Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 34 : De la haine

 

            Nous avons maintenant à nous occuper des vices contraires à la charité. Nous parlerons : 1° de la haine qui est contraire à l’amour ; 2° du dégoût et de l’envie qui sont contraires à la joie de la charité ; 3° de la discorde et du schisme qui sont opposés à la paix ; 4° de l’offense et du scandale qui sont contraires à la bienfaisance et à la correction fraternelle. — Sur la haine six questions se présentent : 1° Dieu peut-il être haï ? — 2° La haine de Dieu est-elle le plus grand des péchés ? — 3° La haine du prochain est-elle toujours un péché ? — 4° Est-elle le plus grand de tous les péchés qu’on fasse contre le prochain ? — 5° Est-elle un vice capital ? — 6° De quel vice capital sort-elle ?

 

Article 1 : Peut-on avoir de la haine contre Dieu ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne puisse avoir de haine contre Dieu. Car saint Denis dit (De div. nom., chap. 4) que le bien suprême, le beau par excellence, est agréable et aimable pour tout le monde. Or, Dieu est la bonté et la beauté même. Il n’est donc haï par personne.

Réponse à l’objection N°1 : Ce raisonnement se rapporte à ceux qui voient l’essence de Dieu, qui est l’essence même de la bonté.

 

Objection N°2. Il est dit dans les livres apocryphes (Esd., liv. 3, chap. 4) que tous les êtres invoquent la vérité et sont bénis dans leurs œuvres. Or, Dieu est la vérité même, comme le dit saint Jean (chap. 14). Par conséquent tout le monde aime Dieu, et personne ne peut le haïr.

Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement a pour objet Dieu considéré comme la cause des effets que tout le monde aime naturellement ; parmi ses effets se trouvent les œuvres de la vérité qui donne sa lumière aux hommes.

 

Objection N°3. La haine est une aversion. Or, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 1), Dieu tourne tout vers lui-même. Personne ne peut donc le haïr.

Réponse à l’objection N°3 : Dieu tourne tout vers lui-même, en ce sens qu’il est le principe de l’être, parce que toutes les choses, en tant qu’elles existent, tendent à ressembler à Dieu, qui est l’être même (Dieu ne peut pas être haï, comme principe et fin de toutes choses, mais il l’est seulement comme auteur des châtiments ou des peines que l’on éprouve ou que l’on redoute.).

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Ps. 73, 23) : L’orgueil de ceux qui vous haïssent monte toujours. Le Seigneur dit lui-même (15, 24) : Maintenant qu’ils m’ont vu, ils me haïssent et haïssent mon Père, etc.

 

Conclusion Quoiqu’on ne puisse haïr Dieu dans son essence, néanmoins il y en a qui peuvent le haïr relativement à certains effets de sa justice.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 29, art. 1), la haine est un mouvement de la puissance appétitive qui n’est mue que par l’objet qu’elle perçoit. Or, l’homme peut percevoir Dieu de deux manières : 1° en lui-même, quand il le voit dans son essence ; 2° par ses effets. C’est ainsi que les choses invisibles de Dieu nous sont manifestées par celles qu’il a faites. — Par son essence, Dieu est la bonté même que personne ne peut haïr, parce qu’il est de l’essence du bien d’être aimé. C’est pourquoi il est impossible que celui qui voit Dieu dans son essence le haïsse. — Parmi ses effets, il y en a qui ne peuvent être d’aucune manière contraires à la volonté humaine. Ainsi l’être, la vie et l’intelligence sont des effets que tout le monde aime et désire. Par conséquent, quand on considère Dieu comme l’auteur de ces effets, on ne peut le haïr. Mais il y a d’autres effets divins qui répugnent à la volonté déréglée. Ainsi le châtiment infligé au pécheur, la répression des péchés par la loi divine, sont des choses en opposition avec la volonté que le crime a dépravée. En considération de ces effets il y en a qui peuvent haïr Dieu, selon qu’ils le regardent comme l’être qui défend le péché et qui le punit (Ils détestent aussi Dieu en lui-même indirectement parce qu’ils voudraient qu’il n’existât pas.).

