Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 49 : De chacune des parties intégrantes de la prudence
Après avoir
divisé la prudence, nous devons nous occuper de chacune de ses parties intégrantes.
— A cet égard nous avons huit questions à examiner. Nous traiterons : 1° De la
mémoire. (Il ne s’agit pas ici de la mémoire considérée psychologiquement comme
faculté, mais de son acte, qui est une des conditions nécessaires à la
prudence.) — 2° De l’intellect ou de l’intelligence. — 3° De la docilité. — 4°
De l’activité d’esprit. (Nous n’avons pas trouvé d’expression plus convenable
pour rendre le sens que saint Thomas.) — 5° De la raison. — 6° De la
prévoyance. (La prévoyance signifie deux choses : le rapport des moyens avec la
fin, ou la considération des événements futurs qui peuvent résulter d’un acte.
Sous ce double rapport, elle appartient à la prudence.) — 7° De la
circonspection. (La circonspection a pour objet l’étude attentive et spéciale
des circonstances, tandis que la prévoyance porte sur le rapport des moyens
avec la fin.) — 8° De la précaution. (La
précaution est le soin que l’on met à éviter les maux et les obstacles
extérieurs qui peuvent altérer ou empêcher une œuvre de vertu.)
Article 1 : La
mémoire est-elle une partie de la prudence ?
Objection N°1. Il semble que la
mémoire ne soit pas une partie de la prudence. Car la mémoire, comme le dit
Aristote (De mem. et remin.,
chap. 1), est dans la partie sensitive de l’âme. Or, la prudence est dans la
partie raisonnable, comme on le voit (Eth., liv. 6, chap.
5). Elle n’est donc pas une partie de la prudence.
Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (quest. 47,
art. 3), la prudence applique les connaissances générales aux choses
particulières que les sens perçoivent. C’est pourquoi elle requiert beaucoup de
choses qui appartiennent à la partie sensitive, parmi lesquelles se trouve la
mémoire (Aristote distingue la mémoire de la réminiscence. Il fait de la
mémoire une faculté purement sensitive, mais il reconnaît que la réminiscence
suppose raisonnement et volonté, et qu’elle demande une nature raisonnable.).
Objection N°2. La prudence s’acquiert et se perfectionne par
l’exercice. Or, la mémoire nous est naturelle. Elle n’est donc pas une partie
de cette vertu.
Réponse à l’objection N°2 : Comme la prudence tire son
aptitude de la nature, mais sa perfection de l’exercice ou de la grâce, de
même, comme le dit Cicéron (Ad Heren., liv. 3), la mémoire n’est pas seulement
perfectionnée par la nature, mais elle doit encore beaucoup à l’art et à
l’industrie, et il y a quatre moyens par lesquels l’homme peut développer cette
faculté. 1° Il faut qu’on se forme des images convenables, sans être trop
familières, des choses dont on veut conserver le souvenir ; parce que nous
admirons davantage ce qui nous paraît extraordinaire, il se grave plus vivement
et reste mieux dans l’esprit. C’est ce qui fait que nous nous rappelons plus
parfaitement ce que nous avons vu dans notre enfance. Il est nécessaire que
nous ayons recours à ces ressemblances ou à ces images, parce que les idées
pures et simples s’effacent plus facilement de l’esprit, si elles ne sont
enchaînées, pour ainsi dire, par des formes corporelles. Car la connaissance
humaine est plus puissante à l’égard des choses sensibles, et c’est pour ce
motif que la mémoire existe dans la partie sensitive. 2° L’homme doit classer
avec ordre dans son intelligence les choses qu’il veut que sa mémoire conserve,
afin qu’en se rappelant l’une, il passe facilement aux autres. C’est ce qui
fait dire à Aristote (Lib. de mem., chap. 2)
qu’au moyen des lieux (Les commentateurs ont cru qu’il s’agissait dans ce
passage d’Aristote des lieux communs de rhétorique et des topiques. M.
