Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 45 : Du don de sagesse
Nous avons en
dernier lieu à nous occuper du don de sagesse qui répond à la charité. — Nous
traiterons : 1° de la sagesse elle-même ; 2° du vice qui lui est opposé. — Sur
la sagesse six questions se présentent : 1° La sagesse doit-elle être comptée
parmi les dons de l’Esprit-Saint ? — 2° En quoi réside-t-elle subjectivement ? —
3° La sagesse est-elle uniquement spéculative ou si elle est encore pratique ?
— 4° La sagesse qui est un don peut-elle exister avec le péché mortel ? — 5°
Existe-t-elle dans tous ceux qui ont la grâce sanctifiante ? — 6° Quelle est la
béatitude qui lui correspond ?
Article 1 : Doit-on
compter la sagesse parmi les dons de l’Esprit-Saint ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive pas compter la sagesse parmi les dons de l’Esprit-Saint. Car les dons
sont plus parfaits que les vertus, comme nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 68, art. 8). Or, la vertu ne se rapporte qu’au bien ; c’est ce qui fait
dire à saint Augustin (De lib. arb., liv. 2, chap. 18 et 19) que
personne ne fait mauvais usage des vertus. Donc à plus forte raison les dons de
l’Esprit-Saint ne se rapportent-ils qu’au bien. Cependant la sagesse se
rapporte encore au mal, car d’après saint Jacques (Jac.,
3, 15) : Il y a une sagesse terrestre,
animale, diabolique. Par conséquent on ne doit pas compter la sagesse parmi
les dons de l’Esprit-Saint.
Réponse à l’objection N°1 : On dit une chose bonne de deux
manières : 1° parce qu’elle est véritablement bonne et absolument parfaite ; 2°
on la dit bonne par analogie quand elle est parfaite en malice (C’est-à-dire
quand elle s’élève à ce qu’il y a de plus parfait sous le rapport du mal.).
Ainsi on dit un bon voleur ou un parfait voleur, selon la remarque d’Aristote (Met., liv. 5, text.
21). Et comme à l’égard des choses qui sont véritablement bonnes, il y a une
cause très élevée qui est le souverain bien ou la fin dernière dont la
connaissance rend l’homme vraiment sage ; de même dans les choses mauvaises, il
y en a une à laquelle les autres se rapportent comme à leur fin dernière et
dont la connaissance donne à l’homme le renom d’être sage pour mal agir,
d’après ces paroles du prophète (Jérem., 4, 22) : Ils sont sages pour faire le mal, mais ils
ne savent pas faire le bien. Or, celui qui se détourne de sa fin légitime,
est forcé de se choisir une autre fin illégitime quelconque, parce que tout
être agit en vue d’une fin. Par conséquent s’il s’arrête aux biens extérieurs,
sa sagesse est une sagesse terrestre ; s’il s’attache aux biens corporels,
c’est une sagesse animale ; s’il recherche la domination, c’est une sagesse
diabolique, parce qu’elle est une imitation de l’orgueil du démon dont il est
dit (Job, 41, 25) qu’il règne sur tous
les enfants de l’orgueil.
Objection N°2. Comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 12, chap. 14) : La sagesse est la connaissance des
choses divines. Or, la connaissance des choses divines que l’homme peut
acquérir par ses facultés naturelles appartient à la sagesse qui est une vertu
intellectuelle, tandis que la connaissance surnaturelle de ces mêmes choses
appartient à la foi qui est une vertu théologale, comme on le voit d’après ce
que nous avons dit (quest. 4, art. 7, et 1a 2æ, quest. 62,
art. 3). On doit donc appeler la sagesse une vertu plutôt qu’un don.
Réponse à l’objection N°2 : La sagesse qui est un don de
l’Esprit-Saint diffère de la sagesse qui est une vertu intellectuelle acquise.
