Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 58 : De la justice
Après avoir parlé
du droit, nous avons à nous occuper de la justice. — A cet égard douze
questions se présentent : 1° Qu’est-ce que la justice ? (Cette définition
revient à ces paroles de l’Apôtre (Rom.,
13, 7) : Rendez donc à tous ce qui leur est dû : le tribut, à qui vous
devez le tribut, l’impôt à qui vous devez l’impôt, la crainte à vous devez la
crainte, l’honneur à qui vous devez l’honneur.) — 2° La justice se rapporte-t-elle toujours à une personne
étrangère ? — 3° Est-elle une vertu ? (L’Ecriture parle de la justice comme
d’une vertu (Prov., 10, 2) : La
justice délivrera de la mort ;
(ibid., 12, 28) : Dans le sentier
de la justice est la vie ; (Matth., 5, 10) :
Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume
des cieux est à eux.) — 4°
Existe-t-elle dans la volonté comme dans son sujet ? (Les thomistes soutiennent
contre les scotistes, qu’entre toutes les vertus morales le propre de la
justice et des vertus qui lui sont annexées, c’est d’avoir la volonté pour
sujet. Voyez d’ailleurs ce que saint Thomas dit à ce sujet (1a 2æ,
quest. 56, art. 6 et suiv.).) — 5° Est-elle une vertu générale ? — 6° Comme vertu
générale se confond-elle dans son essence avec toute vertu ? — 7° Y a-t-il une
justice particulière ? — 8° La justice particulière a-t-elle une matière propre
? (La justice générale a pour matière les actes de toutes les vertus, selon
qu’ils se rapportent au bien commun ; la justice particulière a pour matière
les actions et les choses extérieures par lesquelles les hommes peuvent
communiquer entre eux.) — 9° A-t-elle pour objet les passions ou les opérations
seulement ? — 10° Le milieu de la justice est-il un milieu réel ? — 11° L’acte
de la justice consiste-t-il à rendre à chacun le sien ? — 12° La justice
est-elle la principale de toutes les vertus morales ?
Objection N°1. Il semble que
les jurisconsultes aient eu tort de dire (De
just. Et jur., liv. 10) que la justice est la
volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui revient. Car la
justice, d’après Aristote (Eth., liv. 5, chap.
1), est l’habitude qui nous porte à agir d’une manière conforme à l’équité, à
faire et à vouloir en tout ce qui est juste. Or, la volonté désigne dans cette
définition la puissance ou même l’acte. C’est donc à tort qu’on dit que la
justice est la volonté.
Réponse à l’objection N°1 : Le mot volonté désigne ici
l’acte, non la puissance. Les philosophes ont la coutume de définir les
habitudes par les actes, comme le remarque saint Augustin (Sup. Joan. Tract. 79), quand il dit que la foi consiste à croire ce
qu’on ne voit pas.
Objection N°2. La droiture de la volonté n’est pas la volonté
elle-même ; autrement si la volonté était sa droiture, il s’ensuivrait qu’il
n’y aurait pas de volonté perverse. Or, d’après saint Anselme (Lib. de verit.,
chap. 13), la justice est la droiture. La justice n’est donc pas la volonté.
Réponse à l’objection N°2 : La justice n’est pas la droiture
par essence, mais elle en est seulement la cause : car elle est une habitude
d’après laquelle les actions et les volitions sont droites.
Objection N°3. Il n’y a que la volonté de Dieu qui soit
perpétuelle. Si donc la justice est une volonté perpétuelle, elle n’existe
qu’en Dieu.
Réponse à l’objection N°3 : On peut dire que la volonté est
perpétuelle de deux manières : 1° par rapport à l’acte qui dure perpétuellement
: il n’y a que la volonté de Dieu qui soit perpétuelle de cette manière ; 2°
par rapport à l’objet, parce qu’on veut perpétuellement faire une chose. C’est
là ce qui est nécessaire à l’essence même de la justice. En effet il ne suffit
pas pour être essentiellement juste qu’on veuille à une heure donnée, dans une
affaire quelconque, observer la justice ; car on trouverait à peine un homme
qui voulût être injuste en toutes choses, mais il faut que l’on ait
perpétuellement et en toutes circonstances la volonté de faire ce qui est
juste.
Objection N°4. Tout ce qui est perpétuel est constant, parce qu’il
est immuable. Il était donc inutile de mettre dans la définition de la justice
ces deux mots : perpétuel et constant.
Réponse à l’objection N°4 : Le mot perpétuel ne s’entendant pas de la durée perpétuelle de l’acte de
la volonté, il n’est pas inutile d’ajouter le mot constant ; afin que par le mot perpétuel
on indique la disposition où l’on est d’observer perpétuellement la justice, et
que par le mot constant on montre que
l’on persévère fermement dans cette disposition.
Objection N°5. Il appartient au prince de rendre à chacun ce qui
lui est dû. Par conséquent si la justice consiste à accorder à chacun ce qui
lui revient, il s’ensuit qu’elle n’existe que dans le prince ; ce qui répugne.
Réponse à l’objection N°5 : Le juge rend aux autres ce qui
leur est dû, dans le sens qu’il ordonne de le faire et qu’il dirige cet acte,
parce qu’il est en quelque sorte la justice vivante, et que le prince est le
gardien de l’équité, selon l’observation d’Aristote (Eth., liv. 5, chap. 4 et 6). Au lieu que les sujets rendent à chacun
ce qui leur appartient dans le sens qu’ils exécutent la justice (Les uns
observent la justice en commandant, les autres en obéissant.).
Objection N°6. D’après saint Augustin (De mor. Eccl., chap. 15), la justice est
un amour qui ne sert que Dieu. Elle ne rend donc pas à chacun le sien.
Réponse à l’objection N°6 : Comme l’amour de Dieu renferme
l’amour du prochain, ainsi que nous l’avons dit (quest. 25, art. 1), de même
dans le service de Dieu se trouve comprise pour l’homme l’obligation de rendre
à chacun ce qu’il lui doit.
Conclusion La justice est la volonté perpétuelle et constante qui
accorde à chacun ce qui lui revient, ou bien elle est une habitude d’après
laquelle on accorde d’une volonté constante et perpétuelle à chacun ce qui lui
est dû ; ou bien elle est une habitude d’après laquelle on fait par choix ce
qui est équitable.
Il faut répondre que cette définition de la justice est bonne,
pourvu qu’on l’entende dans son vrai sens. Car toute vertu étant une habitude
qui est le principe d’une bonne action, il est nécessaire qu’on la définisse au
moyen de l’acte bon qui est sa matière propre. Or, la justice a pour objet ce
qui se rapporte à autrui ; c’est là sa matière propre, comme nous le verrons
(art. suiv.). C’est pourquoi on désigne l’acte de la justice par rapport à sa
matière propre ou à son objet quand on dit : qu’elle accorde à chacun ce qui
lui est dû. Car, selon la remarque de saint Isidore (Etym., liv.10 ad litt. I),
on appelle juste celui qui observe le droit. — Mais pour qu’un acte qui se
rapporte à une matière quelconque soit vertueux, il faut qu’il soit volontaire
et qu’il soit ferme et stable ; parce que, d’après Aristote (Eth., liv. 2. chap. 4), pour qu’un acte
soit vertueux il faut : 1° qu’en l’exécutant, on sache ce que l’on fait ; 2°
qu’il soit le résultat d’une détermination réfléchie, et qu’on le fasse pour
une fin légitime ; 3° qu’il soit l’effet d’une disposition ferme et immuable.