 

Article 2 : La haine de Dieu est-elle le plus grand des péchés ?

 

Objection N°1. Il semble que la haine de Dieu ne soit pas le plus grand des péchés. Car le péché le plus grave est le péché contre l’Esprit-Saint, lequel est irrémissible, comme le dit saint Matthieu (chap. 12). Or, on ne compte pas la haine de Dieu parmi les espèces de péché contre l’Esprit-Saint, comme on le voit (quest. 14, art. 2). Cette haine n’est donc pas le plus grave des péchés.

Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 25, chap. 2), autre chose est de ne pas faire le bien et autre chose de haïr celui qui est la source de tous les biens, comme autre chose est de pécher par précipitation et autre chose de le faire de propos délibéré ; ce qui nous fait comprendre que quand on hait Dieu, qui est l’auteur de tous les biens, on pèche de propos délibéré, ce qui constitue le péché contre l’Esprit-Saint. D’où il est évident que la haine de Dieu est tout particulièrement un péché contre l’Esprit-Saint, selon que le péché contre l’Esprit-Saint désigne un genre spécial de faute. Cependant on ne le compte pas parmi les espèces de péché contre l’Esprit-Saint, parce qu’il se rencontre généralement dans toute espèce de péché de cette nature.

 

Objection N°2. Le péché consiste dans l’éloignement de Dieu. Or, l’infidèle qui ne connaît pas Dieu paraît en être plus éloigné que celui qui en a au moins connaissance, bien qu’il le haïsse. Il semble donc que le péché d’infidélité soit plus grave que le péché de haine contre Dieu.

Réponse à l’objection N°2 : L’infidélité n’est coupable qu’autant qu’elle est volontaire. C’est pourquoi plus elle est volontaire et plus elle est grave. Quand elle est volontaire, elle provient de ce qu’on a en haine la vérité qui est proposée. D’où il est évident que le péché d’infidélité provient essentiellement de la haine de Dieu, dont la vérité est l’objet de la foi. C’est pourquoi, comme la cause l’emporte sur l’effet, de même la haine de Dieu est un péché plus grand que l’infidélité.

 

Objection N°3. On ne hait Dieu que par rapport à ses effets qui répugnent à la volonté, et dont le principal est la peine. Or, la haine de la peine n’est pas le plus grand des péchés. La haine de Dieu ne l’est donc pas non plus.

Réponse à l’objection N°3 : Quiconque hait la peine ne hait pas Dieu, qui en est l’auteur. Car il y en a beaucoup qui haïssent la peine et qui cependant la souffrent avec patience, par respect pour la justice divine. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf., liv. 10, chap. 28) que Dieu nous ordonne de supporter les châtiments, mais non de les aimer. Au contraire, quand on a de la haine pour Dieu qui punit, on a aussi de la haine pour la justice de Dieu même, ce qui est le péché le plus grave. De là, saint Grégoire dit (Mor., liv. 25, chap. 2) que comme il est quelquefois plus grave d’aimer le péché que de le commettre, de même il est plus inique de haïr la justice que de ne pas la respecter.

 

Mais c’est le contraire. Le pire est opposé au meilleur, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 10). Or, la haine de Dieu est opposée à son amour, qui est le bien suprême d l’homme. Donc la haine de Dieu est le péché le plus infâme.

 

Conclusion Puisque par la haine de Dieu l’homme se détourne de Dieu absolument il s’ensuit que cette haine est le plus grave des péchés.

Il faut répondre que le défaut du péché consiste en ce qu’il détourne de Dieu comme nous l’avons dit (quest. 10, art. 3, et 1a 2æ, quest. 71, art. 6). Or, cet éloignement de Dieu n’est coupable qu’autant qu’il est volontaire. Par conséquent, la faute consiste essentiellement en ce qu’elle nous éloigne de Dieu volontairement. — La haine de Dieu implique absolument cet éloignement volontaire, tandis que dans les autres péchés il n’existe que par participation et d’une manière relative. Car comme la volonté s’attache par elle-même à ce qu’elle aime, de même elle s’éloigne absolument de ce qu’elle hait. Par conséquent, quand quelqu’un hait Dieu, sa volonté s’éloigne de lui absolument ; tandis que dans les autres péchés (par exemple, quand quelqu’un fait une fornication) il ne se détourne pas de Dieu absolument, mais relativement, en ce sens qu’il désire une jouissance déréglée qui est annexée à l’éloignement de Dieu. Par conséquent comme ce qui existe absolument l’emporte sur ce qui existe relativement, il s’ensuit que la haine de Dieu est le plus grave de tous les péchés.