Car celle-ci est le fruit des efforts de l’homme, tandis que l’autre vient d’en haut, comme le dit
saint Jacques (3, 14). Elle diffère aussi de la foi. Car la foi adhère à la
vérité divine par elle-même ; tandis que le jugement qui est réglé sur la
vérité divine appartient au don de sagesse. C’est pour cela que le don de
sagesse présuppose la foi (Il faut connaître avant de juger.) ; parce qu’on ne
juge bien que ce qu’on connaît, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 3).
Objection N°3. Il est écrit (Job, 28, 28) : La crainte du Seigneur est la sagesse, et l’éloignement du mal la
véritable intelligence. Et d’après la version des Septante que suit saint
Augustin : La crainte et la piété voilà
la sagesse. Or, la crainte aussi bien que la piété sont des dons de
l’Esprit-Saint. Par conséquent on ne doit pas compter la sagesse parmi ces
dons, comme si elle était un don distinct des autres.
Réponse à l’objection N°3 : Comme la piété qui appartient au
culte de Dieu manifeste la foi en ce sens que c’est par le culte que nous
donnons un témoignage de notre croyance ; de même la piété manifeste la
sagesse, et c’est pour cette raison qu’on dit que la piété est la sagesse. Il en faut dire autant de la crainte (Par
conséquent la crainte et la piété sont les signes de la sagesse.). Car par là
même que l’homme craint Dieu et qu’il l’honore, il prouve qu’il juge sainement
des choses divines.
Mais c’est le contraire. Isaïe dit (11, 2) : L’esprit du
Seigneur reposera sur le Christ, l’esprit de sagesse et d’intelligence.
Conclusion La sagesse par laquelle l’homme peut juger de tout
d’après les règles divines est un don que le Saint-Esprit nous fait.
Il faut répondre que, d’après Aristote (Met., liv. 1, chap. 2), il appartient au sage de considérer la
cause la plus élevée, par laquelle on juge très certainement des autres choses
et d’après laquelle il faut que tout soit ordonné. Or, la cause la plus élevée
peut se considérer de deux manières, absolument ou dans un genre particulier.
Celui qui connaît la cause la plus élevée dans un genre peut par elle juger et
ordonner toutes les choses qui appartiennent à ce genre. On dit qu’il est sage
ou habile dans ce genre, par exemple, dans la médecine ou l’architecture (Ainsi
on dira qu’il est un sage médecin, un sage architecte.), suivant cette parole
de l’Apôtre (1 Cor., 3, 10) : Comme un sage architecte, j’ai posé le
fondement. — Celui qui connaît la cause qui est absolument la plus haute,
c’est-à-dire Dieu, porte le nom de sage absolument, parce qu’il peut tout juger
et ordonner au moyen des règles divines. L’homme obtient cette sorte de
jugement par l’Esprit-Saint, suivant ce mot de saint Paul (1 Cor., 2, 15) : L’homme
spirituel juge tout, parce que comme nous le voyons au même endroit : L’esprit approfondit toutes choses, même les
secrets de Dieu. D’où il est manifeste que la sagesse est un don de
l’Esprit-Saint.
Article 2 :
La sagesse existe-t-elle dans l’intellect comme dans son sujet ?
Objection N°1. Il semble que la
sagesse n’existe pas dans l’intellect comme dans son sujet. Car saint Augustin
dit (Ep. 120, chap. 18) que la
sagesse est la charité de Dieu. Or, la charité existe subjectivement dans la
volonté et non dans l’intellect, comme nous l’avons dit (quest. 24, art. 1). La
sagesse n’existe donc pas dans l’intellect comme dans son sujet.
Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin parle de la
sagesse quant à sa cause ; d’où elle tire son nom selon qu’elle implique une certaine
saveur.