Barthélémy Saint-Hilaire croit, d’après une note de M. Hamilton, qu’il faut
traduire ainsi : Ce qui fait que quelquefois on arrive à se souvenir au moyen
des choses en apparence les plus étrangères, c’est que l’esprit passe
rapidement d’une chose à une autre.) on se rappelle
quelquefois. La cause en est que l’esprit passe rapidement d’une chose à uns
autre. 3° Il est nécessaire que l’on ait du soin et de l’affection pour les
choses que l’on veut se rappeler ; parce que plus une chose est imprimée
profondément dans l’esprit et moins elle s’efface. C’est ce qui fait dire à
Cicéron (Rhet., liv. 3 ad Her.) que la sollicitude conserve dans leur intégrité les images
des choses. 4° Nous avons besoin de méditer souvent ce que nous voulons nous
rappeler. Aussi Aristote dit (loc. cit.)
que les méditations conservent la mémoire, parce que, comme il l’observe au
même endroit, l’habitude est une seconde nature (Ces considérations sur les
moyens par lesquels nous pouvons perfectionner notre mémoire sont toutes
empruntées au petit traité d’Aristote (De
mem. et reminisc.).). C’est pourquoi nous nous
rappelons très vite les choses auxquelles nous pensons très fréquemment, nous
allons pour ainsi dire naturellement de l’une à l’autre.
Objection N°3. La mémoire a pour objet le passé, et la prudence
les actions que l’on doit faire dans l’avenir et sur lesquelles on consulte,
comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 2). La mémoire n’est
donc pas une partie de la prudence.
Réponse à l’objection N°3 : Le passé nous doit fournir des
arguments pour l’avenir. C’est pour ce motif que le souvenir du passé nous est
nécessaire pour prendre conseil sur l’avenir.
Mais c’est le contraire. Cicéron (Rhet., liv. 2) met la mémoire au nombre des parties de la prudence.
Conclusion Puisque la prudence requiert l’expérience, la mémoire
est nécessairement une partie de celte vertu.
Il faut répondre que la prudence a pour objet les actions
contingentes, comme nous l’avons dit (quest. 47, art. 3). A cet égard l’homme
ne peut pas être dirigé par ce qui est absolument et nécessairement vrai, mais
par ce qui arrive le plus souvent. Car il faut que les principes soient
proportionnés aux conclusions et que celles-ci participent à leur nature, selon
la remarque d’Aristote (Eth., liv. 6, chap. 1 et 3). Mais c’est à
l’expérience à constater ce qui est ordinairement vrai. Aussi le philosophe dit
(Eth., liv. 2, in princ.)
que la vertu intellectuelle naît et se développe par l’expérience et le temps.
L’expérience étant le résultat de plusieurs souvenirs, comme on le voit (Met., liv. 1, chap. 1), il s’ensuit que
pour la prudence il faut avoir la mémoire d’une foule de choses, et que par
conséquent c’est avec raison qu’on a considéré cette qualité comme une partie
de cette vertu.
Article 2 : L’intelligence
est-elle une partie de la prudence ?
Objection N°1. Il semble que
l’intelligence ne soit pas une partie de la prudence. Car de deux choses qui se
divisent par opposition, l’une n’est pas une partie de l’autre. Or,
l’intelligence est une vertu intellectuelle qui se divise par opposition à la
prudence, comme on le voit (Eth., liv. 6, chap.
3). L’intelligence ne doit donc pas être une partie de la prudence.
Réponse à l’objection N°1 : La raison de la prudence a pour
terme, ou si l’on veut pour conclusion, l’action particulière à laquelle elle
applique la connaissance universelle, comme on le voit d’après ce que nous
avons dit (quest. 47, art. 3 et 6). Or, une conclusion particulière se déduit
d’une proposition universelle et d’une proposition singulière. Par conséquent
il faut que la raison de la prudence procède de deux sortes d’intellect. L’un
connaît les choses universelles, et il appartient à l’entendement qui est une
vertu intellectuelle par laquelle nous connaissons naturellement non seulement
les principes généraux spéculatifs, mais encore les principes pratiques, comme
celui-ci : On ne doit faire de mal à
personne, ainsi qu’on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 47,
art. 2 et 3). L’autre connaît les extrêmes (Aristote donne le nom d’extrêmes
aux premiers principes ou aux idées générales dont on part, et il le donne
aussi aux résolutions définitives qui sont le dernier terme de la délibération.),
selon l’expression d’Aristote (Eth., liv. 6,
chap. 11), c’est-à-dire un premier principe particulier, ou le principe
contingent d’une proposition pratique, qui est la mineure et qui doit toujours
être singulière dans le raisonnement que fait la prudence, comme nous l’avons
dit (quest. 42, art. 3 et 6). Ce principe particulier est une fin particulière,
comme nous l’avons encore observé (ibid.).
