Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 46 : De la folie qui est opposée à la sagesse
Après avoir parlé de la sagesse, nous avons à nous occuper de la
folie qui lui est opposée. — A cet égard trois questions se présentent : 1° La
folie est-elle opposée à la sagesse ? — 2° La folie est-elle un péché ? — 3° A
quel vice capital revient-elle ?
Article 1 : La
folie est-elle opposée à la sagesse ?
Objection N°1. Il semble que la
folie ne soit pas opposée à la sagesse. Car le défaut de sens (Nous n’avons pu
trouver de terme plus convenable pour rendre ici le mot insipientia, qui est directement opposé au mot sapientia, sagesse.) paraît directement opposé à la sagesse. Or, la
folie ne paraît pas être la même chose que ce défaut, parce qu’il paraît
n’avoir pour objet que les choses divines comme la sagesse, tandis que la folie
se rapporte aux choses divines et humaines. La folie n’est donc pas opposée à
la sagesse.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit saint Isidore,
l’insensé (insipiens) est contraire
au sage (sapienti), parce qu’il n’a
ni goût, ni discernement. Celui qui est insensé (insipiens) paraît donc être le même que celui qui est sot (stultus) (On prend ordinairement ces
deux expressions, stultitia, insipientia, l’une pour l’autre.), et
on appelle sot tout particulièrement celui qui pèche par le jugement
relativement à la cause suprême qui est l’objet de la sagesse ; car si le
jugement ne lui fait défaut que pour des choses de peu d’importance, on ne dit
pas pour cela qu’il est sot.
Objection N°2. L’un des contraires n’est pas le moyen de parvenir
à l’autre. Or, la folie est un moyen de parvenir à la sagesse, puisque l’Apôtre
dit (1 Cor., 3, 18) : Si quelqu’un d’entre vous paraît être sage
en ce monde, qu’il devienne fou pour être sage réellement. La folie n’est
donc pas opposée à la sagesse.
Réponse à l’objection N°2 : Comme il y a une mauvaise
sagesse, ainsi que nous l’avons dit (quest. préc., art. 1 réponse N°1),
qu’on appelle la sagesse du siècle, parce qu’elle prend pour la cause la plus
élevée et pour la fin dernière les biens terrestres, de même il y a une bonne
folie qui est opposée à cette mauvaise sagesse, et par laquelle on méprise les
choses d’ici-bas. C’est de celle-là que parle l’Apôtre.
Objection N°3. L’un des contraires n’est pas cause de l’autre. Or,
la sagesse est cause de la folie, puisque Jérémie dit (10, 14) : La science de tous ces hommes les a rendus
insensés ; d’ailleurs la sagesse est une science, car Isaïe s’adresse ainsi
à Babylone (47, 10) : C’est ta sagesse,
c’est ta science même qui t’a séduite. La séduction se rapportant à la
folie, il s’ensuit que la folie n’est pas contraire à la sagesse.
Réponse à l’objection N°3 : La sagesse du siècle est celle
qui nous égare et nous rend insensés aux yeux de Dieu (Dieu et le monde étant
opposés, la sagesse du siècle et la sagesse céleste sont contraires et se
méprisent réciproquement.), comme le dit saint Paul (1 Cor., chap. 3).
Objection N°4. D’après saint Isidore (Etym., liv. 10 ad litt. S),
le sot est celui qui ne ressent ni les affronts, ni les injures. Or, c’est
précisément en cela que consiste la sagesse spirituelle, comme le dit saint
Grégoire (Mor., liv. 10, chap. 16 et
17). La folie n’est donc pas opposée à la sagesse.