Objection N°2. L’Ecriture dit (Ecclésiastique,
6, 23) : La sagesse qui rend intelligent
est ce que son nom exprime. Car le mot sapientia
signifie en quelque sorte sapida scientia,
science qui a de la saveur ; ce qui paraît appartenir au sentiment qui est le
juge des jouissances ou des douceurs spirituelles que nous éprouvons. La
sagesse n’existe donc pas dans l’intellect, mais elle existe plutôt dans
l’affection ou le sentiment.
Réponse à l’objection N°2 : La réponse est par là même
évidente. Si toutefois c’est bien là le sens de ce passage ; ce qui ne
paraît pas certain ; car cette interprétation ne convient qu’au mot latin sapientia ; mais elle n’est pas
applicable au mot grec, et il en est probablement de même des autres langues.
Par conséquent il faut plutôt entendre par cette expression la renommée qui
rend la sagesse recommandable à tout le monde (Le mot sagesse ne désigne donc
pas en cet endroit la sagesse dont nous nous occupons ici. (Voy.
d’ailleurs sur ce passage le commentaire de Sacy.)).
Objection N°3. La puissance intellective est suffisamment
perfectionnée par le don de l’intellect. Or, à l’égard d’une chose qu’on peut
faire par un seul don, il serait superflu d’en admettre plusieurs. La sagesse
n’existe donc pas dans l’intellect.
Réponse à l’objection N°3 : L’intellect a deux actes ;
il ordonne et juge. Le don de l’intellect se rapporte au premier de ces actes ;
le don de sagesse se rapporte au second ainsi que le don de science. Mais par
le don de sagesse on juge selon les raisons divines, tandis que par le don de
science on juge d’après les raisons humaines (La science a aussi pour objet les
choses divines, car elle est un don surnaturel aussi bien que la sagesse, mais
elle ne s’y rapporte pas de la même manière que la sagesse.).
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 2, chap. 26) que la sagesse est contraire à la folie.
Or, la folie existe dans l’intellect. Par conséquent la sagesse aussi.
Conclusion La sagesse a dans la volonté sa cause qui est la
charité ; mais elle existe par son essence dans l’intellect, et c’est par elle
que l’intellect juge de tout sainement.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), la sagesse implique une rectitude de jugement
conforme aux raisons divines. Or, la rectitude de jugement peut provenir de
deux causes : 1° elle peut résulter de l’usage parfait de la raison ; 2° elle
peut être le fruit d’une certaine conformité de nature que l’on a avec les
choses que l’on doit juger. Par exemple, pour ce qui regarde la chasteté, celui
qui a appris la morale en juge d’après les lumières de sa raison ; mais celui
qui a l’habitude de cette vertu en juge sainement par suite de la conformité de
nature qu’il a avec elle (Cette habitude devient ainsi une seconde nature.).
Par conséquent à l’égard des choses divines, il appartient à la sagesse qui est
une vertu intellectuelle d’en juger sainement d’après les données de la raison
; mais s’il s’agit d’en juger d’après une certaine conformité de nature avec
elles, ceci appartient à la sagesse qui est un don de l’Esprit-Saint (Cette
conformité de nature qui détermine le jugement de la sagesse découle de la
charité qui nous unit à Dieu, et c’est dans ce sens qu’on dit que la sagesse a
sa cause dans la volonté, quoiqu’elle réside subjectivement dans l’entendement.).
C’est ce qui fait dire à saint Denis (De
div. nom.,
chap. 2) que Hiérothée était arrivé à la perfection
dans les choses de Dieu non seulement en les apprenant, mais encore en les
expérimentant. Cette sorte de passivité ou de conformité de nature avec les
choses divines est l’effet de la charité qui nous unit à Dieu, suivant cette
parole de l’Apôtre (1 Cor., 4, 17) : Celui qui s’attache à Dieu ne fait qu’un
esprit avec lui. Par conséquent la sagesse qui est un don a dans la volonté
sa cause qui est la charité, mais elle a son essence dans l’intellect dont
l’acte propre est de juger sainement, comme nous l’avons vu (art. préc., 1a
2æ, quest. 13, art. 1, réponse N°2 ; quest. 14, art. 1).
