la vérité de la vie et elle n’est pas de précepte
(S’il y a doute sur le résultat, on est dispensé de faire la correction, à
moins que le coupable ne soit en danger de mort, ou que, par suite de cette
omission, il y ait danger pour d’autres de se pervertir. (Mgr Gousset, d’après
saint Alphonse de Liguori Theol. moral., t. 1, p.
154).).
Objection N°3. Suivant l’Apôtre (Rom., chap. 3), on ne doit pas faire du
mal, pour qu’il arrive du bien. Par conséquent, pour la même raison on ne doit
pas omettre de faire le bien, dans la crainte que le mal n’arrive. Or, la correction
fraternelle est un bien. On ne doit donc pas l’omettre dans la crainte que
celui qui en est l’objet ne devienne pire.
Réponse à l’objection N°3 :
Les choses qui se rapportent à une fin sont bonnes d’après le rapport qu’elles
ont avec cette fin elle-même. C’est pourquoi la correction fraternelle, quand
elle détourne l’homme de sa fin, c’est-à-dire quand elle est un obstacle à
l’amélioration de son frère, n’est plus une bonne chose. Par conséquent, quand
on omet delà faire, on n’omet pas de faire un bien dans la crainte qu’un mal
n’arrive.
Mais c’est le contraire. Car il
est écrit (Prov., 9, 8) : Ne reprenez pas celui qui se moque de vous,
de peur qu’il ne vous haïsse. Sur ce passage la glose dit (Ordin. Greg., liv. 8, Mor., arg. 24) : Vous ne devez pas craindre que celui qui se moque
de vous, quand vous le reprenez, ne vous fasse injure, mais vous devez plutôt
craindre qu’en l’excitant à la haine, il n’en devienne pire. Il faut donc
s’abstenir de faire la correction fraternelle, quand on craint que celui qui la
reçoit ne devienne pire.
Conclusion Quoiqu’on ne doive
jamais omettre la correction de justice qui regarde les supérieurs, parce
qu’elle trouble celui qui en est l’objet, cependant on a raison de ne pas faire
la correction de la charité fraternelle, quand il est plus probable que le
pécheur, après avoir méprisé l’admonition, tombera dans des fautes plus graves.
Il faut répondre que, comme nous
l’avons dit (art. 1 et 3), il y a pour celui qui pèche deux sortes de
correction. L’une regarde les supérieurs, elle a pour but le bien général et
elle a une force coactive. Cette correction ne doit pas être négligée à cause
du trouble de celui qui la subit ; soit parce que s’il ne veut pas se corriger
de son plein gré, on doit le forcer par des châtiments à quitter le péché ;
soit aussi parce que s’il est incorrigible, on doit pourvoir au bien général en
observant l’ordre de la justice, qui veut que l’exemple de l’un détourne les
autres du mal. Ainsi un juge n’omet pas de condamner celui qui fait mal, parce qu’il
craint de le troubler ou de troubler ses amis. — L’autre est la correction
fraternelle qui a pour fin l’amélioration de celui qui pèche ; elle ne se
fait point par contrainte, mais elle est le résultat d’une simple admonition.
C’est pourquoi dès qu’on croit avec probabilité que le pécheur ne recevra pas
l’avertissement, mais qu’il tombera dans des fautes plus graves, on doit
s’abstenir de le faire, parce que les moyens doivent se régler selon que
l’exige la nature de la fin (La différence qu’il y a entre ces deux sortes de
correction, c’est que la correction fraternelle a pour but l’amélioration
personnelle de celui qui la reçoit, tandis que la correction judiciaire se
rapporte au bien commun.).
Objection
N°1. Il semble que dans la correction
fraternelle il soit de nécessité de précepte que l’admonition secrète précède
la dénonciation. Car dans les œuvres de charité nous devons surtout imiter
Dieu, d’après ces paroles de l’Apôtre (Eph., 5, 1) : Soyez les imitateurs de Dieu, comme ses fils
bien-aimés, et marchez dans son amour. Or, Dieu poursuit quelquefois
l’homme publiquement pour son péché, sans lui donner auparavant d’avertissement
secret. Il semble donc qu’il ne soit pas nécessaire de faire précéder la
dénonciation de l’admonition secrète.