Réponse à l’objection N°4 : On est quelquefois insensible aux
injures, parce qu’on n’a pas de goût pour les choses de la terre, et qu’on n’en
a que pour celles du ciel ; cette disposition n’appartient pas à la folie du
monde, mais à la sagesse de Dieu, comme le dit saint Grégoire. D’autres fois
cette insensibilité résulte de ce que l’homme est absolument stupide à l’égard
de toutes choses, comme on le voit chez les imbéciles qui ne savent pas
distinguer une injure, et alors elle appartient absolument à la folie (C’est
l’état de l’homme qui ne jouit pas de sa raison.).
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 2, chap. 26) que le don de la sagesse est accordé comme un
remède contre la folie.
Conclusion La folie qui résulte de ce que les sens sont insensés
et le cœur hébété, est opposée au don de sagesse d’une opposition de
contrariété ; tandis que la stupidité qui désigne la privation totale du sens
spirituel lui est opposée d’une opposition négative.
Il faut répondre que le mot de folie (stultitia) paraît venir du mot
stupeur (stupor)
(Nous avons déjà fait observer qu’il ne fallait pas attacher grande importance
à ces étymologies qui ne reposent ordinairement que sur la physionomie
extérieure des mots. Cette branche de la linguistique est restée dans l’enfance
au moyen âge.). C’est ce qui fait dire à saint Isidore (loc. cit.) que le sot est celui que la stupeur rend insensible. La
folie diffère de la stupidité, comme le dit encore le même docteur, parce que
la folie suppose le cœur hébété et les sens émoussés ; tandis que la stupidité
implique totalement la privation du sens spirituel. C’est pourquoi on a raison
d’opposer la folie ou la sottise à la sagesse. Car le mot sage (sapiens), toujours d’après saint
Isidore, vient du mot saveur (sapor),
parce que, comme le goût est apte à discerner la saveur des mets, de même le
sage est apte à connaître les choses et leurs causes. D’où il est évident que
la sottise est opposée à la sagesse comme son contraire, et la stupidité comme
une pure négation. Car le stupide n’a pas la faculté de juger ; le sot la
possède, mais émoussée, tandis que le sage a le sens subtil et pénétrant.
Article 2 :
La folie est-elle un péché ?
Objection N°1. Il semble que la
folie ne soit pas un péché. Car aucun péché ne provient en nous de la nature.
Or, il y a des individus qui sont sots naturellement. La folie n’est donc pas un
péché.
Objection N°2. Tout péché est volontaire, comme le dit saint
Augustin (Lib. de ver. relig., chap. 14). Or, la folie n’est pas
volontaire. Elle n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 : Quoique personne ne veuille la
folie, on veut cependant ce qui l’a produite, puisqu’on tient à s’écarter des
choses spirituelles et à se plonger dans les choses terrestres. C’est ce qui
arrive également dans les autres péchés. Ainsi le luxurieux veut le plaisir qui
est inséparable du péché, quoiqu’il ne veuille pas le péché
absolument ; car il voudrait jouir du plaisir sans le commettre.
Objection N°3. Tout péché est opposé à un précepte divin. Or, la
folie n’est opposée à aucun précepte. Elle n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°3 : La folie est opposée aux
préceptes qui nous obligent à la contemplation de la vérité (Nous devons faire
tous nos efforts pour avoir toutes les lumières nécessaires pour nous bien
conduire.), et dont nous avons parlé (quest. 16) en traitant de la science et
de l’intellect.
Mais c’est le contraire. Il est dit (Prov., 1, 32) : La prospérité
des sots les perdra. Or, on n’est perdu que pour un péché. La folie est
donc un péché.
Conclusion La folie, qui est une démence naturelle, n’est point du
tout un péché, mais la folie charnelle par laquelle on se plonge tellement dans
les choses terrestres qu’on en devient incapable de percevoir les choses
divines, ne manque pas d’être criminelle.