Article 3 : La
sagesse est-elle exclusivement spéculative ou si elle est encore pratique ?
Objection N°1. Il semble que la
sagesse ne soit pas pratique, mais seulement spéculative. Car le don de sagesse
l’emporte sur la sagesse considérée comme vertu intellectuelle. Or, la sagesse
considérée comme vertu intellectuelle est exclusivement spéculative. Donc, à
plus forte raison, la sagesse, qui est un don, est-elle spéculative sans être
pratique.
Réponse à l’objection N°1 : Plus une chose est élevée et plus
les objets auxquels elle s’étend sont nombreux, comme on le voit (De causis, prop. 10 et 17). Par conséquent, par là même que la sagesse
qui est un don est supérieure à la sagesse qui est une vertu intellectuelle,
puisqu’elle nous rapproche de Dieu davantage en nous unissant à lui par
l’esprit, il s’ensuit qu’elle nous dirige non-seulement dans la contemplation,
mais encore dans l’action (Au lieu que la sagesse considérée comme vertu
intellectuelle est seulement spéculative.).
Objection N°2. L’intellect pratique a pour objet les actions que
nous devons faire, et qui sont des choses contingentes. Or, la sagesse a pour
objet les choses divines qui sont éternelles et nécessaires. Elle ne peut donc
pas être pratique.
Réponse à l’objection N°2 : Les choses divines sont
nécessaires et éternelles en elles-mêmes, mais néanmoins elles servent de
règles aux choses contingentes qui sont soumises aux actes humains.
Objection N°3. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 6, chap. 28) que dans la contemplation on recherche le
principe qui est Dieu ; mais que dans l’action on travaille sous le lourd
fardeau de la nécessité. Or, la sagesse comprend la vision des choses divines
qui n’implique ni peine, ni fatigue, parce que, selon l’expression de la
Sagesse (8, 16) : Sa conversation n’a
rien de désagréable, ni sa compagnie rien d’ennuyeux. La sagesse est donc
exclusivement contemplative, mais elle n’est ni pratique, ni active.
Réponse à l’objection N°3 : On doit considérer une chose en
elle-même, avant de la considérer dans ses rapports avec une autre. Par
conséquent la contemplation des choses divines, qui est la vision du principe,
appartient d’abord à la sagesse (Car il faut connaître la règle avant de s’y
conformer.), puis elle a pour objet secondaire de diriger les actes humains
conformément aux raisons divines. Toutefois l’amertume ou la peine qu’on trouve
dans les actes humains ne provient pas de la sagesse qui les dirige (Cette
peine et cette fatigue proviennent de la faiblesse de notre nature corporelle.)
; mais elle changerait plutôt cette amertume en douceur et le travail en repos.
Mais c’est le contraire. Il est dit (Col., 4, 5) : Conduisez-vous
avec sagesse envers ceux qui sont hors de l’Eglise. Or, ce précepte se
rapporte à l’action. La sagesse n’est donc pas seulement spéculative, mais elle
est encore pratique.
Conclusion La sagesse qui est un don de l’Esprit-Saint n’est pas
seulement spéculative, mais elle est encore pratique.
Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 12, chap. 14), la partie
supérieure de la raison est attribuée à la sagesse, et la partie inférieure à
la science. La raison supérieure, ajoute ce même docteur (ibid., chap. 7), s’applique à considérer et à consulter les raisons
supérieures, c’est-à-dire les raisons divines. Elle les considère en les
contemplant en elles-mêmes ; et elle les consulte en jugeant par leur
intermédiaire les actes humains, et en les dirigeant au moyen des règles
divines. Par conséquent la sagesse, selon qu’elle est un don, n’est pas
seulement spéculative, mais elle est encore pratique.
Article 4 : La
sagesse peut-elle exister sans la grâce et avec le péché mortel ?
