Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question
35 : Du dégoût des choses divines
Après
avoir parlé de la haine qui est opposée à la charité, nous devons nous occuper
des vices opposés à la joie de la charité qui a pour objet le bien divin et le
bien du prochain. Ces vices sont : le dégoût des choses divines, qui est
contraire à la joie qu’on a du bien divin, et l’envie, qui est opposée à la
joie qu’on a du bien du prochain. Nous traiterons : 1° du dégoût ; 2° de l’envie.
— Sur le dégoût quatre questions se présentent : 1° Le dégoût est-il un péché ?
(Le mot acedia, que nous traduisons
ici par dégoût, vient du grec πηδος qui signifie
défaut de soin ou de travail (cura, labor), et de α privatif. C’est pourquoi on peut
aussi le traduire par le mot paresse (incuria).) — 2° Est-ce un vice spécial ? — 3° Est-ce un
péché mortel ? — 4° Est-ce un vice capital ? (Dans l’énumération actuellement
adoptée des péchés capitaux, ce vice est désigné sous le nom de paresse.
D’après la définition que Bossuet donne de la paresse dans son catéchisme, on
voit qu’il n’y a que le nom de changé. Il la définit :
une langueur de l’âme qui nous empêche de goûter la vertu et nous rend lâches à
la pratiquer (Edit. de Vers., t. 6, p. 149).)
Article 1 : Le
dégoût est-il un péché ?
Objection
N°1. Il semble que le dégoût ne soit pas un
péché. Car les passions ne sont ni louables, ni blâmables, comme le dit Aristote
(Eth., liv. 2, chap. 5). Or, le dégoût est
une passion ; puisque c’est une espèce de tristesse, d’après saint Jean
Damascène (De fid.
orth., liv. 2, chap. 14), et ainsi que
nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 35, art. 8). Le dégoût n’est
donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°1 :
Les passions ne sont pas en elles-mêmes des péchés, mais elles sont louables et
blâmables selon qu’elles se rapportent au bien ou au mal. Ainsi la tristesse ne
désigne donc par elle-même ni une chose louable, ni une chose blâmable ; quand
elle a le mal pour cause et qu’elle est modérée, elle est louable. Si elle se
rapporte au bien, ou si tout en se rapportant au mal elle est immodérée, elle
est blâmable. C’est dans ce dernier sens que le dégoût est un péché.
Objection N°2. Aucun des défauts
corporels qui arrive à une heure réglée n’est un péché. Or, il en est ainsi du
dégoût, car Cassien dit (De inst. monast., liv. 10, chap.
1) : C’est surtout vers la sixième heure que le dégoût tourmente le moine ; il
ressemble à une fièvre qui arrive à une époque réglée, et dont les accès
enflamment d’autant plus vivement l’âme du malade aux heures accoutumées. Le
dégoût n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 :
Les passions de l’appétit sensitif peuvent être en elles-mêmes des péchés
véniels, et qu’elles portent l’âme au péché mortel. L’appétit sensitif ayant un
organe corporel, il s’ensuit que l’homme est plus disposé à pécher par suite
des affections corporelles qu’il éprouve. C’est pourquoi il peut se faire que
par suite des changements que le corps éprouve à certaines époques, on soit
plus exposé à tomber dans certaines fautes. D’ailleurs tout défaut corporel
dispose de soi à la tristesse. C’est pour cela que ceux qui jeûnent jusqu’à
midi, quand ils commencent à souffrir du défaut de nourriture et de la chaleur
du soleil, sont plus vivement attaqués par le dégoût (On conçoit que ce dégoût
spirituel soit une des fautes auxquelles étaient le plus exposés les moines.
C’est pour ce motif que Cassien en parle tout particulièrement (Inst., liv. 10, chap. 1).).
