Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 57 : Du droit
Après avoir parlé
de la prudence, nous devons nous occuper de la justice. A cet égard quatre
espèces déconsidération se présentent. Nous traiterons : 1° de la justice ; 2°
de ses parties ; 3° du don qui lui appartient ; 4° des préceptes qui la
concernent. — Sur la justice il y a quatre choses à examiner : 1° le droit ; 2°
la justice elle-même ; 3° l’injustice ; 4° le jugement. — Sur le droit quatre
questions se présentent : 1° Le droit est-il l’objet de la justice ? — 2° Le
droit se divise-t-il convenablement en droit naturel et positif ? — 3° Le droit
des nations est-il le même que le droit naturel ? — 4° Doit-on distinguer
spécialement l’autorité du maître et celle du père ? (Cet article est un
commentaire de la dernière partie du chap. 6 du liv. 5 de la Morale
d’Aristote.)
Article 1 :
Le droit est-il l’objet de la justice ?
Objection N°1. Il semble que le
droit ne soit pas l’objet de la justice. Car le jurisconsulte Celse (Lib. 1 de just. et
jure) dit que le droit est l’art du bien et de l’équité. Or, l’art n’est
pas l’objet de la justice, mais il est par lui-même une vertu intellectuelle.
Le droit n’est donc pas l’objet de la justice.
Réponse à l’objection N°1 : Ordinairement les mots sont
détournés du premier sens qu’on leur a donné pour recevoir d’autres
significations. C’est ainsi que le mot médecine,
qui a d’abord été employé pour désigner un remède qui se donne à un malade pour
le guérir, a ensuite servi à désigner l’art qui prépare le remède. De même le
mot droit (jus), qui a été primitivement formé pour signifier une chose juste,
a été ensuite appliqué à l’art (On dit étudier son droit.) au moyen duquel on
connaît en quoi consiste la justice ; puis il a exprimé le lieu où la justice
se rend, puisqu’on dit comparaître en justice (jus), et enfin on a dit que le droit était rendu par celui qui a
pour fonction de juger (Quand une cause est jugée, la partie satisfaite dit
qu’on lui a fait droit.), quoique ses décrets puissent être injustes.
Objection N°2. La loi, comme le dit saint Isidore (Etym., liv. 5, chap. 3), est une espèce
de droit. Or, la loi n’est pas l’objet de la justice, mais elle est plutôt
celui de la prudence ; c’est ce qui fait dire à Aristote que l’art de légiférer
est une partie de la prudence (Eth., liv. 6, chap.
8). Le droit n’est donc pas l’objet de la justice.
Réponse à l’objection N°2 : Comme pour les œuvres d’art, il y
a dans l’esprit de l’artiste une raison préexistante qui est la règle de l’art
lui-même ; de même pour toute action juste que la raison détermine, il y a
préalablement dans l’esprit une raison préexistante qui est comme une règle de
prudence. Si on l’écrit, on lui donne le nom de loi ; car, d’après saint
Isidore (Etym., liv. 5, chap. 3), la
loi est la constitution écrite. C’est pourquoi la loi n’est pas le droit
lui-même, à proprement parler, mais une raison du droit (Elle en est
l’expression.).
Objection N°3. La justice soumet principalement les hommes à Dieu,
car saint Augustin dit (Lib. de mor.
Eccles., chap. 15) que la justice n’est que l’amour qui obéit à Dieu et qui
commande par là même parfaitement à toutes les choses qui sont soumises à
l’homme. Or, le droit n’appartient pas aux choses divines, mais seulement aux
choses humaines ; puisque saint Isidore dit (Etym., liv. 5, chap. 2) que ce qui est licite (fas) est la loi divine, et que le
droit (jus) est la loi humaine. Le
droit n’est donc pas l’objet de la justice.
Réponse à l’objection N°3 : La justice impliquant l’égalité,
nous ne pouvons rendre à Dieu l’équivalent de ce que nous en avons reçu ; d’où
il suit que nous ne pouvons rendre à Dieu ce qui est juste dans le sens propre du mot. C’est pour ce motif que l’on
n’appelle pas droit (jus) la loi
divine proprement dite, mais qu’on l’appelle ce qui est licite (fas), parce qu’il
suffit à Dieu que nous fassions ce que nous pouvons. Toutefois la justice tend
à ce que l’homme rende à Dieu ce qu’il lui doit,
autant que possible, en lui soumettant totalement son âme.
Mais c’est le contraire. Saint Isidore dit dans le même livre (chap.
