Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question
50 : Des parties subjectives de la prudence
Après avoir parlé
des parties intégrantes de la prudence, nous avons à nous occuper de ses
parties subjectives. Et comme nous avons déjà parlé de la prudence par laquelle
on se dirige soi-même (quest. 47, art. 10 et 11), il nous reste maintenant à
traiter des espèces de prudence par lesquelles la multitude est gouvernée. — A
cet égard quatre questions se présentent : 1° L’art de régner est-il une espèce
de prudence ? (Cette question a pour but la division du genre dans ses
espèces.) — 2° En est-il de même de la politique ? (Cette espèce de
prudence est celle par laquelle les sujets se conduisent convenablement par
rapport au bien général.) — 3° De l’économique ? (La prudence économique est
celle qui a pour but les intérêts de la famille.) — 4° De l’art militaire ?
Article 1 : Doit-on
considérer l’art de régner comme une espèce de prudence ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive pas considérer l’art de régner comme une espèce de prudence. Car l’art
de régner a pour but la conservation de la justice, puisqu’il est dit (Eth., liv. 5, chap. 6) que le prince est le
gardien de la justice. L’art de régner appartient donc plutôt à la justice qu’à
la prudence.
Réponse à l’objection N°1 : Toutes les choses qui regardent
les vertus morales appartiennent à la prudence, comme au principe qui les
dirige. Aussi met-on la raison de la
droite prudence dans la définition de la vertu morale, comme nous l’avons
dit (quest. 47, art. 5, réponse N°1, et 1a 2æ, quest. 58,
art. 2, réponse N°4). C’est pourquoi l’exécution de la justice, selon qu’elle
se rapporte au bien général qui appartient au devoir du roi, a besoin d’être
dirigée par la prudence. D’où il résulte que ces deux vertus, la prudence et la
justice, sont les plus propres au roi, d’après ces paroles du prophète (Jérem., 23, 5) : Le
roi régnera, et il sera sage, et il agira avec équité et justice sur toute la
terre. Mais parce qu’il appartient plutôt au roi de diriger, et que les
sujets ne doivent qu’exécuter, il s’ensuit que l’art de régner est plutôt une
espèce de prudence qu’une espèce de justice, parce que la prudence dirige et
que la justice exécute.
Objection N°2. D’après Aristote (Pol., liv. 3, chap. 5), la royauté est une des six espèces de
gouvernement. Or, aucune espèce de prudence ne se distingue d’après les cinq
autres formes de gouvernement, qui sont l’aristocratie, la timocratie, la
tyrannie, l’oligarchie et la démocratie. On ne doit donc pas non plus faire de
l’art de régner une espèce de prudence particulière.
Réponse à l’objection N°2 : La royauté est de toutes les
formes de gouvernement la meilleure (Par royauté Aristote entendait l’autorité
établie sur les citoyens d’après leur consentement et exercée conformément à la
loi. C’est le sens que Socrate attachait aussi à ce mot (Xénoph.,
Mem, Socrat.,
liv. 4, chap. 6, § 12).), comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 10). C’est pourquoi cette espèce de prudence doit
plutôt tirer son nom de la royauté ; pourvu cependant que sous la royauté on
comprenne tous les autres gouvernements légitimes, mais non les gouvernements
pervers (Les gouvernements pervers, d’après saint Thomas, sont les
gouvernements tyranniques qui n’ont d’autre règle que la volonté arbitraire du
chef qui ne se conforme pas aux lois et qui n’a pas été consentie par les
citoyens..), qui sont contraires à la vertu et qui n’appartiennent pas par
conséquent à la prudence.
Objection N°3. Il n’appartient pas qu’aux rois de faire des lois ;
mais les autres chefs et le peuple lui-même en peuvent faire, comme on le voit
(in Etym., liv. 5, chap. 10). Or,
Aristote (Eth., liv. 6, chap. 8) fait de l’art de
légiférer une partie de la prudence. C’est donc à tort qu’on met à sa place
l’art de régner.
