Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 47 : De la prudence considérée en elle-même
Après avoir parlé
des vertus théologales nous avons à nous occuper des vertus cardinales. Nous
traiterons : 1° de la prudence considérée en elle-même ; 2° de ses parties ; 3°
du don qui lui correspond ; 4° des vices qui lui sont opposés ; 5° des
préceptes qui la concernent. — Sur le premier point il y a seize questions à
examiner : 1° La prudence existe-t-elle dans la volonté ou dans la raison ? —
2° Si elle est dans la raison est-elle seulement dans la raison pratique, ou si
elle est encore dans la raison spéculative ? (Dans un sens large la prudence
comprend toutes les connaissances pratiques et spéculatives qui se rapportent
aux mœurs. Elle comprend de cette manière la foi et la théologie, et l’Ecriture
la désigne souvent sous le nom de sagesse. Mais dans un sens strict elle est
seulement pratique.) — 3° Peut-elle connaître les choses particulières ? — 4°
Est-elle une vertu ? — 5° Est-elle une vertu spéciale ? — 6°
Prédétermine-t-elle aux vertus morales leur fin ? — 7° Établit-elle en elles un
milieu ? — 8° Le commandement est-il son acte propre ? — 9° La sollicitude ou
la vigilance lui appartient-elle ? — 10° La prudence s’étend-elle au
gouvernement de la multitude ? — 11° La prudence qui a pour objet le bien
individuel est-elle de la même espèce que celle qui se rapporte au bien général
? — 12° La prudence existe-t-elle dans les sujets ou seulement dans les princes
? — 13° Se trouve-t-elle dans les méchants ? — 14° Se trouve-t-elle dans tous
les bons ? — 15° Nous vient-elle de la nature ? — 16° La perd-on par l’oubli ?
Article 1 : La
prudence existe-t-elle dans la puissance cognitive ou dans la puissance
appétitive ?
Objection N°1. Il semble que la
prudence n’existe pas dans la puissance cognitive, mais dans la puissance
appétitive. Car saint Augustin dit (Lib.
de mor. Eccles., chap. 15) : La prudence est l’amour qui distingue avec
sagacité ce qui nous aide de ce qui est au contraire pour nous une entrave. Or,
l’amour n’existe pas dans la puissance cognitive, mais dans la puissance
appétitive. La prudence existe donc aussi dans cette dernière faculté.
Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (1a
pars, quest. 82, art. 4), la volonté porte toutes les puissances à produire
leurs actes. Or, le premier acte de la puissance appétitive est l’amour, comme
nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 25, art. 1 et 2). Ainsi
donc on donne à la prudence le nom d’amour, non pas essentiellement, mais dans
le sens que l’amour porte la prudence à s’exercer. C’est pourquoi saint
Augustin ajoute que la prudence est un amour qui sait bien discerner ce qui
l’aide à tendre vers Dieu, et ce qui peut l’en empêcher. — On dit que l’amour
sait discerner, parce qu’il porte la raison à faire ce discernement.
Objection N°2. Comme on le voit d’après la définition précédente,
c’est à la prudence qu’il appartient de choisir avec sagacité. Or, l’élection
est un acte de la puissance appétitive, comme nous l’avons vu (1a 2æ,
quest. 13, art. 1). La prudence n’existe donc pas dans la puissance cognitive,
mais dans la puissance appétitive.
Réponse à l’objection N°2 : L’homme prudent considère les
choses qui sont éloignées, selon qu’elles peuvent être un secours ou un
obstacle relativement à ce qu’il doit faire dans le présent. D’où il est
évident que les choses que la prudence considère se rapportent à d’autres comme
à leur fin. Or, à l’égard des moyens, il y a le conseil qui existe dans la
raison et l’élection qui existe dans l’appétit (Ou la volonté.). De ces deux
choses le conseil est celle qui appartient le plus proprement à la prudence.
Car Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 5) que l’homme prudent
est un bon conseiller. Mais l’élection présupposant le conseil, puisqu’elle
appartient à l’appétit préalablement éclairé par la réflexion, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 3, chap. 3), il s’ensuit,
qu’elle peut être attribuée à la prudence conséquemment, dans le sens que la
prudence dirige l’élection au moyen du conseil.
Objection N°3. D’après Aristote (Eth., liv. 6, chap. 5), une faute
volontaire dans les arts est préférable à une faute involontaire ; il n’en est
pas de même à l’égard de la prudence, et des autres vertus. Or, les vertus
morales dont il parle en cet endroit existent dans la partie appétitive, tandis
que l’art existe dans la raison. La prudence existe donc dans la partie
appétitive plus que dans la raison.
Réponse à l’objection N°3 : Le mérite de la prudence ne
consiste pas dans la considération seule des choses (Ce caractère exclusif est
le propre de l’art.), mais encore dans leur application à l’œuvre, ce qui est
la fin de la raison pratique. C’est pourquoi si l’on pèche sous ce rapport, la
faute est absolument contraire à la prudence ; parce que, comme la fin est ce
qu’il y a de principal en chaque chose, de même les fautes qui se rapportent à
la fin sont les plus graves. Aussi Aristote ajoute que
la prudence n’existe pas seulement dans la raison, comme l’art. Car elle
s’applique à l’action, ainsi que nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 57,
art. 4), ce qui se fait par la volonté.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quest. 61) que la prudence est la connaissance des
choses que l’on doit rechercher et de celles qu’on doit fuir (On définit
ordinairement la prudence, une habitude intellectuelle qui dirige les actes
humains conformément à la droite raison en toutes circonstances. Cette
définition revient à celle de saint Augustin, qui est aussi la même que celle
d’Aristote (Cf. art. suiv., Mais c’est le contraire).).
Conclusion La prudence, par laquelle nous jugeons de l’avenir par
le présent et le passé, doit exister dans la partie cognitive et raisonnable.
Il faut répondre que, comme le dit saint Isidore (Etym., liv. 10 ad litt. P), on appelle prudent celui qui voit en quelque sorte de loin (Il fait venir prudens de porro videns.), parce qu’il est pénétrant et
qu’il prévoit l’issue des événements incertains de ce monde. Or, la vision
n’appartient pas à la puissance appétitive, mais à la puissance cognitive. D’où
il est manifeste que la prudence appartient directement à la puissance
cognitive, mais non à la puissance sensitive, parce qu’elle ne nous fait pas
seulement connaître ce qui est présent et ce qui s’offre aux sens (La
connaissance sensitive est celle des animaux qui perçoivent les choses
présentes, mais qui ne peuvent comparer, raisonner.). La connaissance de
l’avenir par le présent ou le passé, ce qui constitue la prudence, est, à
proprement parler, l’œuvre de la raison ; parce qu’elle résulte d’une certaine
comparaison. D’où il suit que la prudence proprement dite existe dans la
raison.
Objection N°1. Il semble que la
prudence n’appartienne pas seulement à la raison pratique, mais encore à la
raison spéculative. Car il est dit (Prov.,
10, 23) : La sagesse est dans l’homme la
prudence. Or, la sagesse consiste surtout dans la contemplation. Donc la
prudence aussi.
Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (quest.
45, art. 1 et 3), la sagesse considère la cause qui est absolument la plus
élevée. Par conséquent, la méditation de la cause la plus haute dans un genre
appartient à la sagesse dans ce genre. Or, dans le genre des actes humains la
cause la plus élevée est la fin qui est commune à la vie humaine tout entière,
et la prudence se rapporte à cette fin. Car Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 5 et 9) que, comme celui qui raisonne bien par
rapport à une fin particulière, par exemple, par rapport à la victoire, est
réputé prudent, non d’une manière absolue, mais dans ce genre-là, c’est-à-dire
dans la science de la guerre ; de même celui qui raisonne bien
relativement à tout l’ensemble de la vie, mérite absolument le nom de prudent.
D’où il est évident que la prudence est la sagesse dans les choses humaines,
mais non la sagesse absolue, parce qu’elle ne se rapporte pas absolument à la
cause la plus élevée, puisqu’elle a pour objet le bien humain qui n’est pas le
meilleur de tous les biens (La cause la plus élevée, c’est Dieu, et le meilleur
de tous les biens, c’est le bien surnaturel.). C’est pourquoi il est dit
expressément que la prudence est la
sagesse pour l’homme, mais non la sagesse absolument.
Objection N°2. Saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap.
24) : La prudence se livre à l’investigation du vrai et inspire le désir d’une
science plus parfaite. Or, ce caractère appartient à la raison spéculative. La
prudence consiste donc aussi dans cette raison.
Réponse à l’objection N°2 : Saint Ambroise et Cicéron (De inv., liv. 2) prennent, dans un sens
plus large, la prudence pour toute connaissance humaine spéculative aussi bien
que pratique. — D’ailleurs on pourrait dire que l’acte de la raison
spéculative, selon qu’il est volontaire, est l’objet de l’élection et du
conseil quant à son exercice (Ainsi l’homme est libre de s’occuper de
mathématiques ou de ne pas s’en occuper, mais quand il s’en occupe il ne peut
pas concevoir les rapports autrement qu’ils ne sont.), et que par conséquent il
se rapporte à la prudence mais que quant à son espèce, selon qu’il se rapporte
à son objet qui est la vérité nécessaire, il n’est ni l’objet du conseil, ni
l’objet de la prudence.
