Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 54 : De la négligence
Après avoir parlé
de l’imprudence nous avons à nous occuper de la négligence. — A cet égard trois
questions se présentent : 1° La négligence est-elle un péché spécial ?
(L’Ecriture dit (Prov., 1, 25) : Puisque vous avez méprisé tous mes conseils,
et que vous avez négligé mes réprimandes.) — 2° A quelle vertu est-elle
opposée ? (La négligence prise en général est opposée à la vertu dont elle
empêche de produire les actes. Ainsi la négligence à restituer est contraire à
la justice.) — 3° La négligence est-elle un péché mortel ?
Article 1 : La
négligence est-elle un péché spécial ?
Objection N°1. Il semble que la
négligence ne soit pas un péché spécial ; car la négligence est opposée à la
diligence. Or, il faut de la diligence dans toutes les vertus. La négligence
n’est donc pas un péché spécial.
Réponse à l’objection N°1 : La diligence parait être la même
chose que le soin ; car nous apportons du soin dans toutes les choses que nous
aimons (diligimus).
Ainsi la diligence, aussi bien que le soin, est requise pour toute vertu, parce
que dans toute vertu il faut nécessairement observer tous les actes convenables
de la raison (Il faut faire tous les actes que la raison prescrit.).
Objection N°2. Ce qui se rencontre dans toute espèce de péché
n’est pas un péché spécial. Or, la négligence se trouve dans tous les péchés,
parce que tous ceux qui pèchent négligent ce qui pourrait les éloigner du
péché, et celui qui persévère dans le péché néglige la contrition qu’il en
devrait avoir. La négligence n’est donc pas un péché spécial.
Réponse à l’objection N°2 : Dans tout péché il doit y avoir
nécessairement un défaut relativement à un acte quelconque de la raison ; par
exemple, un défaut de conseil et d’autres choses semblables. Par conséquent,
comme la précipitation est un péché spécial, parce qu’elle omet un acte spécial
de la raison, le conseil, quoiqu’elle puisse se trouver dans tous les genres de
péché ; de même la négligence est un péché spécial, parce qu’elle implique le
défaut d’un acte spécial de la raison, qui est le soin, quoiqu’elle se trouve
d’une certaine manière dans tous les péchés.
Objection N°3. Tout péché spécial a une matière déterminée. Or, la
négligence ne paraît pas avoir une matière déterminée ; car elle n’a pas pour
objet ce qui est mal ou indifférent, parce qu’on ne considère pas comme
négligent celui qui omet ces choses ; et elle ne se rapporte pas non plus à ce
qui est bien, parce que quand on fait une action avec négligence elle n’est
plus bonne. Il semble donc que la négligence ne soit pas un vice spécial.
Réponse à l’objection N°3 : La négligence a pour matière
propre les bonnes actions que l’on doit faire, non que ces actions soient
bonnes, quand on les fait négligemment, mais parce que la négligence produit en
elles un défaut de bonté, soit que l’on omette totalement l’acte que l’on doit
faire par défaut de soin, soit que l’on omette seulement des circonstances qui
lui sont nécessaires.
Mais c’est le contraire. Les péchés que l’on commet par négligence
se distinguent des péchés que l’on commet par mépris.
Conclusion La négligence est un vice spécial qui implique le
défaut du soin que l’on doit avoir.
Il faut répondre que la négligence implique le défaut du soin que
l’on doit avoir. Or, toutes les fois qu’on ne fait pas un acte que l’on doit
faire, il y a péché. D’où il est manifeste que la négligence est un péché ; et
comme le soin est un acte spécial de vertu, il est nécessaire que la négligence
soit aussi un péché spécial. Car il y a des péchés qui sont spéciaux, parce
qu’ils ont pour objet une matière spéciale, comme la luxure a pour objet les
plaisirs charnels ; et il yen a d’autres qui sont aussi spéciaux, parce que la
spécialité de leurs actes s’étend à toute matière. Tels sont les vices qui ont
pour objet un acte de la raison. Car tout acte de la raison s’étend à toute
matière morale. C’est pourquoi le soin étant un acte spécial de la raison,
comme nous l’avons vu (quest. 47, art. 9), il s’ensuit que la négligence qui
implique le défaut de soin est un péché spécial.