3) que le droit est ainsi appelé (jus)
parce qu’il est juste. Or, ce qui est
juste est l’objet de la justice. Car Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 1) que tout le monde appelle justice la
disposition qui nous porte à agir d’une manière conforme à l’équité. Le droit
est donc l’objet de la justice.
Conclusion Le droit, ou ce qui est juste, est attribué à la
justice comme son objet spécial.
Il faut répondre que le propre de la justice, entre les autres
vertus, c’est de régler l’homme dans ses rapports avec les autres. Car elle
implique une certaine égalité, comme son nom l’indique, puisqu’on appelle justes, vulgairement, les choses qui
sont égales, et l’égalité se rapporte à un autre objet. Au contraire les autres
vertus ne perfectionnent l’homme que par rapport aux choses qui lui
conviennent, considéré en lui-même. Par conséquent ce qu’il y a de droit dans
les œuvres des autres vertus, la chose à laquelle tend l’intention de la vertu
comme à son objet propre, ne se considère que relativement à l’agent, tandis
que ce qu’il y a de droit dans l’œuvre de la justice ne dépend pas de son
rapport avec l’agent, mais de son rapport avec le droit d’autrui. Car dans nos
actions on appelle juste ce qui répond à une autre chose d’après une certaine
égalité, tel que, par exemple, le rapport qu’il y a entre la récompense que
l’on doit et le service qu’on a reçu. On dit donc qu’une chose est juste quand
elle a cette droiture que tout acte de justice a pour terme, sans faire
attention à la manière dont l’agent l’exécute (Ainsi, quand on donne à
quelqu’un ce qu’on lui doit, qu’on le fasse volontairement ou involontairement,
la justice n’en est pas moins satisfaite.). Mais dans les autres vertus on ne
détermine ce qui est droit que d’après la manière dont l’action est produite
par l’agent (La tempérance et les autres vertus exigent du sujet certaines
dispositions sans lesquelles il n’exécute pas leurs actes.). C’est pourquoi la
justice tire son nom plus spécialement que les autres vertus de ce qu’on
appelle le juste (justum),
c’est-à-dire le droit (jus). D’où il
est évident que le droit est son objet.
Article 2 : Le
droit est-il convenablement divisé en droit naturel et en droit positif ?
Objection N°1. Il semble que le
droit ne soit pas convenablement divisé en droit naturel et en droit positif ; car
ce qui est naturel est immuable et le même chez tous les hommes. Or, on ne
trouve pas dans les choses humaines quelque chose de semblable ; parce que
toutes les règles du droit humain font défaut dans certaines circonstances et
qu’elles n’ont pas partout la même force. Il n’y a donc pas de droit naturel.
Réponse à l’objection N°1 : Ce qui est naturel à celui qui a
une nature immuable, doit être toujours et partout le même. Mais la nature de
l’homme est changeante ; c’est pourquoi ce qui est naturel à l’homme peut
quelquefois varier. Ainsi d’après l’égalité naturelle on doit rendre au
dépositaire son dépôt. Si la nature humaine était toujours droite, on devrait
toujours observer ce principe ; mais, parce qu’il arrive quelquefois que la
volonté de l’homme est dépravée, il y a des cas où l’homme ne doit pas rendre
un dépôt, dans la crainte que celui dont la volonté est pervertie n’en fasse un
mauvais usage ; par exemple, on ne doit pas rendre à un furieux ou à un ennemi
de l’Etat des armes qu’on aurait reçues de lui en dépôt (Dans ce cas, ce n’est
pas le droit naturel considéré en lui-même qui change, mais c’est la matière du
précepte qui change en raison des circonstances.).
Objection N°2. On appelle positif
ce qui procède de la volonté humaine. Or, une chose n’est pas juste, parce
qu’elle procède de la volonté de l’homme, autrement notre volonté ne pourrait
être injuste. Par conséquent puisque le juste (justum) est la même chose que le droit (jus), il semble qu’il n’y ait pas de droit positif.
Réponse à l’objection N°2 : D’après une convention générale,
la volonté humaine peut déterminer ce qui est juste dans les choses qui par
elles-mêmes ne répugnent pas à la justice naturelle ; et c’est ce qui constitue
le droit positif. C’est pourquoi Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 7) que la justice légale a pour objet les choses
qui sont indifférentes en elles-mêmes, dans le principe, mais qui cessent de
l’être dès que la loi est portée. Mais si une chose répugne par elle-même au
droit naturel, la volonté humaine ne peut faire qu’elle soit juste ; comme si,
par exemple, on venait à établir qu’il est permis de voler ou de commettre
l’adultère. C’est ce qui fait dire au prophète (Is., 10, 1) : Malheur à ceux qui font des lois iniques.