Objection N°1. Il semble que la
sagesse puisse exister sans la grâce et avec le péché mortel. Car les saints se
glorifient surtout des choses qui sont incompatibles avec le péché mortel,
suivant cette parole de l’Apôtre (2 Cor.,
1, 12) : Notre gloire, c’est le
témoignage de notre conscience. Or, on ne doit pas se glorifier de sa
sagesse, suivant ce que dit le prophète (Jérem., 9,
23) : Que le sage ne se glorifie pas dans
sa sagesse. La sagesse peut donc exister sans la grâce avec le péché
mortel.
Réponse à l’objection N°1 : Ce passage doit s’entendre de la
sagesse qui juge des choses du monde ou des choses de Dieu par de raisons
humaines. Les saints ne se glorifient pas de cette sagesse, mais ils avouent
qu’ils ne l’ont pas, suivant cette autre parole de l’Ecriture (Prov., 30, 2) : La sagesse des hommes n’est pas avec moi. Mais ils se glorifient de
la sagesse divine, d’après ce mot de l’Apôtre (1 Cor., 1, 30) : Dieu a fait
du Christ notre sagesse.
Objection N°2. La sagesse implique la connaissance des choses
divines, comme nous l’avons dit (art. 1). Or, il y en a qui sont dans le péché
mortel et qui peuvent connaître la vérité divine, suivant ces paroles de
l’Apôtre (Rom., 1, 18) : Ils tiennent la vérité de Dieu captive dans
l’injustice. La sagesse est donc compatible avec le péché mortel.
Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement s’appuie sur la
connaissance des choses divines que l’on acquiert par l’étude et par les
lumières de la raison ; cette connaissance est compatible avec le péché mortel
(Cette connaissance est la sagesse que les philosophes païens ont possédée,
mais la sagesse qui est un don de l’Esprit-Saint nous est infuse par la grâce,
et c’est ce qui la rend incompatible avec le péché mortel.), mais il n’en est
pas de même de la sagesse dont nous parlons.
Objection N°3. Saint Augustin dit en parlant de la charité (De Trin., liv. 15, chap. 18) : Il n’y a
rien de plus excellent que ce don de Dieu ; il n’y a que lui qui sépare les
enfants du royaume éternel des enfants de perdition. Or, la sagesse diffère de
la charité. Elle ne sépare donc pas les élus des réprouvés, et par conséquent
elle peut exister avec le péché mortel.
Réponse à l’objection N°3 : Quoique la sagesse diffère de la
charité, néanmoins elle la présuppose, et par là même elle sépare les enfants
de perdition de ceux qui sont appelés à la gloire.
Mais c’est le contraire.
Il est dit (Sag.,
1, 4) : La sagesse n’entrera pas dans une âme méchante, et n’habitera
pas dans un corps soumis au péché.
Conclusion La sagesse qui est un don de l’Esprit-Saint est
incompatible avec le péché mortel, parce qu’elle présuppose la charité.
Il faut répondre que la sagesse qui est un don de l’Esprit-Saint,
produit, comme nous l’avons vu (art. 1), la droiture du jugement à l’égard des
choses divines, ou elle nous fait juger des autres choses suivant les règles
divines, par suite de celte conformité de nature, ou de cette union avec Dieu,
qui est l’effet de la charité, comme nous l’avons dit (art. 2 et quest. 23,
art. 5). C’est pourquoi la sagesse dont nous parlons, présuppose la charité. Et
puisque la charité ne peut exister avec le péché mortel, comme nous l’avons dit
(quest. 24, art. 12), il s’ensuit que cette sagesse est également incompatible
avec lui.
Article 5 : La
sagesse existe-t-elle dans tous ceux qui sont en état de grâce ?
