Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 41 : De la querelle

 

            Après avoir parlé de la guerre, nous avons à nous occuper de la querelle. A ce sujet deux questions se présentent : 1° La querelle est-elle un péché ? — 2° Est-elle fille de la colère ?

 

Article 1 : La querelle est-elle toujours un péché ?

 

Objection N°1. Il semble que la querelle ne soit pas toujours un péché. Car la querelle paraît être une contention. Saint Isidore dit (Etym., liv. 10 in litt. R) : Le mot rixosus vient de rictus (rictus caninus) ; parce que le querelleur est toujours prêt à contredire, il aime la contestation et provoque celui qui lutte avec lui. Or, la contention n’est pas toujours un péché. La querelle n’en est donc pas toujours un également.

Réponse à l’objection N°1 : Le mot querelle ne désigne pas la contention d’une manière absolue. Dans le passage cité de saint Isidore il y a trois choses qui indiquent ce qu’il y a de déréglé dans la querelle : 1° c’est que les querelleurs ont l’esprit tout disposé à entrer en lutte ; ce qu’il exprime en disant qu’ils sont toujours prêts à contredire, que les autres disent et fassent bien ou mal ; 2° c’est qu’ils se plaisent dans la contradiction ; c’est pourquoi il ajoute : qu’ils aiment la contestation ; 3° c’est qu’ils provoquent les autres à les contredire, et c’est ce qui lui fait dire : qu’ils provoquent ceux qui luttent avec eux.

 

Objection N°2. Nous lisons (Gen., chap. 26) que les serviteurs d’Isaac creusèrent un autre puits et qu’à ce sujet ils se querellèrent. Or, on ne doit pas croire que la famille d’Isaac se serait querellée publiquement sans que ce patriarche s’y opposât, s’il y avait eu là un péché. La querelle n’est donc pas un péché.

Réponse à l’objection N°2 : Dans ce passage de la Genèse il n’est pas dit que les serviteurs d’Isaac se soient querellés, mais que les habitants du pays s’élevèrent contre eux. Par conséquent ces derniers péchèrent, mais il n’en fut pas de même des serviteurs d’Isaac qui étaient alors calomniés.

 

Objection N°3. La querelle paraît être une guerre particulière. Or, la guerre n’est pas toujours un péché. La querelle n’en est donc pas toujours un non plus.

Réponse à l’objection N°3 : Pour que la guerre soit juste, il faut qu’elle soit entreprise d’après les ordres de la puissance publique, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 1) ; au lieu que la querelle résulte des sentiments particuliers de colère ou de haine. Car si les ministres d’un prince ou d’un juge attaquent certains individus au nom de la puissance publique et que ceux-ci se défendent, on ne dira pas qu’il y a querelle, mais qu’il y a résistance à l’autorité supérieure. Par conséquent ceux qui attaquent ainsi les autres ne causent pas de querelle et ne font point de péché ; il n’y a que ceux qui se défendent d’une manière déréglée.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul (Gal., chap. 5) range la querelle parmi les œuvres de la chair qui empêchent ceux qui les font d’entrer dans le royaume de Dieu. Les querelles ne sont donc pas seulement des péchés, mais encore des péchés mortels.

 

Conclusion Puisque la querelle provient d’une volonté déréglée, elle est toujours un péché ; pour celui qui a attaqué l’autre injustement c’est un péché mortel, pour celui qui se défend c’est tantôt un péché véniel et tantôt un péché mortel en raison de la disposition déréglée de son âme.

Il faut répondre que comme la contention implique une contradiction dans les paroles, de même la querelle implique une contradiction dans les actes (Dans la querelle on en vient aux voies de fait.). Ainsi la glose (interl.) dit à l’occasion du passage de saint Paul (Gal., chap. 5) qu’il y a querelle quand les individus se frappent réciproquement par colère. C’est pourquoi la querelle paraît être un combat particulier que se livrent des personnes privées, non d’après le consentement de l’autorité publique, mais par suite du dérèglement de leur volonté. Par conséquent la querelle implique toujours un péché. — Pour celui qui attaque injustement un autre, c’est un péché mortel ; car on ne peut pas mettre la main sur le prochain pour lui nuire, sans pécher mortellement. Pour celui qui se défend il peut ne pas faire de péché, ou faire un péché véniel ou mortel, selon les divers mouvements de son âme et selon la manière dont il se défend. Car s’il se défend uniquement pour repousser l’injure dont il est l’objet, et s’il le fait avec la modération convenable, il n’y a pas de péché, et l’on ne peut dire, à proprement parler, que de sa part il y ait querelle. S’il se défend par un sentiment de vengeance et de haine et sans modération, il pèche toujours. Le péché est véniel quand il n’éprouve qu’un sentiment léger de haine ou de vengeance, ou que son défaut de modération n’est pas extrême ; mais il est mortel quand il s’élève contre celui qui l’attaque avec le dessein bien arrêté de le mettre à mort ou de le blesser grièvement (C’est ce qui a lieu dans le duel, dont saint Thomas parle, quest. 95, art. 8, à propos des combats judiciaires.).