Réponse à l’objection N°3 : Aristote désigne l’art de régner
d’après l’acte principal du roi, qui consiste à faire des lois ; et quoique ce droit
convienne à d’autres, il ne leur convient qu’autant qu’ils participent de
quelque manière à l’autorité royale.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Pol., liv. 3, chap. 3) que la prudence est la vertu propre au
prince. L’art de régner doit donc être une prudence spéciale.
Conclusion Puisqu’il appartient à la prudence de régir et de
commander, c’est avec raison qu’on distingue comme une espèce particulière de
prudence l’art de régner qui est la prudence même du roi par laquelle il régit
sa cité ou son royaume.
Il faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous avons
dit (quest. 47, art. 8 et 10), il appartient à la prudence de régir et de
commander. C’est pourquoi, dans les actes humains où il y a une raison spéciale
de régir et de commander, il doit aussi y avoir une raison spéciale de
prudence. Or, il est évident que, dans celui qui n’a pas seulement à se régir
lui-même, mais qui a encore à gouverner une ville ou un Etat, il y a une raison
spéciale et parfaite d’exercer son autorité. Car le gouvernement est d’autant
plus parfait qu’il est plus universel, c’est-à-dire qu’il s’étend à un plus
grand nombre de choses et qu’il atteint une fin plus élevée. C’est pour ce
motif que le roi qui doit régir une cité ou un royaume doit avoir la prudence la
plus excellente et la plus parfaite ; et c’est ce qui fait qu’on regarde l’art
de régner, comme une espèce de prudence particulière.
Article 2 :
La politique est-elle avec raison considérée comme une partie de la prudence ?
Objection N°1. Il semble que la
politique ne soit pas regardée avec raison comme une partie de la prudence. Car
l’art de régner est une partie de la prudence politique, ainsi que nous l’avons
dit (art. préc.). Or, on ne doit pas distinguer la
partie par opposition au tout. On ne doit donc pas faire de la politique une
nouvelle espèce de prudence.
Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (dans le
corps de cette question et art. préc.), l’art de
régner est l’espèce de prudence la plus parfaite. C’est pourquoi la prudence
des sujets, qui est inférieure à celle des rois, conserve le nom général de
prudence ; comme en logique le convertible
qui n’exprime pas l’essence conserve le nom commun de propre (La prudence du
prince étant supérieure à celle du sujet reçoit un nom particulier, ce qui fait
qu’on l’appelle royale ; au lieu que la prudence des sujets conserve son nom
commun. C’est ainsi que la brute retient le nom commun d’animal, et que l’homme
au contraire est désigné par celui de raisonnable.).
Objection N°2. Les espèces des habitudes se distinguent d’après la
diversité des objets. Or, ce sont les mêmes choses que doit commander celui qui
règne et que doivent exécuter les sujets. Donc la politique, selon qu’elle
appartient aux sujets, ne doit pas être considérée comme une espèce de prudence
distincte de l’art de régner.
Réponse à l’objection N°2 : La raison diverse de l’objet
change l’espèce de l’habitude, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest.
47, art. 5). Or, les mêmes actions sont considérées par le roi sous une raison
plus universelle que par le sujet qui lui obéit ; car il y a beaucoup
d’individus qui obéissent au même roi dans des emplois différents. C’est
pourquoi l’art de régner est à la politique dont nous parlons ce que la science
de l’architecte est à celle du manœuvre.
Objection N°3. Chaque sujet est une personne particulière. Or,
tout individu peut suffisamment se diriger lui-même au moyen de la prudence en
général. Il n’est donc pas nécessaire de distinguer une autre espèce de
prudence qu’on appelle politique.
Réponse à l’objection N°3 : Par la prudence en général
l’homme se dirige lui-même par rapport à son bien propre ; mais que par la
politique, dont nous parlons, il agit surtout par rapport au bien général.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 8) : A l’égard de la société civile, la prudence
qui en dirige les ressorts, comme science principale, c’est la législation ; et
celle qui préside aux détails de l’administration conserve le nom commun de
politique.
Conclusion La politique est une partie spécifique de la prudence
par laquelle les hommes se gouvernent eux-mêmes, en obéissant à leurs chefs
pour le bien général.
