Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 53 : Des vices opposés à la prudence et d’abord de l’imprudence

 

            Après avoir parlé du don qui répond à la prudence, nous avons à nous occuper des vices opposés à cette vertu. Saint Augustin dit (Cont. Jul., liv. 4, chap. 4) que non seulement il y a des vices qui sont manifestement contraires aux vertus, comme la témérité l’est à la prudence ; mais il y en a encore qui en sont voisins et qui leur ressemblent, non dans la réalité, mais d’après une fausse apparence, comme la ruse ressemble à la prudence. — Nous devons donc nous occuper : 1° des vices qui sont manifestement contraires à la prudence, et qui proviennent du défaut de prudence ou de l’absence des choses que la prudence requiert ; 2° des vices qui ont une fausse ressemblance avec la prudence et qui résultent de l’abus des choses que la prudence exige. Mais comme la sollicitude appartient à la prudence, nous avons à examiner deux choses relativement au premier point. Nous traiterons : l° de l’imprudence ; 2° de la négligence qui est opposée à la sollicitude. Sur l’imprudence six questions se présentent : 1° L’imprudence est-elle un péché ? (Cet article est une explication de ces paroles de l’Ecriture (Ecclésiastique, 20, 24) : Tel perd son âme par respect humain ; il la perdra en la cédant à une personne imprudente ; (Prov., 14, 8) : L’imprudence des insensés s’égare.) — 2° Est-elle un péché spécial ? — 3° De la précipitation ou de la témérité. — 4° De l’inconsidération. (L’Ecriture dit (Prov., 14, 16) : Le sage craint, et se détourne du mal ; l’insensé passe outre et se croit en sûreté.)  — 5° De l’inconstance. (Il est dit (Ecclésiastique, 27, 12) : L’insensé est changeant comme la lune.)  — 6° De l’origine de ces vices.

 

Article 1 : L’imprudence est-elle un péché ?

 

Objection N°1. Il semble que l’imprudence ne soit pas un péché. Car tout péché est volontaire, comme le dit saint Augustin (Lib. de vera relig., chap. 14). Or, l’imprudence n’est pas quelque chose de volontaire ; car personne ne veut être imprudent. Elle n’est donc pas un péché.

Réponse à l’objection N°1 : Personne ne veut ce qu’il y a de laid et de honteux dans l’imprudence ; mais le téméraire veut faire un acte imprudent du moment qu’il veut agir précipitamment. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 4, chap. 5) que celui qui fait volontairement une faute contre la prudence est moins excusable.

 

Objection N°2. Il n’y a que le péché originel qui naisse avec l’homme. Or, l’imprudence nait avec lui ; c’est ce qui fait que les jeunes gens sont imprudents. Et puisqu’elle n’est pas le péché originel qui est opposé à la justice primitive, il s’ensuit qu’elle n’est pas un péché.

Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement s’appuie sur l’imprudence considérée négativement. Toutefois il faut savoir que le défaut de prudence, comme de toute autre vertu, est renfermé dans le défaut de la justice originelle qui perfectionnait l’âme entière. D’après cela on peut ramener au péché originel tous les défauts de vertu.

 

Objection N°3. Tout péché est détruit par la pénitence. Or, l’imprudence n’est pas détruite par là. Elle n’est donc pas un péché.

Réponse à l’objection N°3 : La prudence infuse est rétablie en nous par la pénitence, alors nous ne manquons plus de cette vertu. Toutefois la prudence acquise ne nous est pas rendue quant à l’habitude. Mais l’habitude contraire (Cette habitude contraire est le péché mortel.), dans laquelle consiste, à proprement parler, le péché d’imprudence, est détruite.

 

Mais c’est le contraire. Le trésor spirituel de la grâce n’est ravi que par le péché. Or, il l’est par l’imprudence, d’après ces paroles de l’Ecriture (Prov., 21, 20) : Il y a un trésor précieux et de l’huile dans la maison du juste ; mais l’homme imprudent dissipera ce qu’elle renferme. L’imprudence est donc un péché.