Objection N°3. Aristote place l’art et la prudence dans la même
partie de l’âme, comme on le voit (Eth., liv. 6, chap.
1). Or, l’art n’est pas seulement pratique, mais il est encore spéculatif,
comme cela est évident pour les arts libéraux. La prudence doit donc aussi être
tout à la fois pratique et spéculative.
Réponse à l’objection N°3 : L’application de la droite raison
à un objet que l’on doit faire se rapporte à l’art ; mais la prudence ne
renferme que l’application de la droite raison aux choses qui sont l’objet du
conseil, et le conseil porte sur les choses qui n’ont pas un moyen déterminé
pour arriver à leur fin (Dans les choses pratiques les moyens doivent varier
selon les circonstances. Souvent, pour arriver au même but, il faut prendre des
voies opposées. C’est pour cela que la prudence ne peut, comme l’art, être
assujettie à des règles fixes et invariables.) (Eth., liv. 3, chap. 3). Mais comme la raison spéculative produit des
choses telles que le syllogisme, la proposition, etc., dans lesquelles on
procède d’après des règles certaines et déterminées ; il s’ensuit qu’à l’égard
de ces choses on peut concevoir qu’elles soient soumises à l’art, mais non à la
prudence ; et c’est ce qui fait qu’il y a des arts spéculatifs, tandis qu’il
n’y a pas de prudence qui ait ce caractère.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 5) que la prudence est la droite raison des choses
que l’on doit faire. Or, ce caractère n’appartient qu’à la raison pratique.
Donc la prudence n’existe que dans cette raison.
Conclusion Puisqu’il appartient à l’homme prudent de donner de
bons conseils, la prudence ne consiste que dans la raison pratique.
Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 5), la prudence consiste dans la faculté de donner
de bons conseils. Or, le conseil a pour objet ce que nous devons faire par
rapport à une fin. La raison des choses que nous devons faire pour une fin est
la raison pratique. D’où il est évident que la prudence ne consiste que dans
cette raison.
Article 3 : La
prudence peut-elle connaître les choses particulières ?
Objection N°1. Il semble qu’il
n’appartienne pas à la prudence de connaître les choses particulières. Car la
prudence existe dans la raison, comme nous l’avons dit (art. 1). Or, la raison
a pour objet ce qui est universel, comme le dit Aristote (Phys., liv. 1, text. 49). Par conséquent
la prudence n’est apte à connaître que les choses universelles.
Réponse à l’objection N°1 : La raison a principalement et
directement les choses universelles pour objet ; mais elle peut néanmoins les
appliquer à des faits particuliers (Voyez à ce sujet, 1a pars,
quest. 41, art. 6). Ainsi les conséquences des syllogismes ne sont pas
seulement universelles, mais elles sont encore particulières, parce que
l’intellect au moyen de la réflexion s’étend à la matière, comme le dit Aristote
(De animâ,
liv. 3, text. 10).
Objection N°2. Les choses particulières sont infinies. Or, la
raison ne peut comprendre ce qui est infini. La prudence qui est la droite
raison n’a donc pas pour objet ce qui est individuel.
Réponse à l’objection N°2 : De ce que la raison humaine ne
peut comprendre l’infinité des choses particulières, il s’ensuit que nos prévisions sont incertaines, comme
le dit la Sagesse (chap. 9). Cependant par l’expérience ces infinis sont
ramenés à des finis qui se rencontrent le plus souvent (On les ramène à des
genres ou des espèces, et sur ces généralités on établit des conjectures qui ne
sont pas infaillibles à la vertu, mais qui offrent les garanties nécessaires de
certitude dans la pratique.), et dont la connaissance suffit à la prudence
humaine.
Objection N°3. On connaît les choses particulières par les sens.
Or, la prudence n’existe pas dans les sens ; car il y en a beaucoup qui ont les
sens extérieurs très pénétrants et qui ne sont pas prudents. La prudence n’a
donc pas pour objet les choses particulières.
Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 8), la prudence ne
consiste pas dans les sens extérieurs par lesquels nous connaissons toutes les
choses sensibles qui leur sont propres ; mais dans le sens interne que la
mémoire et l’expérience perfectionnent pour qu’il juge mieux des choses
particulières qu’il éprouve. Toutefois elle n’existe pas dans ce sens interne
comme dans son sujet principal ; mais elle réside principalement dans la
raison, et ce n’est que par l’application (Dans le sens que la prudence
applique les choses générales, qui sont l’objet de la raison, aux choses
particulières, qui sont propres au sens intérieur.) qu’elle arrive à ce sens
interne.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 7) que la prudence n’a pas seulement pour objet
les choses universelles, mais qu’elle doit encore connaître les choses
particulières.
Conclusion Il appartient à l’homme prudent de connaître non seulement
les principes universels de la raison pratique, mais encore les principes
particuliers auxquels les actions se rapportent.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1, réponse N°3),
la prudence ne se borne pas aux spéculations de la raison, mais elle applique
encore les principes aux actions ; ce qui est la fin de la raison pratique. Or,
on ne peut convenablement appliquer une chose à une autre, si on ne les connaît
pas toutes les deux, c’est-à-dire si on ne connaît l’objet qu’on applique et le
sujet auquel on l’applique (Le sujet auquel on applique les principes généraux
est toujours une chose particulière, d’après cet axiome : Actiones sunt suppositorum.). Comme les actions
sont individuelles, il faut nécessairement que celui qui est prudent connaisse
les principes universels de la raison, et qu’il sache aussi les choses
particulières qui sont l’objet des opérations.
Article 4 : La
prudence est-elle une vertu ?
Objection N°1. Il semble que la
prudence ne soit pas une vertu. Car saint Augustin dit (De lib. arb., liv. 1, chap.
13) que la prudence est la science des choses qu’il faut désirer et de celles
qu’il faut éviter. Or, la science se distingue par opposition de la vertu,
comme on le voit (Prædic., chap. de qualit.). La prudence n’est donc pas
une vertu.
Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin prend en cet
endroit le mot science dans un sens
large, et il entend par là toute raison droite.
Objection N°2. Il n’y a pas la vertu de la vertu, mais il y a la
vertu de l’art, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap.
5). L’art n’est donc pas une vertu. Et comme la prudence est comprise dans
l’art, puisqu’il est dit du roi Hiram (2 Paralip., 2, 14) : qu’il
savait graver sur toutes sortes de figures et découvrir prudemment tout ce qui
est nécessaire à toute sorte d’ouvrage, il s’ensuit que la prudence n’est
pas une vertu.
Réponse à l’objection N°2 : Aristote dit qu’il y a la vertu
de l’art, parce que l’art n’implique pas la droiture de l’appétit. C’est pourquoi
pour que l’homme use bien de son art, il faut qu’il ait la vertu qui rende son
appétit droit. Mais la prudence n’est pas comprise dans ce qui appartient à
l’art ; soit parce que l’art se rapporte à une fin particulière, soit parce
qu’il a des moyens déterminés par lesquels il arrive à sa fin. Cependant on dit
par analogie que quelqu’un opère prudemment à l’égard des choses qui sont de
son art. Il y a aussi des arts dans lesquels le conseil est nécessaire, à cause
de l’incertitude des moyens qu’ils emploient pour arriver à leurs fins : telles
sont la médecine, la navigation, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 3).
Objection N°3. Aucune vertu ne peut être immodérée. Or, la
prudence l’est ; autrement il aurait été inutile de dire (Prov., 23, 4) : Mettez des
bornes à votre prudence. La prudence n’est donc pas une vertu.
Réponse à l’objection N°3 : Cette parole du sage ne signifie
pas qu’on doive modérer la prudence elle-même (On ne doit pas la modérer,
puisqu’elle est elle-même la modération et la règle de toutes les vertus.),
mais que d’après la prudence nous devons régir et modérer toutes nos actions.
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 2, chap. 27) que la prudence, la tempérance, la force et
la justice forment quatre vertus.
Conclusion Puisqu’il appartient à la prudence de faire une
application de la droite raison, elle n’est pas seulement une vertu
intellectuelle, mais elle est encore nécessairement une vertu morale.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit en traitant des
vertus en général (1a 2æ, quest. 55, art. 2 et 3, et
quest. 56, art. 1), la vertu est ce qui rend bon celui qui la possède et ce qui
rend bonnes ses œuvres. Le mot bon peut s’entendre de deux manières :
matériellement il s’entend de la chose elle-même qui est bonne ; formellement
il désigne la raison de sa bonté. C’est cette dernière espèce de bien qui est
l’objet de la puissance appétitive. C’est pourquoi s’il y a des habitudes qui
rendent droite l’action de la raison (Telles sont les vertus intellectuelles,
qui se bornent à diriger l’entendement dans ses opérations, et qui n’ont aucun
rapport avec la vie pratique.) sans avoir égard à la droiture de l’appétit,
elles sont des vertus très imparfaites, parce qu’elles se rapportent au bien
matériellement, c’est-à-dire à ce qui est bon, sans le considérer comme tel.