Ainsi donc l’intelligence dont on fait une partie de la prudence est une
opinion exacte au sujet d’une fin particulière.
Objection N°2. L’intelligence se trouve parmi les dons de
l’Esprit-Saint et correspond à la foi, comme nous l’avons vu (quest. 8, art. 2
et 8). Or, la prudence est une autre vertu que la foi, comme on le voit d’après
ce que nous avons dit (quest. 4, art. 5, et 1a 2æ, quest.
62, art. 2). L’intelligence n’appartient donc pas à la prudence.
Réponse à l’objection N°2 : L’intelligence qui est un don de
l’Esprit-Saint est la pénétration parfaite des choses divines, comme on le voit
d’après ce que nous avons dit (quest. 8, art. 1 et 2). C’est dans un autre sens
que nous entendons l’intelligence considérée comme une partie de la prudence,
ainsi que nous l’avons observé (dans le corps de cette question.).
Objection N°3. La prudence a pour objet les actions particulières,
comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 7 et 8), tandis que
l’intelligence connaît les choses universelles et immatérielles, comme on le
voit (De animâ,
liv. 3, text. 38 et 39). L’intelligence n’est donc
pas une partie de la prudence.
Réponse à l’objection N°3 : L’opinion exacte qui a pour objet
une fin particulière, reçoit le nom d’intelligence,
parce qu’elle porte sur un principe, et on lui donne celui de sentiment, parce que ce principe est
particulier. Et c’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 6, chap. 11) : Il faut avoir le sentiment de ces choses,
c’est-à-dire des choses particulières, et l’intelligence est ce sentiment
lui-même. Mais on ne doit pas entendre par sentiment les sens particuliers qui
nous font connaître les objets sensibles qui leur sont propres, on doit
entendre le sens intérieur par lequel nous jugeons de ce qui est particulier.
Mais c’est le contraire. Cicéron (De invent., liv. 2) fait
de l’intelligence une partie de la
prudence, et Macrobe (in Somn. Scip., liv. 1, chap. 8)
désigne l’intellect, ce qui revient
au même.
Conclusion La prudence étant la droite raison des actes que nous
devons faire, l’intelligence considérée non comme puissance, mais comme
l’appréciation droite d’un premier principe, est une partie de cette vertu.
Il faut répondre que l’intelligence ne désigne pas ici une
puissance intellectuelle (On entend ici par intelligence la connaissance de
l’état présent des choses et l’idée juste que l’on se fait d’une fin
particulière ou d’un principe moral particulier. Cette intelligence est
nécessaire à la prudence ; car pour juger prudemment d’une chose, il faut bien
connaître son état présent et savoir faire du principe moral une bonne
application pratique.), mais elle exprime l’idée juste que l’on a d’un premier
principe que l’on admet comme évident par lui-même. C’est ainsi que nous disons
que nous avons l’intelligence ou que nous comprenons les premiers principes des
démonstrations. Toute déduction rationnelle procédant de principes que l’on
accepte comme des principes premiers, il faut donc que tout ce qui est le
produit de la raison provienne d’un acte d’intelligence. Et comme la prudence
est la droite raison des actions que l’on doit faire, il s’ensuit
nécessairement que tout ce qui émane de cette vertu découle de l’intelligence.
C’est pourquoi on fait de l’intelligence une partie de la prudence.
Article 3 : Doit-on
faire de la docilité une partie de la prudence ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive pas faire de la docilité une partie de la prudence. Car ce qui est
requis pour toute vertu intellectuelle ne doit pas être approprié à l’une
d’elles. Or, la docilité est nécessaire à toute vertu intellectuelle. On ne
doit donc pas la considérer comme une partie de la prudence.
Réponse à l’objection N°1 : Quoique la docilité soit utile à
toute vertu intellectuelle, elle appartient néanmoins principalement à la
prudence pour la raison que nous avons donnée (dans le corps de cette
question.).
Objection N°2. Les choses qui appartiennent aux vertus humaines
sont en nous, parce qu’on nous loue ou on nous blâme d’après ce qui est en
nous. Or, il n’est pas en notre pouvoir d’être dociles ; c’est une qualité qui
convient à quelques-uns par suite de leur disposition naturelle. Elle n’est
donc pas une partie de la prudence.
Réponse à l’objection N°2 : La docilité comme les autres
choses qui appartiennent à la prudence est un présent de la nature, mais elle
peut être beaucoup perfectionnée par l’étude, par exemple, quand l’homme
s’applique avec soin, assiduité et respect à recueillir les enseignements de
ses ancêtres, sans les négliger par paresse, et sans les dédaigner par orgueil.
