Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question
34 : De la haine
Nous avons
maintenant à nous occuper des vices contraires à la charité. Nous parlerons :
1° de la haine qui est contraire à l’amour ; 2° du dégoût et de l’envie qui
sont contraires à la joie de la charité ; 3° de la discorde et du schisme qui
sont opposés à la paix ; 4° de l’offense et du scandale qui sont contraires à
la bienfaisance et à la correction fraternelle. — Sur la haine six questions se
présentent : 1° Dieu peut-il être haï ? — 2° La haine de Dieu est-elle le plus grand des péchés ? — 3° La haine du prochain est-elle
toujours un péché ? — 4° Est-elle le plus grand de
tous les péchés qu’on fasse contre le prochain ? — 5° Est-elle un vice capital
? — 6° De quel vice capital sort-elle ?
Article 1 : Peut-on
avoir de la haine contre Dieu ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne puisse avoir de haine contre Dieu. Car saint Denis dit (De div. nom.,
chap. 4) que le bien suprême, le beau par excellence, est agréable et aimable
pour tout le monde. Or, Dieu est la bonté et la beauté même. Il n’est donc haï
par personne.
Réponse à l’objection N°1 : Ce raisonnement se rapporte à
ceux qui voient l’essence de Dieu, qui est l’essence même de la bonté.
Objection N°2. Il est dit dans les livres apocryphes (Esd., liv. 3, chap. 4) que tous les êtres
invoquent la vérité et sont bénis dans leurs œuvres. Or, Dieu est la vérité
même, comme le dit saint Jean (chap. 14). Par conséquent tout le monde aime
Dieu, et personne ne peut le haïr.
Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement a pour objet Dieu
considéré comme la cause des effets que tout le monde aime naturellement ;
parmi ses effets se trouvent les œuvres de la vérité qui donne sa lumière aux
hommes.
Objection N°3. La haine est une aversion. Or, comme le dit saint
Denis (De div. nom., chap. 1), Dieu tourne tout vers
lui-même. Personne ne peut donc le haïr.
Réponse à l’objection N°3 : Dieu tourne tout vers lui-même,
en ce sens qu’il est le principe de l’être, parce que toutes les choses, en
tant qu’elles existent, tendent à ressembler à Dieu, qui est l’être même (Dieu
ne peut pas être haï, comme principe et fin de toutes choses, mais il l’est
seulement comme auteur des châtiments ou des peines que l’on éprouve ou que
l’on redoute.).
Mais c’est le contraire. Il est dit (Ps. 73, 23) : L’orgueil de ceux qui vous haïssent
monte toujours. Le Seigneur dit lui-même (15, 24) : Maintenant qu’ils
m’ont vu, ils me haïssent et haïssent mon Père, etc.
Conclusion Quoiqu’on ne puisse haïr Dieu dans son essence,
néanmoins il y en a qui peuvent le haïr relativement à certains effets de sa
justice.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 29, art. 1), la haine est un mouvement de la puissance appétitive qui
n’est mue que par l’objet qu’elle perçoit. Or, l’homme peut percevoir Dieu de
deux manières : 1° en lui-même, quand il le voit dans son essence ; 2° par
ses effets. C’est ainsi que les choses
invisibles de Dieu nous sont manifestées par celles qu’il a faites. — Par
son essence, Dieu est la bonté même que personne ne peut haïr, parce qu’il est
de l’essence du bien d’être aimé. C’est pourquoi il est impossible que celui
qui voit Dieu dans son essence le haïsse. — Parmi ses effets, il y en a qui ne
peuvent être d’aucune manière contraires à la volonté humaine. Ainsi l’être, la
vie et l’intelligence sont des effets que tout le monde aime et désire. Par
conséquent, quand on considère Dieu comme l’auteur de ces effets, on ne peut le
haïr. Mais il y a d’autres effets divins qui répugnent à la volonté déréglée.
Ainsi le châtiment infligé au pécheur, la répression des péchés par la loi
divine, sont des choses en opposition avec la volonté que le crime a dépravée.
En considération de ces effets il y en a qui peuvent haïr Dieu, selon qu’ils le
regardent comme l’être qui défend le péché et qui le punit (Ils détestent aussi
Dieu en lui-même indirectement parce qu’ils voudraient qu’il n’existât pas.).