Il faut répondre que le serviteur est mû par les ordres du maître,
le sujet par ceux du prince, mais d’une autre manière que les choses
irraisonnables et inanimées sont mues par leurs moteurs. Car les choses
inanimées et irraisonnables sont seulement mues par un autre, mais elles ne se
meuvent pas elles-mêmes, parce qu’elles ne sont pas maîtresses de leurs actes
par le libre arbitre. C’est pourquoi la droiture de leur gouvernement n’est pas
en elles, mais dans leurs moteurs exclusivement. Au contraire, les esclaves ou
les sujets sont mus par les ordres des autres, mais de manière qu’ils se
meuvent aussi eux-mêmes par leur libre arbitre. C’est pourquoi il faut qu’il y
ait en eux une droiture de conduite par laquelle ils se dirigent eux-mêmes,
tout en obéissant à ceux qui les commandent, et c’est ce qui constitue l’espèce
de prudence qu’on appelle politique.
Article 3 : Doit-on
considérer l’économique comme une espèce de prudence ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive pas faire de l’économique une espèce de prudence. Car, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 6, chap. 5), la prudence a pour
objet tout ce qui intéresse le bonheur de la vie. Or, l’économique se rapporte
à une fin particulière, c’est-à-dire aux richesses, selon la remarque du même
philosophe (Eth., liv. 1, chap. 1). L’économique n’est
donc pas une espèce de prudence.
Réponse à l’objection N°1 : Les richesses ne sont pas la fin
dernière de l’économique, mais elles en sont des instruments, comme le dit
Aristote (Pol., liv. 1, chap. 5 et
7). Car la fin dernière de cette espèce de prudence,
c’est que la famille entière vive honnêtement. Le philosophe (Eth., liv. 1, chap. 1) dit que la richesse
est le but de l’économique, parce que c’est surtout à cela que tendent les
efforts de la plupart de ceux qui travaillent (C’est un fait malheureusement
trop constant qu’Aristote cite, mais sans l’approuver.).
Objection N°2. Comme nous l’avons vu (quest. 47, art. 13 et 14),
la prudence n’existe que chez les bons. Or, l’économique peut se trouver chez
les méchants ; car il y a beaucoup de pécheurs qui entendent parfaitement
l’administration de leurs biens. On ne doit donc pas considérer l’économique
comme une espèce de prudence.
Réponse à l’objection N°2 : Il y a des pécheurs qui peuvent
parfaitement pourvoir à quelques affaires de détail qui intéressent la famille,
mais ils ne peuvent la faire vivre honnêtement (Ils ne lui donnent pas les
exemples et les leçons nécessaires pour lui inspirer le goût et l’amour de la
vertu.), et c’est principalement là ce qu’exige la vie vertueuse.
Objection N°3. Comme il y a dans un royaume un chef et des sujets,
de même dans une maison. Si donc l’économique est une espèce de prudence comme
la politique, la prudence paternelle devrait en être une aussi, comme l’art de
régner. Or, elle n’en est pas une. On ne doit donc pas considérer l’économique
comme une espèce de prudence.
Réponse à l’objection N°3 : Dans la famille l’autorité du
père a de la ressemblance avec celle du roi, comme le dit Aristote (Eth., liv. 8, chap. 10) ; cependant il n’a
pas cette puissance parfaite de gouvernement (La puissance parfaite de
gouvernement dont il est ici question consiste à mettre à mort ceux qui le
méritent, à destituer de leurs emplois ceux qui se conduisent mal, à les
remplacer par d’autres personnes, comme le fait le roi. Le père de famille ne
peut ainsi disposer de la vie de ses enfants et de ses serviteurs, les bannir
de sa maison, en adopter d’autres, etc.) qui distingue
la royauté. C’est pourquoi on ne considère pas la puissance paternelle comme
une espèce particulière de prudence, quoiqu’on considère de la sorte la
puissance du prince.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 8) que les différentes espèces de prudence qui ont
pour objet le gouvernement de la multitude sont : l’économique, la législation
et la politique.