Les habitudes qui se rapportent à la droiture de l’appétit sont des vertus plus
parfaites, parce qu’elles ne se rapportent pas au bien matériellement
seulement, mais elles s’y rapportent encore formellement, c’est-à-dire qu’elles
se rapportent à ce qui est bon, considéré comme tel. — Or, il appartient à la
prudence, comme nous l’avons vu (art. 1, réponse N°3 et art. 3), d’agir d’après
la droite raison, ce qui n’est possible qu’autant que l’appétit est droit
lui-même. C’est pourquoi la prudence n’est pas seulement une vertu au même
titre que les autres vertus intellectuelles, mais elle l’est encore au même
titre que les vertus morales (Elle ne perfectionne pas seulement l’entendement,
comme les vertus intellectuelles, mais elle redresse encore la volonté, comme
les vertus morales.), parmi lesquelles on la compte.
Article 5 : La
prudence est-elle une vertu spéciale ?
Objection N°1. Il semble que la
prudence ne soit pas une vertu spéciale. Car aucune vertu particulière n’entre
dans la définition générale de la vertu. Or, Aristote définit la vertu (Eth., liv. 2, chap. 6) une habitude de se
déterminer conformément au milieu convenable à notre nature, par l’effet d’une
droite raison, telle qu’on la trouve dans tout homme sensé. Puisque la droite
raison s’entend selon la prudence, d’après ce même philosophe (Eth., liv. 6, chap. 5), il s’ensuit que la
prudence n’est pas une vertu particulière.
Réponse à l’objection N°1 : Cette définition ne se rapporte
pas à la vertu en général, mais à la vertu morale. C’est avec raison qu’on met
dans cette définition la vertu intellectuelle qui a la même matière qu’elle,
c’est-à-dire la prudence (Toute vertu morale doit participer à la prudence, et
c’est pour cela que la prudence entre dans cette définition.). Car comme le
sujet de la vertu morale est une participation de la raison, de même cette
vertu n’est une vertu véritable qu’autant qu’elle participe à la vertu
intellectuelle.
Objection N°2. D’après Aristote (Eth., liv. 6, chap. 12), la vertu morale est ce qui rend la fin
estimable, et la prudence donne le même caractère aux moyens. Or, dans toute
vertu il y a des choses que l’on doit faire pour une fin. Donc la prudence
existe dans toute vertu ; par conséquent elle n’est pas une vertu
spéciale.
Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement prouve que la
prudence est l’auxiliaire de toutes les vertus et qu’elle opère toujours en
elles (C’est à la prudence à déterminer le milieu de chaque vertu, les
circonstances de temps et de lieu dans lesquelles elles doivent se produire et
sans lesquelles une action ne peut être réellement bonne.) ; mais cela ne
suffit pas pour montrer qu’elle n’est pas une vertu particulière, parce que
rien n’empêche qu’il n’y ait dans un genre une espèce qui agisse d’une certaine
façon sur toutes les espèces du même genre ; comme le soleil influe de quelque
manière sur tous les corps.
Objection N°3. Une vertu particulière a un objet particulier. Or,
la prudence n’a pas d’objet particulier, puisqu’elle est la droite raison de
tout ce que l’on doit faire, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 5), ce qui embrasse tous les actes de vertu. La
prudence n’est donc pas une vertu spéciale.
Réponse à l’objection N°3 : Les actions que l’on doit faire
sont la matière de la prudence, considérées comme l’objet de la raison,
c’est-à-dire sous le rapport du vrai (Saint Thomas dit ici que l’objet de la
prudence est le vrai, et, dans l’article précédent, il avance que c’est le bien
; cette contradiction apparente s’évanouit quand on se rappelle qu’il a dit que
la prudence était une vertu intellectuelle qui avait pour objet la direction
des actes humains. Son objet premier est donc le vrai, et son objet secondaire
le bien.), mais elles sont la matière des vertus morales, considérées comme
l’objet de la puissance appétitive, c’est-à-dire sous le rapport du bien.
Mais c’est le contraire. On la distingue des autres vertus et on
la compte parmi elles ; car il est dit de la sagesse (Sag., 8, 7) qu’elle enseigne la
sobriété et la prudence, la justice et la force.
Conclusion La prudence existant dans la raison se distingue
matériellement des vertus intellectuelles, parce qu’elle se rapporte aux
actions contingentes que nous devons faire ; tandis que l’art a pour objet les œuvres
que nous devons exécuter, la sagesse et la science se rapportent aux choses
nécessaires ; elle se distingue formellement des vertus morales.
Il faut répondre que les actes et les habitudes tirant leur espèce
de leurs objets, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (1a
2æ, quest. 1, art. 3, et quest. 18, art. 2, et quest. 54, art. 2),
il est nécessaire que l’habitude à laquelle correspond un objet spécial
distinct des autres, soit une habitude spéciale, et que dans le cas où elle est
bonne, elle forme une vertu particulière. Or, on dit qu’un objet est spécial,
non seulement d’après sa considération matérielle, mais plutôt d’après sa
raison formelle, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (1a
2æ, quest. 54, art. 2, réponse N°1). Car une seule et même chose
peut être l’objet d’habitudes différentes et même de puissances différentes,
selon les divers rapports sous lesquels on la considère (Ainsi le même objet
peut se rapporter aux sens, à l’appétit et à l’entendement, qui sont autant de
puissances différentes, suivant qu’on le considère comme une chose sensible,
désirable ou intellectuelle.). Mais pour diversifier les habitudes il faut une
plus grande diversité objective, puisqu’il y a plusieurs habitudes dans une
même puissance, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 54,
art. 1). Par conséquent la diversité rationnelle de l’objet qui diversifie la
puissance, diversifie à plus forte raison l’habitude. — On doit donc dire que la
prudence existant dans la raison, comme nous l’avons dit (art. 2), elle se
distingue des autres vertus intellectuelles d’après la diversité matérielle des
objets. Car la sagesse, la science et l’intellect se rapportent à ce qui est
nécessaire ; l’art et la prudence à ce qui est contingent. Mais l’art a pour
objets les choses qu’on exécute et qui sont formées d’une matière extérieure,
comme une maison, un couteau, etc., tandis que la prudence embrasse les actions
que l’on doit faire et qui consistent dans le sujet qui les opère, comme nous
l’avons observé (1a 2æ, quest. 57, art. 4). — A l’égard
des vertus morales, la prudence s’en distingue selon la raison formelle qui
distingue la puissance de l’intellect, dans laquelle elle se trouve, de la
puissance appétitive, dans laquelle résident les autres vertus morales (L’acte
propre de la justice, de la force et de la tempérance, est un acte appétitif,
au lieu que l’acte propre de la prudence est cognitif). D’où il est évident que
la prudence est une vertu particulière, distincte de toutes les autres.
Article 6 :
La prudence prédétermine-t-elle aux vertus morales leur fin ?
Objection N°1. Il semble que la
prudence établisse préalablement la fin des vertus morales. Car la prudence
existant dans la raison et la vertu morale dans la puissance appétitive, il
semble qu’elle soit à la vertu morale ce que la raison est à la puissance
appétitive. Or, la raison préétablit la fin de la puissance appétitive. La
prudence prédétermine donc la fin des vertus morales.
Réponse à l’objection N°1 : La raison naturelle qu’on appelle
syndérèse, dont nous avons parlé (1a pars, quest. 79, art. 12),
prédétermine la fin des vertus morales, mais qu’il n’en est pas de même de la
prudence, pour la raison que nous avons donnée (dans le corps de la question.).
Objection N°2. L’homme est placé par sa raison au-dessus des êtres
irraisonnables ; mais ses autres facultés lui sont communes avec eux. Ainsi
donc la raison est aux autres parties de l’homme ce que l’homme est aux
créatures irraisonnables. Or, l’homme est la fin de ces créatures, comme le dit
Aristote (Pol., liv. 1, chap. 5 et Phys., liv. 2, text.
24) ; toutes les autres parties de l’homme se rapportent donc à la raison comme
à leur fin. Et puisque la prudence est la droite raison des choses que nous
devons faire, ainsi que nous l’avons vu (art. 1), il s’ensuit que toutes nos
actions se rapportent à la prudence comme à leur fin, et que cette vertu
détermine préalablement la fin de toutes les vertus morales.
Objection N°3. Le propre de la vertu, ou de l’art, ou de la
puissance, qui a la fin pour objet, c’est de commander aux autres vertus ou aux
autres arts qui ont pour objet les moyens. Or, la prudence dispose des autres
vertus morales et leur commande. Elle prédétermine donc leur fin.
Réponse à l’objection N°3 : La fin n’appartient pas aux
vertus morales, comme si elles la déterminaient elles-mêmes ; elles tendent au
contraire à la fin que la raison naturelle a préétablie ; elles sont aidées à
cet égard par la prudence, qui leur ouvre le chemin en disposant les moyens.