 

Conclusion L’imprudence privative est un péché en raison de la négligence, mais l’imprudence contraire est un péché mortel, s’il y a mépris des choses que la prudence requiert, et elle est un péché véniel si ce mépris n’existe pas, ou si par imprudence on ne blesse pas les choses qui sont de nécessité de salut.

Il faut répondre qu’on peut considérer l’imprudence sous deux aspects ; il y a l’imprudence privative et l’imprudence contraire. L’imprudence négative n’est pas, à proprement parler, une imprudence. Elle implique uniquement un défaut de prudence qui peut exister sans péché (C’est l’état des enfants qui n’ont pas encore l’usage de la raison.). L’imprudence est appelée privative quand on n’a pas la prudence qu’on devrait naturellement avoir. Alors elle est un péché par suite de la négligence qui empêche qu’on ne travaille avec zèle à acquérir cette vertu (C’est un péché général par participation, comme on le verra dans l’article suivant.). — L’imprudence contraire est celle qui résulte de ce que la raison est mue ou de ce qu’elle agit d’une manière opposée à la prudence, comme, quand la droite raison de la prudence donne un conseil, et que l’imprudent le méprise, et ainsi de tous les autres actes (Le jugement et le commandement qu’on peut aussi mépriser et dédaigner.) qui se rapportent à cette vertu. Dans ce sens l’imprudence est un péché d’après la nature même de la prudence. Car il ne peut se l’aire que l’homme agisse contre la prudence, sans s’éloigner des règles qui dirigent cette vertu. Par conséquent, si l’on vient à se détourner des règles divines, le péché est mortel. Tel est, par exemple, celui qui tout en méprisant et en rejetant les avertissements de Dieu agit précipitamment (Sans conseil ni jugement.). Si on s’écarte de ces règles sans les mépriser et sans enfreindre ce qui est de nécessité de salut, le péché est véniel.

 

Article 2 : L’imprudence est-elle un péché spécial ?

 

Objection N°1. Il semble que l’imprudence ne soit pas un péché spécial. Car quiconque pèche agit contre la droite raison qui est la prudence. Or, l’imprudence consiste en ce qu’on agit contre la prudence, comme nous l’avons dit (art. préc.). Elle n’est donc pas un péché spécial.

Réponse à l’objection N°1 : Ce raisonnement repose sur la généralité qui existe par participation.

 

Objection N°2. La prudence a plus d’affinité avec les actes moraux que la science. Or, l’ignorance qui est contraire à la science est comptée parmi les causes générales du péché. Donc à plus forte raison l’imprudence.

Réponse à l’objection N°2 : La science étant plus éloignée de la morale que la prudence (Parce que la science est une vertu intellectuelle, tandis que la prudence est une vertu morale.), d’après la nature propre de l’une et de l’autre, il s’ensuit que l’ignorance n’est pas par elle-même un péché mortel, mais qu’elle en est un seulement en raison de la négligence qui précède ou de l’effet qui suit ; et c’est pour ce motif qu’on la place parmi les causes générales du péché. Mais l’imprudence implique par sa propre nature un vice moral, et c’est pour cela qu’on peut dire plutôt qu’elle est un péché spécial.

 

Objection N°3. Les péchés résultent de ce que les circonstances des vertus sont blessées, et c’est ce qui fait dire à saint Denis (De div. nom., chap. 4) que le mal provient de défauts particuliers. Or, il y a beaucoup de choses nécessaires à la prudence, comme la raison, l’intellect, la docilité et toutes les choses que nous avons énumérées (quest. 49). Il y a donc beaucoup d’espèces d’imprudence, et par conséquent l’imprudence n’est pas un péché spécial.