Réponse à l’objection N°1 :
Toutes les choses occultes sont connues de Dieu. C’est pourquoi les péchés
occultes sont au jugement de Dieu ce que sont les péchés publics au jugement
des hommes. Cependant, ordinairement Dieu prévient les pécheurs par une
admonition secrète, en leur parlant intérieurement pendant la veille ou le
sommeil, suivant ces paroles de Job (33, 15) : En songe, dans les visions de la nuit, quand le sommeil se répand sur
les hommes, alors Dieu ouvre leurs oreilles, et les instruit en secret pour les
détourner des actions qu’ils font.
Objection N°2. Comme le dit saint
Augustin (Lib. de Mend.,
chap. 15), on peut voir d’après les actes des saints comment on doit comprendre
les préceptes de l’Ecriture sainte. Or, on trouve dans la vie des saints la
dénonciation publique d’un péché occulte faite sans aucune monition secrète
préalable. Ainsi il est dit (Gen., chap. 37),
que Joseph accusa ses frères près de son
père du crime le plus honteux. Nous lisons (Actes, chap. 5) que saint Pierre dénonça publiquement Ananie et Saphire qui lui avaient caché secrètement le prix de leur
champ, et il le fit sans avoir recours préalablement à l’admonition secrète. On
ne dit pas non plus que le Seigneur ait averti secrètement Judas avant de le
dénoncer. Il n’est donc pas de nécessité de précepte que l’admonition secrète
précède la dénonciation publique.
Réponse à l’objection N°2 :
Le Seigneur, en tant que Dieu, regardait comme public le péché de Judas. Il
pouvait donc immédiatement procéder à le rendre public ; cependant il ne le fit
pas, mais il l’avertit de sa faute à mots couverts. Saint Pierre publia le
péché secret d’Ananie et de Saphire, comme exécuteur
de la volonté de Dieu, qui lui avait manifesté leur faute par révélation. On
doit croire, à l’égard de Joseph, qu’il avertit quelquefois ses frères, bien
que cela ne soit pas écrit. — Ou bien on peut répondre que le péché était
public parmi ses frères, et c’est pour cela que l’Ecriture dit au pluriel : Il accusa ses frères.
Objection N°3. L’accusation est
plus grave que la dénonciation. Or, on peut procéder à une accusation publique,
sans aucune admonition secrète préalable. Car le droit canon (Extr. 24 de acc.,
chap. Qualiter et quando)
établit que l’inscription seule doit précéder l’accusation. Il semble donc
qu’il ne soit pas de nécessité de précepte que l’admonition secrète précède la
dénonciation publique.
Réponse à l’objection N°3 :
Quand il y a péril pour la multitude, ces paroles du Seigneur ne sont pas
applicables, parce qu’alors le frère qui pèche ne pèche pas seulement contre
vous.
Objection N°4. Il ne paraît pas
probable que ce qui est généralement en usage parmi les religieux, soit
contraire aux préceptes du Christ. Or, il est d’usage parmi les religieux qu’on
proclame en chapitre les fautes de quelques-uns, sans leur faire aucune
admonition secrète. Il semble donc que cette admonition ne soit pas de
nécessité de précepte.
Réponse à l’objection N°4 :
Ces proclamations qui se font dans les assemblées des religieux portent sur des
choses légères qui ne touchent pas à la réputation. Elles rappellent plutôt le
souvenir de fautes oubliées qu’elles ne sont des accusations ou des
dénonciations. Si cependant les fautes étaient de nature à diffamer un frère,
celui qui les publierait de cette manière agirait contre le précepte du
Seigneur.
Objection N°5. Les religieux sont
tenus d’obéir à leurs supérieurs. Or, les supérieurs commandent quelquefois
soit à tous en général, soit à l’un d’eux en particulier, de leur dire s’ils
voient quelque chose à reprendre. Il semble par conséquent qu’on soit tenu de
les en prévenir avant toute admonition secrète. Il n’est donc pas de nécessité
de précepte que l’admonition secrète précède la dénonciation publique.