Article 2 : La
négligence est-elle contraire à la prudence ?
Objection N°1. Il semble que la
négligence ne soit pas contraire à la prudence ; car la négligence paraît être
la même chose que la paresse ou la torpeur, qui appartient au dégoût, comme on
le voit dans saint Grégoire (Mor., liv.
31, chap. 17). Or, le dégoût n’est pas opposé à la prudence, mais plutôt à la
charité, comme nous l’avons dit (quest. 35, art. 2). La négligence n’est donc
pas opposée à la prudence.
Réponse à l’objection N°1 : La négligence consiste dans le
défaut de l’acte intérieur auquel l’élection appartient ; tandis que la paresse
et la torpeur appartiennent plutôt à l’exécution, mais de telle sorte que la
paresse tarde à exécuter et la torpeur implique un certain relâchement dans
l’exécution elle-même. C’est pourquoi la torpeur vient du dégoût, parce que le
dégoût est une tristesse appesantissante, c’est-à-dire qui empêche l’esprit
d’agir (C’est pour ce motif que dans la classification des péchés capitaux, on
a exprimé le dégoût (acedia) par le
mot paresse.).
Objection N°2. Tout péché d’omission paraît appartenir à la
négligence. Or, le péché d’omission n’est pas opposé à la prudence, mais il
l’est plutôt aux vertus morales exécutives. La négligence n’est donc pas
opposée à la prudence.
Réponse à l’objection N°2 : L’omission appartient à l’acte
extérieur ; car il y a omission quand on ne fait pas ce que l’on doit faire.
C’est pourquoi elle est opposée à la justice (Qui comprend tout ce qui est
dû.), et elle est l’effet de la négligence, comme l’exécution d’une œuvre juste
est l’effet de la droite raison.
Objection N°3. L’imprudence a pour objet un acte de raison. Or, la
négligence n’implique pas un défaut à l’égard du conseil, ce qui constitue la
précipitation, ni à l’égard du jugement, ce qui produit l’inconsidération, ni à
l’égard du précepte, ce qui mène à l’inconstance. La négligence n’appartient
donc pas à l’imprudence.
Réponse à l’objection N°3 : La négligence a pour objet l’acte
du commandement auquel le soin appartient. Cependant celui qui est négligent
pêche d’une autre manière que celui qui est inconstant ; car celui qui est
inconstant ne commande pas une chose, parce qu’il en est empêché par une autre
(Il en est détourné par ses passions, au lieu que le négligent n’en est empêché
que par son défaut de volonté.), tandis que celui qui est négligent ne le fait
pas, parce qu’il manque d’activité dans la volonté.
Objection N°4. Il est dit (Ecclésiaste
7, 19) : Celui qui craint Dieu ne néglige
rien. Or, chaque péché est principalement exclu par la vertu qui lui est
opposée. La négligence est donc plutôt opposée à la crainte qu’à la prudence.
Réponse à l’objection N°4 : La crainte de Dieu nous porte à
éviter toute espèce de péché, parce que, comme le dit l’Ecriture (Prov., 15, 27) : Tout le monde s’éloigne du mal par suite de la crainte de Dieu.
C’est pourquoi la crainte nous fait éviter la négligence ; ce n’est pas
toutefois que la négligence soit directement opposée à la crainte, mais c’est
parce qu’elle excite l’homme à agir conformément à la raison. C’est ce qui
fait, comme nous l’avons vu en traitant des passions (1a 2æ,
quest. 44, art. 2), que la crainte nous porte à prendre conseil.
Mais c’est le contraire. Il est écrit (Ecclésiastique 20, 7) : L’homme
léger et imprudent n’observe point les temps. Or, ceci appartient à la
négligence. La négligence est donc contraire à la prudence.
Conclusion La négligence est un vice contenu sous l’imprudence,
d’où il résulte qu’elle est opposée à la prudence.
Il faut répondre que la négligence est directement opposée au soin
; car le soin appartient à la raison et sa bonne direction à la prudence. Par
conséquent, par opposition, la négligence appartient à l’imprudence. C’est
d’ailleurs une chose évidente d’après le nom lui-même ; car, comme le dit saint
Isidore (Etym., liv. 10 ad litt. N) : le mot négligent (negligens) signifie ne choisissant pas (nec eligens).