Réponse à l’objection N°3 : Quand des circonstances diverses sont corrompues par le même motif, l’espèce du péché ne change pas. Ainsi on fait un péché de la même espèce quand on reçoit ce qui n’appartient pas, dans un lieu ou dans un temps où l’on ne doit pas le recevoir. Mais si les motifs sont différents (La circonstance change l’espèce du péché, quand les motifs de la circonstance sont différents de ceux du péché.), alors les espèces du péché sont aussi différentes. Par exemple, si une personne recevait de l’argent dans un lieu où elle ne doit pas le recevoir, et qu’elle le reçût pour faire injure au lieu sacré, elle ferait une espèce de sacrilège ; tandis qu’un autre qui le recevrait uniquement pour satisfaire le désir immodéré qu’elle aurait de le posséder, ferait tout simplement un acte d’avarice. C’est pourquoi les défauts des choses que la prudence requiert ne changent l’espèce du péché qu’autant qu’ils se rapportent aux actes de la raison (C’est-à-dire qu’ils constituent des raisons formelles particulières.), comme nous l’avons dit (dans le corps de cette question et 1a 2æ, quest. 72, art. 9).

 

Mais c’est le contraire. L’imprudence est contraire à la prudence, comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, la prudence est une vertu spéciale. L’imprudence est donc aussi un vice spécial.

 

Conclusion L’imprudence est un péché général par participation relativement à tous les péchés, elle l’est aussi par rapport à la direction qu’elle exerce sur certaines espèces d’action opposées à la prudence.

Il faut répondre qu’un vice ou un péché peut être appelé général de deux manières : 1° absolument, parce qu’il est général par rapport à tous les péchés ; 2° parce qu’il est général par rapport à certains vices, qui sont ses espèces. — Dans le premier cas on peut dire qu’un vice est général en deux sens : 1° par son essence, parce qu’il se dit de tous les péchés. L’imprudence n’est pas un péché général de cette manière, pas plus que la prudence n’est une vertu générale, puisqu’elle se rapporte à des actes spéciaux qui sont les actes mêmes de la raison. 2° Un vice peut être général par participation, et l’imprudence l’est de la sorte. Car comme la prudence participe en quelque sorte à toutes les vertus dans le sens qu’elle les dirige, de même l’imprudence participe aussi à tous les vices et à tous les péchés, car on ne peut faire un péché qu’autant que l’on s’écarte de quelque manière des règles de la raison, ce qui est le fait de l’imprudence. — Si on ne prend pas le mot général dans un sens trop absolu, et qu’on entende par là un genre qui contient sous lui plusieurs espèces, l’imprudence est encore à ce titre un péché général. Car elle comprend sous elle des espèces différentes de trois manières : 1° par opposition aux différentes parties subjectives de la prudence. Car comme on distingue la prudence individuelle qui régit chaque citoyen, et les autres espèces de prudence qui régissent la société, ainsi que nous l’avons vu (quest. 48, et quest. 50, art. 1) ; il en est de même de l’imprudence (Il y a donc l’imprudence individuelle, royale, économique et militaire.). 2° D’après les parties potentielles de la prudence ou les vertus qui lui sont unies et qui se considèrent d’après les divers actes de la raison. Ainsi, par rapport au défaut de conseil qui est l’objet de la sagacité (εύϐούλια), la précipitation ou la témérité forme une espèce d’imprudence ; par rapport au défaut de jugement qui est l’objet du bon sens et de la décision (γνώμη), il y a l’inconsidération ; enfin par rapport au commandement qui est l’acte propre de la prudence, il y a l’inconstance et la négligence (L’inconstance regarde le commandement proprement dit et la négligence l’exécution.). 3° On peut le considérer par opposition aux choses que la prudence requiert et qui sont en quelque sorte les parties intégrantes de cette vertu. Mais parce que toutes ces choses ont pour but la direction des trois actes de la raison que nous venons de déterminer, il s’ensuit que tous les défauts opposés reviennent aux quatre vices que nous avons signalés. Ainsi le défaut de précaution et le défaut de circonspection sont renfermés dans l’inconsidération ; si on manque de docilité, de mémoire ou de raison, c’est le fait de la précipitation ; enfin l’imprévoyance et le défaut d’intelligence et d’activité se rapportent à la négligence et à l’inconstance.

