Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question
38 : De la contention
Après avoir parlé
de la discorde nous avons à nous occuper de la contention. — A ce sujet deux
questions se présentent : 1° La contention est-elle un péché mortel ? — 2°
Est-elle fille de la vaine gloire ?
Article 1 : La
contention est-elle un péché mortel ?
Objection N°1. Il semble que la
contention ne soit pas un péché mortel. Car on ne trouve pas de péché mortel
dans les hommes spirituels, et cependant il s’élève entre eux des disputes,
suivant ces paroles de l’Evangile (Luc, 22, 24) : Il s’éleva une contestation entre les disciples de Jésus pour savoir
lequel d’entre eux était le plus grand. La contention n’est donc pas un
péché mortel.
Réponse à l’objection N°1 : Les disciples du Christ n’avaient
pas l’intention, dans leur dispute, d’attaquer la vérité, puisque chacun d’eux
soutenait ce qui lui paraissait vrai. Leur contestation était cependant
déréglée, parce qu’elle portait sur ce qui ne devait pas en faire l’objet, sur
la primauté d’honneur. Car ils n’étaient pas encore spirituels, comme l’observe
la glose (Glos. ex Beda, liv. 6, Com. in Luc.). Aussi le Seigneur leur imposa-t-il silence.
Objection N°2. Celui qui a de bons sentiments ne peut voir avec
plaisir le péché mortel dans son prochain. Or, l’Apôtre dit (Phil., 1, 17) qu’il y en a qui annoncent le Christ par contention ; puis il
ajoute : Je m’en réjouis et je m’en
réjouirai. La contention n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 : Ceux qui annonçaient le Christ
par contention étaient répréhensibles, parce que, quoiqu’ils n’eussent pas
combattu la vérité de la foi, puisqu’ils la prêchaient, néanmoins ils étaient
contraires à la vérité, parce qu’ils pensaient susciter des embarras à l’Apôtre qui prêchait la véritable foi.
Aussi saint Paul ne se réjouissait-il pas de leur contention mais des fruits
qui en résultaient, c’est-à-dire de la prédication du Christ, parce que les
maux sont souvent la cause occasionnelle de certains biens.
Objection N°3. Il y en a qui, dans le jugement ou la discussion,
se livrent à des débats très animés sans qu’il y ait aucun mauvais dessein de
leur part, mais plutôt dans de bonnes vues ; tels sont ceux qui combattent par
la discussion les hérétiques. C’est pourquoi, à propos de ces paroles de
l’Ecriture (1 Rois, 14, 1) : Un jour il arriva que, la glose dit (Ordin.) que les catholiques ne cherchent pas
à discuter contre les hérétiques, à moins que ceux-ci ne les aient les premiers
provoqués au combat. La contention n’est donc pas un péché mortel.
Réponse à l’objection N°3 : Selon son essence complète,
c’est-à-dire selon qu’elle est un péché mortel, la contention a lieu dans le
jugement quand on combat la vérité de la justice, et elle se produit dans la
discussion quand on a l’intention de combattre la vérité de la doctrine (Elle
existe dans celui qui attaque la vérité, mais non dans celui qui la soutient.).
C’est en ce sens que les catholiques ne disputent pas contre les hérétiques,
mais c’est plutôt l’opposé. Que si l’on considère la contention dans le
jugement ou la discussion, suivant ce qu’elle a d’imparfait, c’est-à-dire selon
qu’elle implique une certaine dureté de langage, elle n’est pas toujours un
péché mortel.
Objection N°4. Job paraît avoir eu une contestation avec Dieu,
suivant ces paroles (Job, 39, 32) : Celui
qui dispute avec Dieu se repose-t-il aussi facilement ? Cependant Job n’a
pas péché mortellement, puisque le Seigneur dit de lui (Job, 42, 7) : Vous n’avez pas parlé droitement en ma
présence comme mon serviteur Job. La contention n’est donc pas toujours un
péché mortel.
Réponse à l’objection N°4 : Le mot contention se prend en cet endroit pour le mot dispute. Car Job avait dit (Job, 13, 3) : Je parlerai au Tout- Puissant et je désire disputer avec Dieu. Il
n’avait pas l’intention de combattre la vérité, mais il voulait la rechercher,
et dans cette recherche il a eu soin de n’abuser ni de l’esprit, ni de la
parole.
Mais c’est le contraire. La contention est opposée au précepte de
l’Apôtre, qui dit (2 Tim., 2, 14) : Ne vous livrez point à des disputes de
paroles, et qui ailleurs (Gal.,
chap. 5) met la contention au nombre des œuvres de la chair qui empêchent
d’arriver au royaume de Dieu. Or, tout ce qui exclut l’homme du royaume de Dieu
et qui est contraire à la loi est un péché mortel. La contention est donc un
péché de cette nature.
Conclusion La contention par laquelle on combat la vérité d’une
manière déréglée et avec de mauvaises intentions est un péché mortel, mais la
contention par laquelle on combat la fausseté comme il faut et quand il
convient est louable ; celle par laquelle on combat l’erreur, mais hors de
propos, peut être un péché véniel.