Et comme c’est à la prudence qu’il appartient de bien choisir les moyens, il
s’ensuit que la négligence se rapporte à cette vertu.
Article 3 : La
négligence peut-elle être un péché mortel ?
Objection N°1. Il semble que la
négligence ne puisse pas être un péché mortel. Car à l’occasion de ces paroles
de Job (9, 28) : Je tremblais à chacune
de mes œuvres, la glose de saint Grégoire dit (Mor., liv. 9, chap. 17) que l’amour de Dieu quand il est faible
augmente la négligence. Or, partout où il y a péché mortel, l’amour de Dieu est
totalement détruit. La négligence n’est donc pas un péché mortel.
Réponse N°1 : La faiblesse de l’amour que nous avons pour
Dieu s’entend de deux manières : 1° Il peut signifier un défaut de ferveur, et
c’est ainsi que se produit la négligence qui est un péché véniel. 2° Il peut
signifier aussi un défaut de charité, comme quand on n’aime Dieu que d’un amour
naturel. Et alors la négligence qu’il produit est un péché mortel.
Objection N°2. Sur ces paroles (Ecclésiastique, 7, 34) : Purifie-toi
de tes négligences, la glose (ordin. ex Rabano) dit que quoique l’offrande soit petite, elle efface
les négligences d’une multitude de fautes. Or, il n’en serait pas ainsi, si la
négligence était un péché mortel. Elle n’en est donc pas un.
Réponse à l’objection N°2 : Une légère offrande faite avec
humilité et avec un pur amour, efface non seulement les péchés véniels, mais
encore les péchés mortels, comme il est dit (ibid.).
Objection N°3. Dans la loi ancienne il y avait des sacrifices
établis pour les péchés mortels, comme on le voit (Lévitique). Or, on n’en avait pas établi pour la négligence. Elle
n’est donc pas un péché mortel.
Réponse à l’objection N°3 : Quand la négligence consiste dans
l’oubli des choses qui sont de nécessité de salut, alors on est entraîné à un
autre genre de faute plus manifeste (La faute devient publique, et c’était pour
les péchés de cette nature qu’on offrait des sacrifices sous l’ancienne loi.).
Car les péchés qui consistent dans les actes intérieurs sont plus cachés, et
c’est pour cela qu’il n’était pas enjoint dans la loi d’offrir pour eux des
sacrifices ; parce que l’offrande des sacrifices était une protestation
publique du péché qu’on ne devait pas faire à l’égard d’un péché secret.
Mais c’est le contraire. Il est écrit (Prov., 19, 16) : Celui qui se
néglige dans sa voie tombera dans la mort.
Conclusion La négligence qui provient du relâchement de la volonté
à l’égard des choses que l’on doit faire et qui sont de nécessité de salut,
ainsi que celle qui est tellement grande pour les choses de Dieu qu’elle
détruit complètement la charité, est un péché mortel, autrement elle est un
péché véniel.
Il faut répondre
que, comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°3),
la négligence provient d’un relâchement de la volonté qui fait que la raison ne
prend pas soin de commander les choses qu’elle doit commander ou de les
commander comme elle le doit (C’est-à-dire promptement et exactement.). Il peut
arriver de deux manières que la négligence soit un péché mortel : 1° par
rapport à la chose que l’on omet négligemment. Si elle est de nécessité de
salut, que ce soit un acte ou une circonstance, il y a péché mortel. 2° Par
rapport à la cause. Car si la volonté est tellement relâchée pour les choses de
Dieu qu’elle manque totalement de la charité divine, cette négligence est un
péché mortel. C’est ce qui arrive surtout quand la négligence résulte du
mépris. Autrement si la négligence consiste dans l’omission d’un acte ou d’une circonstance
qui n’est pas de nécessité de salut, et qu’elle ne provienne pas du mépris (Cette
condition est essentielle, parce que le mépris de la loi ou du législateur peut
faire d’un péché qui est véniel en lui-même un péché mortel.), mais d’un défaut
de ferveur qui est quelquefois l’effet d’un péché véniel, alors elle n’est pas
un péché mortel, mais un péché véniel.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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