La première de ces conditions est renfermée dans la seconde, parce que ce qu’on
fait par ignorance est involontaire, d’après ce même philosophe (Eth., liv. 3, chap. 1). C’est pour cette
raison que dans la définition de la justice on met d’abord la volonté, pour montrer que l’acte de
cette vertu doit être volontaire. On ajoute que la volonté doit être constante
et perpétuelle pour indiquer la fermeté de l’acte. — La définition précitée est
donc une définition complète de la justice ; si ce n’est que l’acte est pris
pour l’habitude qu’il spécifie ; car c’est par l’acte que l’habitude s’exprime.
Si on voulait ramener cette définition à une forme plus méthodique, on pourrait
donc dire que la justice est une habitude
par laquelle on accorde d’une volonté constante et perpétuelle à chacun ce qui
lui est dû. Cette définition revient à celle que donne Aristote quand il
dit (Eth., liv. 5, chap. 5) que la justice est
une habitude d’après laquelle on fait par
choix ce qui est équitable.
Article 2 : La
justice se rapporte-t-elle toujours à une personne étrangère ?
Objection N°1. Il semble que la
justice ne se rapporte pas toujours à un autre. Car l’Apôtre dit (Rom., 3, 22) : La justice de Dieu existe par la foi de Jésus-Christ. Or, la foi ne
suppose pas le rapport d’un homme avec un autre. Donc la justice non plus.
Réponse à l’objection N°1 : La justice qui est produite en
nous par la foi est celle qui justifie l’impie. Elle consiste dans la
subordination légitime des parties de l’âme, comme nous l’avons dit (1a
2æ, quest. 113, art. 1) en traitant de la justification de l’impie.
Mais ceci se rapporte à la justice prise dans un sens métaphorique, et qui peut
se trouver dans celui qui mène une vie solitaire.
Objection N°2. D’après saint Augustin (Lib. de mor. Eccl., chap. 15), il
appartient à la justice de servir Dieu et de bien commander à toutes les choses
qui nous sont soumises. Or, l’appétit sensitif est soumis à l’homme, comme on
le voit par ces paroles de la Genèse (4, 7) : Le désir du péché sera sous vous et vous le dominerez. Il
appartient donc à la justice de dominer notre propre appétit, et par conséquent
il y a une justice qui se rapporte à nous- mêmes.
Objection N°3. La justice de Dieu est éternelle. Or, il n’y a rien
autre chose que Dieu qui soit éternel. Il n’est donc pas de l’essence de la
justice de se rapporter à un autre.
Réponse à l’objection N°3 : La justice de Dieu existe
éternellement dans sa volonté et son dessein, qui sont éternels ; et c’est
surtout dans ces deux choses que la justice consiste ; quoique par rapport à
l’effet elle ne soit pas éternelle, parce qu’il n’y a rien qui soit coéternel à
Dieu.
Objection N°4. Comme les opérations qui se rapportent à autrui ont
besoin d’être rectifiées, de même les opérations qui se rapportent à
nous-mêmes. Or, la justice rend droites nos actions, d’après ce mot de
l’Ecriture (Prov., 11, 5) : La justice de l’homme innocent rend droite
sa conduite. Elle n’a donc pas seulement pour objet ce qui se rapporte à
autrui.
Réponse à l’objection N°4 : Les actions de l’homme envers
lui-même sont suffisamment rectifiées par la droiture que les autres vertus
morales impriment aux passions. Mais les rapports que nous avons avec les
autres ont besoin d’une rectitude toute spéciale, non seulement relativement à
l’agent, mais encore relativement à celui avec lequel il traite. C’est pourquoi
il y a une vertu spéciale qui a ces relations pour objet, et c’est la justice.
Mais c’est le contraire. Cicéron dit (De offic., liv. 1) que la
justice est le lien qui soutient la société des hommes entre eux et le commerce
de la vie. Or, cette fonction demande qu’elle se rapporte à autrui. Elle
n’embrasse donc que les choses qui ont ce caractère.
Conclusion La justice impliquant l’égalité se rapporte toujours à
autrui ; mais par métaphore on peut exercer la justice envers soi-même.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc.,
art. 1 et 2), le nom de la justice impliquant l’égalité, cette vertu se
rapporte essentiellement à autrui. Car une chose n’est pas égale à elle-même,
mais à une autre. De plus, la justice ayant pour objet de rectifier les actes
humains, comme nous l’avons dit (quest. 57, art. 1, et 1a 2æ,
quest. 113, art. 1), il est nécessaire que l’égalité qu’elle requiert se
rapporte à différents individus capables d’agir. Car les actions appartiennent
aux suppôts et aux êtres complets ; on ne les attribue pas, à proprement
parler, aux parties et aux formes ou aux puissances. Ainsi on ne dit pas, à
proprement parler, que la main frappe, mais bien que l’homme frappe par la main
; on ne dit pas que la chaleur échauffe, mais le feu au moyen de la chaleur.
Cependant on dit ces mêmes choses par analogie. Par conséquent, la justice
proprement dite exige la diversité des suppôts, et elle n’existe qu’autant
qu’un homme traite avec un autre. — Mais par analogie on distingue dans un seul
et même homme divers principes d’action, qui sont en
quelque sorte des agents différents ; comme la raison, l’irascible et le
concupiscible. C’est pourquoi métaphoriquement on dit que la justice existe
dans un seul et même homme, selon que la raison commande à l’irascible et au
concupiscible, selon que ces puissances lui obéissent, et en général selon que
l’homme attribue à chacune des parties de son être ce qui lui convient. C’est
ce qui fait qu’Aristote (Eth., liv. 5, chap. ult.) donne à cette vertu
le nom de justice par métaphore (Billuart observe que ceci est vrai des hommes
ordinaires dans lesquels il n’y a pas diversité de natures sous un seul et même
suppôt, mais que le Christ, comme homme, a satisfait à lui-même comme Dieu,
selon la justice.).
La réponse au second argument est par là même évidente.
Article 3 :
La justice est-elle une vertu ?
Objection N°1. Il semble que la
justice ne soit pas une vertu. Car l’Evangile dit (Luc, 17, 10) : Quand vous aurez fait tout ce qui vous est
commandé, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles ; nous avons fait ce que
nous avons dû. Or, il n’est pas inutile de faire un acte de vertu ; car
saint Ambroise dit (De off., liv. 2, chap. 6) : Nous ne
considérons pas comme un avantage de gagner beaucoup d’argent, mais d’acquérir
de la vertu. Ce n’est donc pas faire une œuvre de vertu que de faire ce qu’on
doit, et puisque c’est en cela que consiste la justice, il s’ensuit qu’elle
n’est pas une vertu.