 

Article 2 : La querelle vient-elle de la colère ?

 

Objection N°1. Il semble que la querelle ne soit pas issue de la colère. Car saint Jacques dit (4, 1) : D’où viennent les guerres et les procès qui s’élèvent parmi vous ? N’est-ce pas de la concupiscence qui combat dans vos membres ? Or, la colère n’appartient pas à l’appétit concupiscible. La querelle ne vient donc pas de la colère, mais plutôt de la concupiscence.

Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 25, art. 1 et 2), toutes les passions de l’irascible viennent des passions du concupiscible. D’après cela ce qui vient de la colère le plus prochainement vient de la concupiscence, comme de sa première racine (La colère est la cause prochaine de la querelle, la concupiscence en est la cause éloignée.).

 

Objection N°2. Il est dit (Prov., 28, 15) : Celui qui se vante et qui s’enfle d’orgueil excite les querelles (jurgia). Or, le mot latin rixa paraît avoir le même sens que le mot jurgium. Il semble donc que la querelle vienne de la vaine gloire ou de l’orgueil auquel appartiennent la jactance et l’ostentation.

Réponse à l’objection N°2 : La jactance et l’enflure, qui sont les effets de l’orgueil ou de la vaine gloire, n’excitent pas directement les rixes ou les querelles, mais occasionnellement, en ce sens que l’on est porté à se mettre en colère quand on considère comme une injure de voir les autres se placer au-dessus de soi ; et c’est ainsi que les querelles et les rixes naissent de la colère.

 

Objection N°3. Nous lisons encore (Prov., 18, 6) que les lèvres de l’insensé s’embarrassent dans les querelles. Or, la folie diffère de la colère ; car elle n’est pas contraire à la douceur, mais plutôt à la sagesse ou à la prudence. La querelle ne vient donc pas de la colère.

Réponse à l’objection N°3 : La colère, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 48, art. 3), empêche le jugement de la raison, et sous ce rapport elle a de la ressemblance avec la folie. C’est ce qui fait qu’elles ont un effet commun. Car, par suite du défaut de raison, il arrive que l’on cherche à faire du mal à un autre d’une manière déréglée.

 

Objection N°4. L’Ecriture dit aussi (Prov., 10, 12) que la haine suscite des querelles. Or, la haine vient de l’envie, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 17). La querelle n’est donc pas issue de la colère, mais de l’envie.

Réponse à l’objection N°4 : La querelle, quoiqu’elle vienne quelquefois de la haine n’en est pas toujours l’effet propre ; parce que celui qui hait n’a pas l’intention d’attaquer son ennemi à visage découvert comme le querelleur, puisqu’il cherche aussi quelquefois à lui faire du mal en secret. Mais quand il voit qu’il l’emporte, il continue à lui nuire en le querellant. Toutefois le tort que l’on cause à un autre par la querelle est l’effet propre de la colère, pour la raison que nous avons donnée (dans le corps de cette question.).

 

Objection N°5. Enfin il est écrit (Prov., 17, 19) que celui qui médite des dissensions sème (D’après la Vulgate, aime (diligit).) les querelles. Or, la discorde est fille de la vaine gloire, comme nous l’avons vu (quest. 37, art. 2). Donc la querelle aussi.

Réponse à l’objection N°5 : La haine résulte des querelles ; c’est pourquoi celui qui médite des dissensions ou qui a l’intention de semer la discorde parmi des individus excite d’abord entre eux des querelles ; comme tout péché peut commander l’acte d’un autre péché, en le rapportant à sa fin. Mais il ne s’ensuit pas que la querelle soit directement et proprement issue de la vaine gloire.

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., loc. cit.) que la querelle vient de la colère, et nous voyons (Prov., 15, 18 et 29, 22) que l’homme colère provoque les querelles.

 

Conclusion Il est évident que la querelle vient de la colère plutôt que de la haine.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), la querelle implique une contradiction qui en vient jusqu’aux voies de fait, quand l’un tend à blesser l’autre. Or, un individu tend à en blesser un autre de deux manières : 1° En se proposant absolument son mal. Cette lésion appartient à la haine, dont l’intention est de faire du tort à l’ennemi ouvertement ou en secret. 2° On a l’intention de nuire à un autre de manière qu’il le sache et malgré sa résistance, et c’est le sens que l’on attache au mot querelle. A ce point de vue la querelle appartient à la colère proprement dite qui est le désir de la vengeance. Car il ne suffit pas à celui qui est irrité de nuire secrètement à celui qui est l’objet de sa colère, mais il veut lui faire sentir lui-même qu’il agit contre sa volonté pour se venger de l’injure qu’il en a reçue, comme on le voit par ce que nous avons dit plus haut en parlant de la passion de la colère (1a 2æ, quest. 46, art. 6, réponse N°2). Par conséquent la querelle proprement dite vient de la colère.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

JesusMarie.com