Objection N°3. La docilité appartient au disciple. Or, la prudence
étant une vertu qui commande, semble plutôt appartenir aux maitres qui
reçoivent le nom de précepteurs. La docilité n’en est donc pas une partie.
Réponse à l’objection N°3 : Par la prudence on ne commande
pas seulement aux autres, mais on se commande encore à soi-même, comme nous
l’avons dit (quest. 47, art. 12, Réponse N°3). Elle existe donc dans ceux qui
sont soumis à d’autres, ainsi que nous l’avons (ibid.), et la docilité en fait nécessairement partie. Ceux qui sont
plus élevés ont d’ailleurs également besoin d’être dociles sur certains points
; parce que dans ce qui regarde la prudence, personne ne peut se suffire à
soi-même pour toutes choses, comme nous l’avons observé (dans le corps de cette
même question.).
Mais c’est le contraire. Macrobe (in Somn. Scip.,
liv. 1, chap. 8), d’après le sentiment de Plotin, met la docilité parmi les
parties de la prudence.
Conclusion La prudence ayant pour objet les actions particulières
qui sont contingentes, c’est avec raison qu’on dit que la docilité est une de
ses parties.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse
N°1), la prudence a pour objet les actions particulières. Comme elles peuvent
varier à l’infini, un seul homme ne peut pas suffire à les considérer toutes
dans un temps court, mais il lui faut de longues années. D’où il arrive que
pour ce qui regarde la prudence, l’homme a surtout besoin d’être éclairé par
d’autres, et principalement par les vieillards qui se sont formé des idées
saines à l’égard des choses pratiques. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 6, chap. 11) qu’il faut faire
autant d’attention aux assertions et aux opinions des personnes d’âge et
d’expérience, même lorsqu’elles ne sont pas démontrées, que si c’étaient des
démonstrations ; parce que le coup d’œil de l’expérience leur découvre les
principes. Et il est dit dans l’Ecriture (Prov.,
3, 5) : Ne vous appuyez pas sur votre
prudence. Et ailleurs (Ecclésiastique,
6, 35) : Trouvez-vous dans rassemblée des
sages vieillards et unissez-vous de cœur à leur sagesse. Le propre de la
docilité étant de bien recevoir les enseignements des autres, il s’ensuit qu’on
en fait avec raison une partie de la prudence.
Article 4 : La
vivacité de l’esprit est-elle une partie de la prudence ?
Objection N°1. Il semble que la
vivacité de l’esprit ne soit pas une partie de la prudence. Car l’activité de
l’esprit consiste à trouver facilement le moyen terme dans une démonstration,
comme on le voit (Post., liv. 1, text. ult.). Or, la raison de la prudence n’est pas
démonstrative puisqu’elle a pour objet ce qui est contingent. La vivacité de
l’esprit n’appartient donc pas à la prudence.
Réponse à l’objection N°1 : La vivacité d’esprit ne découvre
pas seulement le moyen dans les démonstrations, mais elle le découvre encore
dans la pratique. Ainsi quand on voit deux personnes devenir unies, on
conjecture qu’elles ont un ennemi commun, comme le dit Aristote (ibid.). Et c’est de cette manière que la
vivacité d’esprit appartient à la prudence.
Objection N°2. C’est à la prudence à donner de bons conseils,
comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 5). Or, pour bien
conseiller il n’y a pas lieu de faire usage de cette vivacité d’esprit qui est
une bonne opinion ou une conjecture heureuse qui se forme rapidement sans que
la raison y prenne part, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6. chap. 9). On ne doit donc pas considérer la vivacité de
l’esprit comme une partie de la prudence.
Réponse à l’objection N°2 : Aristote donne une raison (Eth., liv. 6, chap. 9) pour prouver que la
sage résolution (Cette réponse a pour but d’établir la différence qu’il y a
entre le mot eubulia
et le mot eustochia employés l’un et
l’autre par Aristote.) qui est bonne conseillère n’est pas la vivacité d’esprit
dont le principal mérite est de voir immédiatement ce qu’il faut. Ainsi un
individu peut être un excellent conseiller quoiqu’il soit long et lent à donner
son avis ; mais cela n’empêche pas qu’une bonne conjecture ne soit utile pour
former son sentiment, et qu’elle ne soit même quelquefois nécessaire, quand il
se présente tout à coup quelque chose à faire. C’est pourquoi la vivacité
d’esprit est avec raison considérée comme une partie de la prudence.