Il faut répondre que la folie, comme nous l’avons dit (art. préc.), suppose qu’on est inepte, surtout quand il s’agit
de juger de la cause supérieure (C’est-à-dire de Dieu et des choses divines.),
qui est notre fin dernière et notre souverain bien. A
cet égard on peut être insensé dans ses jugements de deux manières : 1° par
suite d’une indisposition naturelle, comme les fous (Ou les enfants dont la
raison n’est pas développée.) ; cette folie n’est pas un péché. 2° Parce que
l’homme se plonge dans les choses terrestres, au point de se rendre-incapable
de sentir et de percevoir les choses divines ; d’après ce mot de l’Apôtre (1 Cor., 2, 14) : L’homme animal ne perçoit pas les choses qui sont de l’esprit de Dieu
; comme celui qui a le goût altéré par une humeur mauvaise ne sent pas ce qui
est doux. Cette folie est un péché (Il n’est pas nécessaire pour cela qu’on la
veuille directement, comme le dit saint Thomas dans sa réponse au second
argument.).
La réponse au premier argument est par là même évidente.
Article 3 : La
folie vient-elle de la luxure ?
Objection N°1. Il semble que la
folie ne vienne pas de la luxure. Car saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 17) énumère les vices qui en naissent, et il
ne compte pas la folie. Elle n’en procède donc pas.
Réponse à l’objection N°1 : Il appartient à la folie
d’inspirer à l’homme le dégoût de Dieu et de ses dons (Ce sont là ses effets.
D’ailleurs, saint Grégoire dit expressément que la luxure produit l’aveuglement
de l’esprit ; ce qui est la même chose que la folie telle que saint Thomas
l’entend ici (Mor., liv. 16, chap.
27).). Et saint Grégoire compte ces deux choses parmi les vices issus de la
luxure, la haine de Dieu et le désespoir du siècle futur, divisant ainsi la
folie en deux parties.
Objection N°2. L’Apôtre dit (1
Cor., 3, 19) : La sagesse de ce monde
est folie devant Dieu. Or, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 10, chap. 16), la sagesse de
ce monde consiste à gouverner le cœur par des ruses, ce qui appartient à la
duplicité. Elle en est donc issue plutôt que de la luxure.
Réponse à l’objection N°2 : Cette parole de l’Apôtre ne doit
pas s’entendre de la cause, mais de l’essence, et elle signifie que la sagesse
même du monde est folie devant Dieu. Il n’est donc pas nécessaire que tout ce
qui appartient à la sagesse du monde soit cause de cette folie (Saint Paul n’a
pas voulu dire que toutes les choses qui appartiennent à la sagesse du monde
sont cause de la folie du péché.).
Objection N°3. Il y en a qui passent souvent de la colère à la
fureur et à la démence, ce qui revient à la folie. Donc la folie vient plutôt
de la colère que de la luxure.
Réponse à l’objection N°3 : La colère, comme nous l’avons dit
(1a 2æ, quest. 48, art. 2, 3 et 4), modifie profondément
par sa violence la nature du corps. D’où il résulte qu’elle produit
principalement la folie, qui est l’effet d’une indisposition corporelle. Quant
à la folie qui provient d’un obstacle spirituel, par exemple, de ce que
l’esprit est enseveli dans les choses terrestres, elle naît surtout de la
luxure, comme nous l’avons dit (dans le corps de cette question.).
Mais c’est le contraire. La sagesse dit en parlant de la débauche
(Prov., 7, 22) : que l’homme la suit aussitôt, comme un insensé
qu’on traîne au cachot sans qu’il le sache.
Conclusion Le vice de la folie vient surtout de la luxure, et
c’est avec raison qu’on dit qu’elle en est issue.
Il faut répondre
que, comme nous l’avons dit (art. préc.), la folie
considérée comme un péché provient de ce que le sens spirituel est émoussé, au
point de ne plus être apte à juger les choses spirituelles. Or, l’homme est
plongé dans les choses terrestres, surtout par la luxure qui a pour objet les
grandes jouissances par lesquelles l’âme est tout à fait absorbée. C’est
pourquoi la folie qui est un péché vient surtout de ce vice.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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