Article 2 : La
haine de Dieu est-elle le plus grand des péchés ?
Objection N°1. Il semble que la
haine de Dieu ne soit pas le plus grand des péchés.
Car le péché le plus grave est le péché contre l’Esprit-Saint, lequel est
irrémissible, comme le dit saint Matthieu (chap. 12). Or, on ne compte pas la
haine de Dieu parmi les espèces de péché contre l’Esprit-Saint, comme on le
voit (quest. 14, art. 2). Cette haine n’est donc pas le plus grave des péchés.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 25, chap. 2), autre chose est
de ne pas faire le bien et autre chose de haïr celui qui est la source de tous
les biens, comme autre chose est de pécher par précipitation et autre chose de
le faire de propos délibéré ; ce qui nous fait comprendre que quand on hait
Dieu, qui est l’auteur de tous les biens, on pèche de propos délibéré, ce qui
constitue le péché contre l’Esprit-Saint. D’où il est évident que la haine de
Dieu est tout particulièrement un péché contre l’Esprit-Saint, selon que le
péché contre l’Esprit-Saint désigne un genre spécial de faute. Cependant on ne
le compte pas parmi les espèces de péché contre l’Esprit-Saint, parce qu’il se
rencontre généralement dans toute espèce de péché de cette nature.
Objection N°2. Le péché consiste dans l’éloignement de Dieu. Or,
l’infidèle qui ne connaît pas Dieu paraît en être plus éloigné que celui qui en
a au moins connaissance, bien qu’il le haïsse. Il semble donc que le péché
d’infidélité soit plus grave que le péché de haine contre Dieu.
Réponse à l’objection N°2 : L’infidélité n’est coupable
qu’autant qu’elle est volontaire. C’est pourquoi plus elle est volontaire et
plus elle est grave. Quand elle est volontaire, elle provient de ce qu’on a en
haine la vérité qui est proposée. D’où il est évident que le péché d’infidélité
provient essentiellement de la haine de Dieu, dont la vérité est l’objet de la
foi. C’est pourquoi, comme la cause l’emporte sur l’effet, de même la haine de
Dieu est un péché plus grand que l’infidélité.
Objection N°3. On ne hait Dieu que par rapport à ses effets qui
répugnent à la volonté, et dont le principal est la peine. Or, la haine de la
peine n’est pas le plus grand des péchés. La haine de
Dieu ne l’est donc pas non plus.
Réponse à l’objection N°3 : Quiconque hait la peine ne hait
pas Dieu, qui en est l’auteur. Car il y en a beaucoup qui haïssent la peine et
qui cependant la souffrent avec patience, par respect pour la justice divine.
C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf., liv. 10, chap. 28) que Dieu nous
ordonne de supporter les châtiments, mais non de les aimer. Au contraire, quand
on a de la haine pour Dieu qui punit, on a aussi de la haine pour la justice de
Dieu même, ce qui est le péché le plus grave. De là, saint Grégoire dit (Mor., liv. 25, chap. 2) que comme il est
quelquefois plus grave d’aimer le péché que de le
commettre, de même il est plus inique de haïr la justice que de ne pas la
respecter.
Mais c’est le contraire. Le pire est opposé au meilleur, comme le
dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 10). Or, la haine de
Dieu est opposée à son amour, qui est le bien suprême d l’homme. Donc la haine
de Dieu est le péché le plus infâme.
Conclusion Puisque par la haine de Dieu l’homme se détourne de
Dieu absolument il s’ensuit que cette haine est le plus grave des péchés.
Il faut répondre que le défaut du péché consiste en ce qu’il
détourne de Dieu comme nous l’avons dit (quest. 10, art. 3, et 1a 2æ,
quest. 71, art. 6). Or, cet éloignement de Dieu n’est coupable qu’autant qu’il
est volontaire. Par conséquent, la faute consiste essentiellement en ce qu’elle
nous éloigne de Dieu volontairement. — La haine de Dieu implique absolument cet
éloignement volontaire, tandis que dans les autres péchés il n’existe que par
participation et d’une manière relative. Car comme la volonté s’attache par
elle-même à ce qu’elle aime, de même elle s’éloigne absolument de ce qu’elle
hait. Par conséquent, quand quelqu’un hait Dieu, sa volonté s’éloigne de lui
absolument ; tandis que dans les autres péchés (par exemple, quand quelqu’un
fait une fornication) il ne se détourne pas de Dieu absolument, mais
relativement, en ce sens qu’il désire une jouissance déréglée qui est annexée à
l’éloignement de Dieu. Par conséquent comme ce qui existe absolument l’emporte
sur ce qui existe relativement, il s’ensuit que la haine de Dieu est le plus
grave de tous les péchés.
