Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question
37 : De la discorde qui est opposée à la paix
Après
avoir parlé des vices opposés à la joie de la charité, nous avons à nous
occuper des défauts qui sont contraires à la paix. Nous traiterons : 1° de la
discorde qui existe dans le cœur ; 2° de la contention qui est dans la bouche ;
3° de ce qui se rapporte à l’action, c’est-à-dire du schisme, de la querelle,
de la guerre et de la sédition. — Touchant la discorde deux questions se
présentent : 1° La discorde est-elle un péché ? — 2° Est-elle fille de la vaine
gloire ?
Article 1 : La
discorde est-elle un péché ?
Objection
N°1. Il semble que la discorde ne soit pas un
péché. Car être en désaccord avec quelqu’un, c’est s’éloigner de sa volonté.
Or, cette discordance ne paraît pas un péché, parce que la volonté du prochain
n’est pas la règle de la nôtre ; il n’y a que la volonté divine qui nous
dirige. La discorde n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°1 :
La volonté d’un homme considérée en elle-même n’est pas la règle de la volonté
d’un autre, mais qu’on doit se soumettre à la volonté du prochain, quand elle
est conforme à la volonté de Dieu (L’inférieur n’obéit au supérieur que parce
que celui-ci tient la place de Dieu. D’homme à homme il y a égalité ; il ne
peut y avoir subordination.). C’est pourquoi c’est un péché de s’écarter de
cette volonté, parce qu’on s’écarte par là même de la règle divine.
Objection N°2. Celui qui excite
un autre à pécher pèche aussi lui-même. Or, il ne semble pas que ce soit un
péché d’exciter la discorde entre certaines personnes. Car nous lisons (Actes, 23, 6) : Que Paul sachant qu’une
partie de ceux qui étaient là étaient saducéens (Les saducéens n’admettaient pas la résurrection.)
et l’autre pharisiens, il s’écria dans l’assemblée : Mes frères, je suis
pharisien et fils de pharisien, et c’est à cause de l’espérance d’une autre vie
et de la résurrection des morts que l’on veut me condamner. Dès qu’il eut dit
ces paroles, il s’éleva une dissension entre les pharisiens et les saducéens.
La discorde n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 :
Comme la volonté de l’homme qui s’attache à Dieu est une règle droite dont on
ne peut s’écarter sans péché ; de même la volonté de l’homme qui est contraire
à Dieu est une règle perverse qu’il est bon de ne pas suivre. Par conséquent,
c’est un péché grave que d’exciter la discorde qui détruit la bonne harmonie
que la charité produit. Ainsi il est dit (Prov.,
6, 16) : Il y a six choses que le
Seigneur hait, et son âme déteste la septième. Cette septième chose,
d’après l’écrivain sacré : C’est celui
qui sème la discorde parmi ses frères. Mais il est louable d’exciter la
discorde qui détruit le mauvais accord, c’est-à-dire celui qui repose sur une
volonté mauvaise. En ce sens saint Paul eut raison d’exciter la discorde parmi
ceux qui s’accordaient dans le mal. Car le Seigneur dit de lui-même (Matth., 10, 34) : Je
ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive.
Objection N°3. Le péché, surtout
le péché mortel, ne se trouve pas dans les saints. Or, la discorde s’élève
quelquefois entre eux. Car il est dit (Actes,
15, 39) : qu’il s’éleva entre Paul et Barnabé
une contestation qui fut cause qu’ils se séparèrent l’un de l’autre. La
discorde n’est donc pas un péché et surtout elle n’est pas un péché mortel.
Réponse à l’objection N°3 :
La discorde qui éclata entre Paul et Barnabé fut accidentelle et non absolue.
En effet l’un et l’autre avaient le bien en vue, mais une chose paraissait
bonne à l’un et l’autre en voulait un autre, ce qui tient à l’imperfection de
la nature humaine (Il n’y eut entre eux qu’une différence d’opinion dont la
Providence tira le parti le plus avantageux, parce qu’en se séparant ils
portèrent la bonne nouvelle, l’Evangile à un plus grand nombre d’hommes.). Car
la controverse ne portait pas sur les choses qui sont de nécessité de salut ;
et même la divine providence permit cette dissension à cause de l’avantage qui
en devait résulter pour l’Eglise.
Mais c’est le contraire. Saint
Paul place les dissensions ou les discordes (Gal., chap. 5) parmi les œuvres de la chair dont il dit : Que ceux qui font de pareilles actions n’arriveront
pas au royaume de Dieu. Or, il n’y a que le péché mortel qui exclue l’homme
du royaume de Dieu. La discorde est donc un péché de cette nature.
Conclusion La discorde, qui est
par elle-même contraire à la concorde, est un péché mortel, à moins que l’imperfection
de l’acte ne l’excuse.