 

Article 3 : La précipitation est-elle un péché que l’imprudence renferme ?

 

Objection N°1. Il semble que la précipitation ne soit pas un péché compris sous l’imprudence. Car l’imprudence est opposée à la vertu de la prudence. Or, la précipitation est contraire au don de conseil, puisque saint Grégoire dit (Mor., liv. 2, chap. 26) que le don de conseil est donné contre la précipitation. La précipitation n’est donc pas un péché que l’imprudence renferme.

Réponse à l’objection N°1 : La droiture du conseil appartient au don de conseil et à la vertu de prudence, quoique d’une manière différente, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 2), et c’est pour ce motif que la précipitation est contraire à l’une et à l’autre.

 

Objection N°2. La précipitation parait appartenir à la témérité. Or, la témérité implique la présomption qui appartient à l’orgueil. La précipitation n’est donc pas un vice que l’imprudence contienne.

Réponse à l’objection N°2 : On appelle téméraires les actions qui n’ont pas la raison pour règle ; ce qui peut arriver de deux manières : 1° par l’impétuosité de la volonté et de la passion ; 2° par le mépris de la règle qui dirige. Ainsi l’orgueil paraît être radicalement la cause pour laquelle on refuse de se soumettre à la règle d’un autre. Quant à la précipitation, elle se rapporte à ces deux choses (Elle peut provenir de l’impétuosité de la volonté et du mépris de la règle.) ; c’est pourquoi elle comprend sous elle la témérité, quoiqu’elle se rapporte plus directement à la première.

 

Objection N°3. La précipitation paraît impliquer un certain empressement désordonné. Or, dans le conseil on ne pèche pas seulement en allant trop vite, mais on pèche encore en allant trop lentement, de sorte qu’on manque l’opportunité de l’action, et il en résulte aussi du désordre relativement aux autres circonstances, selon la remarque d’Aristote (Eth., liv. 6, chap. 9). On ne doit donc pas dire que l’imprudence renferme la précipitation plutôt que la lenteur et tous les autres défauts qui peuvent vicier le conseil.

Réponse à l’objection N°3 : Dans la recherche du conseil il y a beaucoup de choses particulières à considérer. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 6, chap. 9) que le conseil doit être lent. La précipitation est donc opposée plus directement au bon conseil que la lenteur excessive qui a de l’analogie avec lui.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Prov., 4, 19) : La voie des impies est pleine de ténèbres, ils ne savent où ils tombent. Or, les voies ténébreuses de l’impiété appartiennent à l’imprudence. Par conséquent la chute ou la précipitation se rapporte également à ces défauts.

 

Conclusion L’imprudence comprend la précipitation qui est un vice par lequel l’impétuosité de la volonté ou de la passion nous fait mépriser les degrés de la prudence et produit notre ruine.

Il faut répondre que la précipitation se dit métaphoriquement des actes de l’âme, d’après une comparaison empruntée au mouvement des corps. Ainsi on dit que les mouvements des corps sont précipités, quand ils vont de haut en bas, suivant l’impétuosité de leur mouvement propre ou de l’impulsion qu’ils ont reçue, sans passer par les degrés convenables. Or, ce qu’il y a de plus élevé dans l’âme c’est la raison ; ce qui l’est le moins, c’est l’opération qu’elle exerce au moyen du corps. Les degrés intermédiaires par lesquels elle doit passer pour que sa marche soit régulière ce sont : la mémoire du passé, l’intelligence du présent, la sagacité dans le pressentiment des événements futurs, le raisonnement qui compare une chose à une autre, la docilité par laquelle on se soumet à l’avis des anciens. Celui qui prend conseil passe régulièrement par tous ces degrés avant d’agir (Le passé, le présent et l’avenir doivent lui fournir les éléments de ses raisonnements, et l’avis des anciens lui donne la lumière de l’expérience). Mais si l’on est porté à agir par l’impétuosité de la volonté ou de la passion, et qu’on omette de passer par tous ces degrés, il y aura précipitation. Par conséquent, puisque le dérèglement du conseil appartient à l’imprudence, il est évident que ce défaut renferme en lui le vice de la précipitation.