Article 3 : Toute
haine du prochain est-elle un péché ?
Objection N°1. Il semble que
toute haine du prochain ne soit pas un péché. Car parmi les préceptes ou les
conseils de la loi de Dieu il n’y en a pas de criminels, d’après ces paroles de
l’Ecriture (Prov., 8, 8) : Toutes ces paroles sont les miennes ; il n’y
a en elles rien de déréglé ni de pervers. Or, il est dit dans saint Luc (14,
20) : Si quelqu’un vient à moi, et qu’il ne haïsse pas son père et sa mère,
il ne peut être mon disciple. Toute haine du prochain n’est donc pas un
péché.
Réponse à l’objection N°1 : D’après la loi de Dieu (Ex., chap. 20) nous devons honorer nos
parents, parce qu’ils nous sont unis par la nature et par les liens du sang.
Mais nous devons les haïr selon qu’ils nous empêchent d’arriver à la perfection
de la justice divine.
Objection N°2. On ne peut pas faire de péché
en imitant Dieu. Or, si nous imitons Dieu, il y a des personnes que nous devons
haïr, car il est dit (Rom., 1, 30) : Dieu hait les détracteurs. Nous pouvons
donc avoir de la haine pour certaines personnes sans faire de péché.
Réponse à l’objection N°2 : Dieu déteste dans les détracteurs
leur péché, mais non leur nature. Nous pouvons haïr de la sorte les détracteurs
sans faire de faute.
Objection N°3. Ce qui est naturel n’est pas un péché, parce que le
péché s’éloigne de ce qui est conforme à la nature, comme le dit saint Jean
Damascène (De orth.
fid., liv. 2, chap. 4 et 30 ; et liv. 4,
chap. 21). Or, il est naturel à une chose qu’elle haïsse ce qui lui est
contraire, et qu’elle s’efforce de la détruire. Il semble donc que ce ne soit
pas un péché de haïr-son ennemi.
Réponse à l’objection N°3 : Les hommes ne nous sont pas
contraires par suite des biens qu’ils ont reçus de Dieu. Par conséquent, sous
ce rapport nous devons les aimer. Mais ils nous sont contraires en raison des
inimitiés qu’ils exercent contre nous, ce qui constitue de leur part une faute.
A ce point de vue on doit les haïr ; car nous devons haïr en eux ce qui les
rend nos ennemis.
Mais c’est le contraire. Il est dit (1 Jean, 2, 9) : Celui qui hait son frère est dans les
ténèbres. Or, les ténèbres spirituelles sont les péchés. Donc la haine du
prochain ne peut exister sans péché.
Conclusion Quand on hait son frère comme tel, on pèche toujours.
Il faut répondre que la haine est opposée à l’amour, comme nous
l’avons dit (1a 2æ, quest. 29, art. 2). Par conséquent,
la haine est aussi mauvaise que l’amour est bon. Or, on doit aimer son prochain
selon ce qu’il a reçu de Dieu, c’est-à-dire suivant la nature et la grâce ;
mais on ne doit pas l’aimer pour ce qu’il possède de lui-même et ce qui
provient du démon, c’est-à-dire parce qu’il pèche et qu’il manque de justice.
C’est pourquoi il est permis de haïr le péché dans son frère et tout ce qui
regarde son défaut de justice, mais on ne peut pas haïr sans péché (La haine du
prochain est un péché mortel dans son genre ; cependant il peut devenir véniel,
non-seulement par suite du défaut de consentement, mais par la légèreté de la
matière. Par exemple, si l’on ne souhaite pas à quelqu’un un mal grave.) la nature et la grâce qui sont en lui. D’ailleurs, si nous
haïssons dans un de nos frères le péché et le défaut de vertu, c’est par amour
pour lui ; car c’est le même motif qui fait que nous voulons le bien d’un
individu et que nous haïssons ce qui fait son mal (Il n’est jamais permis de
vouloir le mal de quelqu’un pour le mal même, mais on peut désirer la mort d’un
brigand, dans l’intérêt du bien général, ou souhaiter à un pécheur une maladie
dans l’ordre temporel, pour qu’il se convertisse. On peut se souhaiter la mort
pour jouir de Dieu et ne plus l’offenser, et par conséquent pour être délivré
des peines et des misères de cette vie.). Par conséquent, quand on prend le mot
haine dans son sens absolu, elle est toujours accompagnée de péché.