D’où il résulte que la prudence est plus noble que les autres vertus morales,
et qu’elle les meut ; mais elle est mue par la syndérèse, comme la science est
mue par l’intelligence des premiers principes.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 12) que la vertu morale rend droite la fin qu’on
se propose et que la prudence donne le même caractère aux moyens. Il
n’appartient donc pas à la prudence de prédéterminer aux vertus morales leur
fin ; elle doit seulement disposer des moyens.
Conclusion La prudence étant l’application des principes généraux
aux conséquences particulières qui intéressent la conduite, il ne lui
appartient pas de prédéterminer la fin des vertus morales, mais seulement de
disposer des moyens.
Il faut répondre que la fin des vertus morales est le bien humain.
Le bien de l’âme humaine résulte de sa conformité avec la raison, comme le
prouve saint Denis (De div. nom., chap. 4).
Il est donc nécessaire que les fins des vertus morales préexistent dans la
raison. Or, comme dans la raison spéculative il y a des choses qui sont
naturellement connues, telles que les premiers principes dont nous avons
l’intelligence, et d’autres que nous ne connaissons qu’au moyen de celles-ci,
telles que les conséquences dont nous avons la science ; de même dans la raison
pratique il y a des choses qui y préexistent, comme les principes qui nous sont
naturellement connus ; et ce sont les fins des vertus morales (Ces fins
générales se rapportent à la raison naturelle qu’on appelle aussi conscience ou
syndérèse.), parce que la fin est dans la pratique ce que les principes sont
dans la spéculation, ainsi que nous l’avons dit (quest. 23, art. 7, réponse N°2,
et quest. 26, art. 1, réponse N°1 et 2 ; quest. 13, art. 3), et il y a aussi
dans la raison pratique des choses qui ont le même caractère que les
conséquences. Ce sont les moyens auxquels nous parvenons d’après les fins. La
prudence a pour objet ces moyens ; c’est elle qui dans la pratique fait
l’application des principes généraux aux conséquences particulières. C’est
pourquoi il n’appartient pas à cette vertu de préétablir la fin des autres
vertus morales ; elle dispose seulement des moyens (Elle éclaire et dirige les
autres vertus en déterminant la manière dont elles doivent remplir leurs actes.).
La réponse au second argument est par là même évidente.
Objection N°1. Il semble qu’il
n’appartienne pas à la prudence de trouver le milieu dans lequel doivent se
maintenir les vertus morales. Car ces vertus ont pour fin d’atteindre ce
milieu. Or, la prudence ne prédétermine pas leur fin, comme nous l’avons vu
(art. préc.). Elle n’établit donc pas non plus leur
milieu.
Objection N°2. Ce qui existe par soi ne paraît pas avoir de cause,
mais son être est cause de lui-même, parce qu’on dit que chaque être existe par
sa cause. Or, le milieu convient à la vertu morale par lui-même, puisqu’on le
fait entrer dans sa définition, comme on le voit d’après ce que nous avons dit
(art. 5, Objection N°4). Ce n’est donc pas la prudence qui le produit.
Réponse à l’objection N°2 : Comme un agent naturel est cause
qu’une forme existe dans une matière, sans être cause que ce qui existe dans la
matière convient à cette forme, de même la prudence établit un milieu dans les
passions et les opérations, sans être cause que la nature même de la vertu
consiste à tendre vers ce milieu (Celui qui indique un chemin n’est pas cause
que ce chemin existe.).
Objection N°3. La prudence opère selon le mode de la raison,
tandis que la vertu morale tend à son milieu à la manière de la nature, parce
que, d’après Cicéron (Rhet., liv. 2), la vertu est une habitude
conforme à la raison, selon le mode de la nature. La prudence ne prédétermine
donc pas le milieu qui convient aux vertus morales.
Réponse à l’objection N°3 : La vertu morale tend à parvenir à
son milieu à la manière de la nature. Mais le milieu considéré comme tel
n’existant pas de la même manière dans tous les hommes, il s’ensuit que
l’inclination de la nature qui opère toujours de la même façon n’est pas
suffisante à cet égard, et que la prudence est nécessaire.
Mais c’est le contraire. Dans la définition que nous avons donnée
plus haut (art. 5) de la vertu morale, il est dit qu’elle se tient dans le
milieu déterminé par la droite raison, telle qu’elle se trouve dans le sage.
Conclusion La vertu morale ayant pour fin d’atteindre un milieu,
ce milieu n’étant atteint que par l’effet de la bonne disposition des moyens à
l’égard de la fin, et cette disposition étant propre à la prudence, il est
évident qu’il appartient à cette vertu de montrer le milieu dans lequel doivent
se maintenir toutes les autres.
Il faut répondre que toute vertu morale a proprement pour fin de
porter l’homme à vivre conformément à la droite raison. Car la tempérance a
pour but de l’empêcher de se laisser éloigner de la raison par les attraits de
la concupiscence ; de même la force le prémunit contre la crainte ou l’audace,
afin que ces passions ne le détournent pas du jugement ferme et droit de la
raison. Cette fin a été préétablie à l’égard de l’homme par la raison naturelle
(C’est la syndérèse qui établit le milieu dans lequel consistent toutes les
vertus morales, la prudence ne fait que le montrer.) ; car c’est elle qui dit à
chacun d’agir d’une manière raisonnable. Mais c’est à la prudence à déterminer
de quelle manière et par quels moyens l’homme peut atteindre dans la pratique
ce milieu de la raison. Car, quoique la vertu morale ait pour fin de
l’atteindre, néanmoins on n’y parvient que par la bonne disposition des moyens
(Ainsi la prudence est la lumière de toutes les autres vertus morales.)
La réponse au premier argument est par là même évidente.
Article 8 :
Le commandement est-il l’acte principal de la prudence ?
Objection N°1. Il semble que le
commandement ne soit pas l’acte principal de la prudence. Car le commandement
se rapporte au bien que l’on doit faire, tandis que, d’après saint Augustin (De Trin., liv. 14, chap. 9), se prémunir
contre les embûches est un acte de prudence. Donc le commandement n’est pas
l’acte principal de la prudence.
Réponse à l’objection N°1 : L’acte du commandement s’étend
aux biens que l’on doit faire et aux maux que l’on doit éviter. Cependant saint
Augustin ne considère pas l’acte qui consiste à prémunir contre les embûches,
comme l’acte principal de la prudence. Car cet acte ne doit pas avoir lieu dans
le ciel (Où la prudence doit cependant subsister aussi bien que les autres
vertus, selon ce qu’il y a en elle de formel.).
Objection N°2. Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 5) que la prudence consiste à donner de bons
conseils. Or, conseiller et commander sont des actes différents, comme on le
voit d’après ce que nous avons dit (art. 6 et 7 et 1a 2æ,
quest. 14, et quest. 17). Le commandement n’est donc pas l’acte principal de la
prudence.
Réponse à l’objection N°2 : La bonté du conseil est
nécessaire pour faire l’application des excellents moyens qu’on a découverts.
C’est pourquoi le commandement appartient à la prudence, qui est bonne
conseillère.
Objection N°3. Le commandement paraît appartenir à la volonté qui
a pour objet la fin et qui meut les autres puissances de l’âme. Or, la prudence
n’existe pas dans la volonté, mais dans la raison. Le commandement n’est donc
pas un acte de prudence.
Réponse à l’objection N°3 : L’impulsion appartient absolument
à la volonté ; mais le commandement implique un mouvement ordonné par rapport à
une fin. C’est pour ce motif qu’il est l’acte de la raison, comme nous l’avons
dit (dans le corps de l’article et 1a 2æ, quest. 17, art.
1).
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 10) que la prudence commande.
Conclusion Quoique le conseil, le jugement et le commandement
soient des actes de la raison pratique, néanmoins ce dernier est un acte propre
de la prudence.
Il faut répondre que la prudence est la droite raison des actes
que l’on doit faire, comme nous l’avons dit (art. 2). Par conséquent il faut
que l’acte principal des choses que l’on doit faire soit l’acte principal de la
prudence. Or, ces actes sont au nombre de trois. Le premier consiste à prendre conseil ; il se rapporte à
l’invention ; car consulter c’est rechercher, comme
nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 14, art. 1). Le second
consiste à juger la valeur des expédients
qu’on a trouvés ; c’est ce que fait la raison spéculative. Mais la raison
pratique, qui a pour objet l’action, va plus loin, et son acte qui est le
troisième a pour objet de commander.
Cet acte consiste à faire dans la pratique l’application des moyens fournis par
le conseil et le jugement. Et comme il est le plus rapproché de la fin de la
raison pratique, il s’ensuit que c’est son acte principal, et, par conséquent,
l’acte principal de la prudence. La preuve de ceci c’est que la perfection de
l’art consiste dans le jugement, mais non dans le commandement. C’est pourquoi
on considère comme plus habile l’artiste qui pèche volontairement contre son
art, que celui qui pèche sans le savoir, parce que le premier a le jugement
droit, tandis que l’autre ne l’a pas. Mais pour la prudence, c’est le
contraire, comme l’observe Aristote (Eth., liv. 6, chap.