 

Article 4 : L’inconsidération est-elle un péché spécial compris sous l’imprudence ?

 

Objection N°1. Il semble que l’inconsidération ne soit pas un péché spécial compris sous l’imprudence. Car la loi divine ne nous porte à aucun péché, d’après ces paroles du Psalmiste (18, 9) : La loi du Seigneur est sans tache. Mais elle nous engage à agir inconsidérément, d’après ce passage de l’Evangile (Matth., 10, 19) : Ne songez ni à la manière dont vous vous exprimerez, ni à ce que vous direz. L’inconsidération n’est donc pas un péché.

Réponse à l’objection N°1 : Le Seigneur n’empêche pas de considérer ce que l’on doit faire ou ce que l’on doit dire quand on le peut ; mais il inspire de la confiance à ses disciples par les paroles que l’on a citées, afin que s’ils ne peuvent pas se préparer à parler, soit parce qu’ils n’ont pas l’habileté nécessaire, soit parce qu’ils sont subitement pris au dépourvu, ils se confient exclusivement dans le secours divin. Car quand nous ne savons pas ce que nous devons faire, il ne nous reste pas d’autre ressource que de diriger nos yeux vers Dieu, selon l’expression de l’Ecriture (2 Paral., 20, 12). Autrement si l’homme négligeait de faire ce qu’il peut, attendant tout du secours céleste, il tenterait Dieu.

 

Objection N°2. Celui qui donne un conseil doit considérer beaucoup de choses. Or, le défaut de conseil produit la précipitation et par suite l’inconsidération. La précipitation est donc comprise sous l’inconsidération, et par conséquent ce dernier défaut ne forme pas un péché spécial.

Réponse à l’objection N°2 : Toutes les choses que l’on considère dans le conseil ont pour but la rectitude du jugement ; c’est pourquoi la considération trouve dans le jugement sa perfection. Par conséquent l’inconsidération est tout à fait opposée à la droiture du jugement.

 

Objection N°3. La prudence consiste dans les actes de la raison pratique, qui sont : le conseil, le jugement à l’égard du conseil et le commandement. Or, la considération précède tous ces actes, puisqu’elle appartient à l’intellect spéculatif. L’inconsidération n’est donc pas un péché spécial compris sous l’imprudence.

Réponse à l’objection N°3 : L’inconsidération se rapporte ici à une matière déterminée, c’est-à-dire aux actions humaines, dans lesquelles il y a beaucoup plus de choses à considérer pour la rectitude du jugement que dans les matières spéculatives, parce que les opérations sont individuelles (Les choses spéculatives sont universelles et nécessaires, au lieu que les actions sont particulières, variables, accompagnées d’une foule de circonstances qui ne permettent pas de porter facilement un jugement.).

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Prov., 4, 25) : Que vos yeux regardent droit devant vous et que vos paupières dirigent vos pas ; ce qui se rapporte à la prudence. Or, on fait le contraire quand on agit inconsidérément. L’inconsidération est donc un péché spécial contenu sous l’imprudence.

 

Conclusion L’inconsidération est un péché spécial contenu sous l’imprudence et par lequel on méprise ou on néglige ce qui contribue à la droiture du jugement.