Article 4 : La
haine du prochain est-elle le plus grave des péchés qu’on commette contre lui ?
Objection N°1. Il semble que la
haine du prochain soit le plus grave des péchés qu’on commette contre lui. Car
il est dit (1 Jean, 3, 15) : Quiconque
hait son frère est homicide. Or, l’homicide est le plus grave des péchés
que l’on commette contre le prochain. Il en est donc de même de la haine.
Objection N°2. Le pire est opposé au meilleur. Or, le meilleur des
sentiments que nous puissions témoigner au prochain, c’est l’amour, car tout le
reste revient à l’amour. Par conséquent le plus mauvais de tous les sentiments
est la haine.
Mais c’est le contraire. On appelle mal ce qui nuit, comme le dit
saint Augustin (Enchir., chap. 12). Or, on nuit au prochain
par d’autres péchés plus que par la haine. Ainsi on lui nuit davantage par le
vol, l’homicide et l’adultère. La haine n’est donc pas le péché le plus grave (Cette
question pouvant se considérer sous deux aspects, ces objections, dirigées dans
un sens opposé, ont quelque chose de vrai, comme te fait remarquer saint Thomas
dans le corps de l’article.).
Saint Jean Chrysostome expliquant ce passage de saint Matthieu (Hom. 10 in Matth. in
op. imperf.) (Cet ouvrage n’est pas de saint
Chrysostome.) : Celui qui violera le
moindre de ces commandements, dit : Les commandements de Moïse : Vous ne tuerez point ; vous ne ferez point
d’adultère, sont peu récompensés quand on les observe, mais ils produisent
de grandes fautes, quand on les transgresse. Au lieu que l’observation des
commandements du Christ : Ne vous fâchez
pas, n’ayez pas de convoitise, reçoit de grandes récompenses, tandis que
leur transgression est peu coupable. Or, la haine se rapporte au mouvement
intérieur, comme la colère et la concupiscence. La haine du prochain est donc
un péché moindre que l’homicide.
Conclusion. Si nous considérons le dommage porté à l’homme, il y a
des péchés extérieurs pires que la haine intérieure ; mais si nous considérons
je dérèglement intérieur de la volonté, la haine du prochain est une faute plus
grave que les autres.
Il faut répondre que le péché qu’on commet contre le prochain
produit deux sortes de maux : l’un qui résulte du dérèglement de celui qui
pèche ; l’autre qui provient du dommage qu’il porte à celui contre lequel il
pèche. Dans le premier sens, la haine est un péché plus grave que les actes
extérieurs qui nuisent au prochain, parce que la haine trouble la volonté, qui
est la faculté prédominante dans l’homme et la source du péché. Par conséquent,
quand même les actes extérieurs seraient déréglés, si la volonté ne l’est pas,
il n’y a pas de péché ; par exemple, lorsque quelqu’un tue un homme par
ignorance ou par zèle pour la justice, il ne pèche pas. Et s’il y a quelque
chose de coupable dans les péchés extérieurs qu’on commet contre le prochain,
il provient tout entier de la haine intérieure. Quant au dommage qu’on porte au
prochain, il y a des péchés extérieurs qui sont pires que la haine intérieure (C’est
ainsi que le vol, l’homicide et l’adultère sont plus graves.).
La réponse aux objections est par là même évidente.
Article 5 : La
haine est-elle un vice capital ?
Objection N°1. Il semble que la
haine soit un vice capital. Car la haine est directement contraire à la
charité. Or, la charité est la première des vertus et la mère des autres. La
haine est donc le plus grand vice capital et le principe de tous les autres.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit Aristote (Phys., liv. 7, text.