 

Article 3 : Toute haine du prochain est-elle un péché ?

 

Objection N°1. Il semble que toute haine du prochain ne soit pas un péché. Car parmi les préceptes ou les conseils de la loi de Dieu il n’y en a pas de criminels, d’après ces paroles de l’Ecriture (Prov., 8, 8) : Toutes ces paroles sont les miennes ; il n’y a en elles rien de déréglé ni de pervers. Or, il est dit dans saint Luc (14, 20) : Si quelqu’un vient à moi, et qu’il ne haïsse pas son père et sa mère, il ne peut être mon disciple. Toute haine du prochain n’est donc pas un péché.

Réponse à l’objection N°1 : D’après la loi de Dieu (Ex., chap. 20) nous devons honorer nos parents, parce qu’ils nous sont unis par la nature et par les liens du sang. Mais nous devons les haïr selon qu’ils nous empêchent d’arriver à la perfection de la justice divine.

 

Objection N°2. On ne peut pas faire de péché en imitant Dieu. Or, si nous imitons Dieu, il y a des personnes que nous devons haïr, car il est dit (Rom., 1, 30) : Dieu hait les détracteurs. Nous pouvons donc avoir de la haine pour certaines personnes sans faire de péché.

Réponse à l’objection N°2 : Dieu déteste dans les détracteurs leur péché, mais non leur nature. Nous pouvons haïr de la sorte les détracteurs sans faire de faute.

 

Objection N°3. Ce qui est naturel n’est pas un péché, parce que le péché s’éloigne de ce qui est conforme à la nature, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 2, chap. 4 et 30 ; et liv. 4, chap. 21). Or, il est naturel à une chose qu’elle haïsse ce qui lui est contraire, et qu’elle s’efforce de la détruire. Il semble donc que ce ne soit pas un péché de haïr-son ennemi.

Réponse à l’objection N°3 : Les hommes ne nous sont pas contraires par suite des biens qu’ils ont reçus de Dieu. Par conséquent, sous ce rapport nous devons les aimer. Mais ils nous sont contraires en raison des inimitiés qu’ils exercent contre nous, ce qui constitue de leur part une faute. A ce point de vue on doit les haïr ; car nous devons haïr en eux ce qui les rend nos ennemis.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (1 Jean, 2, 9) : Celui qui hait son frère est dans les ténèbres. Or, les ténèbres spirituelles sont les péchés. Donc la haine du prochain ne peut exister sans péché.

 

Conclusion Quand on hait son frère comme tel, on pèche toujours.

Il faut répondre que la haine est opposée à l’amour, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 29, art. 2). Par conséquent, la haine est aussi mauvaise que l’amour est bon. Or, on doit aimer son prochain selon ce qu’il a reçu de Dieu, c’est-à-dire suivant la nature et la grâce ; mais on ne doit pas l’aimer pour ce qu’il possède de lui-même et ce qui provient du démon, c’est-à-dire parce qu’il pèche et qu’il manque de justice. C’est pourquoi il est permis de haïr le péché dans son frère et tout ce qui regarde son défaut de justice, mais on ne peut pas haïr sans péché (La haine du prochain est un péché mortel dans son genre ; cependant il peut devenir véniel, non-seulement par suite du défaut de consentement, mais par la légèreté de la matière. Par exemple, si l’on ne souhaite pas à quelqu’un un mal grave.) la nature et la grâce qui sont en lui. D’ailleurs, si nous haïssons dans un de nos frères le péché et le défaut de vertu, c’est par amour pour lui ; car c’est le même motif qui fait que nous voulons le bien d’un individu et que nous haïssons ce qui fait son mal (Il n’est jamais permis de vouloir le mal de quelqu’un pour le mal même, mais on peut désirer la mort d’un brigand, dans l’intérêt du bien général, ou souhaiter à un pécheur une maladie dans l’ordre temporel, pour qu’il se convertisse. On peut se souhaiter la mort pour jouir de Dieu et ne plus l’offenser, et par conséquent pour être délivré des peines et des misères de cette vie.). Par conséquent, quand on prend le mot haine dans son sens absolu, elle est toujours accompagnée de péché.