Réponse à l’objection N°5 :
On ne doit pas obéir à un supérieur contrairement au précepte divin, d’après
ces paroles des apôtres (Actes, 5,
29) : Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux
hommes. C’est pourquoi, quand un supérieur ordonne qu’on lui dise les
corrections qui sont à faire, il faut comprendre ce précepte d’une manière
exacte, en observant l’ordre de la correction fraternelle, soit que le
supérieur s’adresse en général à tout le monde, soit qu’il ne s’adresse qu’à un
individu en particulier. Mais si le supérieur commandait expressément quelque
chose de contraire à l’ordre établi par Dieu, en le commandant il pécherait, et
celui qui lui obéirait pécherait aussi (On voit que saint Thomas est en
opposition avec ceux qui prétendent qu’il vaut toujours mieux que la correction
fraternelle soit faite par un supérieur que par un égal.) en agissant contre le
précepte du Seigneur. Il ne faudrait donc pas lui obéir, parce qu’un supérieur
n’est pas juge des choses secrètes, il n’y a que Dieu. Par conséquent, il n’a
pas le pouvoir de commander quelque chose à l’égard des péchés secrets, à moins
qu’ils ne se manifestent par des marques extérieures, par exemple, par
l’infamie ou par des soupçons. Dans ces circonstances, le supérieur peut
ordonner, comme un juge séculier ou ecclésiastique peut exiger le serment pour
qu’on lui dise la vérité.
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin dit (Lib. de verb.
Dom., serm. 16), en exposant ce passage de
l’Ecriture (Matth., 18, 15) : Reprends-le entre toi et lui seul, que celui qui s’attache à
corriger épargne la honte. Car souvent le coupable commence à défendre son
péché par honte, et vous rendez pire, dit-il, celui que vous voulez rendre
meilleur. Or, le précepte de la charité nous oblige à prendre garde de rendre
nos frères pires qu’ils ne sont. Donc l’ordre de la correction fraternelle est
de précepte.
Conclusion Il faut que
l’admonition secrète précède la dénonciation publique du coupable, quand les
péchés sont occultes et qu’ils ne sont pas contraires au bien général ; mais
quand il s’agit de péchés publics ou occultes contraires au bien général, il
n’est pas toujours nécessaire que l’admonition secrète précède, on doit
quelquefois sans cela procéder à une dénonciation.
Il faut répondre qu’à l’égard de
la dénonciation publique des péchés, il faut distinguer. Car, ou les péchés
sont publics, ou ils sont occultes. S’ils sont publics, on ne doit pas seulement
appliquer le remède à celui qui a péché pour le rendre meilleur, mais on doit
encore l’appliquer à ceux qui en ont connaissance, pour qu’ils ne soient pas
scandalisés. C’est pourquoi on doit reprendre publiquement ces péchés, d’après
ces paroles de l’Apôtre (1 Tim., 5,
20) : Reprenez devant tout le monde ceux
qui pèchent, afin d’inspirer de la crainte à tous les autres. Ce qui
s’entend des péchés publics, comme l’observe saint Augustin (Lib. de verb. Dom.,
loc. cit.). — Si les péchés sont occultes, il semble alors qu’on soit dans
le cas dont parle le Seigneur, quand il dit : Si votre frère a péché contre vous. Car, quand il vous offense
publiquement en présence des autres, alors il ne pèche pas seulement contre
vous, mais encore contre les autres qu’il trouble. Mais parce que, dans les
péchés occultes, on peut être disposé à nuire au prochain, il semble qu’on
doive encore faire une distinction nouvelle. — En effet, il y a des péchés
occultes qui font au prochain un tort corporel ou spirituel, par exemple, si
l’on traite en secret des moyens de livrer une ville aux ennemis, ou bien si un
