Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 43 : Du scandale
Après avoir parlé
de la sédition qui est opposée à la paix, nous avons à nous occuper des vices
contraires à la bienfaisance. Parmi ces vices il y en a qui se rapportent à
l’essence de la justice, ce sont ceux par lesquels on blesse injustement le
prochain ; mais le scandale paraît spécialement contraire à la charité, et
c’est pour cela que nous devons ici en parler. Or, au sujet du scandale huit
questions se présentent : 1° Qu’est-ce que le scandale ? (Sous ces mots, parole
ou action, saint Thomas comprend aussi les péchés d’omission ; car, comme il le
dit lui-même : Pro eodem est accipiendum dictum et non dictum, factum et non factum
(1a 2æ, quest. 71, art. 6).) — 2° Le scandale est-il un
péché ? (L’Ecriture s’élève dans une foule d’endroits contre le scandale (Matth., 18, 7) : Malheur
au monde à cause des scandales. Car il est nécessaire qu’il vienne des
scandales ; cependant, malheur à l’homme par qui vient le scandale,
etc.) — 3° Est-ce un péché spécial ? — 4° Est-ce un péché mortel ? — 5° Les
parfaits se scandalisent-ils ? — 6° Peuvent-ils scandaliser les autres ? — 7°
Devons-nous sacrifier nos biens spirituels dans la crainte du scandale ? — 8°
Devons-nous abandonner nos biens temporels pour la même cause ?
Objection N°1. Il semble que ce
soit à tort qu’on définisse le scandale : Une
parole ou un acte moins droit qu’il ne devrait être, et qui devient pour les
autres une occasion de ruine. Car le scandale est un péché, comme nous le
verrons (art. suiv.). Or, d’après saint Augustin (Cont. Faust, liv. 22, chap. 27), le péché est une parole, une action ou un désir contraire à la loi de Dieu.
La définition précédente est donc insuffisante, parce qu’elle omet de parler de
la pensée ou du désir.
Réponse à l’objection N°1 : La pensée ou le désir du mal
restent cachés dans le cœur ; par conséquent ils ne se montrent pas aux autres
comme un obstacle qui les porte à tomber, et c’est pour cela qu’on ne peut pas
dire qu’ils soient scandaleux.
Objection N°2. Puisque, parmi les actes vertueux ou droits, l’un
est plus vertueux ou plus juste que l’autre, il n’y a que celui qui est
absolument juste qui ne paraisse pas moins juste qu’il ne devrait être. Si donc
le scandale est une parole ou un acte moins droit, il s’ensuit que tout acte
vertueux, à l’exception de celui qui est excellent, est un scandale.
Réponse à l’objection N°2 : Le mot moins droit ne désigne pas une chose qu’une autre surpasse en
rectitude ; mais il exprime un défaut de rectitude, soit parce que la chose est
mauvaise par elle-même, comme le péché, soit parce qu’elle a l’apparence du mal
(On peut donc remplacer le mot moins
droite (minus rectum) par ces expressions : mauvaise en soi ou en
apparence, comme l’a fait
Mgr Gousset (Théol. Mor., t. 1,
p. 159).), comme celui qui mangeait là où se trouvaient des viandes
immolées aux idoles. Car quoique cette action ne soit pas en elle-même un
péché, si on la fait sans mauvaise intention, néanmoins, comme elle a une
apparence de mal, et qu’elle ressemble à un témoignage de respect rendu aux
idoles, elle peut être pour les autres une occasion de ruine. C’est pour ce
motif que l’Apôtre nous dit (1 Thess., 5, 22) : Abstenez-vous
de tout ce qui a quelque apparence de mal. Le mot moins droit est donc l’expression convenable, parce qu’on entend
par là les choses qui sont en elles-mêmes des péchés aussi bien que celles qui
en ont l’apparence.
Objection N°3. L’occasion désigne une cause par accident. Or, ce
qui existe par accident ne doit pas entrer dans une définition, parce qu’il
n’exprime pas l’espèce. C’est donc à tort que le mot occasion entre dans la définition du scandale.
Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (1a
2æ, quest. 75, art. 3, et quest. 80, art. 1), il ne peut y avoir
pour l’homme d’autre cause suffisante de péché ou de ruine spirituelle que sa
propre volonté. C’est pourquoi les paroles et les actes d’un autre homme ne
peuvent être qu’une cause imparfaite qui prépare d’une certaine manière cette
ruine. C’est pour cette raison qu’on ne dit pas qu’elles sont une cause, mais
une occasion de ruine (Ainsi, pour qu’il y ait scandale, il n’est pas
nécessaire que le prochain tombe réellement dans le péché, il suffit qu’on
l’ait exposé au péril d’y tomber, en lui en donnant l’occasion.), ce qui
indique une cause imparfaite, et qui n’est pas toujours cause par accident.
Cependant rien n’empêche que dans certaines définitions on ne fasse entrer ce
qui existe par accident, parce que ce qui est accidentel pour l’un peut
convenir absolument à un autre. C’est ainsi que dans la définition de la
fortune on fait entrer la cause par accident, comme on le voit (Phys., liv. 2, text.
52).
Objection N°4. Toute action peut être pour quelqu’un une occasion
de ruine, parce que les causes par accident sont indéterminées. Si donc le
scandale est ce qui est pour un autre une occasion de ruine, toute action ou
toute parole pourra être scandaleuse, ce qui paraît répugner.
Réponse à l’objection N°4 : La parole ou l’action d’une
personne peut être pour une autre une cause de péché de deux manières : 1° par
soi ; 2° par accident. — Par soi, quand un individu a l’intention d’en
entraîner un autre au péché par une parole ou une action mauvaise (C’est le
scandale actif direct.), ou bien, quoique l’individu n’ait pas cette intention,
quand le fait est tel, que par sa nature il porte les autres au mal (C’est le
scandale actif indirect.). Ainsi, quand quelqu’un fait publiquement un péché ou
quelque chose qui ressemble à un péché, alors celui qui est l’auteur d’un
pareil acte est pour les autres, à proprement parler, une occasion de ruine.