Réponse à l’objection N°1 : Quand on fait ce qu’on doit, il
n’en résulte pas de profit pour celui qui reçoit ce qui lui est dû ; seulement
on lui évite une perte. Cependant il y a de l’avantage à faire ce que l’on doit
d’une volonté prompte et spontanée, parce que c’est agir vertueusement. Aussi
est-il dit (Sag., 8, 7) que la sagesse divine enseigne la tempérance, la prudence, la justice et la
force, qui sont les choses du monde les plus utiles à l’homme dans cette vie,
c’est-à-dire à l’homme vertueux.
Objection N°2. Ce que l’on fait nécessairement n’est pas
méritoire. Or, on est forcé de rendre à chacun ce qui lui est dû, ce qui
constitue la justice. Par conséquent cet acte n’est pas méritoire, et comme
tous les actes vertueux le sont, il s’ensuit que la justice n’est pas une
vertu.
Réponse à l’objection N°2 : Il y a deux sortes de nécessité :
l’une de coaction ; comme elle répugne à la volonté elle détruit la raison du
mérite ; l’autre est la nécessité de précepte ou la nécessité finale, quand on
ne peut, par exemple, arriver à la fin de la vertu, si on ne fait telle ou
telle action. Cette nécessité n’exclut pas la raison du mérite, parce qu’on
fait volontairement ce qui est ainsi nécessaire. Cependant elle exclut la
gloire qui s’attache à une œuvre de surérogation, suivant cette parole de saint
Paul (1 Cor., 9, 16) : Si je prêche l’Evangile, ce n’est pas pour
moi un sujet de gloire, puisque c’est pour moi une nécessité.
Objection N°3. Toute vertu morale a pour objet ce que l’on doit
faire. Or, les choses que l’on produit à l’extérieur sont plutôt des ouvrages
que des actions, comme le prouve Aristote (Met.,
liv. 9, text. 26). Par conséquent, puisqu’il
appartient à la justice de produire extérieurement une œuvre qui soit juste par
elle-même, il semble qu’elle ne soit pas une vertu morale.
Réponse à l’objection N°3 : La justice n’a pas pour objet de
produire des choses extérieures, comme le fait l’art (Ainsi l’art fait la
monnaie, la justice en règle l’usage.), mais elle en règle seulement l’usage
par rapport à autrui.
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 2, chap. 26) que tout l’édifice des bonnes œuvres s’élève
sur ces quatre vertus : la tempérance, la prudence, la force et la justice.
Conclusion Puisque la justice rend droites et bonnes les actions
humaines, elle est nécessairement une vertu.
Il faut répondre que la vertu humaine est ce qui rend bon l’acte
humain et qui perfectionne l’homme lui-même. Or, ce double caractère convient à
la justice. Car l’acte de l’homme est bon par là même qu’il atteint
la règle de la raison qui rend droites toutes les actions humaines. Par
conséquent, puisque la justice rend droites les opérations humaines, il est
évident qu’elle rend bonnes les œuvres de l’homme ; et comme ledit Cicéron (De offic., liv. 1), c’est
principalement de la justice que les hommes de bien tirent leur nom. D’où il
suit, selon la remarque du même philosophe, que c’est surtout en elle que
brille l’éclat de la vertu.
Article 4 : La
justice existe-t-elle dans la volonté comme dans son sujet ?
Objection N°1. Il semble que la
justice n’existe pas dans la volonté comme dans son sujet ; car on donne
quelquefois à la justice le nom de vérité.
Or, la vérité n’appartient pas à la volonté, mais à l’intellect. La justice
n’existe donc pas dans la volonté comme dans son sujet.
Réponse à l’objection N°1 : La volonté étant l’appétit
raisonnable, il s’ensuit que la droiture de la raison, qu’on appelle la vérité, étant imprimée dans la volonté
par suite des rapports intimes qu’il y a entre ces deux puissances, elle
conserve son nom. D’où il arrive que la justice est
quelquefois désignée sous le nom de vérité.
Objection N°2. La justice a pour objet ce qui se rapporte à
autrui. Or, il appartient à la raison de mettre une chose en rapport avec une
autre. Donc la justice n’existe pas dans la volonté comme dans son sujet, mais
elle existe plutôt dans la raison.
Réponse à l’objection N°2 : La volonté se porte vers son objet
en suivant la perception de la raison. C’est pourquoi, la raison se rapportant
à autrui, la volonté peut vouloir une chose qui se rapporte à une autre ; ce
qui appartient à la justice.
Objection N°3. La justice n’est pas une vertu intellectuelle, puisqu’elle
ne se rapporte pas à la connaissance ; elle est donc une vertu morale. Or, le
sujet de la vertu morale est ce qui est raisonnable par participation,
c’est-à-dire l’irascible et le concupiscible, comme le prouve Aristote (Eth., liv. 1, chap. ult.). La justice
n’existe donc pas dans la volonté comme dans son sujet, mais elle est plutôt
dans l’irascible et le concupiscible.
Réponse à l’objection N°3 : Ce qui est raisonnable par
participation ne comprend pas seulement l’irascible et le concupiscible, mais
absolument tout l’appétit, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. ult.), parce que tout l’appétit obéit à la raison.
Or, sous l’appétit se trouve comprise la volonté, et c’est pour ce motif
qu’elle peut être le sujet de la vertu morale.
Mais c’est le contraire. Saint Anselme dit (Lib. de verit., chap. 13) que
la justice est la droiture de la volonté que l’on observe pour elle-même.
Conclusion Puisque la justice n’a pas pour but de diriger l’acte
de la connaissance, mais qu’elle dirige l’appétit intelligentiel dans ses
opérations, elle ne réside ni dans l’intellect, ni dans la partie sensitive de
l’âme, mais dans la volonté comme dans son propre sujet.
Il faut répondre que la vertu a pour sujet la puissance dont elle
doit régler les actes. Or, la justice n’a pas pour but de diriger l’acte de la
connaissance ; car nous ne sommes pas justes, parce que nous avons des
connaissances exactes sur une chose (Autrement il suffirait d’être un bon
jurisconsulte pour être un homme probe ; ce qui est loin d’être vrai.). C’est
pourquoi le sujet de la justice n’est pas l’intellect, ou la raison, qui est
une puissance cognitive. Mais on dit que nous sommes justes, parce que nous
agissons droitement. Et comme le principe le plus prochain de l’acte est la
puissance appétitive (Sous ce nom général, saint Thomas désigne les principes
actifs qui déterminent nos actions.), il est nécessaire que la justice soit
dans une puissance semblable comme dans son sujet. Or, il y a deux sortes
d’appétit : la volonté, qui réside dans la raison, et l’appétit sensitif, qui
suit la perception des sens et qui se divise en irascible et en concupiscible,
comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 81, art. 2). L’appétit
sensitif ne peut pas avoir pour fonction de rendre à chacun ce qui lui appartient,
parce que la perception sensitive n’a pas la puissance de considérer le rapport
d’une chose à une autre ; cette fonction est le propre de la raison. La justice
ne peut donc pas exister dans l’irascible ou le concupiscible comme dans son
sujet, mais seulement dans la volonté. C’est pour ce motif qu’Aristote (Eth., liv. 5, chap. 1) la définit un acte
de la volonté, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 1).