Objection N°1. Il semble que la
sagesse n’existe pas dans tous ceux qui sont en état de grâce. Car il vaut
mieux avoir la sagesse que de l’entendre. Or, il n’y a que les parfaits qui
l’entendent, d’après ce mot de l’Apôtre (1
Cor., 2, 6) : Nous prêchons la
sagesse aux parfaits. Par conséquent, puisque tous ceux qui ont la grâce ne
sont pas parfaits, il semble que ceux qui ont la grâce possèdent encore moins
la sagesse.
Réponse à l’objection N°1 : L’Apôtre parle en cet endroit de
la sagesse, selon qu’elle s’étend aux mystères secrets de la divinité. Aussi
dit-il lui-même : Nous vous prêchons la
sagesse de Dieu renfermée dans le mystère de l’Incarnation, et qui vous a été
cachée.
Objection N°2. C’est au sage qu’il appartient d’ordonner, comme le
dit Aristote (Met., liv. 1, chap. 2).
D’après saint Jacques (3, 17), il est le juge qui juge sans dissimulation (La Vulgate porte : Non judicans, sine
simulatione.). Or, il n’appartient pas à tous ceux qui ont la grâce de
juger des autres ou de les ordonner ; c’est uniquement le fait des supérieurs.
Il n’appartient donc pas à tous ceux qui ont la grâce de posséder la sagesse.
Réponse à l’objection N°2 : Quoiqu’il n’appartienne qu’aux
supérieurs de diriger les autres hommes et de les juger, cependant il
appartient à chaque fidèle de régler ses propres actes et d’en juger, comme le
dit saint Denis (Ep. ad Dem.).
Objection N°3. La sagesse est opposée à la folie, comme le dit
saint Grégoire (Mor., liv. 2, chap.
26). Or, parmi ceux qui ont la grâce il y en a qui sont sots naturellement,
comme les fous qu’on baptise, ou comme ceux qui sans faire de péché mortel ont
perdu la raison. La sagesse n’existe donc pas dans tous ceux qui sont en état
de grâce.
Réponse à l’objection N°3 : Les fous qui sont baptisés, aussi
bien que les enfants, ont l’habitude de la sagesse considérée comme un don de
l’Esprit-Saint, mais ils n’en ont pas l’acte, parce qu’il y a un empêchement
corporel qui les prive de l’usage de leur raison.
Mais c’est le contraire. Quiconque est sans péché mortel est aimé
de Dieu, parce qu’il a la charité par laquelle il aime Dieu, et que Dieu aime ceux qui l’aiment, selon
l’expression de l’Ecriture (Prov.,
chap. 8). Or, la Sagesse dit (7, 28) que Dieu
n’aime que celui qui habite avec la sagesse. Elle se trouve donc dans tous
ceux qui ont la grâce et qui sont par conséquent sans péché mortel.
Conclusion Le don de sagesse, qui est une grâce gratuitement
donnée pour le salut des autres, n’existe pas nécessairement dans tous ceux qui
ont la grâce sanctifiante ; mais la sagesse qui nous dirige dans l’œuvre de
notre salut est commune à tous ceux qui ont cette grâce.
Il faut répondre que la sagesse dont nous parlons implique, comme
nous l’avons dit (art. préc.), une certaine rectitude
de jugement à l’égard des choses divines que nous devons contempler et
consulter. Sous ce double rapport ceux qui sont unis avec les choses divines
reçoivent la sagesse à des degrés divers. Il y en a qui n’ont le jugement droit
pour contempler les choses divines et pour ordonner les affaires humaines
conformément aux règles divines, qu’autant qu’il est nécessaire à leur salut.