Objection N°3. Le droit divin n’est pas le droit naturel,
puisqu’il surpasse la nature humaine ; il n’est pas non plus le droit positif,
parce qu’il ne repose pas sur l’autorité humaine, mais sur l’autorité divine.
C’est donc à tort qu’on divise le droit en droit naturel et en droit positif.
Réponse à l’objection N°3 : On appelle droit divin celui qui
est promulgué par Dieu. Il a pour objet d’une part les choses qui sont
naturellement justes, mais dont les hommes ne connaissent pas la justice, et
d’autre part celles qui deviennent justes par l’institution divine (C’est-à
dire que la loi divine se rapporte en partie au droit naturel, et en partie au
droit positif. C’est pourquoi on peut diviser le droit divin comme le droit
humain en droit naturel et en droit positif.). On peut donc le distinguer en
deux parties aussi bien que le droit humain. Car il y a dans la loi divine des
choses qui sont commandées parce qu’elles sont bonnes, et des choses défendues
parce qu’elles sont mauvaises (Celles-là appartiennent au droit naturel, les
autres au droit positif.), et il y en a d’autres qui sont bonnes parce qu’elles
sont commandées, et mauvaises parce qu’elles sont défendues.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 7) : La justice politique se divise en deux
espèces ; l’une est naturelle et l’autre légale, c’est-à-dire positive.
Conclusion Il est convenable de diviser le droit en droit naturel
et en droit positif.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), le droit ou le juste est une œuvre adéquate à une
autre, suivant un certain mode d’égalité. Or, une chose peut être adéquate à un
individu de deux manières : 1° d’après la nature même de la chose, par exemple,
quand un individu donne autant qu’il reçoit, et c’est ce qu’on appelle le droit
naturel. 2° Une chose est adéquate ou correspondante à une autre, d’après une
convention ou un arrangement pris, par exemple, quand un individu se déclare
satisfait d’une chose qu’il a reçue en échange d’une autre. Ce qui peut arriver
de deux façons : 1° par suite d’un contrat privé, comme quand il y a un traité
passé entre des particuliers ; 2° par l’effet d’une convention publique, comme
quand tout un peuple consent à recevoir une chose comme étant d’un prix égal à
une autre qu’il cède ; ou bien quand la même transaction est faite par le
prince qui a soin des intérêts de la nation et qui la représente. Et c’est là
ce qu’on appelle le droit positif (Cette division se rapporte au droit
considéré comme une chose juste. On doit d’ailleurs le diviser de même, soit
qu’on le prenne pour la loi, soit qu’on l’envisage comme la faculté légitime de
faire, d’acquérir, de posséder ou de vendre une chose.).
Article 3 :
Le droit des gens est-il le même que le droit naturel ?
Objection N°1. Il semble que le
droit des gens soit le même que le droit naturel. Car tous les hommes ne sont
d’accord que sur ce qui leur est naturel. Or, ils sont tous d’accord sur le
droit des gens ; puisque Ulpien dit (De just. et jur., liv. 9) que le droit des gens est celui dont toutes
les nations font usage. Le droit des gens est donc le droit naturel.
Objection N°2. La servitude est naturelle parmi les hommes ; car
il y en a qui sont naturellement serfs, comme le prouve Aristote (Pol., liv. 1, chap. 3, 4). Or, la
servitude appartient au droit des gens, d’après saint Isidore (Etym., liv. 5, chap. 6). Le droit des
gens est donc le droit naturel.
Réponse à l’objection N°2 : Absolument parlant, la raison
naturelle ne détermine pas que l’un soit esclave ou serviteur plutôt qu’un
autre, mais cela résulte seulement de l’intérêt général. Car il est utile à
l’un qu’il soit dirigé par un plus sage que lui, et à l’autre qu’il soit aidé
par celui qu’il dirige, comme le dit Aristote (Pol., liv. 1, chap. 5). C’est pourquoi la servitude (Aristote a
soutenu la nécessité de l’esclavage ; saint Thomas dit seulement qu’il doit y
avoir inégalité dans les conditions, de manière que l’un commande et que les
autres obéissent.) qui appartient au droit des gens est naturelle dans le
second sens, mais elle ne l’est pas dans le premier.
Objection N°3. Le droit, comme nous l’avons dit (art. préc.), se divise en droit naturel et positif. Or, le droit
des gens n’est pas un droit positif ; car toutes les nations ne se sont jamais
réunies pour déterminer de concert un droit quelconque. Le droit des gens est
donc un droit naturel.