Article 5 : La
justice est-elle une vertu générale ?
Objection N°1. Il semble que la
justice ne soit pas une vertu générale. Car la justice se distingue par
opposition avec les autres vertus, puisqu’il est dit (Sag., 8, 7) que la sagesse enseigne
la tempérance, la prudence, la justice et la force. Or, ce qui est général
ne se distingue pas ainsi des espèces qu’il renferme. La justice n’est donc pas
une vertu générale.
Réponse à l’objection N°1 : Quand on met la justice au rang
des autres vertus ou qu’on la distingue, on la considère non comme une vertu
générale, mais comme une vertu spéciale, ainsi que nous le dirons (art. 7 et
12).
Objection N°2. Comme on fait de la justice une vertu cardinale,
ainsi il en est de la tempérance et de la force. Or, la tempérance ou la force
n’est pas une vertu générale. On ne doit donc pas non plus considérer de cette
manière la justice.
Réponse à l’objection N°2 : La tempérance et la force
existent dans l’appétit sensitif, c’est-à-dire dans le concupiscible et
l’irascible. Ces puissances recherchent les biens particuliers, comme les sens
perçoivent les objets individuels. Mais la justice existe subjectivement dans
l’appétit intelligentiel, qui peut avoir pour objet le bien universel que
l’intellect perçoit. C’est pour cette raison que la justice peut être une vertu
générale plutôt que la tempérance ou la force.
Objection N°3. La justice se rapporte toujours à autrui, comme
nous l’avons dit (art. 2). Or, le péché que l’on fait contre le prochain ne
peut pas être un péché général, puisqu’il se distingue du péché que l’homme
commet contre lui-même. Par conséquent la justice n’est pas une vertu générale.
Réponse à l’objection N°3 : Les devoirs que l’on remplit
envers soi-même peuvent se rapporter aux autres, surtout relativement au bien général.
Par conséquent la justice légale, selon qu’elle se rapporte au bien commun,
peut recevoir le nom de vertu générale, et on peut dire pour la même raison que
l’injustice embrasse tous les péchés. C’est de là qu’il est dit (1 Jean, 3, 4)
: que tout péché est une iniquité.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 1) que la justice comprend toutes les vertus (Aristote
attribue cette maxime à un poète, et on la trouve exprimée dans le vers 149e
du recueil qui nous reste sous le nom de Maximes
ou Sentences de Théognis.).
Conclusion Puisque c’est par la justice que les actes de toutes
les vertus se rapportent au bien commun, elle est une vertu générale.
Il faut répondre que la justice, comme nous l’avons dit (art. 2),
règle l’homme dans ses rapports avec les autres ; ce qui peut se faire de
deux manières. Car on peut avoir des relations avec les autres considérés
individuellement, ou bien considérés en général : c’est ainsi que celui qui est
au service d’une société est par là même au service de tous les hommes qui en
font partie. La justice peut donc selon sa propre essence se rapporter à ces
deux objets. Or, il est évident que tous ceux qui font partie d’une société
sont à cette société ce que les parties sont au tout ; et comme ce qu’est la
partie appartient au tout, il s’ensuit que tout le bien de la partie peut être
rapporté au bien du tout. D’après cela, le bien de chaque vertu, soit qu’elle
règle l’homme par rapport à lui-même, soit qu’elle le règle par rapport aux
autres individus, peut se rapporter au bien général qui est l’objet de la
justice. Ainsi les actes de toutes les vertus peuvent appartenir à la justice,
selon qu’elle règle l’homme par rapport au bien commun (La justice fait
rapporter au bien général les actes de toutes les autres vertus. Elle commande
au brave de défendre la patrie, au tempérant de s’abstenir de ses passions dans
l’intérêt de la société, et ainsi du reste.). Et c’est en ce sens qu’on dit que
la justice est une vertu générale. — Et parce qu’il appartient à la loi de
régler ce qui se rapporte au bien commun, comme nous l’avons vu (1a
2æ, quest. 90, art. 2), il en résulte que la justice qui est
générale dans le sens que nous venons de déterminer, reçoit le nom de justice légale, parce que c’est elle qui met l’homme
d’accord avec la loi qui rapporte au bien général les actes de toutes les
vertus.
Article 6 : La
justice générale est-elle essentiellement la même chose que toute vertu ?
Objection N°1. Il semble que la
justice générale soit la même chose dans son essence que toute vertu. Car
Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 1) que la justice
légale est la même chose que la vertu, mais que leur être n’est pas le même.
Or, les choses qui ne diffèrent que par leur être ou rationnellement, ne
diffèrent pas essentiellement. Donc la justice est essentiellement la même
chose que toute vertu.
Objection N°2. Toute vertu qui n’est pas essentiellement la même
chose que la vertu en est une partie. Or, la justice générale, comme le dit
Aristote (ibid.), n’est pas une
partie de la vertu, mais elle est la vertu entière. Elle est donc
essentiellement la même chose que toute vertu.
Objection N°3. De ce qu’une vertu rapporte son acte à une fin plus
élevée, l’habitude qui la produit ne change pas pour cela essentiellement.
Ainsi l’habitude de la tempérance serait essentiellement la même, quand même
son acte aurait pour objet le bien divin. Or, il appartient à la justice légale
de rapporter les actes de toutes les vertus à une fin plus élevée, c’est-à-dire
au bien général de la multitude, qui l’emporte sur le bien d’un seul individu.
Il semble donc que la justice légale soit essentiellement toute vertu.
Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement procède de la justice
légale dans le sens que la vertu que la justice légale commande prend son
propre nom.
Objection N°4. Le bien de la partie peut toujours se rapporter au
bien du tout ; s’il ne s’y rapportait pas, il paraîtrait vain et inutile. Ce
qui est vertueux, ne pouvant être vain et inutile, il semble qu’aucun acte ne
puisse appartenir à une vertu sans se rapporter à la justice générale qui a
pour objet le bien commun ; et par conséquent cette justice doit être dans son
essence la même chose que toute vertu.
Réponse à l’objection N°4 : Toute vertu selon sa propre
raison rapporte ses actes à la fin qui lui est propre ; mais sa propre raison
ne suffit pas pour qu’elle soit toujours ou quelquefois en rapport avec une fin
plus élevée (Les autres vertus se rapportant au bien particulier, il faut une
vertu supérieure qui rapporte leurs actes au bien général.). Elle a besoin
d’une vertu supérieure qui la dirige vers cette fin. Par conséquent il faut
qu’il y ait une vertu supérieure qui ordonne toutes les vertus au bien général.