C’est ce qu’on appelle le scandale actif. — Par accident, la parole ou l’acte
d’une personne est pour une autre une cause de péché, quand, contrairement à
l’intention de celui qui agit, et en dehors de la nature même de son acte,
quelqu’un se trouve mal impressionné par une action et est porté au péché ;
comme quand on envie le bien des autres. Dans ce cas, celui qui fait une action
droite qui est ainsi interprétée ne fournit pas l’occasion du péché, autant
qu’il est en lui, mais un autre prend de là occasion de mal faire, suivant ces
paroles de l’Apôtre (Rom., 7, 8) : Le péché ayant pris de la loi occasion de
s’irriter, a produit en moi toutes sortes de mauvais désirs. C’est pourquoi
ce scandale est passif sans être actif, parce que celui qui agit aussi
droitement qu’il le peut, ne produit pas l’occasion de ruine que l’autre subit.
Il arrive donc quelquefois que le scandale est tout à la fois actif dans l’un
et passif dans l’autre, par exemple quand une personne pèche parce qu’une autre
l’a excitée à pécher. D’autres fois le scandale est actif
sans être passif, par exemple, quand un individu en excite un autre au péché
par ses paroles ou ses actes, et que ce dernier n’y consent pas. Enfin le
scandale peut être passif sans être actif (Ce scandale peut provenir de
l’ignorance ou de la faiblesse, et c’est ce qu’on appelle le scandale des
faibles ; s’il provient de la malice, c’est le scandale pharisaïque.), comme
nous l’avons vu dans la solution de cet argument.
Objection N°5. On fournit au prochain une occasion de chute, quand
on le blesse ou qu’on l’affaiblit dans la foi. Or, le
scandale se distingue par opposition à l’offense et à la faiblesse. Car l’Apôtre
dit (Rom., 14, 21) : Il vaut mieux ne point manger de chair et ne
point boire de vin, ni rien faire de ce qui est pour votre frère une occasion
de chute et de scandale, ou de ce qui peut l’affaiblir dans sa foi. La
définition précédente du scandale n’est donc pas convenable.
Réponse à l’objection N°5 : La faiblesse indique la
disposition où l’on est de se scandaliser facilement ; l’offense exprime
l’indignation d’une personne contre celui qui pèche. Cette indignation peut
exister quelquefois sans qu’il y ait ruine spirituelle, tandis que le scandale
implique un embarras ou un achoppement qui est une cause de chute.
Mais c’est le contraire. Saint Jérôme expliquant ce passage de
saint Matthieu (Matth., 15, 12) : Savez-vous que les Pharisiens se sont scandalisés,
etc., dit : Quand nous lisons : Quiconque
aura scandalisé, nous entendons par là celui qui aura été pour les autres,
par ses paroles ou ses actions, une occasion de ruine.
Conclusion Le scandale est une parole ou un acte moins droit qu’il
ne devrait être et qui est pour les autres une occasion de ruine spirituelle.
Il faut répondre que, comme le dit saint Jérôme (Sup. Matth., chap.
15), le mot grec « σκάνδαλον (scandalon) » désigne ce qui blesse ou ce qui embarrasse le
pied. Car il arrive que quelquefois, en marchant, on rencontre un obstacle dans
lequel on s’embarrasse, et qui devient une occasion de chute : cet obstacle
porte le nom de scandale. De même, en avançant dans le chemin de la vie
spirituelle, il se trouve qu’on est porté à tomber par la parole ou l’action
d’un autre, en ce sens que ses avis, ses exhortations ou ses exemples nous
entraînent au péché ; et voilà ce qu’on entend, à proprement parler, par le
scandale. Or, une chose n’est par sa propre nature une occasion de ruine
spirituelle pour les autres qu’autant qu’elle manque d’une certaine rectitude ;
parce que ce qui est parfaitement droit prémunit l’homme contre la chute plutôt
que de l’exciter à tomber. C’est pourquoi on dit avec raison que le scandale
est une parole ou une action moins droite qu’elle ne devrait être, et qui est
pour les autres une occasion de ruine.
Article 2 :
Le scandale est-il un péché ?
Objection N°1. Il semble que le
scandale ne soit pas un péché. Car les péchés ne viennent pas de la nécessité,
puisque tout péché est volontaire, comme nous l’avons vu (1a 2æ,
quest. 74, art. 1 et 2). Or, il est
nécessaire qu’il y ait des scandales, d’après l’Evangile (Matth., 18, 7). Le scandale n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°1 : Ces paroles : Il est nécessaire que des scandales arrivent,
doivent s’entendre non d’une nécessité absolue, mais de cette nécessité
conditionnelle qui fait que les choses que Dieu prédit ou qu’il prévoit arrivent,
si on les prend dans le sens composé, comme nous l’avons vu (1a,
quest. 23, art. 6, réponse N°2). Ou bien il est nécessaire que des scandales
arrivent d’une nécessité finale, parce qu’ils sont utiles à la manifestation de
ceux qui sont éprouvés ; ou encore il est nécessaire qu’ils arrivent d’après la
condition des humains qui ne se mettent pas en garde contre le péché. C’est
comme si un médecin, en voyant des personnes observer une diète qu’elles ne
doivent pas garder, disait : Il est
nécessaire que ces hommes-là soient faibles ; ce qui doit s’entendre
conditionnellement, c’est-à-dire s’ils ne changent pas de régime. De même il
est nécessaire que des scandales arrivent si les
hommes ne changent pas leur mauvaise conduite.
Objection N°2. Aucun péché ne procède d’un sentiment de piété,
parce qu’un bon arbre ne peut produire de
mauvais fruits, selon l’expression de l’Evangile (Matth.,
7, 18). Cependant le scandale vient quelquefois de l’amour, puisque le Seigneur
dit à saint Pierre (Matth., 16, 23) : Vous êtes pour moi un scandale. Et à
cette occasion saint Jérôme observe que l’erreur de l’apôtre, venant d’un
sentiment de piété, ne paraît pas avoir été l’œuvre du démon. Donc tout
scandale n’est pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 : Le mot scandale se prend ici, en
un sens large, pour tout obstacle quelconque ; car saint Pierre voulait
empêcher la passion du Christ par suite des sentiments de piété qu’il avait
pour son maître (Si l’on ne prend pas le mot scandale dans son acception la
plus large, il faut reconnaître que saint Pierre s’est alors rendu coupable
d’un péché véniel. Saint Thomas indique ce sentiment (Catena aurea).).