Il faut répondre que la discorde
est contraire à la concorde. Or, la concorde, comme nous l’avons dit (quest. 29,
art. 1 et 3), est produite par la charité en ce sens que la charité réunit tous
les cœurs dans l’amour du bien divin qui est son objet principal et dans l’amour
du bien du prochain qui est son objet secondaire. Pour cette raison la discorde
est donc un péché, parce qu’elle est contraire à cette concorde. — Mais on doit
savoir que la concorde est détruite par la discorde de deux manières : par
elle-même, et par accident. 1° Quand il s’agit des actes humains et des mœurs,
ce qui existe par soi-même, c’est ce qui est conforme à l’intention. Par
conséquent un individu se met par lui-même en désaccord avec le prochain, quand
sciemment et de son plein gré il s’éloigne du bien divin et du bien du
prochain, dans lequel il doit être uni avec tout le monde. Cet acte est un
péché mortel dans son genre, parce qu’il est opposé à la charité, quoique les
mouvements premiers qui l’ont produit soient des péchés véniels par suite de
leur imperfection. 2° Dans les actes humains on dit qu’une chose s’est faite
par accident, quand elle est arrivée en dehors de l’intention de l’agent. Par
conséquent, quand des individus se proposent un bien qui se rapporte à la
gloire de Dieu ou à l’avantage du prochain, mais que l’un considère comme un
bien ce que l’autre regarde comme un mal, alors la discorde qui éclate est
contraire par accident au bien divin et au bien du prochain (Il n’y a dans ce
cas qu’une divergence d’opinions ; mais il n’y a de part et d’autre aucune
faute, parce que la volonté reste droite.). Cette discorde n’est pas un péché,
et ne répugne pas à la charité, à moins qu’elle ne soit accompagnée d’erreur
sur les choses qui sont de nécessité de salut (On entend par là les choses sans
lesquelles il n’est pas possible d’arriver au ciel, comme le baptême.), ou qu’on
ne la soutienne avec plus d’opiniâtreté qu’il ne convient ; puisque nous avons
vu (quest. 29, art. 3) que la concorde, qui est l’effet de la charité, est l’union
des volontés et non des opinions. D’où il est évident que la discorde résulte
quelquefois de la faute d’un seul exclusivement, par exemple, quand l’un veut
un bien auquel l’autre résiste sciemment (Il peut se faire qu’entre les deux
contendants il n’y en ait qu’un dont l’intention soit droite, ou même qu’ils
soient tous les deux répréhensibles, comme deux hérétiques qui se combattent
sur un point de doctrine qu’ils n’entendent bien ni l’un ni l’autre.). D’autres
fois elle résulte de la faute des deux, par exemple, quand l’un et l’autre
agissent contre le bien d’un tiers et qu’ils recherchent leur propre avantage.
Article 2 : La
discorde est-elle fille de la vaine gloire ?
Objection
N°1. Il semble que la discorde ne soit pas
issue de la vaine gloire. Car la colère est un autre vice que la vaine gloire.
Or, la discorde paraît être fille de la colère, d’après ces paroles de l’Ecriture
(Prov., 15, 18) : L’homme colère provoque les querelles.
Elle n’est donc pas fille de la vaine gloire.
Réponse à l’objection N°1 :
La querelle n’est pas la même chose que la discorde. Car la querelle consiste
dans un acte extérieur ; elle est donc produite avec raison par la colère qui
porte l’âme à nuire au prochain. Mais la discorde consiste dans la division des
mouvements de la volonté. Ce qui est l’effet de l’orgueil ou de la vaine
gloire, pour la raison que nous avons dite (dans le corps de cette question.).
Objection N°2. Saint Augustin,
expliquant ce passage de saint Jean (chap. 7) : Nondum erat spiritus datus, dit (sup. Joan, tract. 32) que l’envie sépare
et que la charité unit. Or, la discorde n’est rien autre chose qu’une
séparation des volontés. Elle procède donc de l’envie plutôt que de la vaine
gloire.
Réponse à l’objection N°2 :
Dans la discorde il y a une chose qu’on considère comme le point de départ ;
c’est le mouvement par lequel on s’éloigne de la volonté d’un autre ; sous ce
rapport, la discorde est l’effet de l’envie, mais il y en a une autre que l’on
considère comme le but vers lequel on tend, c’est le mouvement par lequel on
cherche le triomphe de son propre sentiment ; sous cet autre rapport, elle est
l’effet de la vaine gloire. Et parce que dans tout mouvement le point d’arrivée
l’emporte sur le point de départ, puisque la fin l’emporte sur le commencement,
il s’ensuit que la discorde est plutôt issue de la vaine gloire que de l’envie,
quoiqu’elle puisse naître de ces deux vices sous des rapports différents, comme
nous l’avons dit.
Objection N°3. Ce qui est la
source de beaucoup de maux paraît être un vice capital. Or, il en est ainsi de
la discorde, parce qu’à l’occasion de ces paroles de l’Evangile (Matth., 12, 25) : Tout
royaume divisé contre lui-même sera dévasté, saint Jérôme dit que la
concorde fait croître et prospérer les petites choses, mais que la discorde
renverse les plus grandes. On doit donc considérer la discorde comme un vice
capital plutôt que comme une fille de la vaine gloire.
Réponse à l’objection N°3 :
La concorde fait croître les plus petites choses et la discorde renverse les
plus grandes ; parce qu’une puissance est d’autant plus forte qu’elle est plus
unie, et que la séparation l’affaiblit, comme on le voit dans le livre des Causes (prop.
17). D’où il est évident que cet affaiblissement est l’effet propre de la
discorde, qui est la division des volontés ; mais il ne prouve nullement que la
discorde enfante d’autres vices différents d’elle-même, et qu’à ce titre elle
soit un vice capital.
Mais c’est le contraire. Saint
Grégoire l’établit (Mor., liv. 31, chap.
17).
Conclusion La discorde par
laquelle chacun suit dérèglement son sentiment en s’éloignant de celui d’autrui
est issue de la vaine gloire ou de l’orgueil.
Il faut répondre que la discorde implique une division de
volontés, en ce sens que la volonté de l’un s’arrête à une chose, et la volonté
de l’autre à une autre. Or, si la volonté de quelqu’un s’arrête à son sentiment
propre, cette détermination provient de ce qu’il préfère ce qui lui appartient
à ce qui appartient à un autre. Quand cette préférence est déréglée, elle se
rapporte à l’orgueil et à la vaine gloire. C’est pourquoi la discorde par
laquelle chacun suit son opinion propre et s’écarte de celle d’autrui est
considérée comme issue de la vaine gloire.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant
du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email
figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les
retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la
propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation
catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale
catholique et des lois justes.
JesusMarie.com