Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 56 : Des préceptes qui regardent la prudence

 

            Nous avons enfin à nous occuper des préceptes qui regardent la prudence. — A cet égard deux questions se présentent. Nous traiterons : 1° des préceptes qui regardent la prudence ; — 2° des préceptes qui ont pour objet les vices opposés.

 

Article 1 : Devait-il y avoir dans le décalogue un précepte a l’égard de la prudence ?

 

Objection N°1. Il semble que dans le Décalogue on aurait dû mettre un précepte sur la prudence. Car les préceptes principaux doivent se rapporter à la vertu principale. Or, les préceptes du Décalogue sont les principaux préceptes de la loi, et comme la prudence est la première des vertus morales, il semble que le Décalogue aurait dû renfermer un précepte qui se rapportât à elle.

Réponse à l’objection N°1 : Quoique la prudence soit, absolument parlant, la première de toutes les vertus morales, néanmoins la justice se rapporte plus principalement à la nature de ce qui est dû (Ce qui est dû frappe plus le vulgaire que toute autre considération qui implique aussi obligation.), et c’est là ce que le précepte requiert, comme nous l’avons dit (quest. 44, art. 1, et 1a 2æ, quest. 60, art. 3). C’est pourquoi les principaux préceptes de la loi, qui sont les préceptes du Décalogue, ont dû plutôt appartenir à la justice qu’à la prudence.

 

Objection N°2. La doctrine évangélique renferme la loi surtout par rapport aux préceptes du Décalogue. Or, dans l’Evangile il y a un précepte qui a pour objet la prudence (Matth., 10, 16) : Soyez prudents, a-t-il dit, comme des serpents. Dans le Décalogue on aurait donc dû commander la pratique de cette même vertu.

Réponse à l’objection N°2 : La doctrine de l’Evangile est une doctrine de perfection. C’est pourquoi il a fallu qu’elle instruisît parfaitement les hommes de tout ce qui regarde la droiture de la conduite, qu’elle embrassât les fins aussi bien que les moyens (Dans le Nouveau Testament, les préceptes qui regardent la prudence sont très nombreux (Matth., 10, 16) : Soyez donc prudents comme des serpents ; (Tite, 2, 1) : Enseigne ce qui convient à la saine doctrine : aux vieillards, à êtres sobres, pudiques, sages ; (1 Pierre, 4, 7) : Soyez donc prudents.). Il a donc fallu pour ce motif qu’elle donnât des préceptes à l’égard de la prudence.

 

Objection N°3. Les autres parties de l’Ancien Testament se rapportent aux préceptes du Décalogue. C’est ce qui fait dire au prophète (Mal., 4, 4) : Souvenez vous de la loi de Moïse, mon serviteur, que je lui ai donnée sur le mont Horeb. Or, dans les autres endroits de l’Ancien Testament on fait un devoir de la prudence. Ainsi il est dit (Prov., 3, 5) : Ne vous appuyez pas sur votre prudence, et plus loin (4, 15) : Que vos regards précèdent vos pas. On aurait donc dû dans la loi faire un précepte à l’égard de cette vertu, et surtout le mentionner dans le Décalogue.

Réponse à l’objection N°3 : Les autres enseignements de l’Ancien Testament se rapportant aux préceptes du Décalogue comme à leur fin, il était par conséquent convenable qu’ils apprissent aux hommes la pratique de la prudence qui a pour objet les moyens (Ainsi il est dit (Prov., 4, 7) : Au prix de tous tes biens, acquiers la prudence ; (ibid., 16, 16) : Acquiers la prudence, car elle est plus précieuse que l’argent.).

 

Mais c’est le contraire. En énumérant les préceptes du Décalogue, on voit qu’il n’y est pas question de la prudence.