18), la vertu d’une chose consiste en ce qu’elle soit bien disposée
conformément à sa nature. C’est pourquoi ce qu’il y a de premier et de
principal dans la vertu doit tenir aussi le premier et le principal rang dans
l’ordre naturel. C’est pour cette raison que la charité est la principale de
toutes les vertus, et que la haine ne peut pas être au même titre le premier de
tous les vices (L’ordre de destruction et celui de construction sont inverses.
Pour élever un édifice on commence par la base ; pour le renverser on démolit
d’abord le faîte.), comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article).
Objection N°2. Les péchés naissent en nous de l’inclination des
passions, suivant ces paroles de l’Apôtre (Rom.,
7, 5) : Les passions des péchés
agissaient dans nos membres pour leur faire produire des fruits de mort.
Or, parmi les passions de l’âme, toutes paraissent naître de l’amour et de la
haine, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (1a 2æ,
quest. 25, art. 1 et 2). Il faut donc compter la haine parmi les vices
capitaux.
Réponse à l’objection N°2 : La haine du mal (Cette haine du
mal n’est pas un vice, mais elle n’est que l’amour du bien appliqué à son
contraire.), qui est contraire au bien naturel, est la première des passions de
l’âme, comme l’amour du bien naturel. Mais la haine du bien naturel ne peut pas
exister au début, elle n’existe au contraire qu’à la fin, parce que cette haine
atteste une nature déjà corrompue, comme l’amour du bien extérieur.
Objection N°3. Le vice est un mal moral. Or, la haine se rapporte
au mal plutôt qu’une autre passion. Il semble donc qu’on doive considérer la
haine comme un vice capital.
Réponse à l’objection N°3 : Il y a deux sortes de maux : l’un
vrai, qui est contraire au bien naturel. La haine de ce mal peut tenir le
premier rang parmi les passions. L’autre n’est pas véritable, mais apparent ;
c’est au contraire le vrai bien, le bien naturel, mais on le considère comme un
mal par suite de la corruption de la nature (C’est le dérèglement de notre
imagination qui nous le représente tel.). La haine de ce mal ne doit exister
qu’en dernier lieu. Cette haine est un vice, mais il n’en est pas de même de la
première.
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 17) ne compte pas la haine parmi les sept
péchés capitaux.
Conclusion La haine étant le plus grave des péchés, et étant,
précisément pour ce motif, plutôt le terme que le principe des fautes, on ne la
compte point du tout parmi les vices capitaux.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 84, art. 3 et 4), un vice capital est celui duquel les autres vices
découlent le plus souvent. Or, le vice est contraire à la nature de l’homme,
parce que l’homme est un animal raisonnable. Ce qui est naturel est altéré
insensiblement par ce qui est contre nature. Par conséquent, il faut que tout
d’abord on s’écarte de ce qui est le moins conforme à la nature, et qu’en
dernier lieu on s’éloigne de ce qui lui est le plus conforme. Car ce qui existe
en premier lieu quand l’on construit est ce qui tombe le dernier quand on
démolit. Or, ce qu’il y a de plus naturel à l’homme, et ce qui existe en lui
avant tout, c’est d’aimer le bien, et surtout le bien divin et le bien du
prochain. C’est pourquoi la haine, qui est contraire à cet amour, n’est pas ce
qui contribue d’abord à la destruction de la vertu qui est l’œuvre des vices,
mais c’est ce qui vient en dernier lieu (Les autres vices démolissent d’abord
l’édifice. On donne le nom de péchés capitaux à ceux qui commencent cette
destruction et qui ont sous eux d’autres vices secondaires qui les aident. La
haine étant opposée à l’amour, qui est le fondement de l’édifice, ne vient
qu’en dernier lieu, quand l’édifice est déjà renversé et qu’il n’en reste plus
que la base.). C’est pour ce motif qu’elle n’est pas un vice capital.
Article 6 :
La haine vient-elle de l’envie ?
Objection N°1. Il semble que la
haine ne vienne pas de l’envie. Car l’envie est une tristesse qu’on éprouve à
l’occasion du bien d’autrui. Or, la haine ne vient pas de la tristesse, mais
c’est plutôt le contraire. Car nous nous attristons de la présence des maux que
nous haïssons. La haine ne vient donc pas de l’envie.