Cette vertu est la justice légale, qui est essentiellement différente de toute
vertu.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 1) qu’il y en a beaucoup qui peuvent faire servir
la vertu à leur propre avantage, mais non l’employer à l’utilité des autres. Et
ailleurs (Pol., liv. 3, chap. 3) il
observe que la vertu de l’homme de bien et celle du bon citoyen n’est pas
absolument la même. Or, la vertu du bon citoyen est la justice générale par
laquelle ses actes se rapportent au bien commun. Cette justice n’est donc pas
la même que la vertu commune, puisque l’une peut exister sans l’autre.
Conclusion La justice légale, qui regarde directement et
absolument le bien général, est par son essence une vertu spéciale distincte de
toutes les autres, et on ne l’appelle générale qu’à titre de cause. Mais si on
entend par justice légale une vertu dont l’acte se rapporte d’une certaine
manière au bien général, d’après cette acception elle peut être essentiellement
la même que toute vertu.
Il faut répondre que le mot général
peut s’entendre de deux manières : 1° Selon le prédicat (Dans ce cas, la
généralité s’applique à l’idée, et s’entend d’une conception pure. Il y a alors
nécessairement communauté d’essence entre tous les sujets que cette idée embrasse.).
C’est ainsi que l’animal est général par rapport à l’homme, au cheval et à tous
les êtres animés. Il faut que ce qui est général de cette manière soit par
essence la même chose que les êtres qu’il embrasse. Car le genre appartient à
l’essence de l’espèce et entre dans sa définition. 2° On dit qu’une chose est
générale selon sa vertu. C’est ainsi qu’une cause universelle est générale par
rapport à tous ses effets, comme le soleil par rapport à tous les corps qu’il
éclaire et sur lesquels il agit par son influence. Dans ce cas il ne faut pas
que ce qui est général soit le même par essence que les objets auxquels il
s’étend ; parce que l’essence de la cause et de l’effet n’est pas la même. —
Ainsi, d’après ce que nous avons vu (art. 5), on dit que la justice légale est
une vertu générale, parce qu’elle dirige les actes des autres vertus vers leurs
fins, c’est-à-dire qu’elle les meut toutes par ses ordres. Car comme la charité
peut être appelée une vertu générale, parce qu’elle rapporte les actes de toutes
les vertus au bien divin ; ainsi il en est de la justice légale qui rapporte
les actes de toutes les vertus au bien commun. Et de même que la charité qui se
rapporte au bien divin comme à son objet propre est par son essence une vertu
spéciale, ainsi la justice légale est dans son essence une vertu spéciale,
selon qu’elle a le bien commun pour son objet propre. Par conséquent elle est
dans le chef de l’Etat d’une manière principale et supérieure (La justice
légale, dans le chef qui commande, est-elle de la même espèce que la justice
légale dans les sujets qui lui obéissent ? Billuart croit l’affirmative plus
probable, parce qu’elles ont le même objet formel, qui est le bien commun.), et
elle réside dans les sujets d’une manière secondaire et pour ainsi dire
administrative. — On peut cependant donner le nom de justice légale (On peut
appeler improprement justice légale tout acte de vertu que la justice légale
ordonne, comme on appelle charité tout acte de vertu prescrit par la charité.
C’est ainsi qu’on dit que le roi est l’Etat ; que le premier du sénat, qui mène
tous les autres, est le sénat lui-même.) à toute vertu
qui est rapportée au bien commun par la justice qui est spéciale dans son
essence et générale par son influence. En ce sens la justice légale est dans
son essence la même chose que toute vertu, mais elle en diffère
rationnellement. Telle est la pensée d’Aristote.
La réponse à la première et à la seconde objection est par là même
évidente.
Article 7 : Y
a-t-il une justice particulière indépendamment de la justice générale ?
Objection N°1. Il semble qu’il
n’y ait pas une justice particulière indépendamment de la justice générale. Car
dans les vertus il n’y a rien de superflu, comme il n’y a rien de superflu dans
la nature. Or, la justice générale règle suffisamment l’homme dans ses rapports
avec les autres. Il n’est donc pas nécessaire qu’il y ait une justice
particulière.
Réponse à l’objection N°1 : La justice légale règle
suffisamment l’homme dans ses rapports avec les autres, relativement au bien
commun qui est son objet immédiat, et relativement au bien des individus, mais
d’une manière médiate (Dans le sens que le bien général de l’Etat contribue au
bien propre des individus.). C’est pourquoi il faut qu’il y ait une justice
particulière qui le règle immédiatement dans ses rapports avec les individus.
Objection N°2. L’un et
la multitude ne changent pas l’espèce
de la vertu. Or, la justice légale met l’homme en rapport avec les autres, pour
ce qui regarde la multitude, comme on le voit d’après ce que nous avons dit
(art. 5 et 6). Il n’y a donc pas une autre espèce de justice qui mette l’homme
en rapport avec les autres, relativement à ce qui regarde chaque individu personnellement.
Réponse à l’objection N°2 : Le bien général de la cité et le
bien particulier de l’individu ne diffèrent pas seulement comme le peu et le beaucoup, mais ils diffèrent formellement. Car la raison du bien
commun diffère de la raison du bien particulier, comme la raison du tout
diffère de celle de la partie (Ainsi le rapport des parties entre elles n’est
par le même que le rapport des parties au tout.). C’est pourquoi Aristote dit (Polit., liv. 1, chap. 1) qu’on a eu tort
d’avancer que l’Etat, la famille, et les autres dénominations semblables ne
diffèrent que du plus au moins, et que ces choses sont de la même espèce.
Objection N°3. Entre un individu et la multitude qui compose un
Etat il y a une multitude intermédiaire, celle de la famille. Si donc
indépendamment de la justice générale il y a une justice particulière qui se
rapporte à l’individu, pour le même motif il doit y avoir la justice économique
qui ait pour objet le bien d’une seule famille ; ce qu’on ne dit pas. Il n’y a
donc pas de justice particulière indépendamment de la justice légale.
Réponse à l’objection N°3 : La société domestique se
distingue, d’après Aristote (Pol.,
liv. 1, chap. 3), en trois ordres constitutifs : l’épouse et l’époux, le père
et le fils, le serviteur et le maître ; l’une de ces personnes est en quelque
sorte une partie de l’autre. C’est pourquoi à l’égard de ces personnes il n’y a
pas de justice proprement dite (Parce qu’il n’y a pas de l’une à l’autre
égalité parfaite.), il n’y a qu’une espèce de justice, qu’on appelle
économique, comme le dit encore le philosophe (Eth., liv. 5, chap. 6).
Mais c’est le contraire. Saint Chrysostome, à l’occasion de ces
paroles : Bienheureux ceux qui ont faim
et soif de la justice (Matth., Hom. 15), dit que la justice est une vertu
universelle ou particulière contraire à l’avarice.