Il faut répondre que la contention est un effort qu’on fait contre
quelqu’un. Par conséquent, comme la discorde implique dans la volonté une
certaine contrariété, de même la contention implique dans le langage une
certaine opposition. C’est pourquoi, comme le discours se développe par les
contraires, les rhéteurs font de l’antithèse
(L’antithèse s’exprime en latin par le mot contentio ; ce qui donne lieu à
ce rapprochement un peu forcé.) une figure de rhétorique. Cicéron dit (Rhet., liv. 4, ad Her.) que l’antithèse oppose les mots aux mots, les idées aux
idées, comme dans cet exemple : La flatterie est douce dans les commencements,
mais les suites en sont pleines d’amertume. La contrariété dans les discours
peut se considérer de deux manières : 1° relativement à l’intention de celui
qui discute ; 2° par rapport au mode. A l’égard de l’intention, il faut
considérer si elle est opposée à la vérité ; dans ce cas, elle est blâmable (On
ne peut, pas sans une faute grave, attaquer la vérité connue.), ou si elle est
opposée à la fausseté, et alors elle est louable (Ainsi les docteurs de
l’Eglise ont acquis les plus grands mérites en attaquant les hérésies.). Pour
le mode, il faut examiner si le mode de discussion adopté est convenable pour
les personnes (Dans aucune circonstance on ne doit injurier ses adversaires.)
et pour les matières qu’on traite, parce qu’alors il est digne d’éloges. C’est
ce qui fait dire à Cicéron (Rhet., liv. 2) que
la discussion a pour but d’établir une chose et d’en réfuter une autre. Si le
mode ne convient ni aux personnes, ni aux matières que l’on traite, la
discussion est blâmable. Par conséquent, si l’on considère la contention comme
étant une attaque contre la vérité et comme étant déréglée dans son mode, elle
est un péché mortel. C’est cette espèce de contention que saint Ambroise (Ce
passage est plutôt de saint Anselme.) définit en disant (Glos. ord. ad. Rom., chap. 1) que la contention est une attaque contre
la vérité soutenue avec de grandes clameurs dans lesquelles on met sa confiance.
Au contraire, si on appelle contention l’attaque de l’erreur soutenue avec
toute l’ardeur qu’on doit y mettre, cette action est louable. Mais si, dans une
discussion, on attaque l’erreur d’une manière qui n’est pas convenable, il peut
y avoir péché véniel, à moins que dans la dispute on ait tellement dépassé les
bornes qu’il en soit résulté un scandale pour les autres. C’est pourquoi
l’Apôtre, après avoir dit (2 Tim., 2,
14) : Ne vous livrez, point à des
disputes de paroles, ajoute : Car
elles ne sont bonnes qu’à pervertir ceux qui les entendent.
Article 2 : La
contention est-elle fille de la vaine gloire ?
Objection N°1. Il semble que la
contention ne soit pas fille de la vaine gloire. Car la contention a de
l’affinité avec le zèle ou la jalousie. C’est ce qui fait dire à l’Apôtre (1 Cor., 3, 3) : Puisqu’il y a parmi vous des jalousies et des disputes, n’êtes-vous pas
charnels et ne vous conduisez-vous pas selon le vieil homme ? Or, le zèle
appartient à l’envie. Donc la contention en vient aussi.
Réponse à l’objection N°1 : La contention aussi bien que la
discorde ont de l’affinité avec l’envie relativement à l’éloignement de celui
avec lequel on est en désaccord ou en lutte (Car, comme l’envie nous éloigne du
prochain par la diversité des intérêts, de même la discorde et la contention
nous en séparent par la diversité de sentiments et d’opinions.) ; mais, par
rapport à l’objet auquel s’arrête celui qui lutte, elle a du rapport avec
l’orgueil et la vaine gloire, parce qu’alors on s’attache à son propre sens,
comme nous l’avons dit (quest. 37, art. 2, réponse N°4).
Objection N°2. La contention est accompagnée de certaines
clameurs. Or, c’est la colère qui nous fait pousser ces cris, comme le prouve
saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap.
17). La contention est donc produite par la colère.
Réponse à l’objection N°2 : La clameur s’élève, dans la
contention dont nous parlons, pour combattre la vérité ; par conséquent elle
n’est pas ce qu’il y a de principal en elle. C’est pourquoi il n’est pas
nécessaire que la contention découle de la même cause que la clameur.
Objection N°3. La science paraît être entre autres choses la
matière de l’orgueil et de la vaine gloire, suivant ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 8, 1) : La science enfle. Or, la contention provient le plus souvent du
défaut de science ; car la science nous fait principalement connaître la
vérité, elle ne la combat pas. La contention n’est donc pas fille de la vaine
gloire.
Réponse à l’objection N°3 : L’orgueil et la vaine gloire sont
produits occasionnellement par les biens qui leur sont contraires, comme quand
quelqu’un s’enorgueillit de l’humilité. Cette dérivation ne se produit pas par
elle-même, mais par accident, et de cette manière il ne répugne pas que le
contraire soit l’effet du contraire. C’est pourquoi rien n’empêche que les
vices qui naissent par eux-mêmes et directement de l’orgueil ou de la vaine
gloire ne soient produits par leurs contraires, d’où naît l’orgueil occasionnellement
(La contention peut provenir ainsi par accident du défaut de science, mais sa
cause propre et directe, c’est l’amour-propre.).
Mais c’est le contraire. L’autorité de saint Grégoire est formelle
(Mor., liv. 31, chap. 17).
Conclusion La contention est fille de la vaine gloire aussi bien
que la discorde.
Il faut répondre
que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 2), la discorde est fille de la vaine gloire, parce
que ceux qui sont en désaccord s’attachent l’un et l’autre à leur propre sens,
et que l’un n’acquiesce pas à celui de l’autre. Or, le propre de l’orgueil et
de la vaine gloire, c’est de chercher sa propre supériorité. Ainsi, comme on
est en désaccord, parce qu’on s’attache de cœur à ses propres idées, de même on
est en contestation, parce que chacun défend ce qui lui paraît vrai. C’est
pourquoi on considère la contention comme issue de la vaine gloire aussi bien
que la discorde.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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