Objection N°3. Ce qui vient d’une
bonne source ne paraît pas être un péché. Or, le dégoût vient d’une bonne
source ; car Cassien dit qu’il provient (ibid.,
chap. 2) de ce que le religieux gémit de ne posséder aucun fruit spirituel, et
de ce qu’il exalte les monastères qu’il n’habite pas et qui existent au loin ;
ce qui paraît se rapporter à l’humilité. Le dégoût n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°3 :
Le propre de l’humilité, c’est de ne pas s’élever en considérant ses propres
défauts ; mais ce n’est pas le fait de l’humilité, c’est plutôt celui de
l’ingratitude que de mépriser les biens qu’on a reçus de Dieu ; c’est de ce
mépris que le dégoût résulte. Car nous nous attristons au sujet de ces choses
comme si, d’après notre sentiment, elles étaient mauvaises ou viles. Par
conséquent il est donc nécessaire qu’on élève les biens des autres, sans
mépriser toutefois les biens qu’on a reçus de Dieu, parce qu’alors on en
éprouverait de la tristesse.
Objection N°4. On doit fuir tout
péché, d’après ces paroles de l’Ecriture (Ecclésiastique,
21, 2) : Fuyez le péché comme vous
fuiriez à la vue d’un aspic. Or, Cassien dit (liv. 10, chap. ult.) que l’expérience
a prouvé qu’on ne pouvait pas éviter de combattre le dégoût par la fuite, mais
qu’on devait le vaincre par la résistance. Le dégoût n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°4 :
On doit toujours éviter le péché, mais on doit le combattre tantôt par la fuite
et tantôt par la résistance. On doit le fuir, quand la pensée continue du péché
enflamme la volonté, comme dans la luxure, selon ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 6, 18) : Fuyez la fornication. Il faut résister quand la pensée détruit par
sa persévérance la cause même du péché, ce qui arrive quand le péché provient de
la légèreté et de l’irréflexion. C’est ce qui a lieu dans le dégoût. Car plus
nous pensons aux biens spirituels et plus ils nous plaisent, ce qui met fin au
dégoût.
Mais c’est le contraire. Ce que l’Ecriture
défend est un péché. Or, il en est ainsi du dégoût. Car nous lisons (Ecclésiaste, 6, 26) : Baissez votre épaule, et portez la sagesse
spirituelle et ne vous ennuyez pas de ses liens. Le dégoût est donc un
péché.
Conclusion Le dégoût étant une
tristesse qu’on éprouve au sujet du bien divin que nous devons aimer par
charité, il est nécessaire qu’il soit toujours un péché.
Il faut répondre que le dégoût, d’après
saint Jean Damascène (loc. cit.), est
une tristesse accablante qui abat tellement le courage de l’homme qu’il n’a de plaisir
à rien, comme les choses qui sont acides (Acida, rapprochement étymologique
de ce mot avec acedia, que dans
certaines éditions on écrit mal à propos accidia.) sont aussi froides. C’est pourquoi le dégoût implique une sorte
d’éloignement pour toute espèce d’action (C’est ainsi qu’il se confond avec la
paresse.), comme on le voit par ce que dit la glose (ord. Aug.) sur
ces paroles du Psalmiste (Ps. 106) : Leur âme a en abomination toute nourriture.
Il y en a aussi qui définissent le dégoût une torpeur de l’âme qui néglige de commencer
le bien. Cette tristesse est toujours mauvaise ; elle l’est tantôt en
elle-même, tantôt dans ses effets. La tristesse mauvaise en elle-même est celle
qui porte sur le mal apparent qui est véritablement un bien ; comme la
délectation mauvaise est celle qui a pour objet le bien apparent qui est un mal
véritable. Par conséquent puisque le bien spirituel est un bien véritable, la
tristesse que l’on conçoit au sujet de ce bien est mauvaise en elle-même. Mais
la tristesse qui a pour objet un mal véritable est mauvaise dans ses effets, si
elle accable l’homme au point de l’empêcher totalement de faire des bonnes œuvres.
C’est pour cela que l’Apôtre ne veut pas (2
Cor., chap. 2) que le pénitent tombe
par suite de son péché dans une trop grande tristesse. Ainsi donc le
dégoût, tel que nous l’entendons ici, désignant la tristesse que l’on a du bien
spirituel, est mauvais de deux manières ; il l’est en lui-même et dans ses
effets ; par conséquent c’est un péché. Car nous appelons péché le mal qui se
rapporte aux mouvements appétitifs (Ces mouvements sont des péchés quand ils ne
sont pas conformes à la raison.), comme on le voit d’après ce que nous avons
dit (1a 2æ, quest. 74, art. 4, et quest. 10, art. 2).
Article 2 : Le
dégoût est-il un vice spécial ?