 

Article 4 : La haine du prochain est-elle le plus grave des péchés qu’on commette contre lui ?

 

Objection N°1. Il semble que la haine du prochain soit le plus grave des péchés qu’on commette contre lui. Car il est dit (1 Jean, 3, 15) : Quiconque hait son frère est homicide. Or, l’homicide est le plus grave des péchés que l’on commette contre le prochain. Il en est donc de même de la haine.

 

Objection N°2. Le pire est opposé au meilleur. Or, le meilleur des sentiments que nous puissions témoigner au prochain, c’est l’amour, car tout le reste revient à l’amour. Par conséquent le plus mauvais de tous les sentiments est la haine.

 

Mais c’est le contraire. On appelle mal ce qui nuit, comme le dit saint Augustin (Enchir., chap. 12). Or, on nuit au prochain par d’autres péchés plus que par la haine. Ainsi on lui nuit davantage par le vol, l’homicide et l’adultère. La haine n’est donc pas le péché le plus grave (Cette question pouvant se considérer sous deux aspects, ces objections, dirigées dans un sens opposé, ont quelque chose de vrai, comme te fait remarquer saint Thomas dans le corps de l’article.).

Saint Jean Chrysostome expliquant ce passage de saint Matthieu (Hom. 10 in Matth. in op. imperf.) (Cet ouvrage n’est pas de saint Chrysostome.) : Celui qui violera le moindre de ces commandements, dit : Les commandements de Moïse : Vous ne tuerez point ; vous ne ferez point d’adultère, sont peu récompensés quand on les observe, mais ils produisent de grandes fautes, quand on les transgresse. Au lieu que l’observation des commandements du Christ : Ne vous fâchez pas, n’ayez pas de convoitise, reçoit de grandes récompenses, tandis que leur transgression est peu coupable. Or, la haine se rapporte au mouvement intérieur, comme la colère et la concupiscence. La haine du prochain est donc un péché moindre que l’homicide.

 

Conclusion. Si nous considérons le dommage porté à l’homme, il y a des péchés extérieurs pires que la haine intérieure ; mais si nous considérons je dérèglement intérieur de la volonté, la haine du prochain est une faute plus grave que les autres.

Il faut répondre que le péché qu’on commet contre le prochain produit deux sortes de maux : l’un qui résulte du dérèglement de celui qui pèche ; l’autre qui provient du dommage qu’il porte à celui contre lequel il pèche. Dans le premier sens, la haine est un péché plus grave que les actes extérieurs qui nuisent au prochain, parce que la haine trouble la volonté, qui est la faculté prédominante dans l’homme et la source du péché. Par conséquent, quand même les actes extérieurs seraient déréglés, si la volonté ne l’est pas, il n’y a pas de péché ; par exemple, lorsque quelqu’un tue un homme par ignorance ou par zèle pour la justice, il ne pèche pas. Et s’il y a quelque chose de coupable dans les péchés extérieurs qu’on commet contre le prochain, il provient tout entier de la haine intérieure. Quant au dommage qu’on porte au prochain, il y a des péchés extérieurs qui sont pires que la haine intérieure (C’est ainsi que le vol, l’homicide et l’adultère sont plus graves.).

La réponse aux objections est par là même évidente.

 

Article 5 : La haine est-elle un vice capital ?

 

Objection N°1. Il semble que la haine soit un vice capital. Car la haine est directement contraire à la charité. Or, la charité est la première des vertus et la mère des autres. La haine est donc le plus grand vice capital et le principe de tous les autres.

Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit Aristote (Phys., liv. 7, text. 18), la vertu d’une chose consiste en ce qu’elle soit bien disposée conformément à sa nature. C’est pourquoi ce qu’il y a de premier et de principal dans la vertu doit tenir aussi le premier et le principal rang dans l’ordre naturel. C’est pour cette raison que la charité est la principale de toutes les vertus, et que la haine ne peut pas être au même titre le premier de tous les vices (L’ordre de destruction et celui de construction sont inverses. Pour élever un édifice on commence par la base ; pour le renverser on démolit d’abord le faîte.), comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article).

 

Objection N°2. Les péchés naissent en nous de l’inclination des passions, suivant ces paroles de l’Apôtre (Rom., 7, 5) : Les passions des péchés agissaient dans nos membres pour leur faire produire des fruits de mort. Or, parmi les passions de l’âme, toutes paraissent naître de l’amour et de la haine, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (1a 2æ, quest. 25, art. 1 et 2). Il faut donc compter la haine parmi les vices capitaux.

Réponse à l’objection N°2 : La haine du mal (Cette haine du mal n’est pas un vice, mais elle n’est que l’amour du bien appliqué à son contraire.), qui est contraire au bien naturel, est la première des passions de l’âme, comme l’amour du bien naturel. Mais la haine du bien naturel ne peut pas exister au début, elle n’existe au contraire qu’à la fin, parce que cette haine atteste une nature déjà corrompue, comme l’amour du bien extérieur.

 

Objection N°3. Le vice est un mal moral. Or, la haine se rapporte au mal plutôt qu’une autre passion. Il semble donc qu’on doive considérer la haine comme un vice capital.

Réponse à l’objection N°3 : Il y a deux sortes de maux : l’un vrai, qui est contraire au bien naturel. La haine de ce mal peut tenir le premier rang parmi les passions. L’autre n’est pas véritable, mais apparent ; c’est au contraire le vrai bien, le bien naturel, mais on le considère comme un mal par suite de la corruption de la nature (C’est le dérèglement de notre imagination qui nous le représente tel.). La haine de ce mal ne doit exister qu’en dernier lieu. Cette haine est un vice, mais il n’en est pas de même de la première.

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 17) ne compte pas la haine parmi les sept péchés capitaux.

 

Conclusion La haine étant le plus grave des péchés, et étant, précisément pour ce motif, plutôt le terme que le principe des fautes, on ne la compte point du tout parmi les vices capitaux.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 84, art. 3 et 4), un vice capital est celui duquel les autres vices découlent le plus souvent. Or, le vice est contraire à la nature de l’homme, parce que l’homme est un animal raisonnable. Ce qui est naturel est altéré insensiblement par ce qui est contre nature. Par conséquent, il faut que tout d’abord on s’écarte de ce qui est le moins conforme à la nature, et qu’en dernier lieu on s’éloigne de ce qui lui est le plus conforme. Car ce qui existe en premier lieu quand l’on construit est ce qui tombe le dernier quand on démolit. Or, ce qu’il y a de plus naturel à l’homme, et ce qui existe en lui avant tout, c’est d’aimer le bien, et surtout le bien divin et le bien du prochain. C’est pourquoi la haine, qui est contraire à cet amour, n’est pas ce qui contribue d’abord à la destruction de la vertu qui est l’œuvre des vices, mais c’est ce qui vient en dernier lieu (Les autres vices démolissent d’abord l’édifice. On donne le nom de péchés capitaux à ceux qui commencent cette destruction et qui ont sous eux d’autres vices secondaires qui les aident. La haine étant opposée à l’amour, qui est le fondement de l’édifice, ne vient qu’en dernier lieu, quand l’édifice est déjà renversé et qu’il n’en reste plus que la base.). C’est pour ce motif qu’elle n’est pas un vice capital.

 

Article 6 : La haine vient-elle de l’envie ?

 

Objection N°1. Il semble que la haine ne vienne pas de l’envie. Car l’envie est une tristesse qu’on éprouve à l’occasion du bien d’autrui. Or, la haine ne vient pas de la tristesse, mais c’est plutôt le contraire. Car nous nous attristons de la présence des maux que nous haïssons. La haine ne vient donc pas de l’envie.