Objection N°3. La vivacité d’esprit, comme nous l’avons dit
(quest. préc.), est une conjecture heureuse. Or, le
propre des rhéteurs est d’avoir recours à des conjectures ; par conséquent la
vivacité d’esprit appartient plutôt à la rhétorique qu’à la prudence.
Réponse à l’objection N°3 : La rhétorique raisonne aussi sur
les choses que l’on doit faire : par conséquent rien n’empêche que la même
chose n’appartienne à la rhétorique et à la prudence. — Cependant le mot
conjecture n’est pas pris ici seulement pour les conjectures dont les rhéteurs
font usage, mais elle s’entend de cette habitude qui nous fait conjecturer en
toutes choses la vérité que nous cherchons
Mais c’est le contraire. D’après saint Isidore (Etym., liv. 10 ad litt. S), le mot sollicitude vient du mot solers, adroit, et citus, rapide. Or, la sollicitude appartient à la prudence,
comme nous l’avons vu (quest. 47, art. 9). Donc la vivacité de l’esprit
également.
Conclusion Comme la docilité, qui dispose l’homme à recevoir des
autres de bons avis sur ce qu’il doit faire, est une partie de la prudence ; de
même la vivacité d’esprit, qui nous permet de découvrir par nous-mêmes le bon
parti à prendre, est considérée avec raison comme une autre partie de cette
même vertu.
Il faut répondre qu’il appartient à l’homme prudent d’avoir une opinion
exacte sur ce qu’il doit faire. Or, une opinion exacte s’acquiert, dans la
pratique comme dans la spéculation, de deux manières : en la découvrant par
soi-même ou en l’apprenant des autres. Comme la docilité a pour effet de
disposer l’homme à recevoir des autres cette bonne opinion ; de même la
vivacité d’esprit le rend apte à l’acquérir par lui-même ; de telle sorte qu’on
doit la considérer comme une partie de cette vertu qu’Aristote désigne sous le
nom de sagacité (eustochia). Car la
sagacité (eustochia) conjecture bien
sur toutes choses ; tandis que la vivacité d’esprit (solertia) (La vivacité d’esprit se distinguerait ainsi de la
sagacité, comme l’espèce se distingue du genre. Mais ce qu’il y a de
surprenant, c’est que dans cet endroit Aristote parle simplement de l’άγχένοια
et saint Thomas prend ce qu’il en dit pour définir le sens particulier qu’il
attache au mot solertia.) a pour objet de découvrir facilement et promptement le moyen
terme, d’après ce même philosophe (Post.,
liv. 1, chap. ult.). Toutefois quand Aristote fait de la vivacité d’esprit une
partie de la prudence, il la prend en général pour toute espèce de sagacité ;
puisqu’il dit (quest. préc., Objection N°1) que la vivacité d’esprit est une habitude
qui fait qu’on trouve immédiatement ce qui convient (quest. préc.,
Objection N°1).
Article 5 : La
raison fait-elle partie de la prudence ?
Objection N°1. Il semble que la
raison ne soit pas une partie de la prudence. Car le sujet de l’accident n’est
pas sa partie. Or, la prudence existe dans la raison comme dans son sujet,
ainsi que le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap.
5). On ne doit donc pas considérer la raison comme une partie de la prudence.
Réponse à l’objection N°1 : La raison ne se prend pas ici
pour la puissance même qui porte ce nom, mais pour le bon usage qu’on en fait.
Objection N°2. Ce qui est commun à beaucoup de choses ne doit pas
être considéré comme la partie de l’une d’elles ; ou si on le considère ainsi
elle doit être la partie de la chose à laquelle elle convient le mieux. Or, la
raison est nécessaire pour toutes les vertus intellectuelles, et surtout pour
la sagesse et la science qui font usage de la raison démonstrative. La raison
ne doit donc pas être considérée comme une partie de la prudence.
