Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question
48 : Des parties de la prudence
Après avoir parlé
de la prudence, nous avons à nous occuper de ses parties, et à cet égard il y a
quatre choses à examiner : 1° quelles sont les parties de la prudence ; 2°
étudier ses parties intégrantes ; 3° ses parties subjectives, et 4° ses parties
potentielles.
Article unique :
Est-il convenable de distinguer dans la prudence trois parties ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ait tort de distinguer dans la prudence trois parties. Car Cicéron en distingue
trois (Rhet., liv. 2) : la mémoire, l’intelligence
et la prévoyance. Macrobe, d’après le sentiment de Plotin (in Somn. Scip.,
liv. 1, chap. 8), en distingue six : la raison, l’intelligence, la
circonspection, la prévoyance, la docilité et la précaution. D’après Aristote (Eth., liv. 6, chap. 9, 10 et 11), la
prudence comprend : la sagacité, le discernement et le jugement. Il fait aussi
mention de la vivacité de l’esprit, de l’habileté, du sentiment et de
l’intelligence. Un autre philosophe grec, Andronicus dit (Il s’agit sans doute
ici d’Andronicus de Rhodes, qui classa les ouvrages d’Aristote, y mit des
sommaires et des tables, et les enrichit de commentaires. On lui a attribué la
paraphrase des Ethiques à Nicomaque, qui est plutôt de Héliodore de Pruze.) que la prudence renferme dix choses : la sagacité,
l’habileté, la prévoyance ; l’art de régner, l’art militaire, la politique,
l’économique, la dialectique, la rhétorique et la physique. Il semble que l’une
de ces énumérations soit vaine ou que l’autre soit incomplète.
Réponse à l’objection N°1 : Ces différentes énumérations
diffèrent selon les divers genres auxquels elles se rapportent, ou parce que
l’on a compris sous un même mot plusieurs autres parties qui ont été détaillées
par les autres. C’est ainsi que Cicéron a compris sous le mot de prévoyance, la
précaution et la circonspection, et sous celui d’intelligence, la raison, la docilité et l’activité
d’esprit.
Objection N°2. On distingue la prudence de la science, comme les
parties opposées d’une même division. Or, la politique, l’économique, la
dialectique, la rhétorique, la physique sont des
sciences. Elles ne sont donc pas des parties de la prudence.
Réponse à l’objection N°2 : L’économique et la politique ne
sont pas ici considérées comme des sciences, mais comme des espèces de
prudence. La réponse à l’égard des trois autres choses est évidente, d’après ce
que nous avons dit (dans le corps de cette question.).
Objection N°3. Les parties ne surpassent pas le tout. Or, la
mémoire intellectuelle ou l’intelligence, la raison, les sens et la docilité
n’appartiennent pas seulement à la prudence, mais encore à toutes les habitudes
cognitives. Elles ne doivent donc pas être considérées comme des parties de la
prudence.
Réponse à l’objection N°3 : Toutes ces choses sont des
parties de la prudence, non par suite de ce qu’elles ont de commun (C’est-à-dire
qu’elles ne sont pas ici considérées selon qu’elles sont propres aux habitudes
spéculatives.), mais parce qu’elles se rapportent à ce qui appartient à la
prudence.
Objection N°4. Comme le conseil, le jugement et le commandement
sont des actes de la raison pratique, de même aussi l’usage, ainsi que nous
l’avons vu (1a 2æ, quest. 16, art. 1). Par conséquent
comme on adjoint à la prudence la sagacité qui appartient au conseil, le
discernement et le jugement qui appartiennent à la faculté de juger, on doit
aussi lui adjoindre quelque chose qui se rapporte à l’usage.
Réponse à l’objection N°4 : Bien commander et faire usage de
sa raison sont toujours des actes concomitants, parce que l’obéissance des
puissances inférieures qui appartiennent à l’usage de la raison est une
conséquence des ordres donnés par cette faculté.
Objection N°5. La sollicitude appartient à la prudence, ainsi que
nous l’avons dit (quest. préc., art. 9). On aurait donc dû la ranger parmi les
différentes parties de cette vertu.
Réponse à l’objection N°5 : La sollicitude est renfermée dans
l’idée de la prévoyance.
Conclusion Les parties intégrantes de la prudence sont : la
mémoire, l’intelligence, la docilité, la vivacité de l’esprit, la raison, la
prévoyance, la circonspection et la précaution ; ses parties subjectives sont :
la prudence par laquelle on se dirige soi-même et celle par laquelle on dirige
la multitude ; enfin ses parties potentielles sont : la sagacité, le
discernement et la prudence proprement dite, dont l’acte principal est le
commandement.