Réponse à l’objection N°1 : La puissance appétitive comme la puissance perceptive se réfléchissant sur ses actes, il s’ensuit que les mouvements de la puissance appétitive sont en quelque sorte circulaires. Ainsi, selon le premier mouvement appétitif, le désir naît de l’amour, et produit la délectation quand on a obtenu ce qu’on désirait. Et parce que le plaisir qu’on trouve dans le bien qu’on aime est une bonne chose, il en résulte que la délectation produit l’amour. Pour la même raison il arrive que la tristesse est cause de la haine (L’envie ou la tristesse que l’on éprouve à l’occasion du bien du prochain peut naître de la haine, et la haine peut produire cette envie ou cette tristesse.)

 

Objection N°2. La haine est contraire à l’amour. Or, l’amour du prochain se rapporte a l’amour de Dieu, comme nous l’avons vu (quest. 25, art. 1 ; quest. 26, art. 2). La haine du prochain se rapporte donc aussi à la haine de Dieu. La haine de Dieu n’est pas produite par l’envie ; car nous ne portons pas envie à ceux qui sont très éloignés de nous, mais à ceux qui paraissent nos proches, comme le dit Aristote (Rhet., liv. 2, chap. 10). Par conséquent la haine n’est pas produite par l’envie.

Réponse à l’objection N°2 : Il n’en est pas de l’amour comme de la haine. Car l’objet de l’amour est le bien qui découle de Dieu sur les créatures ; c’est ce qui fait que l’amour commence par Dieu et finit par le prochain. Au contraire la haine a pour objet le mal qui n’existe pas en Dieu lui-même, mais dans ses effets. Aussi avons-nous dit (art. 1) qu’on ne hait Dieu qu’autant qu’on le considère dans ses effets. C’est pour ce motif qu’on hait le prochain avant de haïr Dieu. Ainsi donc puisque l’envie est la cause de la haine qu’on a pour le prochain, elle est par conséquent cause de la haine qu’on a pour Dieu.

 

Objection N°3. Le même effet n’a qu’une seule et même cause. Or, la haine provient de la colère ; car saint Augustin dit dans sa règle (Ep. 109) que la colère augmente la haine. La haine n’est donc pas l’effet de l’envie.

Réponse à l’objection N°3 : Rien n’empêche qu’une chose ne vienne de différentes causes sous des rapports divers. Ainsi la haine peut venir de la colère et de l’envie. Cependant elle vient plus directement de l’envie, qui fait que le bien du prochain nous attriste, et que par conséquent nous le haïssons. Mais la haine est augmentée par la colère. Car d’abord par la colère nous désirons le mal du prochain dans une certaine mesure, c’est-à-dire selon que la vengeance l’exige ; ensuite quand la colère persévère, l’homme en vient à désirer le mal du prochain absolument, ce qui est de l’essence de la haine. D’où il est manifeste que la haine est formellement produite par l’envie selon la nature de son objet, mais que la colère y dispose.

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 31, chap. 17) que la haine vient de l’envie.

 

Conclusion Comme la délectation produit l’amour, de même l’envie, qui est une tristesse intérieure que l’on éprouve du bien du prochain, produit la haine.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), la haine du prochain est le dernier terme que le péché atteigne, parce qu’elle est contraire à l’amour que nous avons naturellement pour nos semblables. Que si quelqu’un s’éloigne de ce qui est naturel, ceci provient de ce qu’il a l’intention d’éviter ce qu’il doit fuir naturellement. Or, tout animal fuit naturellement la tristesse, comme il recherche le plaisir, ainsi que le prouve Aristote (Phys., liv. 7, chap. 13 et 14 ; liv. 10, chap. 2). C’est pourquoi, comme l’amour est produit par la délectation, ainsi la haine a pour cause la tristesse. Par conséquent, comme nous sommes portés à aimer les choses qui nous font plaisir, parce que nous les tenons pour bonnes, de même nous sommes portés à haïr celles qui nous attristent, parce que nous les croyons mauvaises. Ainsi donc puisque l’envie est une tristesse que l’on éprouve à l’occasion du bien qui arrive au prochain, il s’ensuit que le bien du prochain nous devient odieux ; d’où il résulte que l’envie produit la haine.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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