hérétique détourne de la foi plusieurs individus en particulier. Et parce que
celui qui pèche ainsi en secret ne pèche pas seulement contre vous-même, mais
encore contre les autres, on doit procéder immédiatement à une dénonciation,
afin d’empêcher le mal qui s’ensuit, à moins qu’on ne soit fortement convaincu
qu’on pourra, au moyen d’une admonition secrète, l’arrêter aussitôt (Billuart
observe qu’on n’a presque jamais lieu d’avoir cette espérance, quand il s’agit
des hérétiques qui ne veulent pas écouter l’Eglise, des magiciens dont la
volonté est très obstinée dans le mal.). — Il y a d’autres péchés qui ne
nuisent qu’à celui qui les fait et à celui contre lequel on les fait, soit
parce qu’il n’y a que le pécheur qui soit lésé, soit du moins parce qu’on ne
connaît que lui. Dans ce cas, on ne doit avoir d’autre but que de secourir le
pécheur lui-même. Et comme le médecin du corps rend la santé au malade sans lui
couper un membre, s’il le peut, mais que, s’il ne le peut pas, il coupe le
membre qui est le moins nécessaire pour conserver la vie du corps entier, de
même celui qui désire l’amélioration de son frère doit, s’il le peut, le
corriger secrètement pour conserver sa réputation, qui est utile : 1° Au
pécheur lui-même non seulement pour les choses temporelles, dans lesquelles
l’homme perd tout, une fois qu’il n’a plus de réputation, mais encore dans
l’ordre spirituel, parce qu’il y a beaucoup d’hommes que la crainte de l’infamie
éloigne du péché. C’est pourquoi, quand on se voit diffamé, on pèche sans
frein. C’est ce qui fait dire à saint Jérôme (Sup. Math, chap. 18), qu’il faut reprendre en particulier son
frère, de peur qu’ayant perdu tout à la fois la pudeur et la honte, il ne reste
dans le péché. 2° On doit conserver la réputation d’un frère qui pèche, soit
parce que l’un étant diffamé les autres le sont aussi, d’après ces paroles de
saint Augustin (Ep. 137) : Quand,
parmi ceux qui portent le nom d’une profession sainte, il y en a qui sont
accusés à tort ou à raison, on presse, on s’agite, on voudrait faire croire
qu’il en est de même de tous les autres ; soit parce que le péché de l’un étant
public, les autres sont excités à pécher aussi. Mais parce qu’on doit préférer
la conscience à la réputation, le Seigneur a voulu que la conscience fût
délivrée du péché par la dénonciation publique au détriment de la réputation.
D’où il est évident qu’il peut être de nécessité de précepte que l’admonition
secrète précède la dénonciation publique (Toutefois cette admonition secrète
n’est pas de précepte, si l’on est fondé à croire qu’elle ne sera pas utile.
C’est ce que dit saint Thomas (Quodl. 2, art.
43). On peut aussi l’omettre pour s’adresser directement au supérieur, quand
celui-ci est un homme doux, prudent, qui saura faire cette correction d’une
manière plus fructueuse. Dans ce cas on ne lui dénonce pas la chose comme au
chef de l’Eglise, mais on lui en parle comme à un bon père, à un bon ami.).
Article 8 : La
production des témoins doit-elle précéder la dénonciation publique ?
Objection
N°1. Il semble que la production des témoins
ne doive pas précéder la dénonciation publique. Car on ne doit pas manifester aux
autres les péchés occultes, parce qu’alors l’homme trahirait le crime de son
frère plutôt qu’il ne le corrigerait, comme le dit saint Augustin (Lib. de verb. Dom.,
serm. 16, chap. 7). Or, celui qui produit des témoins
manifeste à un autre le péché de son frère. Donc, quand il s’agit de péchés
occultes, la production des témoins ne doit pas précéder la dénonciation
publique.