Objection N°3. Le scandale implique un certain achoppement. Or,
tous ceux qui se heurtent ne tombent pas. Le scandale peut donc exister sans le
péché, qui est une chute spirituelle.
Réponse à l’objection N°3 : Personne n’éprouve d’achoppement
dans l’ordre spirituel, s’il n’est retardé de quelque manière dans la voie du
salut, ce qui est au moins l’effet du péché véniel.
Mais c’est le contraire. Nous avons défini le scandale une parole
ou un acte moins droit. Or, une chose est un péché par là même qu’elle manque
de rectitude. Le scandale est donc toujours accompagné de péché.
Conclusion Le scandale actif ou passif est toujours un péché ;
toutefois le scandale actif peut exister sans le scandale passif et
réciproquement.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc., réponse
N°4), il y a deux sortes de scandale : l’un passif, qui existe dans celui qui
est scandalisé, et l’autre actif, qui se trouve dans celui qui scandalise, et
qui est pour les autres une occasion de ruine. — Le scandale passif est
toujours un péché dans celui qui est scandalisé ; car il ne se scandalise
qu’autant qu’il subit une ruine spirituelle qui est un péché. Cependant il peut
y avoir scandale passif sans qu’il y ait faute de la part de celui dont
l’action excite le scandale (Dans ce cas, le scandale passif n’en est que plus
grave, surtout s’il est pharisaïque.) ; comme quand on se scandalise de ce qu’un
autre fait bien. — De même le scandale actif est toujours un péché dans celui
qui le produit, parce que, ou l’action qu’il fait est un péché, ou bien elle en
a l’apparence. Dans ce dernier cas, il ne doit pas la faire par amour pour le
prochain, au salut duquel chacun est tenu de pourvoir. Par conséquent, celui
qui ne s’abstient pas agit contre la charité (Ce péché n’est cependant pas
toujours mortel. Car il peut y avoir ici non-seulement défaut de consentement,
mais encore légèreté de matière (art. 4).). Toutefois, il peut y avoir scandale
actif sans que celui qui est scandalisé pèche, comme nous l’avons vu (art. préc., réponse
N°4).
Article 3 : Le
scandale est-il un péché spécial ?
Objection N°1. Il semble que le
scandale ne soit pas un péché spécial. Car le scandale est une parole ou un
acte moins droit qu’il ne devrait être. Or, il en est ainsi de tout péché. Donc
tout péché est un scandale, et par conséquent le scandale n’est pas un péché
spécial.
Réponse à l’objection N°1 : Tout péché peut matériellement se
rapporter au scandale actif ; mais il peut tirer sa raison formelle, comme
péché spécial, de la fin qu’on se propose, comme nous l’avons dit (dans le
corps de cette question.).
Objection N°2. Tout péché spécial, ou bien toute injustice
spéciale, est distinct des autres, comme le dit Aristote (Eth., liv. 5, chap. 3 et 5). Or, le scandale n’est pas une faute
distincte des autres péchés. Il n’est donc pas un péché spécial.
Réponse à l’objection N°2 : Le scandale actif peut exister
indépendamment des autres péchés, comme quand, par exemple, un individu
scandalise le prochain par un fait qui n’est pas en soi un péché, mais qui a
l’apparence du mal.
Objection N°3. Tout péché spécial se constitue d’après ce qui
donne à l’acte moral son espèce. Or, ce qui constitue l’essence du scandale,
c’est qu’on pèche devant d’autres personnes. Quoique ce soit une circonstance
aggravante que de pécher en public, il ne semble pas que cette condition de
l’acte constitue l’espèce du péché. Le scandale n’est donc pas un péché
spécial.
Réponse à l’objection N°3 : Ce qui fait du scandale un péché
spécial, ce n’est pas la circonstance qu’on allègue, mais c’est la fin qu’on se
propose, comme nous l’avons dit (dans le corps de cette question.).
Mais c’est le contraire. Un péché spécial est contraire à une
vertu spéciale aussi. Or, le scandale est opposé à une vertu spéciale,
c’est-à-dire à la charité. Car l’Apôtre dit (Rom., 14, 15) : Si en
mangeant de quelque chose vous scandalisez votre frère, dès lors vous ne vous
conduisez plus par la charité. Le scandale est donc un péché spécial.
Conclusion Quoique le scandale passif ne soit pas un péché
spécial, cependant le scandale actif en est un qui est contraire à la
correction fraternelle.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), il y a deux sortes de scandale, l’actif et le
passif. Le scandale passif ne peut pas être un péché spécial, parce qu’il
arrive que, d’après la parole ou l’action d’un autre, un individu tombe dans
tout genre de péché ; et l’action par laquelle quelqu’un tire d’une parole ou
d’un acte une occasion de péché ne constitue pas une espèce particulière de
faute, parce qu’elle n’implique pas une difformité spéciale opposée à une vertu
qui soit spéciale aussi. Mais le scandale actif peut être considéré de deux
manières, en soi ou par accident. — Il existe par accident quand il se produit
en dehors de l’intention de celui qui en est l’auteur, comme quand quelqu’un
dit une parole ou fait une action mauvaise, sans avoir l’intention d’être pour
un autre une occasion de ruine, mais uniquement pour satisfaire sa volonté.