5). Car celui qui pèche volontairement est plus imprudent que celui qui le fait
involontairement, parce qu’il manque à l’égard de l’acte principal de la
prudence, qui est le commandement.
Article 9 : La
sollicitude appartient-elle à la prudence ?
Objection N°1. Il semble que la
sollicitude n’appartienne pas à la prudence. Car la sollicitude implique une
certaine inquiétude, puisque saint Isidore dit (Etym., liv. 10, litt. S)
qu’on a de la sollicitude quand on est inquiet (inquietus), c’est-à-dire qu’on
n’a pas de repos. Le mouvement appartenant surtout à la puissance appétitive,
il s’ensuit que la sollicitude y appartient aussi. Et comme la prudence
n’existe pas dans la puissance appétitive, mais dans la raison, comme nous
l’avons vu (art. 1), il en résulte que la sollicitude ne se rapporte pas à
elle.
Réponse à l’objection N°1 : Le mouvement appartient à la
puissance appétitive comme au principe moteur ; mais elle n’agit que selon
l’ordre et la direction de la raison, et c’est précisément en cela que consiste
l’essence de la sollicitude.
Objection N°2. La certitude de la vérité paraît être contraire à
la sollicitude. Ainsi Samuel dit à Saul (1
Rois, 9, 20) : A l’égard des ânesses
que vous avez perdues il y a trois jours, n’ayez pas de sollicitude, parce
qu’elles sont retrouvées. Or, la certitude de la vérité appartient à la
prudence, puisqu’elle est une vertu intellectuelle. La sollicitude lui est donc
contraire plutôt qu’elle ne lui appartient.
Réponse à l’objection N°2 : D’après Aristote (Eth., liv. 1, chap. 3 et 7), on ne doit pas
rechercher également la certitude en tout ; mais elle doit être dans chaque
chose selon le mode qui lui est propre. Ainsi la prudence ayant pour matière
des choses individuelles et contingentes, comme le sont les actions humaines,
il ne peut pas se faire que sa certitude soit telle, qu’elle exclue absolument
toute inquiétude (On doit se contenter de probabilités et de conjectures dans
les choses pratiques. Cependant il ne faut pas précipiter son jugement avant
d’avoir calculé les chances et les éventualités que l’on a pour ou contre soi.).
Objection N°3. Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 3) qu’il appartient au magnanime d’être paresseux
et oisif. Or, la sollicitude est opposée à la paresse. Par conséquent la
prudence n’étant pas opposée à la magnanimité, parce qu’une bonne chose n’est
pas contraire à une autre, d’après le philosophe (Prædicam., chap. De oppositis), il semble que la sollicitude n’appartienne
pas à la prudence.
Réponse à l’objection N°3 : On dit que le magnanime est
paresseux et oisif, non parce qu’il ne s’inquiète de rien, mais parce qu’il ne
prend pas pour beaucoup de choses (Il y a beaucoup de choses qu’il néglige,
parce qu’il ne les considère pas comme dignes de lui.) un soin superflu ; il se
confie dans les choses qui méritent confiance, et il ne s’inquiète pas
inutilement à leur égard. Car la crainte et la défiance superflues produisent
une sollicitude qui l’est également ; parce que la crainte nous porte à prendre
conseil, comme nous l’avons dit en traitant de cette passion (1a 2æ,
quest. 44, art. 2).
Mais c’est le contraire. Il est dit (1 Pierre, 4, 7) : Soyez prudents et vigilants dans la prière.
Or, la vigilance est la même chose que la sollicitude. La sollicitude
appartient donc à la prudence.
Conclusion La sollicitude appartient, à proprement parler, à la
prudence.
Il faut répondre que, comme le dit saint Isidore (Etym., liv. 10, ad litt. S), le mot sollicitus a en quelque sorte le
même sens que solers citus,
c’est-à-dire qu’il exprime cette diligence de l’âme qui nous porte à faire
promptement ce que nous avons à faire. Cette qualité appartient à la prudence,
dont l’acte principal consiste à commander ce que l’on doit faire à l’égard de
ce que le conseil et le jugement ont préalablement décidé. C’est ce qui fait
dire à Aristote (Eth., liv. 6, chap. 9) qu’il faut opérer
promptement ce que l’on a résolu, mais être lent à prendre sa décision. D’où il
résulte que la sollicitude appartient à proprement parler à la prudence. C’est
pour ce motif que saint Augustin dit (Lib.
de mor. Eccles., chap. 24) que la prudence veille et qu’elle exerce la vigilance
la plus scrupuleuse, dans la crainte que la fausse persuasion ne se glisse peu
à peu dans notre esprit et qu’elle ne nous égare.
Article 10 :
La prudence s’étend-elle au gouvernement de la multitude ?
Objection N°1. Il semble que la
prudence ne s’étende pas aux affaires publiques, mais qu’elle n’ait pour but
que de régler l’individu. Car Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 4) que la vertu qui se rapporte au bien général,
c’est la justice. Or, la prudence diffère de cette vertu. Elle ne se rapporte
donc pas au bien public.
Réponse à l’objection N°1 : Aristote parle en cet endroit de
la vertu morale. Or, comme toute vertu morale qui se rapporte au bien commun
prend le nom de justice légale (On
appelait justice légale tout ce
quittait conforme aux lois ; cette justice comprenait par conséquent toutes les
vertus.), de même la prudence qui a rapport aux intérêts publics reçoit le nom
de prudence politique (Ce mot doit
être pris selon son acception primitive, d’après son étymologie.). Car la
politique est à la justice légale ce que la prudence proprement dite est à la
vertu morale.
Objection N°2. Il paraît être prudent, celui qui cherche son
propre bien et qui le fait. Or, souvent ceux qui travaillent dans l’intérêt des
autres négligent le leur. Ils ne sont donc pas prudents.
Réponse à l’objection N°2 : Celui qui cherche le bien général
de la multitude cherche conséquemment son bien propre pour deux raisons : 1°
parce que le bien propre ne peut exister sans le bien général de la famille, ou
de la cité ou du royaume. Ainsi Valère Maxime dit des anciens Romains (liv. 4,
chap. 4, num. 9) qu’ils aimaient mieux être pauvres
dans un Etat riche que d’être riches dans un Etat pauvre. 2° Parce que l’homme
étant une partie de la maison ou de la cité, il doit considérer comme bon pour
lui-même ce qu’il considère comme sage et prudent pour la société. Car la bonne
disposition des parties résulte de leur rapport avec le tout ; parce que, comme
le dit saint Augustin (De conf., liv. 3, chap. 8), toute partie qui n’est pas
d’accord avec le tout ou qui ne s’harmonise pas avec lui est difforme.
Objection N°3. La prudence se distingue par opposition de la
tempérance et de la force. Or, la tempérance et la force paraissent ne se
rapporter qu’au bien propre. Donc la prudence aussi.
Réponse à l’objection N°3 : La tempérance et la force peuvent
se rapporter au bien général (La société est d’ailleurs intéressée à ce que
chacun de ses membres remplisse bien ses devoirs envers lui-même.) ; c’est
pourquoi il y a dans la loi des préceptes qui regardent les actes de ces
vertus, comme le dit Aristote (Eth., liv. 5,
chap. 1). Mais la prudence et la justice s’y rapportent plus directement, parce
qu’elles appartiennent à la partie raisonnable qui a pour objet direct tout ce
qui est général, comme la partie sensitive a pour objet tout ce qui est
particulier.
Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit (Matth.,
24, 45) : Quel est, à votre avis, le
serviteur fidèle et prudent que son maître a établi sur toute sa maison ?
Conclusion Puisqu’il appartient à la prudence de conseiller, de
juger et de commander convenablement ce qui mène à une fin légitime, non seulement
elle embrasse ce qui a rapport au bien privé, mais encore ce qui regarde le
bien général de la multitude.
Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 7), il y a des philosophes qui ont prétendu que la
prudence ne s’étend pas au bien général, mais seulement au bien propre, parce
qu’ils pensaient que l’homme ne devait rechercher que son intérêt particulier (Aristote
ne parle pas expressément de ces philosophes, qui sont d’ailleurs de tous les
temps et de tous les lieux.). Mais ce sentiment répugne à la charité, qui,
selon l’expression de saint Paul (1 Cor.,
13, 5), ne cherche point ses propres
intérêts. Aussi ce même apôtre dit-il de lui-même (1 Cor., 10, 30) qu’il n’a
point cherché son avantage, mais celui de tous les autres, afin qu’ils soient
sauvés. Il est aussi contraire à la droite raison, qui met le bien général
au-dessus du bien particulier. Par conséquent, puisqu’il appartient à la
prudence de conseiller de juger et d’ordonner sainement les moyens par lesquels
on arrive à la fin qu’on doit atteindre, il est évident que la prudence n’a pas
seulement pour objet le bien privé de l’individu, mais encore le bien général
de la société.