Réponse à l’objection N°1 : La puissance appétitive comme la
puissance perceptive se réfléchissant sur ses actes, il s’ensuit que les
mouvements de la puissance appétitive sont en quelque sorte circulaires. Ainsi,
selon le premier mouvement appétitif, le désir naît de l’amour, et produit la
délectation quand on a obtenu ce qu’on désirait. Et parce que le plaisir qu’on
trouve dans le bien qu’on aime est une bonne chose, il en résulte que la
délectation produit l’amour. Pour la même raison il arrive que la tristesse est
cause de la haine (L’envie ou la tristesse que l’on éprouve à l’occasion du
bien du prochain peut naître de la haine, et la haine peut produire cette envie
ou cette tristesse.)
Objection N°2. La haine est contraire à l’amour. Or, l’amour du
prochain se rapporte a l’amour de Dieu, comme nous l’avons vu (quest. 25, art.
1 ; quest. 26, art. 2). La haine du prochain se rapporte donc aussi à la haine
de Dieu. La haine de Dieu n’est pas produite par l’envie ; car nous ne portons pas
envie à ceux qui sont très éloignés de nous, mais à ceux qui paraissent nos
proches, comme le dit Aristote (Rhet., liv. 2, chap.
10). Par conséquent la haine n’est pas produite par l’envie.
Réponse à l’objection N°2 : Il n’en est pas de l’amour comme
de la haine. Car l’objet de l’amour est le bien qui découle de Dieu sur les
créatures ; c’est ce qui fait que l’amour commence par Dieu et finit par le
prochain. Au contraire la haine a pour objet le mal qui n’existe pas en Dieu
lui-même, mais dans ses effets. Aussi avons-nous dit (art. 1) qu’on ne hait
Dieu qu’autant qu’on le considère dans ses effets. C’est pour ce motif qu’on
hait le prochain avant de haïr Dieu. Ainsi donc puisque l’envie est la cause de
la haine qu’on a pour le prochain, elle est par conséquent cause de la haine
qu’on a pour Dieu.
Objection N°3. Le même effet n’a qu’une seule et même cause. Or,
la haine provient de la colère ; car saint Augustin dit dans sa règle (Ep. 109) que la colère augmente la
haine. La haine n’est donc pas l’effet de l’envie.
Réponse à l’objection N°3 : Rien n’empêche qu’une chose ne
vienne de différentes causes sous des rapports divers. Ainsi la haine peut
venir de la colère et de l’envie. Cependant elle vient plus directement de
l’envie, qui fait que le bien du prochain nous attriste, et que par conséquent
nous le haïssons. Mais la haine est augmentée par la colère. Car d’abord par la
colère nous désirons le mal du prochain dans une certaine mesure, c’est-à-dire
selon que la vengeance l’exige ; ensuite quand la colère persévère, l’homme en
vient à désirer le mal du prochain absolument, ce qui est de l’essence de la
haine. D’où il est manifeste que la haine est formellement produite par l’envie
selon la nature de son objet, mais que la colère y dispose.
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 31, chap. 17) que la haine vient de l’envie.
Conclusion Comme la délectation produit l’amour, de même l’envie,
qui est une tristesse intérieure que l’on éprouve du bien du prochain, produit
la haine.
Il faut répondre
que, comme nous l’avons dit (art. préc.), la haine du
prochain est le dernier terme que le péché atteigne, parce qu’elle est
contraire à l’amour que nous avons naturellement pour nos semblables. Que si
quelqu’un s’éloigne de ce qui est naturel, ceci provient de ce qu’il a
l’intention d’éviter ce qu’il doit fuir naturellement. Or, tout animal fuit
naturellement la tristesse, comme il recherche le plaisir, ainsi que le prouve
Aristote (Phys., liv. 7, chap. 13 et
14 ; liv. 10, chap. 2). C’est pourquoi, comme l’amour est produit par la
délectation, ainsi la haine a pour cause la tristesse. Par conséquent, comme
nous sommes portés à aimer les choses qui nous font plaisir, parce que nous les
tenons pour bonnes, de même nous sommes portés à haïr celles qui nous
attristent, parce que nous les croyons mauvaises. Ainsi donc puisque l’envie
est une tristesse que l’on éprouve à l’occasion du bien qui arrive au prochain,
il s’ensuit que le bien du prochain nous devient odieux ; d’où il résulte que
l’envie produit la haine.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements
du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était
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