Objection
N°1. Il semble que le dégoût ne soit pas un
vice spécial. Car ce qui convient à tout vice ne constitue pas une espèce de
vice particulière. Or, tout vice porte l’homme à s’attrister du bien spirituel
qui lui est opposé. Car le luxurieux s’attriste de la vertu de la continence et
le gourmand s’attriste de l’abstinence. Le dégoût étant une tristesse que l’on
éprouve au sujet d’un bien spirituel, comme nous l’avons dit (art. préc.), il semble que ce ne soit pas un péché spécial.
Objection N°2. Puisque le dégoût
est une tristesse, il est contraire à la joie. Or, la joie n’est pas considérée
comme une vertu spéciale. Le dégoût ne doit donc pas être non plus regardé
comme un vice particulier.
Objection N°3. Le bien spirituel
étant un objet général que la vertu recherche et que le vice repousse, il ne
constitue pas une raison spéciale de vice ou de vertu, à moins que quelque
chose ne s’y ajoute. Or, il semble qu’il n’y ait que le travail qui mène au
dégoût, si on fait du dégoût un vice spécial. Car on repousse les biens
spirituels parce qu’ils sont pénibles, et c’est pour cela que le dégoût est une
sorte d’ennui. Et comme il paraît qu’il appartient à la paresse de repousser le
travail et de chercher le repos, il s’ensuit que le dégoût n’est rien autre
chose que la paresse, ce qui semble être faux, puisque la paresse est contraire
à la sollicitude, au lieu que c’est la joie qui est contraire au dégoût. Par
conséquent le dégoût n’est pas un vice spécial.
Mais c’est le contraire. Saint
Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 17)
distingue le dégoût (Saint Grégoire n’emploie pas le mot acedia, mais celui de tristitia.)
des autres vices. C’est donc un vice spécial.
Conclusion Le dégoût, qui est la
tristesse qu’on éprouve du bien divin qu’on doit aimer par charité, est un vice
spécial contraire à la charité ; tandis que le dégoût par lequel nous nous
attristons du bien d’une vertu quelconque est un vice général.
Il faut répondre que le dégoût
étant une tristesse qu’on éprouve au sujet du bien spirituel, si on entend le
bien spirituel d’une manière générale, ce dégoût n’a pas la nature d’un vice
spécial (C’est une circonstance qui accompagne toute espèce de vice ou de
péché.) ; parce que, comme nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 71, art. 1), tout vice repousse le bien spirituel de la vertu qui lui
est opposée. De même on ne peut pas dire que le dégoût soit un vice spécial,
parce qu’il repousse le bien spirituel, comme étant difficile à acquérir, soit
parce qu’il est pénible au corps, soit parce qu’il est un obstacle à ses
jouissances. Car dans ce cas le dégoût ne se distinguerait pas des vices
charnels par lesquels on recherche le repos et les plaisirs du corps. — Il faut
donc dire que dans les biens spirituels il y a un ordre. Car tous les biens
spirituels qui consistent dans des actes de vertus particulières se rapportent
à un seul bien spirituel qui est le bien divin, et ce bien est l’objet d’une
vertu spéciale qui est la charité. Ainsi il appartient à toute vertu de se
réjouir du bien spirituel qui lui appartient et qui consiste dans son acte
propre : mais la joie spirituelle par laquelle on se réjouit du bien divin
appartient spécialement à la charité. De même la tristesse que l’on conçoit au
sujet du bien spirituel qui consiste dans des actes de vertus particulières n’appartient
pas à un vice particulier, mais à tous les vices, tandis qu’il appartient à un
vice spécial qu’on appelle dégoût, de s’attrister du bien divin dont la charité
se réjouit (Ce vice fait qu’on s’attriste de l’amitié de Dieu, et des moyens
nécessaires pour l’obtenir, comme les sacrements, les préceptes divins, les
bonnes œuvres, etc.).
La réponse aux objections est par
là même évidente.
Article 3 : Le
dégoût est-il un péché mortel ?
Objection
N°1. Il semble que le dégoût ne soit pas un
péché mortel. Car tout péché mortel est contraire à un précepte de la loi de
Dieu. Or, le dégoût ne paraît contraire à aucun de ces préceptes, comme on le
voit en parcourant les préceptes du Décalogue les uns après les autres. Le
dégoût n’est donc pas un péché mortel.