Réponse à l’objection N°2 : La certitude de la raison
provient de l’intellect (L’intellect perçoit les principes sur lesquels repose
la raison.), mais sa nécessité résulte de l’imperfection de l’entendement. Car
les êtres qui jouissent de l’entendement dans toute sa plénitude n’ont pas
besoin de la raison, mais ils comprennent la vérité par la seule intuition ;
tels sont Dieu et les anges. Quant aux actions particulières à l’égard
desquelles la Providence nous dirige, elles s’éloignent beaucoup de la
condition des choses intelligibles, et elles s’en éloignent d’autant plus
qu’elles sont moins certaines ou moins déterminées. Car les choses qui
appartiennent à l’art, bien qu’elles soient particulières, sont cependant plus
certaines et plus déterminées. C’est pourquoi ordinairement il n’y a pas lieu
de consulter à leur sujet, parce qu’elles sont positives et certaines (On peut
donner à leur égard des règles positives qu’il suffit de connaître.), selon
l’expression d’Aristote (Eth., liv. 3, chap. 3). C’est pourquoi,
bien que dans d’autres vertus intellectuelles la raison soit plus certaine que
dans la prudence, néanmoins la prudence exige tout particulièrement que l’homme
raisonne bien, afin de pouvoir faire une application exacte des principes
généraux aux circonstances particulières, qui sont très variées et très
incertaines.
Objection N°3. La raison est essentiellement la même puissance que
l’intelligence, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 79, art. 8).
Si donc l’intelligence est considérée comme une partie de la prudence, il était
inutile d’ajouter que la raison en fait aussi partie.
Réponse à l’objection N°3 : Quoique l’intelligence et la
raison ne soient pas des puissances diverses, cependant leur nom vient d’actes
qui sont différents. Car le mot d’intelligence vient de la pénétration intime
de la vérité, et le mot de raison vient du mode inquisitif et discursif qu’on
emploie. C’est pourquoi on les considère l’une et l’autre comme des parties de
la prudence, ainsi qu’on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 2 et
quest. 47, art. 1).
Mais c’est le contraire. Macrobe (in Somn. Scip.,
liv. 1, chap. 8), d’après le sentiment de Plotin, place la raison au nombre des
parties de la prudence.
Conclusion Puisqu’il appartient à l’homme prudent de donner de
bons conseils, il est juste que l’on considère comme une partie de la prudence
la raison qui le fait bien raisonner.
Il faut répondre que l’œuvre de l’homme prudent, c’est de donner
de bons conseils, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 5). Or, le conseil est une recherche qui part de
certaines choses pour arriver à d’autres (Il part de faits connus ou de vérités
démontrées, pour arriver à une autre qui est l’objet de son doute.), et c’est
là précisément ce qui caractérise l’œuvre de la raison. Par conséquent la
prudence exige que l’homme raisonne bien. Et comme les choses exigées pour la
perfection de la prudence sont appelées les parties intégrantes de cette vertu,
il s’ensuit qu’on doit compter la raison au nombre de ces parties.
Article 6 : Doit-on
considérer la prévoyance comme une partie de la prudence ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive pas considérer la prévoyance, comme une partie de la prudence. Car
aucun être n’est une partie de lui-même. Or, la prévoyance paraît être la même
chose que la prudence ; parce que, comme le dit saint Isidore (Etym., liv. 10 ad litt. P), on appelle prudent (prudens) celui
qui voit de loin (porro videns), et
c’est aussi de là que vient le mot prévoyance,
d’après Boëce (De cons., liv. 5, pros. 6). La prévoyance
n’est donc pas une partie de la prudence.
Réponse à l’objection N°1 : Toutes les fois que beaucoup de
choses sont nécessaires à une autre, il faut qu’il y en ait une qui soit
principale et à laquelle toutes les autres se rapportent. Ainsi, dans un tout
quelconque, il faut qu’il y ait une partie formelle et prédominante à laquelle
le tout emprunte son unité. D’après cela, la prévoyance est la première de
toutes les parties de la prudence, parce que toutes les autres choses que
requiert cette vertu sont nécessaires précisément pour bien mettre quelqu’un en
rapport avec sa fin. C’est pourquoi la prudence tire son nom de la prévoyance
comme de sa partie principale (Car l’acte propre de la prévoyance consiste à
régler sagement les choses futures ou contingentes en vue d’une fin plus ou
moins éloignée.).
Objection N°2. La prudence est seulement pratique, mais la
prévoyance peut être aussi spéculative ; parce que la vision, d’où vient
le mot prévoyance, appartient à la
spéculation plutôt qu’à la pratique. La prévoyance n’est donc pas une partie de
la prudence.