Objection N°1. Il semble que la
prudence qui se rapporte au bien particulier soit de la même espèce que celle
qui s’étend au bien général. Car Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 8) que la prudence et la politique sont une même
habitude, mais qu’elles n’ont pas la même essence.
Réponse à l’objection N°1 : Aristote ne veut pas dire que la
politique soit substantiellement la même habitude que toute prudence en général
; il la confond seulement avec la prudence qui se rapporte au bien général. On
donne à cette vertu le nom de prudence,
parce qu’elle est comme elle la droite raison de ce que l’on doit faire ; mais
on ajoute qu’elle est politique
(Cette dénomination vient du mot grec πολιτική.
Elle est comprise sous le mot de prudence en général, comme l’espèce sous le
genre.), parce qu’elle s’occupe des intérêts communs.
Objection N°2. Aristote dit encore (Pol., liv. 3, chap. 3) que la vertu d’un bon prince et d’un homme
de bien est la même. Or, la politique réside surtout dans le prince qui est sa
personnification la plus élevée. Par conséquent, puisque la prudence est la
vertu de l’homme de bien, il semble qu’elle ne forme avec la politique qu’une
même habitude.
Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit Aristote (ibid.), il appartient à l’homme de bien
de pouvoir bien commander et de bien obéir ; c’est pourquoi sa vertu renferme
celle du bon prince. Mais la vertu du prince et celle du sujet diffèrent
d’espèce (Car il arrive quelquefois qu’un homme dirige bien un Etat, et qu’il
ne sait pas se conduire lui-même.) comme celle de l’homme et de la femme,
d’après l’observation du même philosophe.
Objection N°3. Les choses dont l’une se rapporte à l’autre ne
changent pas l’espèce ou la substance de l’habitude. Or, le bien propre qui est
l’objet de la prudence proprement dite se rapporte au bien général qui est
l’objet de la politique. Donc la politique et la prudence ne diffèrent pas
d’espèce, et ne forment pas des habitudes qui soient substantiellement
différentes.
Réponse à l’objection N°3 : Les fins différentes, dont l’une
se rapporte à l’autre, changent l’espèce de l’habitude ; ainsi l’état de
cavalier, de soldat et de citoyen diffèrent d’espèce, quoique la fin de l’un se
rapporte à la fin de l’autre. De même, quoique le bien de l’individu se
rapporte à celui de la multitude, cela n’empêche pas que la diversité de fins
ne produise dans les habitudes une diversité d’espèce ; mais il en résulte
que l’habitude qui se rapporte à la fin dernière est la plus principale et
qu’elle commande aux autres habitudes (Parmi les choses qui sont subordonnées,
l’une est plus noble que l’autre, mais leur rapport n’empêche pas qu’elles ne
soient d’espèce différente.).
Mais c’est le contraire. On considère comme des sciences diverses
la politique, qui a pour objet le bien général de l’Etat ; l’économique, qui s’occupe du bien général
de la maison ou de la famille, et la monastique
(Monastica ; nous avons conservé cette expression qui
vient du grec. Mais en général on désigne purement et simplement par le mot de
prudence cette vertu quand elle a pour objet nos intérêts privés.), qui traite
des intérêts individuels. Donc, pour la même raison, ces prudences sont
d’espèce différente, selon cette diversité de matière.
Conclusion Le bien propre de l’individu, celui de la maison ou de
la famille, celui de la cité ou de l’Etat étant autant de fins différentes, il
s’ensuit que la prudence qui a pour objet le bien individuel est autre que
celle qui a pour objet le bien de la famille, et que celle-ci diffère aussi de
celle qui se rapporte au bien général de la cité ou de l’Etat.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 5 et 1a
2æ, quest. 54, art. 2, Réponse N°1), les habitudes changent d’espèce
selon la diversité de l’objet considéré d’après sa raison formelle. Or, la
raison formelle de tous les moyens se considère par rapport à la fin, comme on
le voit d’après ce que nous avons dit (1a 2æ, in prol. et
quest. 102, art. 1). C’est pourquoi il est nécessaire que les habitudes
changent d’espèce, selon qu’elles se rapportent à des fins diverses. Et comme
le bien propre de l’individu, le bien de la famille, et le bien d’une ville et
d’un royaume sont des fins différentes, il s’ensuit que les différentes sortes
de prudence changent d’espèce selon la diversité de ces fins. Ainsi il y a la
prudence proprement dite, qui a pour objet le bien individuel ; il y a la
prudence économique, qui se rapporte au bien général de la maison ou de la
famille ; enfin il y a la prudence politique, qui se rapporte au bien général
de la cité ou du royaume.
Article 12 :
La prudence existe-t-elle dans les sujets ou seulement dans les
princes ?
Objection N°1. Il semble que la
prudence n’existe pas dans les sujets, mais qu’elle ne se trouve que dans les
princes. Car Aristote dit (Pol., liv.
3, chap. 2) : Il n’y a que la prudence qui soit la vertu propre de celui qui
commande ; les autres vertus sont communes aux sujets et aux princes ; mais la
prudence n’est pas une vertu de sujet ; la vertu propre du sujet est une juste
confiance dans son chef.
Réponse à l’objection N°1 : La phrase d’Aristote doit se
prendre dans un sens absolu, c’est-à-dire que la prudence n’est pas une vertu
du sujet considéré comme tel.
Objection N°2. Aristote dit encore (Pol., liv. 1, chap. ult.) : L’esclave est absolument incapable de
donner un conseil. Or, c’est la prudence qui rend bon conseiller, d’après ce
même philosophe (Eth., liv. 6, chap. 5). La prudence ne
convient donc pas aux esclaves ou aux sujets.
Réponse à l’objection N°2 : L’esclave n’a pas la faculté de
donner un conseil, comme esclave, puisqu’à ce titre il est l’instrument du
maître ; mais il peut le faire comme être raisonnable.
Objection N°3. La prudence commande, comme nous l’avons vu (art.
8). Or, il n’appartient pas aux esclaves ni aux sujets de commander, mais
seulement aux princes. La prudence n’existe donc pas dans les sujets, mais
seulement dans les princes.
Réponse à l’objection N°3 : Par la prudence l’homme ne
commande pas seulement aux autres, mais il se commande encore à lui-même, selon
que la raison commande aux puissances inférieures.
Mais c’est le contraire. Aristote (Eth., liv. 6, chap. 8) distingue deux espèces de prudence politique :
l’une qui fait les lois et qui appartient aux princes ; l’autre qui conserve le
nom général de politique et qui se rapporte aux choses particulières. Comme ces
choses particulières regardent aussi les sujets, il s’ensuit que la prudence
n’est pas seulement la vertu des princes, mais qu’elle est encore celle des
sujets.
Conclusion La prudence n’existe pas seulement dans les princes,
mais elle existe encore dans les sujets.
Il faut répondre que la prudence existe dans la raison. Or, régir
et gouverner est le propre de cette faculté. C’est pourquoi, selon qu’un
individu participe au gouvernement ou à la direction des autres, il convient
qu’il ait de la raison et de la prudence (C’est-à-dire, plus le poste qu’un
homme occupe est élevé, et plus il a besoin de raison et de prudence.). Ainsi
il est évident que les sujets, comme sujets, et les esclaves, comme esclaves,
ne peuvent régir et gouverner, mais qu’ils sont plutôt régis et gouvernés.
C’est pourquoi la prudence n’est pas la vertu de l’esclave, ni celle du sujet
considérés comme tels. Mais comme tout homme, en sa qualité d’être raisonnable,
participe de quelque façon au gouvernement selon le jugement de sa raison (Tout
homme doit toujours s’occuper de quelque affaire, et pour s’en acquitter
convenablement il lui faut la prudence.), il est convenable qu’il ait la
prudence. D’où il est manifeste que la prudence est dans le prince à la manière
de l’art dans l’architecte qui conçoit les plans, tandis qu’elle existe dans
les sujets à la manière de l’art du manœuvre qui les exécute (Eth., liv. 6, chap. 8).
Article 13 :
La prudence peut-elle exister dans les pécheurs ?
Objection N°1. Il semble que la
prudence puisse exister dans les pécheurs. Car le Seigneur dit (Luc, 16, 8) : Les enfants de ce siècle sont plus prudents
dans la conduite de leurs affaires que ne le sont les enfants de lumière.
Or, les enfants de ce siècle sont les pécheurs. Ceux-ci peuvent donc être
prudents.
Réponse à l’objection N°1 : Cette parole du Seigneur s’entend
de la première prudence. Aussi ne dit-il pas absolument qu’ils sont prudents,
mais qu’ils le sont pour la conduite de
leurs affaires.
Objection N°2. La foi est une vertu plus noble que la prudence.
Or, la foi peut exister dans les pécheurs. Donc aussi la prudence.