Conclusion Indépendamment de la justice légale, il est nécessaire
qu’il y ait une autre vertu ou une autre justice qui règle l’homme dans ce qui
regarde les individus.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), la justice légale n’est pas essentiellement toute
vertu ; mais il faut qu’indépendamment de cette justice qui règle l’homme
immédiatement par rapport au bien commun, il y ait d’autres vertus qui le
règlent immédiatement à l’égard des biens particuliers qui peuvent se rapporter
ou à lui ou à un autre individu. Par conséquent, comme indépendamment de la
justice légale, il faut qu’il y ait des vertus particulières qui règlent
l’homme en lui-même, telles que la tempérance et la force ; de même, outre
cette justice légale, il faut qu’il y ait une justice particulière qui règle
l’homme dans les rapports qu’il doit avoir avec les autres hommes (La justice
particulière règle les rapports des citoyens entre eux, au lieu que la justice
légale règle les rapports des citoyens envers l’Etat.).
Article 8 : La
justice particulière a-t-elle une matière spéciale ?
Objection N°1. Il semble que la
justice particulière n’ait pas une matière spéciale. Car à l’occasion de ces
paroles de la Genèse (2, 14) : Et
l’Euphrate est le quatrième de ces fleuves, la glose dit (ordin. Aug., liv. 2,
de Gen. cont.
Man., chap. 10), l’Euphrate signifie fertile
; on ne dit pas contre qui il s’élance, parce que la justice appartient à
toutes les parties de l’âme. Or, il n’en serait pas ainsi si elle avait une
matière spéciale, parce que toute matière spéciale appartient à une puissance
particulière. Donc la justice particulière n’a pas une matière spéciale.
Réponse à l’objection N°1 : La justice appartient
essentiellement à une partie de l’âme, dans laquelle elle existe comme dans son
sujet, c’est-à-dire à la volonté qui commande à toutes les autres puissances de
l’âme et qui les meut par son ordre. Ainsi la justice n’appartient pas
directement (Quoiqu’elle n’ait pas pour objet direct de régler les passions,
cependant elle peut secondairement les modérer toutes les fois qu’elles tendent
à anticiper sur son domaine. C’est ainsi qu’elle repousse l’avarice, qui
cherche à s’emparer du bien d’autrui, et tous les autres vices qui ont ce
caractère.), mais par manière de surcroît, à toutes les autres parties de
l’âme.
Objection N°2. Saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quest. 61) qu’il y a dans l’âme quatre vertus au moyen
desquelles on mène ici-bas une vie spirituelle ; ce sont la tempérance, la
prudence, la force et la justice. Il ajoute que la justice se répand sur toutes
les autres. La justice particulière, qui est une des quatre vertus cardinales,
n’a donc pas de matière spéciale.
Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (1a
2æ, quest. 61, art. 3 et 4), les vertus cardinales se considèrent de
deux manières : d’abord comme des vertus spéciales qui ont une matière
déterminée, et ensuite selon qu’elles expriment des modes généraux de la vertu.
C’est dans ce dernier sens que parle saint Augustin ; car il dit que la
prudence est la connaissance des choses que l’on doit rechercher et de celles
qu’on doit fuir, que la tempérance est le frein qui éloigne la cupidité des
choses qui délectent temporellement ; que la force est la fermeté de l’esprit
contre les choses temporelles qui sont pénibles, et que la justice qui se
répand sur toutes les autres vertus est l’amour de Dieu et du prochain, qui est
la racine commune de tout ce qui se rapporte à autrui.
Objection N°3. La justice dirige suffisamment l’homme dans les
choses qui se rapportent à autrui. Or, l’homme peut se rapporter aux autres au
moyen de tout ce qui appartient à cette vie. Donc la matière de la justice est
générale et non spéciale.
Réponse à l’objection N°3 : Les passions intérieures qui sont
une partie de la matière des vertus morales ne se rapportent pas à autrui par
elles-mêmes (Elles ne regardent que l’individu dans lequel elles se trouvent.),
ce qui appartient au caractère spécial de la justice ; mais leurs effets qui
sont les opérations extérieures peuvent s’y rapporter, il ne résulte donc pas
de là que la matière de la justice soit générale.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 2) que la justice particulière a spécialement pour
objet les choses que l’on échange.
Conclusion Puisque la justice particulière met un homme en rapport
avec un autre, elle a pour matière propre les actions extérieures de l’homme et
les choses sur lesquelles un homme traite avec un autre.
Il faut répondre que toutes les choses qui peuvent être rectifiées
par la raison sont la matière de la vertu morale qu’on définit la droite
raison, comme on le voit (Eth., liv. 2, chap.
2 et 6). Or, la raison peut rectifier les passions intérieures de l’âme et les
actions extérieures, et les choses dont les hommes font usage. Par les actions
et par les choses extérieures que les hommes peuvent s’échanger réciproquement,
on règle les rapports de l’individu avec ses semblables, par les passions
intérieures on redresse l’homme en lui-même. C’est pourquoi la justice se
rapportant à autrui, elle n’embrasse pas toute la matière de la vertu morale,
mais elle a seulement pour objets les actions et les choses extérieures (Les
actions extérieures dont il est ici question sont : la vente, le payement, le
prêt, la location, etc. ; et par les choses, on entend l’argent, les terres,
les denrées, et, en général, les biens de la fortune.), considérées sous un
rapport spécial, c’est-à-dire selon que l’individu traite avec un autre à leur
égard.
Article 9 : La
justice a-t-elle pour objet les passions ?
Objection N°1. Il semble que la
justice se rapporte aux passions. Car Aristote dit (Eth., liv. 2, chap. 3) que la vertu morale a pour objet les plaisirs
et les tristesses. Or, le plaisir ou la délectation et la tristesse sont des
passions, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 23, art.
4) en traitant des passions. La justice doit donc avoir les passions pour
objet, puisqu’elle est une vertu morale.
Réponse à l’objection N°1 : Toute vertu morale n’a pas pour
matière le plaisir et la tristesse, puisque la force se rapporte à la crainte
et à l’audace. Mais toute vertu morale se rapporte à la délectation et à la
tristesse comme aux fins qui en résultent ; parce que, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 7, chap. 11), le plaisir ou la
peine est la fin principale que nous envisageons quand nous disons qu’une chose
est bonne ou qu’elle est mauvaise. Et ces effets sont ceux de la justice, parce
que, d’après le même philosophe (Eth., liv. 1,
chap. 8), celui qui ne se réjouit pas d’une action juste n’est pas juste
lui-même.
Objection N°2. Les opérations qui se rapportent à autrui sont
rectifiées par la justice. Or, ces opérations ne peuvent être réglées, si les
passions ne le sont elles-mêmes, parce que le désordre des passions produit le
désordre dans les opérations ; ainsi le désir des plaisirs charnels mène à
l’adultère, et l’amour excessif de l’argent conduit au vol. Il faut donc que la
justice ait les passions pour objet.