Réponse à l’objection N°2 : La spéculation porte sur les
choses qui sont universelles et nécessaires, qui ne sont pas éloignées
considérées en elles-mêmes, puisqu’elles sont de tous les temps et de tous les
lieux, quoiqu’elles soient éloignées par rapport à nous, dans le sens que nous
ne les connaissons qu’imparfaitement. D’où il suit que le mot prévoyance ne s’emploie pas proprement
pour les choses spéculatives, mais seulement pour les choses pratiques (Qui
sont au contraire particulières et contingentes.).
Objection N°3. L’acte principal de la prudence est le commandement
; l’acte secondaire est le jugement et le conseil. Or, le mot de prévoyance ne
semble, à proprement parler, impliquer aucune de ces
choses. La prévoyance n’est donc pas une partie de la prudence.
Réponse à l’objection N°3 : La prévoyance ayant précisément
pour objet de tout bien ordonner par rapport à la fin, elle implique par là
même la droiture du conseil, du jugement et du commandement, sans lesquels il
ne peut pas se faire qu’on ordonne bien les choses relativement à leur fin.
Mais c’est le contraire. Cicéron (De invent., liv. 2) et Macrobe (in
Somn. Scip., liv. 1, chap.
8) font de la prévoyance une partie de la prudence, comme on le voit d’après ce
que nous avons dit (quest. 48).
Conclusion La prévoyance est une partie de la prudence.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 47, art. 6 et
7), la prudence proprement dite a pour objet les moyens. Sa fonction propre
consiste donc à les mettre en bon rapport avec la fin. Et parce que les choses
nécessaires qui se rapportent à une fin sont soumises à la providence divine,
la prévoyance humaine n’embrasse que les actions contingentes que l’homme peut
faire en vue d’un but quelconque. Le passé devient nécessaire sous un rapport,
parce qu’il est impossible que ce qui a été fait n’existe pas. Le présent,
considéré comme tel, implique aussi une sorte de nécessité ; car il est
nécessaire que Socrate soit assis pendant qu’il l’est. D’où il résulte que les
futurs contingents, selon que l’homme peut les rapporter à la fin de la vie
humaine, appartiennent seuls à la prudence. Or, la prévoyance implique en
elle-même ces deux choses ; car elle implique le rapport d’une chose éloignée
aux choses que l’on doit faire et ordonner dans le présent. Ainsi la prévoyance
est une partie de la prudence.
Article 7 : La
circonspection peut-elle être une partie de la prudence ?
Objection N°1. Il semble que la
circonspection ne puisse pas être une partie de la prudence. Car la
circonspection paraît être l’étude attentive de toutes les circonstances. Or,
comme elles sont infinies et qu’elles ne peuvent être comprises par la raison
dans laquelle la prudence réside, il s’ensuit que la circonspection ne doit pas
être une partie de la prudence.
Réponse à l’objection N°1 : Quoique les circonstances
puissent être infinies (Elles peuvent être
infinies quand on considère un fait in
abstracto, mais elles ne le sont pas quand on le considère in concreto.), cependant
celles qui regardent un acte en particulier ne le sont pas. Il n’y en a même qu’un
petit nombre qui changent le jugement de la raison
dans la conduite.
Objection N°2. Les circonstances paraissent appartenir plutôt aux
vertus morales qu’à la prudence. Or, la circonspection ne semble être rien
autre chose que le rapport des circonstances. Elle paraît donc appartenir aux
vertus morales plutôt qu’à la prudence.
Réponse à l’objection N°2 : Les circonstances appartiennent à
la prudence en tant qu’elles sont déterminées par cette vertu ; mais elles
appartiennent aux vertus morales dans le sens que celles-ci sont perfectionnées
par leur détermination.
Objection N°3. Celui qui peut voir les choses qui sont éloignées
peut à plus forte raison saisir celles qui sont autour de lui. Or, par la
prévoyance, l’homme est capable de voir ce qui est loin de lui ; cette vertu
lui suffit donc pour considérer ce qui l’entoure, et il n’était pas nécessaire
de désigner, indépendamment de la prévoyance, la circonspection comme une
partie de la prudence.
Réponse à l’objection N°3 : Comme il appartient à la prévoyance
de voir ce qui convient absolument à la fin ; de même il appartient à la
circonspection de considérer si une chose convient à la fin selon les
circonstances. Ces deux choses ayant pour but une difficulté spéciale, il
s’ensuit qu’on doit les considérer l’une et l’autre comme une partie de la
prudence.