Il faut répondre que la considération implique l’acte de l’intellect qui examine la vérité d’un objet. Or, comme la recherche appartient à la raison, de même le jugement appartient à l’intellect. C’est pourquoi, dans les sciences spéculatives, la démonstration est appelée une science de jugement, parce qu’en faisant tout remonter aux premiers principes intelligibles, elle juge de la vérité des choses que l’on recherche. C’est pour ce motif que la considération appartient surtout au jugement (Pour juger, on a besoin de considérer attentivement une chose et de l’envisager sous toutes ses faces.). Par conséquent le défaut de droiture dans le jugement résulte de l’inconsidération, dans le sens que quand on manque de porter un jugement vrai, cette faute provient de ce qu’on dédaigne ou qu’on néglige d’observer ce qui aurait conduit à un jugement plus sur. D’où il est évident que l’inconsidération est un péché.

 

Article 5 : L’inconstance est-elle un vice compris sous l’imprudence ?

 

Objection N°1. Il semble que l’inconstance ne soit pas un vice contenu sous l’imprudence. Car l’inconstance parait consister en ce que l’homme ne persiste pas dans ce qui est difficile. Or, il appartient à la force de persister dans cette circonstance. L’inconstance est donc plutôt opposée à la force qu’à la prudence.

Réponse à l’objection N°1 : Toutes les vertus morales participent au bien de la prudence ; et sous ce rapport la persévérance dans le bien appartient à toutes ces vertus, mais principalement à la force (L’inconstance est indirectement opposée à la force.) qui supporte les assauts les plus violents.

 

Objection N°2. Saint Jacques dit (3, 16) : Où il y a de la jalousie et un esprit de contention, il y a aussi de l’inconstance et toute sorte de mal. Or, la jalousie appartient à l’envie. L’inconstance se rapporte donc plutôt à l’envie qu’à l’imprudence.

Réponse à l’objection N°2 : L’envie et la colère qui est un principe de discorde nous rendent inconstants de la part de la puissance appétitive, d’où provient originairement l’inconstance (Mais, par rapport à sa consommation, l’inconstance appartient à l’imprudence.), comme nous l’avons dit (dans le corps de cette question.).

 

Objection N°3. Il paraît être inconstant celui qui ne persévère pas dans ce qu’il s’était proposé : ce qui appartient pour les plaisirs à l’incontinent, pour la tristesse à l’homme mou ou délicat, d’après la remarque d’Aristote (Eth., liv. 7, chap. 7). L’inconstance n’appartient donc pas à l’imprudence.

Réponse à l’objection N°3 : La continence et la persévérance ne paraissent pas exister dans la puissance appétitive, mais seulement dans la raison ; car le continent souffre, à la vérité, de mauvaises convoitises, et celui qui persévère éprouve de grandes tristesses (ce qui marque le défaut de la puissance appétitive), mais la raison demeure toujours ferme, celle du continent résiste aux convoitises, et celle du persévérant aux tristesses. Ainsi la continence et la persévérance paraissent être des espèces de la constance qui appartient à la raison, et c’est à cette même faculté (Seulement cette faculté se trouve faussée.) que l’inconstance se rapporte.

 

Mais c’est le contraire. Il appartient à la prudence de préférer un plus grand bien à un bien qui est moindre. Par conséquent il appartient à l’imprudence de se désister du bien qui est le meilleur. Et comme ce fait est de l’inconstance, il s’ensuit que l’inconstance appartient à l’imprudence.

 

Conclusion L’inconstance est un vice contenu sous l’imprudence et par lequel on ne daigne pas ordonner ce qui auparavant avait été jugé et proposé par la droite raison.