Dans ce cas, le scandale actif n’est pas un péché spécial (Il y a controverse à
cet égard. Paludan, Caétan,
Bannès, Vasquez, Sanchez, Bécan, sont du sentiment de
saint Thomas ; Wiggers et Sylvius sont d’un sentiment
contraire, et s’efforcent de prouver que saint Thomas n’est pas en opposition
avec eux.), parce que ce qui existe par accident ne constitue pas une espèce. —
Le scandale actif existe par soi quand on se propose, par une parole ou par une
action mauvaise, d’en entraîner un autre au péché. Par là même qu’on se propose
une fin spéciale, il en résulte un péché spécial dans sa nature ; car, dans les
actes moraux, la fin détermine l’espèce, comme nous l’avons dit (1a
2æ, quest. 1, art. 3, et quest. 18, art. 4, 6 et 7). Par conséquent,
comme le vol ou l’homicide est un péché spécial, parce qu’on a l’intention de
faire un tort particulier au prochain, de même le scandale est un péché spécial
(Il résulte de là, qu’en confession l’on doit dire en quoi l’on a scandalisé le
prochain, et faire connaître le nombre de personnes qu’on a scandalisées.),
parce qu’il porte au prochain un préjudice particulier, et il est directement
contraire à la correction fraternelle, qui a spécialement pour objet d’éloigner
du prochain ce qui peut lui nuire.
Article 4 : Le
scandale est-il un péché mortel ?
Objection N°1. Il semble que le
scandale soit un péché mortel. Car tout péché qui est contraire à la charité
est un péché mortel, comme nous l’avons dit (quest. 24, art. 12, et quest. 35,
art. 3). Or, le scandale est contraire à la charité (art. préc.).
Le scandale est donc un péché mortel.
Objection N°2. Aucun péché ne mérite la damnation éternelle, à
moins qu’il ne soit mortel. Or, le scandale mérite la damnation éternelle,
d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 18, 6) : Si quelqu’un est un sujet de scandale pour
ces petits enfants qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui
attachât au cou une meule de moulin et qu’on le jetât au fond de la mer ;
parce que, comme le dit saint Jérôme (in hunc loc.), il vaut beaucoup mieux être puni de sa
faute par un châtiment qui passe que par des tourments éternels. Le scandale
est donc un péché mortel.
Objection N°3. Tout péché que l’on commet contre Dieu est un péché
mortel, parce qu’il n’y a que le péché mortel qui détourne l’homme de Dieu. Or,
le scandale est un péché contre Dieu. Car l’Apôtre dit (1 Cor., 8, 12) que ceux qui
blessent la conscience infirme de leurs frères pèchent contre le Christ. Le
scandale est donc toujours un péché mortel.
Mais c’est le contraire. Quand on porte quelqu’un à pécher
véniellement, il peut y avoir là un péché véniel. Or, le scandale peut produire
un pareil effet. Il peut donc être un péché véniel.
Conclusion Le scandale passif peut être véniel ou mortel selon la
nature de la faute à laquelle on est entraîné par les paroles ou les actions
d’un autre ; de même le scandale passif est véniel ou mortel selon la
disposition de l’acte et l’intention de celui qui scandalise.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), le scandale
implique un certain achoppement par lequel on est disposé à tomber. C’est
pourquoi le scandale passif peut être quelquefois un péché véniel, en ce sens
qu’il implique seulement une impulsion, comme quand quelqu’un est mû par une
parole ou par une action déréglée d’un mouvement qui est celui d’un péché
véniel. D’autres fois c’est un péché mortel, quand l’achoppement est accompagné
de la chute, comme quand un individu suit les paroles ou les actions déréglées
d’un autre jusqu’à ce qu’il arrive au péché mortel. — Le scandale actif, s’il
existe par accident, peut être quelquefois un péché véniel, comme quand une
personne fait un péché véniel ou un acte qui n’est pas en soi un péché, mais
qui a quelque apparence de mal, et qu’elle le fait avec une légère
indiscrétion. D’autres fois c’est un péché mortel, soit parce que l’on commet
un péché mortel, soit parce que l’on méprise le salut du prochain au point de
ne pas s’abstenir de ce que l’on pourrait facilement ne pas faire dans son
intérêt. Si le scandale est actif par lui-même (Dans ce cas le scandale est direct.),
comme quand on se propose d’exciter un autre au péché, il y a péché mortel
lorsqu’on a l’intention de faire pécher les autres mortellement ; il l’est
encore quand, par un péché mortel, on veut exciter les autres à pécher
véniellement ; mais il est véniel si on pèche véniellement dans l’intention de
porter les autres à faire de même.
La réponse aux objections est par là même évidente.
Article 5 : Le
scandale passif peut-il tomber sur ceux qui sont parfaits ?
Objection N°1. Il semble que le
scandale passif puisse tomber sur ceux qui sont parfaits. Car le Christ fut
éminemment parfait. Or, il a dit à saint Pierre (Matth.,
16, 23) : Vous êtes pour moi un scandale.
Donc, à plus forte raison, ceux qui sont parfaits peuvent-ils être scandalisés.
Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (art. 2,
réponse N°2), le mot scandale se
prend en cet endroit dans un sens large pour tout obstacle, quel qu’il soit.
Ainsi le Seigneur dit à saint Pierre : Vous
êtes pour moi un scandale, parce qu’il s’efforçait de le détourner du
dessein qu’il avait conçu d’endurer sa passion.
Objection N°2. Le scandale implique un obstacle qui arrête dans un
individu le développement de la vie spirituelle. Or, ceux qui sont parfaits
peuvent être arrêtés par rapport aux progrès que la vie spirituelle fait en
eux, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Thess., 2, 18) : Nous
avons voulu venir à vous, et moi Paul j’en ai eu plus d’une fois le dessein,
mais Satan nous en a empêchés. Les parfaits peuvent donc être scandalisés.
Réponse à l’objection N°2 : On peut empêcher les hommes
parfaits d’agir extérieurement ; mais pour la volonté intérieure, ni les
paroles, ni les actions des autres ne l’empêchent de tendre vers Dieu, d’après
ces paroles de l’Apôtre (Rom., 8, 38)
: Ni la mort, ni la vie ne pourra nous
séparer de la charité de Dieu.
Objection N°3. Il peut y avoir même dans ceux qui sont parfaits
des péchés véniels, suivant cette pensée de saint Jean (1 Jean, 1, 8) : Si nous disons que nous n’avons pas de
péché, nous nous faisons illusion. Or, le scandale passif n’est pas
toujours un péché mortel ; mais c’est quelquefois un péché véniel, comme nous
l’avons dit (art. préc.). Le scandale passif peut
donc se rencontrer dans ceux qui sont parfaits.