Mais c’est le contraire. Macrobe (in Somn. Scip.,
liv. 1, chap. 8) est de ce sentiment, comme nous l’avons dit (quest. préc.).
Conclusion La circonspection par laquelle l’homme compare ce qui
se rapporte aune fin avec toutes les circonstances est une partie de la
prudence.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc. et quest. 47, art. 6 et 7), la prudence a
principalement pour objet de bien mettre une chose en rapport avec sa fin ; ce
qui n’a lieu qu’à la condition que la fin soit bonne et que le moyen qui s’y
rapporte soit bon aussi et en harmonie avec elle. Mais la prudence, comme nous
l’avons dit (quest. 47, art. 3), se rapportant à des actions particulières dans
lesquelles une foule de choses se rencontrent, il arrive qu’un acte qui est
bon, considéré en lui-même, et qui convient à la fin, devient cependant mauvais
par suite de certaines circonstances, ou qu’il ne se trouve pas en rapport avec
la fin. Par exemple, témoigner de l’amour à quelqu’un, semble en soi un acte
convenable pour l’exciter lui-même à nous aimer ; mais s’il produit de
l’orgueil dans celui qui en est l’objet, ou s’il lui fait soupçonner qu’il y a
là de la flatterie, il ne convient plus pour le même but. La circonspection est
donc nécessaire à la prudence, afin que l’homme juge d’après les circonstances
ce qu’il destine à une fin.
Article 8 : La
précaution doit-elle être considérée comme une partie de la prudence ?
Objection
N°1. Il semble qu’on ne doive pas considérer
la précaution comme une partie de la prudence. Car dans les choses où le mal ne
peut exister, la précaution n’est pas nécessaire. Or, personne ne fait mauvais
usage des vertus, comme le dit saint Augustin (De lib. arb., liv. 2, chap.
19). La précaution n’appartient donc pas à la prudence, qui a pour objet de
diriger les vertus.
Réponse à l’objection N°1 :
La précaution n’est pas nécessaire dans les actes moraux pour qu’on se prémunisse
contre les actes de vertu ; mais elle est nécessaire pour qu’on se
prémunisse contre ce qui peut empêcher ces actes.
Objection N°2. C’est à celui qui
produit le bien à éviter le mal, comme c’est au même art qu’il appartient de
produire la santé et de guérir la maladie. Or, puisque c’est à la prévoyance à
produire le bien, il s’ensuit que c’est à elle à prendre des mesures contre le
mal, et que par conséquent la précaution ne doit pas être considérée comme une
autre partie de la prudence que la prévoyance.
Réponse à l’objection N°2 :
C’est la même raison qui nous fait rechercher les biens et éviter les maux qui
leur sont opposés ; mais c’est une autre raison qui nous fait éviter les
obstacles extrinsèques. C’est pourquoi on distingue la précaution de la prévoyance,
quoiqu’elles appartiennent l’une et l’autre à la même vertu, qui est la
prudence.
Objection N°3. Aucun homme
prudent ne tente l’impossible. Or, personne ne peut se prémunir contre tous les
maux qui peuvent arriver. La précaution n’appartient donc pas à la prudence.
Réponse à l’objection N°3 :
Parmi les maux que l’homme doit éviter, il y en a qui arrivent ordinairement ;
ceux-là, la raison peut les saisir. La précaution a pour objet de nous porter à
les éviter totalement, ou du moins de les rendre moins dangereux. Il y en a
d’autres qui arrivent rarement et fortuitement, et comme ils sont infinis, la
raison ne peut les embrasser et l’homme ne peut se prémunir absolument contre
eux. Toutefois, par la prudence l’homme peut se tenir prêt à soutenir tous les
assauts de la fortune de manière à en être moins blessé.
Mais c’est le contraire. L’Apôtre
dit (Eph., 5, 15) : Ayez soin de marcher avec précaution.
Conclusion Les actions
contingentes étant la matière de la prudence, c’est avec raison qu’on regarde
la précaution comme une partie de la prudence.
Il faut répondre que la prudence a pour objet les actions
contingentes dans lesquelles le vrai peut se trouver mêlé au faux, comme le mal
avec le bien, par suite de la multiplicité des formes qu’elles revêtent ;
ce qui fait que le bien est souvent paralysé par le mal et que le mal a
l’apparence du bien. C’est pourquoi la prudence a besoin de précaution pour
discerner le bien qu’elle doit faire et le mal qu’elle doit éviter.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
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