Il faut répondre que l’inconstance suppose qu’on renonce à une bonne résolution que l’on avait prise. Cette renonciation a son principe dans la puissance appétitive (C’est elle qui nous porte vers le bien sensible, qui est inférieur au bien de la raison.) ; car on ne s’éloigne du premier bien que l’on avait embrassé que par amour pour une autre chose que l’on aime dérèglement. Mais cette renonciation n’a lieu que par le défaut de la raison, qui s’abuse en rejetant ce qu’auparavant elle avait accepté à bon droit. Et puisque la raison peut résister aux assauts des passions, si elle ne le fait pas, c’est un effet de sa faiblesse qui l’empêche de s’attacher fermement au bien qu’elle a résolu de faire. C’est pourquoi l’inconstance consommée se rapporte au défaut de raison. Or, comme la droiture de la raison pratique appartient toujours de quelque manière à la prudence, de même tous les défauts de cette raison se rapportent à l’imprudence. C’est pour ce motif que l’inconstance, quand elle est consommée, appartient à ce dernier vice. Et de même que la précipitation provient du défaut de conseil, l’inconsidération du défaut de jugement ; ainsi l’inconstance provient du défaut de commandement. Car on dit qu’un homme est inconstant par là même que la raison manque d’ordonner ce qui a été arrêté par le conseil et le jugement.

 

Article 6 : Les vices précédents proviennent-ils de la luxure ?

 

Objection N°1. Il semble que les vices précédents ne proviennent pas de la luxure ; car l’inconstance vient de l’envie, comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°2). Or, l’envie est un vice distinct de la luxure. Ces vices ne viennent donc pas d’elle.

Réponse à l’objection N°1 : L’envie et la colère produisent l’inconstance en entraînant la raison à autre chose (A autre chose que ce qui doit être l’objet de ses réflexions.) ; tandis que la luxure produit l’inconstance, en éteignant totalement le jugement de la raison. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 7, chap. 6) que celui qui se laisse aller à la colère écoute imparfaitement la raison, tandis que celui qui n’est pas maître de ses concupiscences ne l’entend pas du tout.

 

Objection N°2. Saint Jacques dit (1, 8) : L’homme double est inconstant dans toutes ses voies. Or, la duplicité ne parait pas appartenir à la luxure, mais elle appartient plutôt à la fourberie, qui est fille de l’avarice, d’après saint Grégoire (Mor., liv. 31 chap. 17). Les vices que nous avons énumérés ne viennent donc pas de la luxure.

Réponse à l’objection N°2 : La duplicité du cœur est une conséquence de la luxure aussi bien que l’inconstance ; dans le sens que la duplicité implique la versatilité (Cette versatilité est aussi le caractère de la luxure, qui est volage.) du caractère qui se porte vers des choses diverses. C’est ce qui fait dire à Térence (Eunuq., act. 1, sc. 1) que dans l’amour il y a la guerre, puis la paix et des trêves d’un moment.

 

Objection N°3. Ces vices appartiennent au défaut de raison. Or, les vices spirituels sont plus rapprochés de la raison que les vices charnels. Les vices dont nous venons de parler viennent donc plutôt des vices spirituels que des vices charnels.

Réponse à l’objection N°3 : Les vices charnels éteignent d’autant plus le jugement de la raison qu’ils éloignent d’elle davantage (Ils plongent complètement l’homme dans les plaisirs des sens.).

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 31, chap. 17) que les vices que nous avons énumérés viennent de la luxure.

 

Conclusion La précipitation, l’inconsidération et l’inconstance viennent de la luxure.

Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 5, et liv. 7, chap. 11), la délectation corrompt tout particulièrement le jugement de la prudence, et surtout la délectation qui consiste dans les plaisirs charnels, et qui absorbe l’âme entièrement en la plongeant dans les jouissances sensibles. Au contraire, la perfection de la prudence et de toutes les vertus intellectuelles consiste à faire abstraction de toutes les choses sensibles. Par conséquent, puisque les vices dont nous avons parlé appartiennent au manque de prudence et de raison pratique, comme nous l’avons vu (art. 2 et 5), il s’ensuit qu’ils proviennent surtout de la luxure.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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