 

Conclusion Quoique tous les préceptes du Décalogue se rapportent à la prudence, parce que c’est à elle à diriger tous les actes de vertu, cependant on n’a pas dû faire un précepte spécial à son égard.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 100, art. 1) en traitant des préceptes, le Décalogue ayant été donné à tout le peuple, ne devait comprendre que les préceptes qui tombent sous le bon sens de chacun, et qui appartiennent en quelque sorte à la raison naturelle. Or, le dictamen de la raison naturelle embrasse principalement les fins de la vie humaine, qui sont pour la pratique ce que les principes que l’on connaît naturellement sont pour les sciences spéculatives, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 47, art. 5). La prudence n’ayant pas pour objet la fin, mais les moyens, comme nous l’avons vu (ibid.), il s’ensuit qu’il n’eût pas été convenable de mettre dans le Décalogue un précepte qui appartint directement à la prudence. Toutefois tous les préceptes du Décalogue se rapportent à cette vertu, selon qu’elle dirige tous les actes vertueux (Ils s’y rapportent par conséquent d’une manière indirecte.).

 

Article 2 : Etait-il convenable qu’il y eût dans l’ancienne loi des préceptes pour défendre les vices opposés à la prudence ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne devait pas y avoir dans l’ancienne loi des préceptes prohibitifs à l’égard des vices opposés à la prudence. Car les vices qui sont directement contraires à la prudence (comme l’imprudence et ses parties) ne lui sont pas moins opposés que ceux qui ont de l’analogie avec elle (comme l’astuce et les autres vices qui lui font cortège). Or, ces vices sont défendus dans la loi ; puisqu’il est dit (Lév., 19, 13) : Vous ne ferez pas de calomnie contre votre prochain. Et ailleurs (Deut., 25, 13) : Vous n’aurez point divers poids, l’un plus petit, l’autre plus grand. On aurait donc dû établir aussi des préceptes prohibitifs à l’égard des vices qui sont directement contraires à la prudence.

Réponse à l’objection N°1 : Ces vices qui sont directement opposés à la prudence, d’une contrariété manifeste, ne se rapportent pas à l’injustice, comme l’exécution de l’astuce s’y rapporte. C’est pourquoi la loi ne les défend pas de la même manière (Elle ne les défend pas d’une manière aussi expresse, mais elle les défend néanmoins d’une manière générale.) que la fraude et le dol qui sont des injustices.

 

Objection N°2. La fraude peut avoir lieu dans beaucoup d’autres choses que dans les achats et les ventes. C’est donc à tort que la loi n’a défendu la fraude que quand on vend ou qu’on achète.

Réponse à l’objection N°2 : Il faut répondre au second, que par la défense de la calomnie (Lév., chap. 19) on peut regarder comme défendus tout dol ou toute fraude commise à l’égard des choses qui se rapportent à l’injustice. Mais parce que la fraude et le dol s’exercent ordinairement dans les achats et les ventes, d’après ce mot de l’Ecriture (Ecclésiastique, 26, 28) : Celui qui vend du vin ne se justifiera pas des péchés de la langue ; la loi a spécialement défendu de tromper quand on achète et qu’on vend.

 

Objection N°3. C’est la même raison qui fait commander un acte de vertu et défendre l’acte du vice opposé. Or, la loi n’ordonne pas d’actes de prudence. Elle n’aurait donc pas dû défendre les vices opposés.

Réponse à l’objection N°3 : Tous les préceptes de la loi qui portent sur des actes de justice appartiennent à l’exécution de la prudence ; comme les préceptes prohibitifs qui ont pour objet le vol, la calomnie et les ventes frauduleuses appartiennent à l’exécution de l’astuce (Ici se termine le traité de la prudence, qui est la première des vertus cardinales.).

 

Mais le contraire est manifeste d’après les préceptes que la loi renferme et que nous avons cités (Objection N°1).

 

Conclusion Les préceptes prohibitifs que la loi ancienne renferme à l’égard des vices opposés à la prudence, ayant pour objet d’extirper l’astuce selon qu’elle est contraire à la justice, on a donc eu raison, sans aucun doute, de les établir.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), la justice se rapporte principalement à la raison du devoir que le précepte requiert ; parce que la justice consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû, comme nous le verrons (quest. 58, art. 1). Or, l’astuce, quant à l’exécution, s’exerce surtout sur ce qui est l’objet de la justice, comme nous l’avons dit (quest. 55, art. 3). C’est pourquoi il a été convenable qu’il y eût dans la loi des préceptes prohibitifs à l’égard de la pratique de ce vice, parce que dans ses suites il favorise l’injustice ; comme quand au moyen du dol ou de la fraude, on calomnie quelqu’un ou qu’on lui ravit ses biens.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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