Réponse à l’objection N°1 :
Il y en a qui ont compris qu’on devait observer l’ordre de la correction
fraternelle de telle sorte qu’on devait d’abord reprendre en secret son frère,
et s’il est docile s’en applaudir ; mais s’il n’écoute pas et que son péché
soit tout à fait occulte, on ne devait pas aller plus loin. Si la faute
commence à parvenir à la connaissance de plusieurs d’après certains indices, on
doit aller au delà, selon l’ordre du Seigneur. Ce sentiment est contraire à la
pensée de saint Augustin, qui dit (loc.
cit.) qu’on ne doit pas cacher le péché de son frère, de peur qu’il ne se
corrompe dans son cœur. C’est pourquoi il faut répondre qu’après l’admonition
secrète faite une ou plusieurs fois, tant qu’il y a espérance probable de
correction, on doit continuer à l’avertir de même. Mais, du moment où nous
pouvons savoir avec probabilité que l’admonition secrète est sans fruit, il
faut arriver à la production des témoins, quel que soit le péché occulte. A
moins toutefois qu’on ait la probabilité que le coupable n’en tirera aucun
profit et que cela ne servira qu’à le rendre pire ; parce qu’alors on devrait
s’abstenir complètement de toute correction, comme nous l’avons dit (art. 6).
Objection N°2. L’homme doit aimer
le prochain comme lui-même. Or, personne ne produit de témoins pour ses fautes
occultes. On ne doit donc pas non plus en produire quand il s’agit des péchés
occultes de son frère.
Réponse à l’objection N°2 :
L’homme n’a pas besoin de témoins pour se corriger de son propre péché, mais
que cela peut être nécessaire pour corriger les fautes d’un autre. Par
conséquent il n’y a pas de parité.
Objection N°3. On cite des témoins
pour prouver quelque chose. Or, en matière de choses occultes, la preuve par
témoin ne peut pas se produire. C’est donc en vain qu’on cite dans ce cas des
témoins.
Réponse à l’objection N°3 :
On peut produire des témoins pour trois raisons : 1° pour montrer que ce qu’on
reproche est une faute (Dans le cas où le coupable prétendrait le contraire.),
comme le dit saint Jérôme ; 2° pour convaincre de l’acte (Cette condition est
applicable quand le pécheur nie l’acte qu’on lui reproche.), si l’acte se répète,
comme le dit saint Augustin (loc. cit.)
; 3° pour attester que le frère qui l’a averti a fait tout son possible
(D’ailleurs les témoins en se joignant à lui ajoutent nécessairement à
l’efficacité de ses remontrances.), comme le dit saint Chrysostome (Hom. 61 in Matth.).
Objection N°4. Saint Augustin dit
(Ep. 109) qu’on doit dévoiler la
faute aux supérieurs avant de produire les témoins. Or, dévoiler la faute au
chef ou au supérieur, c’est la dire à l’Eglise ; par
conséquent, la production des témoins ne doit pas précéder la dénonciation
publique.
Réponse à l’objection N°4 :
Saint Augustin veut qu’on parle au supérieur avant de parler aux témoins, selon
que le supérieur peut être considéré comme une personne privée ayant plus de
pouvoir ou d’habileté qu’une autre ; ce qui ne signifie pas qu’on s’adresse à
lui comme à l’Eglise (C’est alors une démarche purement officieuse, mais ce
n’est pas une dénonciation juridique.), c’est-à-dire comme à celui qui remplit
les fonctions de juge.
Mais c’est le contraire. Le
Seigneur dit (Matth., 18, 16) : Prenez avec vous un ou deux témoins, afin que sur leur témoignage…
Conclusion La production des
témoins doit précéder la dénonciation publique dans la correction.
Il faut répondre qu’il est convenable de passer d’un extrême
à un autre par un milieu. Or, dans la correction fraternelle, le Seigneur a
voulu que le commencement fût secret ; c’est ainsi que le frère doit
reprendre son frère à part en s’adressant à lui seul. Mais il a voulu que la fin fût publique, c’est- à-dire que le crime fût, en
dernier lieu, dénoncé à l’Eglise. C’est pourquoi il est convenable qu’on
appelle des témoins (Les témoins doivent être des personnes sages, prudentes,
discrètes, qui ne publient pas inutilement ce qu’elles ont entendu.) pour faire
connaître d’abord la faute du frère à un petit nombre de personnes capables de
lui être utiles et incapables de lui nuire, afin qu’il se corrige sans être
perdu de réputation aux yeux de la multitude.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
JesusMarie.com