Réponse à l’objection N°2 : Les opérations extérieures
tiennent le milieu entre les choses extérieures qui sont leur matière et les
passions intérieures qui sont leurs principes. Or, il arrive quelquefois que
l’on pèche à l’égard de l’une de ces choses sans pécher à l’égard de l’autre ;
comme quand on ravit à autrui ce qui lui appartient non pour le posséder, mais
pour lui nuire ; ou quand au contraire on désire le bien d’autrui, sans vouloir
pourtant le lui ravir. Il appartient donc à la justice de rendre droites les
actions, selon qu’elles ont pour termes les choses extérieures ; mais c’est aux autres vertus morales à les régler, selon qu’elles
procèdent des passions. Ainsi la justice empêche de ravir ce qui appartient à
autrui, selon que cet acte est contraire à l’égalité qui doit exister dans les
choses extérieures ; la libéralité défend la même chose, mais selon que cet
acte procède du désir immodéré des richesses. Mais parce que les opérations
extérieures ne tirent pas leur espèce des passions intérieures, mais plutôt des
choses extérieures, comme de leurs objets, il s’ensuit qu’absolument parlant
les opérations extérieures sont plutôt la matière de la justice que celle des
autres vertus morales.
Objection N°3. Comme la justice particulière se rapporte à autrui,
de même la justice légale. Or, la justice légale a les passions pour objet ;
autrement elle ne s’étendrait pas à toutes les vertus, dont quelques-unes se
rapportent évidemment aux passions. Donc, etc.
Réponse à l’objection N°3 : Le bien commun est la fin de
chacun des individus qui existent dans une société, comme le bien du tout est
la fin de chacune des parties. Mais le bien d’un individu n’est pas la fin d’un
autre. C’est pourquoi la justice légale qui se rapporte au bien commun (A ce
titre, la justice générale est plus parfaite que la justice particulière, parce
que son objet est plus étendu.) peut s’étendre plutôt aux passions intérieures
qui règlent l’homme en lui- même que la justice particulière qui se rapporte au
bien d’un autre individu ; quoique la justice légale s’étende plus
principalement aux autres vertus relativement à leurs opérations extérieures,
en tant que la loi ordonne de faire des actes de force, de tempérance et de
douceur, comme le dit Aristote (Eth., liv. 5,
chap. 2).
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 1 et 2) qu’elle a pour objet les opérations.
Conclusion L’homme n’étant pas immédiatement en rapport avec les
autres par les passions intérieures, la justice qui se rapporte à autrui ne
peut pas avoir ces passions pour objet.
Il faut répondre que l’évidence de cette proposition est manifeste
de deux manières : 1° Par rapport au sujet de la justice qui est la volonté.
Les passions ne sont pas les actes ou les mouvements de cette puissance, comme
nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 23, art. 3, et quest. 59,
art. 4) ; on ne donne le nom de passions
qu’aux mouvements de l’appétit sensitif. C’est pourquoi la justice n’a pas pour
objet les passions, comme la tempérance et la force qui résident dans
l’irascible et le concupiscible. 2° Par rapport à la matière, parce que la
justice embrasse ce qui se rapporte à autrui, et nous ne pouvons
être immédiatement réglés dans nos rapports avec les autres par les passions
intérieures. C’est pour ce motif que la justice n’a pas les passions pour
objet.
Article 10 :
Le milieu de la justice est-il le milieu de la chose ?
Objection N°1. Il semble que le
milieu de la justice ne soit pas le milieu de la chose. Car la nature du genre
se retrouve dans toutes les espèces. Or, on définit la vertu morale (Eth., liv. 2, chap. 6) une habitude
élective qui existe dans un milieu que la raison a déterminé par rapport à
nous. Il y a donc dans la justice un milieu rationnel, mais non un milieu réel.
Réponse à l’objection N°1 : Ce milieu réel est aussi un
milieu rationnel, et que par conséquent la justice n’en est pas moins une vertu
morale.
Objection N°2. Dans les choses qui sont absolument bonnes, il n’y
a ni excès, ni dé- faut, et par conséquent il n’y a pas de milieu, comme on le
voit à l’égard des vertus (Eth., liv. 2, chap.
6). Or, la justice a pour objet ce qui est absolument bon, d’après Aristote (Eth., liv. 5, chap. 4). Il n’y a donc pas
en elle de milieu réel.
Réponse à l’objection N°2 : Le bien pur et simple s’entend de
deux manières : 1° On appelle ainsi ce qui est bien de toutes les manières,
comme les vertus sont bonnes. A l’égard de ce qui est bien de cette manière, il
n’y a ni milieu, ni extrêmes. 2° On dit simplement qu’une chose est bonne quand
elle l’est absolument, c’est-à-dire considérée dans sa nature, quoiqu’on puisse
en abuser et la rendre mauvaise, comme on le voit à l’égard des richesses et
des honneurs. Dans ce cas, il peut y avoir excès, défaut ou moyen terme
relativement aux hommes, qui peuvent en faire un bon ou un mauvais usage. C’est
dans ce sens qu’on dit que la justice a pour objet ce qui est absolument bon.
Objection N°3. Dans les autres vertus, on dit qu’il y a un milieu
rationnel, mais non un milieu réel, parce qu’elles se considèrent diversement,
selon les différents individus ; car ce qui est beaucoup pour l’un est peu pour
l’autre, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap.
6). Or, il en est de même pour la justice ; puisqu’on ne punit pas de la même
peine celui qui frappe un prince et celui qui frappe un simple particulier. La
justice n’a donc pas un milieu réel, mais un milieu rationnel.
Réponse à l’objection N°3 : L’injure que l’on fait à un
prince a une autre proportion que celle qu’on fait à un simple particulier.
C’est pourquoi il faut que la vengeance diffère pour être proportionnée à ces
deux injures ; ce qui établit une différence réelle (C’est à dire qui repose
sur la nature même des choses, et qui est indépendante du jugement de la
raison.), et non une différence qui soit purement de raison.
Mais c’est le contraire. Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6 et 7, et liv. 5, chap. 3 et 4) détermine le
milieu de la justice d’après une proportion arithmétique qui est le milieu
réel.
Conclusion Puisque la justice a pour objet les opérations et les
choses extérieures, son milieu est un milieu réel qui consiste dans une
certaine égalité proportionnelle entre la chose et la personne extérieure.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc., 1a
2æ, quest. 59, art. 4), les autres vertus morales ont principalement
pour objet les passions, qui ne peuvent être réglées que relativement à l’homme
lui-même, dans lequel elles se trouvent, c’est-à-dire selon qu’il se fâche ou
qu’il convoite dans les différentes circonstances où il doit le faire. Le
milieu de ces vertus ne se considère pas selon la proportion qu’il y a entre
une chose et une autre, mais uniquement selon le rapport qu’elles ont avec
l’homme vertueux (Le milieu de ces vertus doit être déterminé par la raison, et
c’est pour cela qu’on l’appelle medium rationis.