Il faut répondre
qu’il y a trois sortes de parties : les parties intégrantes (On appelle ainsi
les parties distinctes dont un tout se trouve composé. Ici il s’agit des
parties dont se compose une habitude.), c’est ainsi que les murs, le toit et
les fondations sont les parties d’un édifice ; les parties subjectives (On
appelle ainsi les sujets compris dans l’étendue d’un terme commun ; ainsi
l’homme et la bête sont les parties subjectives de l’animal.), comme le bœuf,
le lion font partie de l’animal ; enfin il y a les parties potentielles (Les
parties potentielles sont les vertus adjointes qui se rapportent à des actes
secondaires et qui n’ont pas, par conséquent, toute la puissance de la vertu
principale.), et c’est ainsi que la puissance nutritive et la puissance
sensitive sont des parties de l’âme. On peut donc distinguer les parties d’une
vertu de ces trois manières : 1° On peut en distinguer par analogie les parties
intégrantes ; de sorte qu’on désigne de cette manière toutes les parties d’une
vertu qui doivent nécessairement contribuer à la perfection de son acte. Ainsi,
d’après toutes les énumérations que nous avons rapportées, on peut distinguer
dans la prudence huit parties, savoir : les six que compte Macrobe ; une
septième, la mémoire, qu’on peut
ajouter d’après Cicéron ; enfin la huitième que donne Aristote (loc. cit., réponse N°1) et qui consiste dans
la vivacité de l’esprit ou l’habileté. Car le sentiment de la
prudence reçoit aussi le nom d’intelligence, et c’est ce qui fait dire à
Aristote (Eth., liv. 6, chap. 11) : Il faut donc
qu’on ait le sentiment de ces choses (Rien (le plus obscur que ce chapitre
d’Aristote. Tout roule sur les expressions sentiment,
intelligence, dont la signification est très difficile à préciser.), et l’intelligence
est ce sentiment lui-même. — De ces huit parties cinq appartiennent à la
prudence considérée comme faculté cognitive. Ce sont : la mémoire, la raison, l’intelligence, la docilité et la vivacité de
l’esprit. Les trois autres lui appartiennent selon qu’elle commande, en
faisant l’application pratique de ses connaissances ; ce sont : la prévoyance, la circonspection et la précaution.
La raison de leur différence résulte évidemment de ce qu’à l’égard de la
connaissance il y a trois choses à considérer : 1° La connaissance elle-même
qui, quand elle a pour objet le passé, devient la mémoire, et qui, si elle porte sur le présent, et qu’il s’agisse de
choses contingentes ou nécessaires, reçoit le nom d’intellect ou d’intelligence.
2° L’acquisition de la connaissance qui est le fruit de l’enseignement ou de
l’invention. La docilité se rapporte
à l’enseignement, et la vivacité d’esprit
qui découvre les meilleurs moyens à l’invention. La sagacité, qui n’est rien
autre chose que la découverte rapide des moyens que l’on doit mettre en œuvre (Post., liv. 1, chap. 34), est une partie
de cette dernière qualité, comme l’observe Aristote (Eth., liv. 6, chap. 9). 3° L’usage de la connaissance, c’est-à-dire ce
qui fait qu’on part de principes connus pour arriver à d’autres connaissances
ou pour porter des jugements ; ce qui appartient à la raison. Mais la raison pour commander convenablement exige trois
conditions. La première c’est de mener les choses à une bonne fin, ce qui est
le fait de la prévoyance ; la seconde
c’est d’observer les circonstances de l’affaire qui se présente, ce qui regarde
la circonspection ; la troisième,
c’est d’éviter les obstacles, ce que fait la précaution. — Ce qu’on appelle parties subjectives d’une vertu, ce
sont ses différentes espèces. Dans ce sens les parties de la prudence
proprement dites sont : la prudence par laquelle on se régit soi-même et la
prudence par laquelle on régit la multitude. Ces deux prudences ne sont pas de
même espèce, comme nous l’avons dit (quest. 47, art. 11). De plus la prudence
qui régit la multitude se divise en différentes espèces, selon les différentes
espèces de multitude. Ainsi il y a des multitudes qui ne sont réunies que pour
une affaire spéciale, comme on réunit une armée pour faire la guerre ; c’est à
la prudence militaire à les régir. Il
y a des sociétés qui sont unies pour la vie entière, comme celle que forme une
maison ou une famille ; elles dépendent de la prudence économique. Enfin il y a les sociétés qui embrassent un
Etat ou une cité et qui ont pour règle la prudence qu’on appelle royale dans le
prince et politique proprement dite
dans les sujets. — Si l’on prend la prudence dans un sens large, selon qu’elle
renferme la science spéculative, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 2, réponse N°2), alors ses parties sont : la
dialectique, la rhétorique et la physique, suivant les trois modes de procéder
employés dans les sciences. Car pour produire la science on peut procéder par
voie de démonstration, ce qui se rapporte à la physique en comprenant sous ce terme général toutes les sciences
démonstratives, ou bien on part de principes probables pour produire l’opinion,
ce qui regarde la dialectique (Par
dialectique il ne faut pas entendre ici la logique qui procède d’après des
principes nécessaires. Saint Thomas donne ce nom aux arguments qui partent de
prémisses probables et qui arrivent à des conjectures plus ou moins plausibles.
C’est ainsi qu’il parle du syllogisme dialectique ou du problème dialectique ;
il entend par là ce qui ne sort pas des probabilités.) ; ou
enfin on s’appuie sur des conjectures pour faire naître un soupçon ou pour
produire la persuasion, ce qui est le rôle de la rhétorique. On peut cependant dire aussi que ces trois choses
appartiennent à la prudence proprement dite, qui dans ses raisonnements
s’appuie tantôt sur des choses nécessaires, tantôt sur des probabilités, et
tantôt sur des conjectures. — Enfin on appelle parties potentielles d’une vertu
les vertus auxiliaires qui ont pour fin des actes ou des objets secondaires et qui
n’ont pas toute la puissance de la vertu principale. A ce point de vue on
distingue dans la prudence trois parties : la sagacité qui se rapporte au conseil, le discernement qui consiste à juger ce qui est soumis à des règles
générales, et le jugement qui
prononce sur les choses où il faut quelquefois s’écarter de la règle commune.
La prudence a pour objet l’acte
principal qui est le commandement.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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