Réponse à l’objection N°1 :
Le dégoût est contraire à la loi de la sanctification du sabbat, qui nous
ordonne comme précepte moral de reposer notre âme en Dieu ; l’âme fait le
contraire quand elle s’attriste du bien divin.
Objection N°2. Le péché d’action
n’est pas dans le même genre moindre que le péché du cœur. Or, ce n’est pas un
péché mortel que de s’éloigner par ses actions d’un bien spirituel qui mène à
Dieu ; autrement on pécherait mortellement en n’observant pas les conseils
évangéliques. On ne pèche donc pas en s’éloignant de cœur, au moyen de la
tristesse, des œuvres spirituelles ; et par conséquent le dégoût n’est pas un
péché mortel.
Réponse à l’objection N°2 :
Le dégoût n’est pas l’éloignement de l’esprit pour tout bien spirituel, mais
pour le bien divin auquel l’âme doit s’attacher nécessairement (C’est-à-dire
pour le bien qui est de devoir et que l’âme ne peut négliger sans pécher.). Par
conséquent si une personne s’attriste de ce qu’on l’oblige à faire des œuvres
de vertu qu’elle n’est pas tenue de faire, elle ne tombe pas dans le péché de
dégoût ou de paresse. Elle n’y tombe que quand elle s’attriste de faire pour la
gloire de Dieu des choses auxquelles elle est obligée.
Objection N°3. Il n’y a pas de
péché mortel dans les hommes parfaits. Or, les hommes parfaits éprouvent du
dégoût. Car Cassien dit (De inst. cænob., liv. 10, chap.
1) que ce sont les solitaires surtout qui éprouvent cette maladie, et que c’est
un ennemi terrible qui attaque fréquemment ceux qui sont dans le désert. Le
dégoût n’est donc pas toujours un péché mortel.
Réponse à l’objection N°3 :
Dans les saints on trouve des mouvements imparfaits de dégoût et d’ennui, mais
ils ne parviennent pas jusqu’au consentement de la raison.
Mais c’est le contraire. L’Apôtre
dit (2 Cor., 7, 20) : La tristesse du siècle opère la mort.
Or, le dégoût est cette tristesse ; car la mort n’est pas produite par la
tristesse qui est selon Dieu, et qui se trouve en opposition avec la tristesse
du siècle. Le dégoût est donc un péché mortel.
Conclusion Le dégoût complet, qui
est une tristesse que l’on a du bien spirituel et divin, est un péché mortel
dans son genre, puisqu’il est contraire à la charité ; mais il est constant que
le dégoût imparfait qui résulte du mouvement des sens et auquel la raison ne
donne pas son consentement est un péché véniel.
Il faut répondre que, comme nous
l’avons dit (1a 2æ, quest. 88, art. 1 et 2), on appelle
péché mortel celui qui détruit la vie spirituelle qui est l’effet de la
charité, d’après laquelle Dieu habite en nous. Ainsi le péché, qui de lui-même
et selon sa propre nature est contraire à la charité, est mortel dans son
genre. Or, il en est ainsi du dégoût. Car l’effet propre de la charité est la
joie que nous avons de Dieu, comme nous l’avons dit (quest. 28, art. 1). Par là
même que le dégoût est une tristesse que nous éprouvons au sujet du bien
spirituel considéré comme un bien divin, il s’ensuit qu’il est un péché mortel
dans son genre. Mais on doit observer que tous les péchés qui sont mortels dans
leur genre, ne le sont qu’autant qu’ils sont parfaitement consommés. Car la
consommation du péché consiste dans le consentement de la raison, puisque nous
parlons ici du péché de l’homme, qui consiste dans un acte humain dont la
raison est le principe. Par conséquent si le péché commence dans la région des
sens et qu’il ne parvienne pas jusqu’au consentement de la raison, l’acte est
un péché véniel à cause de son imperfection. C’est ainsi qu’en matière d’adultère
la concupiscence qui s’arrête à la sensibilité seule est un péché véniel, et
devient un péché mortel, si elle s’élève jusqu’au consentement de la raison. De
même le dégoût, quand il se renferme dans la région des sens exclusivement et
qu’il résulte de la lutte qui existe entre la chair et l’esprit, n’est qu’un
péché véniel. Mais quand il parvient jusqu’à la raison, qui consent à fuir, à
détester et à prendre en horreur le bien divin, alors la chair l’emporte
absolument sur l’esprit, et dans ce cas il est évident que le dégoût est un
péché mortel.