Réponse à l’objection N°2 : La foi considérée en elle-même
n’implique pas de conformité avec le désir des bonnes œuvres (C’est-à-dire elle
n’implique pas qu’on veuille faire le bien.) ; puisque son essence ne consiste
que dans la connaissance. Mais la prudence implique un rapport avec la droiture
de l’appétit, soit parce que les principes de la prudence sont les fins des
actions que l’on doit faire, et dont on a une juste idée par les habitudes des
vertus morales qui rendent l’appétit droit ; d’où il arrive que la prudence ne
peut exister sans ces vertus, comme nous l’avons prouvé (1a 2æ,
quest. 58, art. 5), soit parce que la prudence ordonne les bonnes œuvres, ce
qui n’a lieu qu’autant que l’appétit est droit. Ainsi quoique la foi soit plus
noble que la prudence à cause de son objet ; cependant la prudence par sa
nature répugne davantage au péché qui provient de la perversité de l’appétit ou
de la volonté.
Objection N°3. L’œuvre principale de l’homme prudent, c’est de
donner de bons conseils, d’après Aristote (Eth., liv. 6, chap. 5 et 7). Or, il y a beaucoup de pécheurs qui sont
prudents de cette manière.
Réponse à l’objection N°3 : Les pécheurs peuvent donner un
bon conseil pour une fin mauvaise ou pour un bien particulier ; mais par
rapport à la fin légitime de la vie entière leurs conseils ne peuvent être
parfaitement bons, parce qu’ils ne les mettent pas en pratique (Ils n’ont pas
pour les éclairer la pratique du bien, et d’ailleurs leurs actions ne sont pas
d’accord avec leurs paroles.). Ils n’ont donc pas la prudence qui a
exclusivement le bien pour objet ; mais ils ont l’adresse (δεινότης) (Eth., liv. 6, chap. 12), c’est-à-dire une
industrie naturelle qui se porte au bien et au mal ; ou bien ils ont l’astuce qui ne se rapporte qu’au mal et
que nous avons désignée (dans le corps de l’article.) sous les noms de fausse prudence ou de prudence charnelle.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 12) : Il est impossible qu’un homme prudent ne
soit pas un homme de bien. Or, aucun pécheur n’est bon. Donc aucun pécheur
n’est prudent.
Conclusion La prudence absolument parfaite ne peut exister que
dans les hommes justes ; la prudence de la chair n’existe que dans les pécheurs
; la prudence vraie, mais imparfaite, peut exister dans les justes et les
pécheurs.
Il faut répondre que la prudence s’entend de trois manières. En
effet, il y a une prudence fausse, ainsi nommée par analogie. Car l’homme
prudent étant celui qui dispose convenablement ce que l’on doit faire pour une
bonne fin ; celui qui se propose une fin mauvaise et qui met en œuvre tout
ce qu’il faut pour l’atteindre, a une prudence fausse, dans le sens que ce
qu’il se propose pour fin, n’est pas le bien véritable, mais sa trompeuse
apparence (On lui donne le nom de prudence parce que les moyens qu’il emploie
sont parfaitement en rapport avec la fin qu’il se propose.). C’est ainsi qu’on
dit un bon voleur. On peut de cette manière donner par analogie le nom de
prudent au voleur qui trouve tous les moyens convenables pour voler. C’est de
cette prudence que parle l’Apôtre en disant (Rom., 8, 6) : La prudence de
la chair est la mort, c’est- à-dire celle qui met sa fin dernière dans la
jouissance de la chair. — La seconde prudence est vraie, parce qu’elle trouve
des moyens en rapport avec une fin qui est véritablement bonne, mais elle est
imparfaite pour deux raisons : 1° parce que le bien que l’on a pour but n’est
pas la fin générale de toute la vie humaine, mais seulement la fin d’une
affaire particulière (Cette prudence peut être purement humaine ou naturelle.).
Ainsi quand on a trouvé les moyens convenables pour négocier ou pour naviguer,
on dit qu’on est un négociant ou un pilote prudent. 2° Parce qu’il y a un
défaut à l’égard de l’acte principal de la prudence (Cette prudence est celle
de ceux qui savent bien ce qu’il faut faire, dont le conseil et le jugement
sont excellents, mais qui n’ont pas le courage de l’exécuter, parce que le
commandement, qui est l’acte principal de la prudence, fait en eux défaut.),
comme quand on a reçu un bon conseil et qu’on juge sainement ce qui regarde la
vie entière, mais qu’on ne donne pas un ordre efficace. — La troisième prudence
est véritable et parfaite. C’est elle qui conseille, qui juge et qui ordonne
parfaitement tout ce qui se rapporte à la fin légitime de la vie entière. C’est
la seule qui mérite absolument le nom de prudence ; mais elle ne peut exister
dans les pécheurs (Quoiqu’un seul acte ne détruise pas une habitude, cependant
la prudence ainsi comprise est détruite par le péché mortel, parce que l’homme
se trouve alors détourné de sa fin dernière.). Au contraire la première
prudence n’existe qu’en eux ; la prudence imparfaite est commune aux bons et
aux méchants, surtout celle qui est imparfaite, parce que sa fin est
particulière. Quant à celle qui est imparfaite parce que l’acte principal est
défectueux, elle n’existe que dans les méchants.
Article 14 :
La prudence existe-t-elle dans tous ceux qui ont la grâce ?
Objection N°1. Il semble que la
prudence n’existe pas dans tous ceux qui ont la grâce. Car la prudence requiert
une certaine habileté par laquelle on sait pourvoir à ce que l’on doit faire.
Or, il y en a beaucoup qui ont la grâce et qui n’ont pas cette habileté. Tous
ceux qui ont la grâce n’ont donc pas la prudence.
Réponse à l’objection N°1 : Il y a deux sortes de sciences : l’une
qui est suffisante pour les choses qui sont de nécessité de salut. Elle se
trouve dans tous ceux qui ont la grâce et que l’onction instruit de tout, selon l’expression de saint Jean (1
Jean, 2, 20). L’autre qui est plus développée est celle par laquelle on peut
pourvoir pour soi et pour les autres non seulement à ce qui est nécessaire au
salut, mais encore à tout ce qui appartient à la vie humaine : cette dernière
n’existe pas dans tous ceux qui ont la grâce (Elle fait partie des grâces
gratuitement données.).
Objection N°2. On appelle prudent celui qui est d’un bon conseil,
comme nous l’avons dit (art. préc., Objection N°3, et art. 8, Objection N°2). Or, il y en a
beaucoup qui ont la grâce sans être de bons conseillers, mais qui ont plutôt
besoin d’être dirigés par les conseils des autres. Tous ceux qui ont la grâce
n’ont donc pas la prudence.
Réponse à l’objection N°2 : Ceux qui ont besoin d’être régis
par le conseil des autres, savent du moins, s’ils ont la grâce, pourvoir à leur
propre salut, en recherchant les avis qui leur sont nécessaires et en
discernant les bons des mauvais.
Objection N°3. Aristote dit (Top.,
liv. 3, chap. 2, loc. 24) qu’il est constant que les jeunes gens ne sont pas
prudents. Or, il y a beaucoup de jeunes gens qui ont la grâce. La prudence ne
se trouve donc pas dans tous ceux qui ont la grâce.
Réponse à l’objection N°3 : La prudence acquise est produite
par l’exercice des actes ; par conséquent, pour être formée, elle a besoin de
l’expérience et du temps, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2 in princ. et liv. 6, chap. 8). Elle ne peut donc pas se
trouver dans les jeunes gens ni à l’état habituel, ni à l’état actuel. Mais la
prudence gratuite (Gratuite, c’est-à-dire celle qui est l’effet de la grâce.)
résulte de l’infusion divine. Ainsi, dans les enfants qui sont baptisés et qui
n’ont pas encore l’usage de raison, la prudence est habituelle, mais elle n’est
pas actuelle (Ils ne peuvent en produire les actes, parce qu’ils n’ont pas
l’usage de la raison, qui est la faculté par laquelle cette vertu s’exerce.),
et il en est de même des insensés. Dans ceux qui ont l’usage de raison, elle
est actuelle relativement aux choses qui sont de nécessité de salut ; mais par
l’exercice elle mérite, comme les autres vertus, d’être augmentée jusqu’à ce
qu’elle soit parfaite. C’est ce qui fait dire à l’Apôtre (Héb., 5, 14) : La nourriture
solide est pour les parfaits, c’est-à-dire pour ceux qui, par un long usage,
ont l’esprit exercé à discerner le bien d’avec le mal.
Mais c’est le contraire. Personne n’a la grâce s’il n’est
vertueux. Or, on ne peut être vertueux sans être prudent. Car saint Grégoire
dit (Mor., liv. 2, chap. 24) que les autres vertus, si elles ne font pas
prudemment ce qu’elles désirent ne peuvent pas être des vertus. Donc tous ceux
qui ont la grâce ont la prudence.
Conclusion La prudence étant une vertu, celui qui a la grâce de
Dieu doit l’avoir.
Il faut répondre que les vertus sont nécessairement connexes, de
telle sorte que celui qui en a une, a toutes les autres, comme nous l’avons
prouvé (1a 2æ, quest. 65, art. 1). Or, celui qui a la
grâce a la charité. Il faut donc qu’il ait toutes les autres vertus (Car la
charité est le principe et la racine de toutes les vertus.), et puisque la
prudence est une vertu, comme nous l’avons vu (art. 4), il est nécessaire qu’il
la possède.