Réponse à l’objection N°3 : Les hommes parfaits tombent
quelquefois dans des péchés véniels par suite de l’infirmité de leur nature,
mais les paroles ou les actions des autres ne les scandalisent pas, selon le
vrai sens du mot ; seulement ils peuvent être prêts à se scandaliser, d’après
cette parole du Psalmiste (Ps. 72, 2)
: Mes pieds ont été presque ébranlés.
Mais c’est le contraire. A l’occasion de ces paroles de l’Evangile
(Matth., chap. 18) : Si quelqu’un est un sujet de scandale pour ces petits enfants,
saint Jérôme dit : Remarquez que celui qui est scandalisé est un petit enfant :
car les grands ne subissent pas ainsi le scandale.
Conclusion Puisque les parfaits s’attachent à Dieu fermement et
d’une manière pour ainsi dire immuable, le scandale passif n’existe pas en eux.
Il faut répondre que le scandale passif implique dans celui qui
est scandalisé un certain trouble de l’esprit qui l’éloigné du bien. Or, celui
qui s’attache fermement à une chose immuable n’est jamais ébranlé. Par
conséquent, comme les forts ou les parfaits ne s’attachent qu’à Dieu, dont la
bonté est immuable, et que tout en s’attachant à leurs supérieurs ils ne le
font qu’autant que ceux-ci sont unis au Christ, suivant ces paroles de l’Apôtre
(1 Cor., 4, 16) : Soyez mes imitateurs comme je le suis du
Christ, il s’ensuit que, quelques déréglées que soient les paroles ou les
actions des autres, ils ne s’écartent pas de la justice, d’après cette pensée
du Psalmiste (Ps. 124, 1) : Ceux qui mettent leur confiance dans le
Seigneur sont fermes comme la montagne de Sion : celui qui demeure dans
Jérusalem ne sera jamais ébranlé. C’est pour cette raison que ceux qui sont
parfaitement unis à Dieu par l’amour ne se scandalisent point, selon cette
autre pensée de David (Ps. 118, 165)
: Ceux qui aiment votre loi jouissent
d’une grande paix, et il n’y a point pour eux de scandale (Au lieu de faire
tomber ceux qui sont parfaits, les mauvais exemples excitent au contraire leur
ferveur, parce qu’ils s’efforcent par leurs bonnes actions de réparer le tort
que les péchés des autres font à la gloire de Dieu.).
Article 6 : Le
scandale actif peut-il se rencontrer dans ceux qui sont parfaits ?
Objection N°1. Il semble que le
scandale actif puisse se rencontrer dans ceux qui sont parfaits. Car la passion
est l’effet de l’action. Or, il y en a qui se scandalisent passivement des
paroles ou des actions de ceux qui sont parfaits, d’après ces paroles de l’Evangile
(Matth., 15, 12) : Vous savez que les pharisiens ont été scandalisés après avoir entendu
cette parole. Le scandale actif peut donc se rencontrer dans ceux qui sont
parfaits.
Réponse à l’objection N°1 : Le scandale passif est toujours
produit par un scandale actif, mais il n’est pas toujours produit par le
scandale actif d’un autre, il l’est quelquefois par le scandale actif de
celui-là même qui est scandalisé, parce qu’il se scandalise lui-même (Tel est
le scandale des faibles et principalement le scandale pharisaïque.).
Objection N°2. Saint Pierre, après avoir reçu l’Esprit-Saint,
était à l’état parfait. Néanmoins il a scandalisé ensuite les gentils ; car
saint Paul dit (Gal., 2, 14) : Quand je vis qu’ils ne marchaient pas droit
selon la vérité de l’Evangile, je dis à Céphas, c’est-à-dire à Pierre, devant tout le monde : Si vous vivez,
quoique vous soyez Juif, à la manière des gentils et non pas à celle des Juifs,
pourquoi contraignez-vous les gentils à judaïser ? Le scandale actif peut
donc exister dans ceux qui sont parfaits.
Réponse à l’objection N°2 : Saint Pierre a péché à la vérité
et il fut répréhensible selon le sentiment de saint Augustin (Ep. 8 et 9) et de saint Paul lui-même, en s’écartant des gentils pour éviter
le scandale des Juifs, parce que dans cette circonstance il faisait une sorte
d’imprudence dont les gentils récemment convertis à la foi étaient scandalisés.
Mais l’action de saint Pierre n’était pas un péché assez grave (C’était moins
un péché qu’une faute relativement à la conduite qu’il fallait tenir dans cette
circonstance. Saint Paul a repris saint Pierre, parce que c’était le meilleur
moyen pour faire cesser le scandale passif des gentils.) pour
que les autres pussent à juste titre en avoir du scandale. Par conséquent ils
étaient scandalisés passivement sans que le scandale actif existât dans saint
Pierre.
Objection N°3. Le scandale actif est quelquefois un péché véniel.
Or, ceux qui sont parfaits peuvent faire des péchés véniels. Ils peuvent donc
aussi scandaliser activement.
Réponse à l’objection N°3 : Les péchés véniels de ceux qui
sont parfaits consistent surtout dans des mouvements subits qui ne peuvent
scandaliser, puisqu’ils sont cachés. S’ils font dans leurs paroles ou dans
leurs actes extérieurs des péchés véniels, ils sont d’ailleurs si légers que
par eux-mêmes ils ne sont pas de nature à causer du scandale.
Mais c’est le contraire. Le scandale actif répugne plus à la
perfection que le scandale passif. Or, le scandale passif ne peut exister dans
ceux qui sont parfaits. Le scandale actif doit donc encore moins s’y
rencontrer.
Conclusion Puisque les parfaits agissent selon la droite raison et
qu’ils sont toujours unis à Dieu par la charité, ils ne peuvent produire
d’autre scandale actif qu’un scandale faible et léger qui résulte de
l’infirmité même de la nature.
Il faut répondre que le scandale actif existe, à proprement
parler, quand on dit ou qu’on fait une chose qui est de nature à porter un
autre à tomber ; ce qui est le fait exclusif d’une action ou d’une parole déréglée.