Réponse à l’objection N°3 : La raison naturelle promulguant
ce qui appartient au droit des gens (Ce droit des gens n’est cependant pas le
même que le droit naturel, mais il est contenu dans le droit positif, comme le
dit lui-même saint Thomas (1a 2æ, quest. 95, art. 4).)
comme des choses dont l’équité est évidente, il s’ensuit qu’elles n’ont pas
besoin d’être spécialement enseignées, mais que la raison naturelle les
établit, comme nous l’avons vu dans le passage que nous avons cité (dans le
corps de cette question.).
Mais c’est le contraire. Saint Isidore dit (Etym., liv. 5, chap. 4) qu’il y a le droit naturel, le droit civil
et le droit des gens. Ainsi le droit des gens se distingue du droit naturel.
Conclusion Puisque le droit naturel est commun à tous les animaux,
et que le droit des gens ne se rapporte qu’aux hommes, il est par là même
évident qu’il y a une différence entre le droit naturel et le droit des gens.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), le droit ou le juste naturel est une chose qui par
sa nature est adéquate ou commensurable à une autre. Ce qui peut avoir lieu de
deux manières : 1° dans un sens absolu ; c’est ainsi que le mâle et la femelle
sont par nature dans une juste proportion pour féconder l’espèce. Il en est de
même de la mère à l’égard de l’enfant pour le nourrir. 2° Une chose peut être
naturellement proportionnée à une autre, non d’une manière absolue, mais par rapport
à ce qui s’ensuit. Telle est, par exemple, la propriété des possessions. Car si
on considère un champ absolument, il n’y a pas de motif pour qu’il appartienne
à l’un plutôt qu’à l’autre ; mais si on le considère relativement aux soins
qu’exige sa culture et à l’usage pacifique qu’on en doit faire, à ce point de
vue il y a une raison qui demande qu’il soit à l’un et non à l’autre (Aristote
examinant le principe de la propriété, la fonde sur ces raisons d’intérêt
général.), comme le prouve Aristote (Pol.,
liv. 2, chap. 3). Absolument parlant, il n’y a pas que l’homme qui puisse
prendre quelque chose, c’est un droit qu’ont encore les autres animaux. C’est
pourquoi le droit qu’on appelle naturel, pris dans le premier sens, nous est
commun avec eux. Par conséquent le droit des gens se distingue du droit naturel
ainsi entendu, parce que, comme le dit le jurisconsulte (Lib. 1 ff. de just. et de jur.), celui-ci
est commun à tous les animaux, tandis que l’autre ne regarde que les hommes.
Mais considérer une chose en la comparant à ce qui s’ensuit, c’est le propre de
la raison. C’est pourquoi on dit naturel à l’homme ce que la raison naturelle
proclame. C’est ce qui a fait dire au jurisconsulte Caius (Ce jurisconsulte de
l’ancienne Rome avait composé des Institutes,
dont Justinien a tiré un très grand profit pour composer l’ouvrage qui porte ce
même titre.) (liv. 6) que la raison naturelle a établi
entre tous les hommes ce qui est observé chez toutes les nations et qui
constitue ce qu’on appelle le droit des gens.
La réponse au premier argument est évidente.
Article 4 : Doit-on
spécialement distinguer le droit du seigneur et le droit du père ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive pas spécialement distinguer le droit du père et le droit du seigneur.
Car il appartient à la justice de rendre à chacun ce qui lui appartient,
d’après Ambroise (De offic.,
liv. 1, chap. 24). Or, le droit est l’objet de la justice, comme nous l’avons
vu (art. 1). Le droit appartient donc également à chacun, et par conséquent on
doit spécialement distinguer le droit du père et le droit du maître.
Réponse à l’objection N°1 : Il appartient à la justice de
rendre à chacun ce qui lui est dû, en supposant toutefois qu’il y a diversité
entre celui qui donne et celui qui reçoit. Car si quelqu’un se donne à lui-même
ce qu’il se doit, ce n’est pas là ce qu’on entend par le juste, à proprement parler. Et parce que ce qui appartient au fils
appartient au père, et ce qui appartient au serf appartient au seigneur ; il
n’y a pas de justice proprement dite du père au fils ou du seigneur au serf.
Objection N°2. La raison du juste est la loi, comme nous l’avons
dit (art. 1, réponse N°2). Or, la loi se rapporte au bien général de la cité et
de l’Etat, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 90, art.
2), mais elle ne se rapporte pas au bien particulier d’une seule personne ou
d’une seule famille. Il ne doit donc pas y avoir un droit spécial pour le
seigneur et pour le père, puisque le seigneur et le père appartiennent à la
famille, selon la remarque d’Aristote (Pol.,
liv. 1, chap. 3).