Article 4 : Le
dégoût est-il un vice capital ?
Objection
N°1. Il semble que le dégoût ne doive pas être
considéré comme un vice capital. Car on appelle vice capital celui qui nous
porte à pécher, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 5, et 1a
2æ, quest. 34, art. 4). Or, le dégoût ne nous porte pas à agir, mais
il nous éloigne plutôt de l’action. On ne doit donc pas en faire un vice
capital.
Réponse à l’objection N°1 :
Le dégoût en appesantissant l’esprit empêche l’homme de faire ce qui est pour
lui une cause de tristesse. Mais il le porte à faire des choses qui sont en
harmonie avec la tristesse elle-même, comme répandre des larmes, ou il l’engage
à faire des actions qui ont pour but d’éviter ce défaut (Cette tristesse ayant
pour objet le bien spirituel, porte l’homme à faire ce qui est opposé à ce bien
pour se distraire. C’est ainsi que celui que la grâce attriste se porte à la
gourmandise, et que celui qui déteste les œuvres spirituelles recherche les
plaisirs sensuels.).
Objection N°2. Un vice capital a
une progéniture qui lui est attachée. Or, saint Grégoire assigne six filles à
la tristesse (Mor., liv. 31, chap.
17), ce sont : la malice, la rancune, la pusillanimité, le désespoir, la
torpeur à l’égard de ce qui est commandé, la légèreté d’esprit relativement aux
choses défendues. Tous ces vices ne paraissent pas venir réellement du dégoût.
Car la rancune paraît être la même chose que la haine qui vient de l’envie,
comme nous l’avons vu (quest. préc., art. 6). La malice se prend en général pour tous les
vices. De même la légèreté d’esprit qui porte sur ce qui est défendu existe
aussi dans tous les vices. La torpeur qui se rapporte à ce qui est commandé
paraît être la même chose que le dégoût. La pusillanimité et le désespoir
peuvent venir de tous les péchés quels qu’ils soient. C’est donc à tort que l’on
fait du dégoût un vice capital.
Réponse à l’objection N°2 :
Saint Grégoire énumère parfaitement les vices qui naissent du dégoût. Car,
comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 5 et 6), par là même
que personne ne peut rester longtemps dans la tristesse sans délectation, il
faut qu’on en sorte de deux manières : la première consiste en ce que l’homme
s’éloigne des choses qui l’attristent ; la seconde, en ce qu’il pense à
d’autres choses dans lesquelles il se délecte. Ainsi ceux qui ne peuvent pas
trouver leur plaisir dans les jouissances spirituelles se livrent aux
jouissances corporelles, comme le remarque le Philosophe (Eth., liv. 10, chap. 6). Or, si l’on observe le mouvement par lequel
l’homme fuit la tristesse, on voit qu’il évite d’abord les choses qui
l’attristent et qu’en second lieu il les combat. Comme les biens spirituels
dont le dégoût attriste embrassent la fin et les moyens, on fuit la fin par le désespoir (C’est la faute la plus
grave.). Pour les moyens qui se rapportent aux choses difficiles, qui sont
l’objet des conseils, on les fuit par la pusillanimité
; s’ils se rapportent à la justice en général on les fuit par la torpeur qui a pour objet ce qui est
commandé (Ainsi la pusillanimité porte sur les conseils, et la torpeur sur les
préceptes.). L’attaque qu’on livre aux biens spirituels qui contristent se
dirige tantôt contre les personnes qui nous excitent à faire ce bien, et alors
c’est de la rancune ; tantôt elle
s’étend aux biens spirituels eux-mêmes que l’on prend en aversion, et c’est de
la malice proprement dite. Et quand,
par suite de la tristesse que lui causent les choses spirituelles, un individu
se porte vers les jouissances extérieures, il en résulte la légèreté d’esprit qui a pour objet ce
qui est défendu (Les choses extérieures illicites capables de le réjouir.).