Or, il appartient à ceux qui sont parfaits de conformer leurs actions à la
règle de la raison, selon cette expression de l’Apôtre (1 Cor., 14, 40) : Que tout se
fasse selon l’ordre et la bienséance. Et ils donnent surtout leurs soins
aux choses qui pourraient non seulement les faire pécher, mais être encore pour
les autres une occasion de ruine. Par conséquent si dans leurs paroles ou leurs
actes publics ils s’écartent un peu de cette règle, il faut l’attribuer à la
faiblesse humaine qui les éloigne de la perfection. Toutefois elle ne les en
éloigne pas au point qu’ils s’écartent beaucoup de l’ordre de la raison ; ils
ne s’en écartent que fort peu et fort légèrement, ce qui n’est pas d’ailleurs
assez important pour que les autres puissent raisonnablement prendre de là
occasion de pécher.
Article 7 : Devons-nous
négliger quelques biens spirituels par crainte du scandale ?
Objection N°1. Il semble qu’on
doive omettre des biens spirituels à cause du scandale. Car saint Augustin
enseigne (Lib. cont. Parm.,
liv. 3, chap. 2) que quand on a lieu de redouter un schisme, il faut cesser de
punir les pécheurs. Or, la punition des pécheurs est un bien spirituel,
puisqu’elle est un acte de justice. On doit donc omettre le bien spirituel à
cause du scandale.
Réponse à l’objection N°1 : On ne punit pas pour punir, mais
les peines qu’on inflige sont comme des médecines qui ont pour but la
répression des péchés. C’est pourquoi elles sont justes, selon qu’elles ont
pour effet la répression du mal. Mais si en infligeant une peine on voit qu’il
en résulte des péchés plus graves et plus nombreux, cette peine n’est plus
alors un acte de justice. C’est dans ce cas que saint Augustin dit que quand
par suite de l’excommunication il y a danger de schisme, il n’appartient pas à
la vérité de la justice de porter cette sentence (On est ici dans le cas où
deux préceptes que l’on ne peut observer à la fois se présentent néanmoins
simultanément. On doit seulement suivre le principal ; l’autre n’est pas
obligatoire dans cette circonstance.).
Objection N°2. L’enseignement de la religion paraît être
éminemment spirituel. Cependant on doit s’en abstenir à cause du scandale,
d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 7, 6) : Ne donnez pas les choses saintes aux chiens
et ne jetez point vos perles devant les pourceaux, de peur que se tournant
contre vous ils ne vous déchirent. On doit donc abandonner le bien
spirituel à cause du scandale.
Réponse à l’objection N°2 : A l’égard de la doctrine il y a
deux choses à considérer, la vérité qui est enseignée et l’acte par lequel on
l’enseigne. La première de ces deux choses est de nécessité de salut ;
c’est-à-dire qu’il faut que celui qui a la charge
d’enseigner n’enseigne pas le contraire de la vérité, mais qu’il fasse
connaître la vérité en l’appropriant au temps et aux personnes. C’est pourquoi
quelque scandale qui doive en résulter, il ne doit jamais taire la vérité pour
enseigner l’erreur. Quant à l’acte même de l’enseignement on le compte parmi
les aumônes spirituelles, comme nous l’avons dit (quest. 32, art. 2). Par
conséquent, il faut faire à l’égard de l’enseignement le même raisonnement que
pour les autres œuvres de miséricorde, dont nous allons parler (réponse N°4).
Objection N°3. La correction fraternelle est un bien spirituel,
puisqu’elle est un acte de charité. Or, quelquefois on l’omet par charité pour
éviter de scandaliser les autres, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 1, chap. 9). On doit
donc omettre le bien spirituel à cause du scandale.
Réponse à l’objection N°3 : La correction fraternelle, comme
nous l’avons dit (quest. 33, art. 1), a pour but l’amélioration de celui qui en
est l’objet. C’est pour cela qu’on la compte parmi les biens spirituels quand
elle atteint sa fin, ce qui n’a pas lieu si elle scandalise celui qu’elle
devrait amender. Ainsi quand on omet la correction à cause du scandale, ce
n’est pas un bien spirituel qu’on néglige de faire.
Objection N°4. Saint Jérôme (Glos. Nic. de Lyra sup. Matth., chap. 15) dit qu’on doit omettre à cause du
scandale tout ce qu’on peut négliger sans blesser la triple vérité de la vie,
de la justice et de la doctrine. Or, on peut bien des fois omettre d’accomplir
les conseils évangéliques et de faire l’aumône sans blesser cette triple
vérité, autrement on pécherait toujours en omettant ces œuvres qui tiennent le
premier rang parmi les œuvres spirituelles. Il y a donc des œuvres spirituelles
qu’on doit omettre à cause du scandale.
Réponse à l’objection N°4 : Dans la vérité de la vie, de la
doctrine et de la justice, on comprend non seulement ce qui est nécessaire au
salut, mais encore ce qui est un moyen de le faire plus parfaitement, d’après
ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 12,
31) : Ayez plus d’empressement pour les
dons qui sont les meilleurs. Ainsi on ne doit pas omettre absolument les
conseils, ni les œuvres de miséricorde à cause du scandale, mais on doit
quelquefois les pratiquer en secret ou les différer à cause du scandale des
faibles, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.). Quelquefois
cependant l’observation des conseils évangéliques et l’accomplissement des
œuvres de miséricorde sont de nécessité de salut, comme on le voit pour ceux
qui ont fait vœu de pratiquer les conseils et pour ceux qui sont tenus de
subvenir aux misères des autres, soit à leurs misères temporelles en
nourrissant, par exemple, ceux qui ont faim ; soit à leurs misères
spirituelles, en enseignant, par exemple, les ignorants. Que cette obligation
résulte de la charge qui leur est imposée, comme pour les prélats, ou qu’elle
provienne de la nécessité de celui qui est dans le besoin, elle est également
certaine. Dans ce cas il faut raisonner à l’égard de ces œuvres spirituelles,
comme à l’égard des autres choses qui sont de nécessité de salut.