Cette sagesse ne fait défaut à aucun de ceux qui sont sans péché mortel, parce
que si la nature nous donne tout ce qui nous est nécessaire, à plus forte
raison la grâce (La nature donne à chaque être ce qu’il lui faut pour arriver à
ses fins. La grâce étant plus parfaite, ne peut manquer à cette loi. C’est sur
cette analogie que saint Thomas se fonde pour affirmer que l’homme reçoit les
lumières de la sagesse, autant du moins qu’il en a besoin pour son propre
salut.). C’est ce qui fait dire à saint Jean (1 Jean, 2, 17) : L’onction vous apprend toutes choses. —
D’autres reçoivent le don de sagesse dans un degré plus élevé, par rapport à la
contemplation des choses divines, en ce sens qu’ils connaissent plus
profondément les mystères et qu’ils peuvent les manifester aux autres et par
rapport à la direction des actes humains d’après les règles divines, en ce sens
qu’ils peuvent non seulement se conformer eux-mêmes à ces règles, mais encore y
conformer les autres. Ce degré de sagesse n’est pas commun à tous ceux qui ont
la grâce sanctifiante, mais il appartient surtout aux grâces gratuitement
données que l’Esprit-Saint distribue comme il veut, suivant cette parole de
l’Apôtre (1 Cor., 12, 8) : A l’un l’Esprit-Saint donne la sagesse,
etc.
Article 6 : La
septième béatitude répond-elle au don de sagesse ?
Objection N°1. Il semble que la
septième béatitude ne réponde pas au don de sagesse. Car la septième béatitude
est ainsi conçue : Bienheureux les
pacifiques, parce qu’ils seront appelés les enfants de Dieu. Or, ces deux
choses appartiennent immédiatement à la charité. En effet il est dit de la paix
(Ps. 118, 165) : Ceux qui aiment votre loi jouissent d’une paix abondante. Et
l’Apôtre dit (Rom., 5, 5) : La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs
par l’Esprit-Saint qui nous a été donné ; et cet esprit est l’esprit d’adoption
filiale dans lequel nous crions Abba ! mon Père (8,
15). La septième béatitude doit donc être attribuée à la charité plutôt qu’à la
sagesse.
Réponse à l’objection N°1 : Il appartient à la charité
d’avoir la paix, mais il appartient à la sagesse qui ordonne toutes choses de
la produire (Elle la produit en réglant et en dirigeant toutes nos actions.).
De même l’Esprit-Saint est appelé l’esprit
d’adoption, parce que c’est lui qui nous fait ressembler au Fils naturel de
Dieu, qui est la sagesse engendrée.
Objection N°2. Chaque chose est plus manifestée par son effet
prochain que par son effet éloigné. Or, l’effet prochain de la sagesse paraît
être la charité, d’après ces paroles de l’Ecriture qui dit (Sag., 7, 27) : Que la sagesse se
répand parmi les nations dans les âmes saintes, et qu’elle forme les amis de
Dieu et les prophètes. Or, la paix et l’adoption des enfants paraissent
être des effets éloignés, puisqu’elles procèdent de la charité, comme nous
l’avons dit (quest. 29, art. 3). La béatitude qui répond à la sagesse devrait
donc être plutôt déterminée d’après l’amour de la charité que d’après la paix.
Réponse à l’objection N°2 : Ces paroles doivent s’entendre de
la sagesse incréée qui s’unit d’abord à nous par le don de la charité, et qui
nous révèle par là même les mystères, dont la connaissance est la sagesse
infuse. C’est pour cela que la sagesse infuse, qui est un don, n’est pas cause
de la charité, mais elle en est plutôt l’effet.
Objection N°3. Saint Jacques dit (3, 17) : La sagesse qui vient
d’en haut est premièrement chaste, puis amie de la paix, modérée et équitable,
docile, contente du bien qui arrive, pleine de miséricorde et de fruits
excellents, elle juge sans dissimulation. Donc la béatitude qui répond à la
sagesse n’a pas dû être considérée d’après la paix plutôt que d’après les
autres fruits de la sagesse céleste.
Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (art. 3),
il appartient à la sagesse, considérée comme un don, non seulement de
contempler les choses divines, mais encore de régler les actes humains. Dans
cette direction, ce qu’il y a d’abord à faire, c’est de s’éloigner des choses
mauvaises qui sont contraires à la sagesse. C’est ce qui fait dire que la
crainte est le commencement de la sagesse,
parce qu’elle nous porte à nous éloigner du mal. La dernière chose est comme la
fin par laquelle on ramène tout à un ordre convenable ; ce qui appartient à
l’essence de la paix. C’est pourquoi saint Jacques dit avec raison que la sagesse qui vient d’en haut et qui est
un don de l’Esprit-Saint est d’abord chaste,
parce qu’elle évite toutes les souillures du péché, qu’elle est ensuite pacifique, ce qui est l’effet final de
la sagesse et la cause de la béatitude. Quant aux autres caractères qui
suivent, ils expriment les moyens par lesquels la sagesse arrive à la paix, et
ils les expriment dans l’ordre qui convient. Car pour l’homme que sa pureté
tient éloigné de toute corruption, la première chose qu’il ait à faire, c’est
de garder en tout un juste milieu, autant qu’il est en lui, et c’est ce
qu’indiquent les mots modérée et
équitable (modesta).
Le second devoir qu’il ait à remplir, c’est que dans les choses où il ne se
suffit pas à lui-même, il acquiesce aux avertissements des autres, et c’est
pour ce motif que l’Apôtre ajoute le mot docile.
Ces deux choses ont pour but que l’homme établisse la paix en lui-même. Mais
pour qu’il soit aussi en paix avec les autres il faut : 1° qu’il ne soit pas
hostile à leurs intérêts, et c’est ce qu’expriment ces mots : Content du bien qui arrive ; 2° qu’il
compatisse dans son cœur aux défauts du prochain, et qu’il le secoure en effet,
et c’est ce que signifient ces paroles : Pleine
de miséricorde et de fruits excellents ; 3° il faut que par charité il
travaille à corriger les fautes des autres, et c’est ce qui fait dire à
l’Apôtre que la sagesse juge sans
dissimulation, montrant par là qu’elle ne corrige pas dans l’intention de
satisfaire sa haine.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De serm. Dom., liv. 1, chap. 4) que la
sagesse convient aux pacifiques, dans lesquels il n’y a pas de mouvement de
rébellion et dont les facultés obéissent à la raison.
Conclusion La septième béatitude, qui dit : Bienheureux les pacifiques, répond au don de sagesse, quant au
mérite et quant à la récompense.
Il faut répondre
que la septième béatitude s’adapte parfaitement au don de sagesse, quant au
mérite et quant à la récompense. Elle lui convient par rapport au mérite que
ces mots expriment : Bienheureux les
pacifiques. En effet on appelle pacifiques ceux qui établissent la paix en
eux-mêmes ou dans les autres ; ce qui résulte dans l’un et l’autre cas de ce
qu’ils ramènent à leur ordre véritable les choses qu’ils pacifient. Car la
paix, selon l’expression de saint Augustin (De
civit., liv. 19, chap. 13), est la
tranquillité de l’ordre. Or, il appartient à la sagesse d’ordonner, selon la
remarque d’Aristote (Met., liv. 1, chap.
2). C’est pour cela qu’il est convenable d’attribuer à la sagesse un caractère
pacifique. — Ce qui exprime dans cette béatitude la récompense ce sont ces
paroles : Ils seront appelés enfants de
Dieu. Or, on appelle enfants de Dieu ceux
qui participent à la ressemblance de son Fils unique et naturel, d’après cette
parole de l’Apôtre (Rom., 8, 29) :
Ses enfants ce sont ceux qu’il a prédestinés
pour être conformes à l’image de son Fils qui est la sagesse engendrée.
C’est pourquoi, en participant au don de la sagesse, les hommes arrivent à être
enfants de Dieu (Leurs pensées, leurs affections étant réglées par la sagesse,
ils sont par là même l’image de Dieu, et à ce titre ils méritent d’être appelés
ses enfants.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
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évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
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