C’est ainsi que la réponse à toutes les objections devient évidente
relativement à chacun des vices qui naissent du dégoût. Car la malice ne se
prend pas ici pour le vice en général, mais elle s’entend telle que nous venons
de le dire. La rancune (En latin rancor.) ne
signifie pas non plus la haine, mais une certaine indignation, comme nous
l’avons fait remarquer, et il en faut dire autant des autres vices.
Objection N°3. Saint Isidore
distingue (Lib. de sum. bon., liv. 2, chap.
37) le vice du dégoût du vice de la tristesse en disant que la tristesse existe
quand on s’éloigne des devoirs graves et difficiles auxquels on est tenu et qu’il
y a dégoût quand on se livre à un repos illégitime. Il ajoute que la rancune,
la pusillanimité, l’amertume et le désespoir naissent de la tristesse, et qu’il
y a sept vices qui naissent du dégoût, ce sont : l’oisiveté, la somnolence, l’importunité
de l’esprit, l’inquiétude du corps, l’instabilité, le bavardage, la curiosité.
Il semble donc que saint Grégoire ou saint Isidore se soit trompé en désignant
le dégoût comme un vice capital avec les vices qui en naissent.
Réponse à l’objection N°3 :
Cassien (loc. cit.) distingue la
tristesse du dégoût, mais saint Grégoire (loc.
cit.) désigne avec plus de raison le dégoût sous le nom de tristesse (Saint
Thomas explique ici pourquoi saint Grégoire emploie le mot tristitia au lieu de acedia,
comme nous l’avons fait remarquer.), parce que, comme nous l’avons dit (art.
2), la tristesse n’est pas un vice distinct des autres, quand elle consiste à
s’éloigner de ce qui est grave et pénible ou quand on s’attriste pour d’autres
causes quelles qu’elles soient. Elle n’est un vice particulier qu’autant qu’on
s’attriste du bien divin, et c’est ce qui constitue le dégoût qui porte l’homme
à un repos illégitime, en raison du mépris qu’il a pour les choses divines.
Quant aux vices qui naissent d’après saint Isidore du dégoût et de la tristesse
ils reviennent à ceux que saint Grégoire distingue. Car l’amertume qui d’après
saint Isidore naît de la tristesse est un effet de la rancune. L’oisiveté et la
somnolence reviennent à la torpeur qui a pour objet les choses commandées. Car
à l’égard de ces choses, on peut être oisif en les omettant complètement, et
l’on peut être somnolent, en les accomplissant avec négligence. Les cinq autres
vices qu’il fait naître du dégoût se rapportent à la légèreté d’esprit touchant
les choses défendues. Quand cette légèreté qui existe dans l’esprit consiste à
se répandre hors de propos sur une foule de choses diverses, on l’appelle
importunité d’esprit ; si elle regarde la connaissance, on dit que c’est de la
curiosité ; si elle porte sur le discours, c’est du bavardage ; si elle ne
permet pas au corps de rester un instant dans la même place, c’est de
l’inquiétude corporelle : ce défaut existe lorsque par les mouvements déréglés
des membres on indique une sorte de divagation dans les idées. — Si on tient à
aller d’un lieu à un autre il y a de l’instabilité. On peut dire encore qu’on
est inconstant, quand on change souvent de dessein.
Mais c’est le contraire. Saint
Grégoire dit (loc. cit.) que
le dégoût est un vice capital et qu’il produit les défauts que nous avons
énumérés.
Conclusion Puisque le dégoût est
une tristesse qui a pour objet le bien spirituel et divin, c’est nécessairement
un vice capital dont sont issus la malice, la rancune, la pusillanimité, le
désespoir, la torpeur à l’égard de ce qui est commandé, et la légèreté d’esprit.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a
2æ, quest. 84, art. 3 et 4), on appelle vice capital celui qui est
de nature à produire d’autres vices comme cause finale. Ainsi comme les hommes
font beaucoup de choses pour le plaisir, soit pour l’obtenir, soit parce que
son ardeur les excite à faire certaines actions ; de même ils font
beaucoup de choses à cause de la tristesse, soit qu’ils l’évitent, soit qu’elle
les entraîne à quelques actes particuliers. Par conséquent le dégoût étant une
tristesse, comme nous l’avons dit (art. 2, et 1a 2æ,
quest. 35, art. 8), c’est avec raison qu’on en fait un vice capital.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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