Objection N°5. Éviter un péché quelconque c’est un bien spirituel,
parce que tout péché produit un tort spirituel à celui qui le commet. Or, il
semble que pour éviter le scandale du prochain on doive quelquefois pécher
véniellement ; par exemple, quand par un péché véniel on empêche un autre de
faire un péché mortel. Car l’homme doit empêcher, autant qu’il est en lui, la
damnation de son prochain, pourvu qu’il ne compromette pas son propre salut, ce
qui n’a pas lieu par l’effet du péché véniel. L’homme doit donc omettre certain
bien spirituel pour éviter le scandale.
Réponse à l’objection N°5 : Il y a des théologiens qui ont
dit qu’on devait faire un péché véniel pour éviter le scandale ; mais ce
sentiment est contradictoire (Il est contraire à ces paroles de l’Apôtre (Rom., 3, 8) : Et pourquoi ne ferions-nous pas le mal pour qu’il en arrive du
bien ?). En effet, si on doit le faire ce n’est plus un mal, ni un
péché. D’ailleurs un péché ne peut pas être une chose que l’on doive choisir.
Toutefois il arrive que par suite d’une circonstance une chose qui sans cela
serait un péché véniel n’en est plus un. Ainsi une
plaisanterie est un péché véniel quand on la fait sans utilité. Mais si on a un
motif raisonnable de la faire, ce n’est pas une parole inutile, ni un péché.
D’ailleurs quoique le péché véniel ne détruise pas la grâce par laquelle
l’homme est sauvé, néanmoins il dispose au péché mortel et nuit par là même au
salut.
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Hom. 7 in Ezech.) : Si l’on se scandalise de
la vérité, il vaut mieux laisser le scandale se produire que d’abandonner la
vérité. Or, les biens spirituels appartiennent éminemment à la vérité. On ne
doit donc pas les omettre à cause du scandale.
Conclusion On ne doit jamais abandonner les biens spirituels qui
sont nécessaires au salut à cause du scandale ; mais on doit dissimuler les
autres ou les différer pour un temps, à cause du scandale des faibles.
Il faut répondre que quoiqu’il y ait deux sortes de scandale,
l’actif et le passif, il n’est pas ici question du scandale actif, parce que ce
scandale étant une parole ou un acte moins droits qu’ils ne devraient être, il
n’est jamais permis de le produire. La question n’est donc sérieuse qu’autant
qu’il s’agit du scandale passif. — Par conséquent nous avons à examiner quel
est le bien qu’on doit omettre, dans la crainte qu’un autre ne se scandalise.
Or, entre les biens spirituels il faut distinguer. Parmi ces biens il y en a
qui sont nécessaires au salut et qu’on ne peut omettre sans péché mortel. Il
est évident que personne ne doit pécher mortellement pour empêcher un autre de
tomber dans le péché ; parce que, selon l’ordre de la charité, l’homme doit
préférer son salut spirituel à celui de son prochain, et c’est pour cette
raison qu’on ne doit jamais omettre ce qui est de nécessité de salut pour
éviter le scandale. —A l’égard des biens spirituels qui ne sont pas de
nécessité de salut il faut encore distinguer. Car le scandale qui en vient est
quelquefois le fait de la malice. C’est ainsi qu’il y en a qui veulent empêcher les autres de faire des bonnes œuvres en
excitant du scandale. C’est le scandale des pharisiens qui se scandalisaient de
la doctrine de Notre-Seigneur ; Jésus-Christ nous apprend que nous devons le
mépriser (Laissez-les. Ils sont aveugles et conducteurs d’aveugles.) (Matth., 15, 14). D’autres fois le scandale vient de la
faiblesse ou de l’ignorance, c’est le scandale des faibles. A cause de ce
scandale, on doit dissimuler le bien spirituel que l’on fait ou le différer
pendant un temps s’il n’y a pas de danger, jusqu’à ce qu’on ait pu donner la
raison de ces pratiques et qu’on ait fait cesser le scandale. Mais si après
avoir éclairé la raison, le scandale persévère, il paraît être l’effet de la
malice (Sylvius fait observer que saint Thomas dit qu’il paraît être l’effet de la malice, parce qu’il n’en est pas toujours
ainsi. Car le scandale des faibles peut persévérer, soit parce qu’ils ne
comprennent pas bien ce qu’on leur dit, soit parce qu’ils croient leur raison
meilleure et qu’ils s’appuient sur la coutume contraire. Dans ce cas Cajétan
dit que si on peut différer ces œuvres spirituelles sans en subir un grand
dommage, on fera bien de le faire, jusqu’à ce que les autres soient mieux
informés.), et l’on ne doit pas omettre ces œuvres spirituelles à cause de lui.
Article 8 : Devons-nous
abandonner nos biens temporels à cause du scandale ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive pas abandonner ses biens temporels à cause du scandale. Car nous
devons préférer à tous les biens temporels le salut spirituel du prochain que
le scandale empêche. Or, nous laissons ce que nous aimons le moins à cause de
ce que nous aimons le plus. Nous devons donc sacrifier nos biens temporels pour
éviter le scandale du prochain.
Objection N°2. D’après la règle de saint Jérôme (Glos. lyr. sup. Matth., chap. 15), nous devons laisser de côté, à cause
du scandale, tout ce qu’on peut abandonner sans compromettre la triple vérité (Cette
triple vérité, c’est la vérité delà vie, de la doctrine et de la justice dont
il est parlé art. préc., réponse N°4). Or, on peut sacrifier ses biens temporels
sans blesser cette triple vérité. On doit donc les abandonner à cause du
scandale.
Réponse à l’objection N°2 : Si on laissait les méchants ravir
le bien d’autrui, cette licence tournerait au détriment de la vérité, de la vie
et de la justice. C’est pourquoi il ne faut pas que pour toute espèce de
scandale on abandonne ses biens temporels.
Objection N°3. Parmi les biens temporels rien n’est plus
nécessaire que la nourriture. Or, on doit se passer de nourriture à cause du
scandale, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom.,
14, 15) : Ne perdez pas par votre
nourriture celui pour qui Jésus-Christ est mort. A plus forte raison
devons-nous abandonner tous les autres biens temporels à cause du scandale.