Article 15 :
La prudence nous vient-elle de la nature ?
Objection N°1. Il semble que la
prudence nous vienne de la nature. Car Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 11) que les choses qui appartiennent à la
prudence, c’est-à-dire l’intelligence et le jugement paraissent être
naturelles, mais qu’il n’en est pas de même de ce qui appartient à la sagesse
spéculative. Or, les choses qui sont du même genre ont la même origine. La
prudence nous vient donc de la nature.
Réponse à l’objection N°1 : Aristote parle en cet endroit des
choses qui appartiennent à la prudence, selon qu’elles se rapportent aux fins.
C’est pourquoi il avait dit auparavant (ibid.)
que les principes appartiennent à la chose pour laquelle on agit, c’est-à-dire
à la fin. C’est pour cela qu’il ne met pas au nombre de ces choses le bon
conseil qui a pour objet les moyens.
Objection N°2. Les âges varient selon la nature. Or, la prudence
suit les âges, d’après ces paroles de Job (12, 12) : La sagesse est dans les vieillards et la prudence est le fruit d’une
longue vie. La prudence est donc naturelle.
Réponse à l’objection N°2 : La prudence existe surtout dans
les vieillards, non seulement à cause de leur disposition naturelle qui calme
le mouvement des passions sensibles, mais encore par suite de la longue
expérience qu’ils ont acquise.
Objection N°3. La prudence convient plutôt à la nature de l’homme
qu’à celle des animaux. Or, les animaux ont une prudence naturelle, comme le
prouve Aristote (Hist. anim., liv. 8, chap. 1, et liv. 9, chap.
5 et 6). La prudence nous vient donc de la nature.
Réponse à l’objection N°3 : Les animaux ont des moyens
déterminés (Ces moyens sont invariablement les mêmes ; ils ne peuvent les
changer, les modifier, et c’est ce qui fait qu’ils ne sont pas perfectibles.)
d’arriver à leurs fins. Aussi voyons-nous tous ceux de la même espèce agir de
la même manière. Mais il ne peut en être ainsi dans l’homme, à cause de sa
raison qui, par là même qu’elle connaît les choses universelles, s’étend à une
infinité de choses particulières.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 2, chap. 4) que la vertu intellectuelle reçoit
ordinairement de l’enseignement sa formation et son accroissement, et que pour
ce motif elle a besoin de l’expérience et du temps. Or, la prudence est une
vertu intellectuelle, comme nous l’avons vu (art. 4). Donc la prudence n’est
pas produite en nous par la nature, mais par l’enseignement et l’expérience.
Conclusion Puisque la prudence n’a pas pour objet la fin, mais les
moyens, elle n’a pas été mise en nous par la nature.
Il faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous avons
dit (art. 2 et 3), la prudence renferme la connaissance des choses universelles
et des actions particulières auxquelles l’homme prudent fait l’application des
principes généraux. Relativement à la connaissance universelle, il en est de la
prudence comme de la science spéculative ; parce que les premiers principes
généraux de l’une et de l’autre sont naturellement connus, comme on le voit
d’après ce que nous avons dit (art. 6), sinon que les principes généraux de la
prudence sont plus naturels à l’homme. Car, comme le dit Aristote (Eth., liv. 10, chap. 7 et 8), la vie qui
est contemplative est supérieure à celle qui est purement humaine (Les choses
spéculatives ne sont accessibles à l’homme fine par son entendement,
c’est-à-dire par ce qu’il a de commun avec les anges.). — Pour les autres
principes généraux qui viennent en seconde ligne, soit qu’il s’agisse de la
raison pratique, soit qu’il s’agisse de la raison spéculative, ils ne sont pas
produits en nous par la nature, mais nous les acquérons au moyen de
l’expérience ou de l’enseignement (Ces principes généraux qui viennent en
seconde ligne, ce sont les conséquences des premiers principes, à l’égard
desquelles l’homme peut être dans l’ignorance (Voy. 1a
pars, quest. 79).). — Quant à la connaissance particulière des choses qui
constituent l’action, il faut faire une nouvelle distinction. Ou il s’agit d’une action qui se rapporte à une fin, ou
d’une action qui se rapporte à des moyens. Or, les fins que la vie de l’homme
doit atteindre sont déterminées. C’est pourquoi on peut avoir une inclination
naturelle par rapport à ces fins. C’est ainsi que nous avons dit (1a
2æ, quest. 63, art. 1 et 2) qu’il y en a qui ont, par une
disposition naturelle, des vertus qui les portent à leurs fins légitimes (Il y
a dans les individus des dispositions plus ou moins heureuses pour la vertu
comme pour la science.), et que par conséquent ils jugent naturellement d’une
manière saine de ces fins. Mais dans les choses humaines les moyens ne sont pas
déterminés ; ils sont au contraire infiniment variés selon la diversité des
personnes et des affaires. Par conséquent l’inclination naturelle se rapportant
toujours à quelque chose de déterminé, cette connaissance ne peut exister dans
l’homme naturellement ; quoique d’après ses dispositions naturelles l’un soit
plus apte qu’un autre de faire ce discernement, comme il en est d’ailleurs des
conséquences des sciences spéculatives. Et parce que la prudence n’a pas pour
objet les fins, mais les moyens, ainsi que nous l’avons dit (art. 6), il
s’ensuit qu’elle n’est pas naturelle (Il faut qu’elle soit acquise par l’étude
et l’expérience, si elle est naturelle, et de plus, qu’elle soit infuse, si
elle est gratuite ou surnaturelle.).
Article 16 :
Peut-on perdre la prudence par l’oubli ?
Objection N°1. Il semble qu’on
puisse perdre la prudence par l’oubli. Car la science qui a pour objet ce qui
est nécessaire est plus certaine que la prudence qui
porte sur des actions qui sont contingentes. Or, la science se perd par
l’oubli. Donc à plus forte raison la prudence.
Réponse à l’objection N°1 : La science n’existe que dans la
raison. On ne peut donc pas raisonner sur elle comme sur la prudence, ainsi que
nous l’avons dit (dans le corps de cette question et 1a 2æ,
quest. 53, art. 1).
Objection N°2. Comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 1 et 2), la vertu est produite et détruite par les
mêmes causes agissant dans un sens contraire. Or, il faut que la prudence soit
produite par l’expérience qui résulte d’une foule de souvenirs, comme l’observe
le même philosophe (Met. in princip.).
Par conséquent, puisque l’oubli est opposé à la mémoire, il semble que la
prudence puisse se perdre par là.
Réponse à l’objection N°2 : On n’acquiert pas l’expérience de
la prudence par la mémoire exclusivement, mais en faisant un bon usage du
commandement.
Objection N°3. La prudence n’existe pas sans la connaissance des
choses universelles. Or, ou peut perdre cette connaissance par l’oubli. Donc la
prudence aussi.
Réponse à l’objection N°3 : La prudence consiste
principalement non dans la connaissance des choses universelles, mais dans leur
application pratique, comme nous l’avons dit (dans le corps de cette question
et art. 3). C’est pourquoi l’oubli des connaissances générales n’altère pas ce
qu’il y a de principal dans la prudence, mais il lui fait obstacle, comme nous
l’avons observé (dans le corps de cette question).
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 5) : L’art s’oublie, mais la prudence ne s’oublie
pas.
Conclusion La prudence ne consistant pas seulement dans la
connaissance, mais encore dans l’appétit, on ne la perd pas exclusivement par
l’oubli, comme les arts et les sciences, mais on la perd plutôt par les
passions vicieuses.
Il faut répondre
que l’oubli ne se rapporte qu’à la connaissance ; c’est pourquoi on peut
oublier totalement l’art et la science qui ne consistent que dans la raison.
Mais la prudence ne consiste pas seulement dans la connaissance, elle consiste
encore dans l’appétit, parce que, comme nous l’avons dit (art. 8), son acte
principal est le commandement, c’est-à-dire qu’elle doit mettre en pratique les
connaissances que l’on possède. C’est pour ce motif que l’oubli ne détruit pas
directement la prudence, mais cette vertu est plutôt altérée par les passions.
Car Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 5) que le plaisir et la
peine pervertissent le jugement (Elles empêchent par conséquent la raison de
prendre le meilleur parti et de l’ordonner, ce qui est le propre de la
prudence.). D’où le prophète s’écrie (Dan., 13, 56) : La beauté vous a séduit, la passion vous a perverti le cœur. Et la
loi porte (Ex., 23, 8) : Vous ne recevrez point de présents, car ils
aveuglent les hommes prudents. — Cependant l’oubli peut être un obstacle à
la prudence, parce que dans les actes qu’elle commande elle part de
connaissances que l’oubli peut effacer (Souvent aussi on s’inspire du passé
pour se diriger vers 1’avenir, et l’oubli prive de cette ressource.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
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la morale catholique et des lois justes.
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