Réponse à l’objection N°2 : Le fils, considéré comme tel, est
quelque chose du père ; de même le serviteur, comme tel, est quelque chose du
maître ; mais l’un et l’autre, si on le considère comme homme, est en soi
quelque chose de subsistant qui est distinct de tous les autres. C’est pourquoi
la justice a lieu à leur égard d’une certaine manière, si on les considère
comme hommes (A la vérité, il n’y a pas une justice parfaite du père au fils,
du maître au serviteur, mais il y a néanmoins une justice véritable. Sylvius
prouve que c’est le sens de saint Thomas. Nous ferons observer qu’il s’agit ici
du fils qui est encore sous la puissance du père ; car, quand le fils est
émancipé, il y a un rapport parfait de justice entre lui et son père,
lorsqu’ils font ensemble des contrats civils.). C’est ce qui fait qu’il y a des
lois qui règlent les rapports du père au fils, ou du maître au serviteur en les
considérant tous deux comme une partie de celui qui les commande. A ce titre la
raison parfaite du juste ou du droit n’est pas applicable dans cette
circonstance.
Objection N°3. Il y a parmi les hommes beaucoup d’autres
différences de positions ; par exemple, les uns sont soldats, les autres
prêtres, les autres princes. On devrait donc déterminer à leur égard un droit
particulier.
Réponse à l’objection N°3 : Toutes les autres distinctions de
personnes qui existent dans l’Etat se rapportent immédiatement à la communauté
de l’Etat et à son chef. C’est pourquoi le juste se considère à leur égard
selon la raison parfaite de la justice. Toutefois on distingue ce droit d’après
les divers emplois. Ainsi on dit le droit militaire, le droit des magistrats ou
des prêtres, non qu’ils s’écartent de la justice absolue, comme le droit
paternel et seigneurial ; mais parce qu’on doit quelque chose à chaque personne
de condition, selon l’office particulier qu’elle remplit.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 6) qu’on distingue du droit politique le droit du
seigneur et le droit du père.
Conclusion C’est avec raison qu’on distingue le droit qui ne se
rapporte pas absolument à autrui, en droit paternel qui regarde le père et le
fils et en droit seigneurial qui regarde le serviteur et le maître.
Il faut répondre
que le droit ou le juste se dit d’une
chose qui est commensurable par rapport à une autre. Or, cette autre chose peut
s’entendre de deux manières. 1° On peut la prendre dans un sens absolu ; comme
quand il s’agit de deux individus, indépendants entre eux, mais qui sont soumis
l’un et l’autre au même prince. Dans ce cas la justice est pure et simple,
comme le dit Aristote (Eth., liv. 5, chap. 6). 2° Une personne
peut être autre, mais non dans un sens absolu, parce qu’elle peut être une
partie de celle qui traite avec elle. C’est ainsi que dans les choses humaines
le fils est quelque chose du père, parce qu’il est pour ainsi dire sa partie (Eth., liv. 8, chap. 11 et 12), selon
l’expression d’Aristote. Le serviteur est aussi quelque chose du maître, parce
qu’il est son instrument (Il ne s’agit pas ici du domestique à gage, mais des
serviteurs inféodés à leur maître de manière qu’ils n’ont aucun droit, comme
autrefois les serfs attachés à la glèbe, les captifs, les infidèles achetés par
les chrétiens.), d’après ce même philosophe (Pol., liv. 1, chap. 3 et 4). C’est pourquoi les rapports du père au
fils ne sont pas ceux que l’on a avec une personne absolument étrangère. C’est
ce qui fait que le juste n’est pas ici absolu, mais qu’il y a une justice ou un
droit particulier qui est le droit paternel.
Pour le même motif le juste pur et simple n’existe pas entre le seigneur et le
serf, mais il y a entre eux le droit seigneurial.
— Quant à la femme, quoiqu’elle soit quelque chose du mari, puisqu’elle l’a pour chef, d’après l’Apôtre (Eph., chap. 5), cependant elle est plus
distincte de lui que le fils ne l’est du père ou le serf du maître ; car le
mari l’a choisie pour sa compagne et l’a associée aux intérêts de la famille.
C’est pour, quoi, comme le dit Aristote (Eth., liv. 5, chap. 6 in fin.),
entre l’homme et la femme, le juste règne d’une façon plus stricte qu’entre le
père et le fils, entre le seigneur et le serf. Toutefois, parce que l’homme et
la femme ont un rapport immédiat avec la communauté domestique, comme on le
voit (Pol., liv. 1, chap. 3), il
s’ensuit que la justice politique n’existe pas absolument entre eux, mais
qu’ils ont plutôt pour règle la justice économique (Aristote appelle ainsi la
justice qui règle les affaires de famille.).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
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