Conclusion L’économique est une espèce de prudence qui tient le
milieu entre la politique et la prudence qui a pour objet la direction de
l’individu.
Il faut répondre que la raison de l’objet étant changée par
l’universel et le particulier ou par le tout et la partie, les arts et les
vertus changent aussi de la même manière ; et d’après
cette diversité, une vertu est principale par rapport à l’autre. Or, il est
évident qu’une maison tient le milieu entre un simple individu et une cité ou
un royaume. Car comme l’individu est une partie de la maison, de même la maison
est une partie de la cité ou de l’Etat. C’est pourquoi, comme la prudence
commune qui dirige l’individu se distingue de la prudence politique, de même il
faut que l’économique se distingue de l’une et de l’autre.
Article 4 : Doit-on
considérer la science militaire comme une espèce de prudence ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive pas considérer la science militaire comme une espèce de prudence. Car
la prudence se distingue de l’art par opposition, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 4 et 5). Or, la science
militaire parait être un art qui a pour objet ce qui concerne la guerre, comme
on le voit (Eth., liv. 1, chap. 1). On ne doit donc pas
considérer cette science comme une espèce de prudence.
Réponse à l’objection N°1 : La science militaire peut être un
art, dans le sens qu’elle a des règles positives pour déterminer la manière
dont on doit se servir de certaines choses extérieures, comme les armes et les
chevaux, etc. ; mais quand on la considère selon qu’elle se rapporte au bien
commun, elle a plutôt le caractère de la prudence (Parce que sous ce rapport
elle n’est pas soumise à des règles fixes et certaines.).
Objection N°2. Comme l’ordre politique embrasse les affaires
militaires, de même il en embrasse une multitude d’autres. Ainsi il comprend
celles des marchands, des artisans, etc. Or, on ne distingue pas des espèces
particulières de prudence, en raison des autres affaires dont on s’occupe dans
la cité. On ne doit donc pas non plus en distinguer une par rapport aux
affaires militaires.
Réponse à l’objection N°2 : Les autres affaires qui se
passent dans la cité se rapportent à des intérêts particuliers, tandis que la
science militaire a pour but la défense des intérêts généraux de l’Etat (C’est
la raison qui en fait une espèce de prudence particulière. Son objet est
matériellement le même que celui de la prudence économique et politique, mais
il est formellement différent.).
Objection N°3. Dans la guerre, la force des soldats a beaucoup de
puissance. Donc la science militaire appartient plutôt à la force qu’à la
prudence.
Réponse à l’objection N°3 : L’exécution dans l’art militaire
appartient à la force, mais la direction appartient à la prudence, surtout
quand on la considère dans le chef de l’armée.
Mais c’est le contraire. Il est dit (Prov., 24, 6) : La guerre
s’entreprend, lorsqu’on est disposé, et le salut se trouve où il y a beaucoup
de conseillers. Or, il appartient à la prudence de prendre conseil. Donc
dans la guerre il y a une espèce de prudence qui est absolument nécessaire, et
que l’on appelle la prudence militaire.
Conclusion Indépendamment de la prudence politique qui dispose
convenablement ce qui se rapporte au bien général, il y a encore la science
militaire qui est une espèce de prudence par laquelle on repousse les attaques
des ennemis.
Il faut répondre
que les choses qui sont produites par l’art et la raison doivent être conformes
à celles qui sont produites par la nature, et qui ont été établies par la
raison divine. Or, la nature tend à deux choses : 1° à régir chaque être en
lui-même ; 2° à résister à tous les ennemis extérieurs qui l’attaquent et
le corrompent. C’est pourquoi elle n’a pas seulement donné aux animaux la
puissance concupiscible qui les porte vers ce qui est utile à leur salut, mais
elle leur a donné encore la puissance irascible par laquelle ils résistent à
tous leurs agresseurs. Ainsi dans les choses morales qui sont conformes à la
raison, il ne faut pas seulement la prudence politique pour disposer
convenablement ce qui regarde le bien général, mais il faut encore la prudence
militaire pour repousser les attaques des ennemis.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant
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