Réponse à l’objection N°3 : Il n’est pas dans l’intention de
l’Apôtre de nous dire que nous devons totalement nous abstenir de manger à
cause du scandale ; parce qu’il est nécessaire de manger pour vivre ; mais il a
seulement voulu qu’on s’abstînt, à cause du scandale, d’une certaine espèce de
nourriture. C’est ainsi qu’il dit (1 Cor.,
8, 13) : J’aimerais mieux ne manger
jamais de viande que de scandaliser mon frère.
Objection N°4. Nous ne pouvons pas conserver, ni recouvrer nos
biens temporels d’une manière plus convenable que par le jugement. Or, il n’est
pas permis d’avoir recours à la justice surtout avec scandale. Car il est écrit
(Matth., 5, 40) : Si
quelqu’un veut plaider contre vous pour prendre votre robe, abandonnez-lui
encore votre manteau. L’Apôtre dit aussi (1 Cor., 6, 7) : C’est déjà
certainement un péché parmi vous que vous ayez des procès les uns contre les
autres. Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt qu’on vous fasse tort ? Pourquoi
ne souffrez-vous pas plutôt qu’on vous trompe ? Il semble donc qu’on doive
abandonner ses biens temporels à cause du scandale.
Réponse à l’objection N°4 : D’après saint Augustin (De serm. Dom. in
monte, liv. 1, chap. 19), le précepte du Seigneur doit s’entendre de la
disposition intérieure de l’âme, de telle sorte que l’homme soit disposé à
subir l’injure et la fraude plutôt que d’entrer en jugement, si ce parti est le
plus avantageux. Mais il y a des circonstances où il n’est pas convenable de se
sacrifier de la sorte, comme nous l’avons vu (Réponse N°2). C’est dans le même
sens qu’il faut comprendre la pensée de l’Apôtre.
Objection N°5. Parmi tous les biens temporels ceux qu’on doit le
moins abandonner ce sont ceux qui sont annexés aux biens spirituels. Or, on
doit abandonner ces biens à cause du scandale. Car l’Apôtre répandant les biens
spirituels ne reçut pas de récompense temporelle pour ses prédications, dans la
crainte d’être une pierre d’achoppement
pour l’Evangile du Christ, comme il le dit lui-même (1 Cor., 9, 12). Pour la même cause l’Eglise dans certains pays
n’exige pas la dîme, afin d’éviter le scandale. A plus forte raison doit-on
sacrifier les autres biens temporels pour le même motif.
Réponse à l’objection N°5 : Le scandale que l’Apôtre évitait
provenait de l’ignorance des gentils qui n’avaient pas été habitués à cela.
C’est pourquoi il fallait s’abstenir pour un temps de recueillir ces fruits
temporels jusqu’à ce qu’on les eût instruits de ce devoir. Pour le même motif
l’Eglise s’abstient de prélever les dîmes dans certains pays, où l’on n’a pas
coutume de les payer.
Mais c’est le contraire. Saint Thomas de Cantorbéry redemanda les
biens ecclésiastiques, malgré le scandale du roi (Baronius, ad an. 1163, num. 9.).
Conclusion Nous ne devons pas abandonner à cause du scandale les
biens temporels de l’Eglise ou de l’Etat qui nous ont été confiés ; mais quand
il s’agit de nos propres biens, à cause du scandale des faibles nous devons les
abandonner, ou travailler auparavant à apaiser le scandale ; mais nous ne
devons pas les sacrifier pour un scandale qui serait l’effet de la malice, nous
devons plutôt les réclamer.
Il faut répondre qu’à l’égard des biens temporels on doit
distinguer. Car ils nous appartiennent ou d’autres nous les ont confiés pour
les garder ; c’est ainsi que les biens de l’Eglise sont confiés aux prélats et
les biens de la nation aux chefs de l’Etat. Ceux qui sont chargés de ces biens
doivent les conserver nécessairement comme un dépôt, et c’est pour cela qu’ils
ne doivent pas les aliéner à cause du scandale (Saint Antonin, Cajétan et
d’autres théologiens font cependant observer que si le scandale était trop
grave et qu’on ne pût pas l’apaiser par la raison, il vaudrait mieux qu’un supérieur
ecclésiastique renonçât à ses droits que de les exiger.), pas plus qu’on ne
peut négliger les autres choses qui sont de nécessité de salut. Quant aux biens
temporels dont nous sommes les maîtres, tantôt nous devons et tantôt nous ne
devons pas à cause du scandale les abandonner, en les donnant s’ils sont entre
nos mains, ou en ne les redemandant pas, s’ils sont entre les mains des autres.
Car si le scandale provient de l’ignorance ou de la faiblesse, et que ce soit,
comme nous l’avons dit (art. préc.), le scandale des
faibles, alors il faut sacrifier absolument ses biens temporels, ou bien
apaiser le scandale d’une autre manière, c’est-à-dire par quelque avertissement
(Si après avoir fait connaître par un avertissement la justice de ses
prétentions le scandale continue, il devient un scandale pharisaïque. Par
conséquent on ne doit pas en tenir compte.). C’est ce qui fait dire à saint
Augustin (De serm.
Dom., liv. 1, chap. 20) : Il faut donner sans nuire ni à vous ni aux
autres, et quand vous refusez quelque chose à quelqu’un il faut lui en faire
connaître le juste motif ; vous lui donnerez d’une manière plus profitable,
après avoir repris l’injustice de sa demande. — D’autres fois le scandale vient
de la malice ; c’est le scandale des pharisiens. A cause de ceux qui excitent
ces sortes de scandale, on ne doit pas abandonner les biens temporels ; parce
que ce serait nuire au bien général ; puisqu’on donnerait aux méchants
l’occasion de ravir ce que les autres possèdent, et on nuirait aux ravisseurs
eux-mêmes, qui en conservant ce qui appartient à autrui, resteraient dans le
péché. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 8) : Il y en a que nous ne devons que tolérer
quand ils nous ravissent nos biens temporels, mais il y en a aussi que par
justice nous devons empêcher de voler, non seulement pour qu’ils ne nous
prennent pas ce qui nous appartient, mais de peur qu’en dérobant ce qui n’est
pas le leur, ils ne se perdent eux-mêmes.
La réponse au
premier argument est par là même évidente.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
JesusMarie.com