Il varie selon la condition du sujet. Par exemple, le milieu de la tempérance
ne consiste pas à prendre précisément telle ou telle quantité d’aliments. Cette
quantité varie selon tes tempéraments et selon les circonstances de temps, de
travail, etc.).
C’est pourquoi il n’y a en elles qu’un milieu rationnel qui est
relatif. Mais la justice a pour matière les opérations extérieures, selon que
l’opération ou la chose dont elle fait usage établit une certaine égalité de
proportion à l’égard d’une personne autre que celle qui constitue cette
égalité. C’est pourquoi le milieu de la justice consiste dans l’égalité ou la
proportion d’une chose extérieure à une personne étrangère (Le milieu de la
justice consiste dans l’égalité des choses ; il ne dépend nullement du jugement
de la raison. Ainsi, par exemple, si l’on doit cent francs, on ne peut
s’acquitter qu’en payant cette somme. Les circonstances de temps, de lieu, de
personne, n’y font rien. Le milieu de cette vertu est déterminé par les choses
elles-mêmes. C’est pour cela qu’on l’appelle medium rei.). Et comme cette égalité est
un milieu qui se tient réellement entre le plus et le moins (On ne doit donner
ni plus ni moins qu’on ne doit.), comme ledit Aristote (Met., liv. 10, text. 19), il s’ensuit que
le milieu de la justice est un milieu réel.
Article 11 :
L’acte de la justice consiste-t-il à rendre à chacun le sien ?
Objection N°1. Il semble que
l’acte de la justice ne consiste pas à rendre à chacun le sien. Car saint
Augustin (De Trin., liv. 14, chap. 9)
attribue à la justice le soulagement des malheureux. Or, en secourant les
malheureux nous ne leur accordons pas ce qui leur appartient, mais plutôt ce
qui est à nous. Donc l’acte de la justice ne consiste pas à accorder à chacun
le sien.
Réponse à l’objection N°1 : La justice étant une vertu
cardinale, il y a d’autres vertus secondaires qui lui sont adjointes, comme la
miséricorde, la libéralité et d’autres vertus semblables, comme on le verra
(quest. 80). C’est pourquoi l’acte de secourir les malheureux, qui appartient à
la miséricorde ou à la piété ; celui de faire du bien
avec générosité, qui se rapporte à la libéralité, se ramènent à la justice
comme à la vertu principale.
Objection N°2. Cicéron dit (De
offlic., liv. 1) que la bienfaisance,
qu’on peut appeler bienveillance ou libéralité, appartient à la justice. Or, la
libéralité nous fait donner à autrui ce qui est à nous et non ce qui lui
appartient. L’acte de la justice ne consiste donc pas à rendre à chacun le
sien.
Objection N°3. Il appartient à la justice non seulement de
dispenser les choses d’une manière convenable, mais encore d’empêcher les
actions injurieuses, comme les homicides, les adultères, etc. Or, il semble que
rendre à chacun le sien se borne à la dispensation des choses. On ne fait donc
pas suffisamment connaître l’acte de la justice quand on dit qu’il consiste à
rendre à chacun le sien.
Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit Aristote (Eth., liv. 5, chap. 4), tout ce qui est en
plus dans les choses qui regardent la justice est compris sous le nom général
de gain ; comme tout ce qui est en
moins reçoit le nom de perte. Il en
est ainsi parce que la justice a d’abord été exercée, et qu’elle l’est encore
plus généralement dans les échanges volontaires de denrées, comme l’achat et la
vente où ces mots trouvent leur application propre. C’est de là qu’on les a
pris pour désigner tout ce qui peut être l’objet de la justice. Il en faut dire
autant de ces mots : Rendre à chacun le
sien.
Mais c’est le contraire. Saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap.
24) que la justice rend à chacun le sien ; elle ne revendique pas ce qui
est à autrui, elle néglige ses intérêts propres pour conserver l’équité
commune.
Conclusion L’acte propre de la justice consiste à rendre à chacun
le sien.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 9 et 10), la
matière de la justice est l’opération extérieure, selon que cette opération ou
la chose qu’elle met en usage est proportionnée à une autre personne avec
laquelle la justice nous met en rapport. Or, on dit qu’une personne possède
comme sien ce qui lui est dû, selon une égalité de proportion. C’est pourquoi
l’acte propre de la justice n’est pas autre que de rendre à chacun ce qui lui
revient.
La réponse à la seconde objection est par là même évidente.
Article 12 :
La justice l’emporte-t-elle sur toutes les vertus morales ?
Objection N°1. Il semble que la
justice ne l’emporte pas sur toutes les vertus morales. Car il appartient à la
justice de rendre aux autres ce qui est à eux, tandis qu’il appartient à la
libéralité de donner ce qui est à soi ; ce qui est plus vertueux. La libéralité
est donc une vertu plus grande que la justice.
Réponse à l’objection N°1 : La libéralité, quoiqu’elle donne du
sien, le fait cependant parce qu’elle voit en cela le bien de sa propre vertu ;
tandis que la justice en donnant à un autre le sien, considère le bien général.
En outre, la justice s’observe envers tout le monde, mais la libéralité ne peut
pas s’étendre à tous, et de plus la libéralité en donnant du sien se fonde sur
la justice qui accorde à chacun ce qui lui appartient (La libéralité est une
partie de la justice, comme le prouve saint Thomas (quest. 80).).
Objection N°2. Une vertu n’est ornée que par une autre plus digne
qu’elle. Or, la magnanimité est l’ornement de la justice et de toutes les
vertus, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap.
3). Elle est donc plus noble que la justice.
Réponse à l’objection N°2 : La magnanimité quand elle
s’ajoute à la justice augmente sa bonté ; mais sans elle (Elle tire donc de la
justice ce qu’il y a de bon en elle.), elle ne serait pas une vertu.
Objection N°3. La vertu a pour objet ce qui est bon et difficile,
comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 3). Or, la force se
rapporte à des choses plus difficiles que la justice, par exemple, aux périls
de la mort, d’après ce même philosophe (Eth., liv. 3, chap.
6). La force est donc plus noble que la justice.
Réponse à l’objection N°3 : Quoique la force ait pour objet
ce qu’il y a de plus difficile, elle ne se rapporte pas à ce qu’il y a de
meilleur ; puisqu’elle n’est utile que dans la guerre, tandis que la justice
l’est dans la guerre et dans la paix, comme nous l’avons dit (dans le corps de
cette question.).
Mais c’est le contraire. Cicéron dit (De offic., liv. 1) :
C’est dans la justice que se manifeste avec le plus d’éclat la splendeur de la
vertu, et c’est d’elle que les hommes de bien tirent leur nom.
Conclusion La justice particulière, aussi bien que la justice
légale, étant une vertu qui existe dans la volonté et qui règle l’homme dans
ses rapports avec les autres, elle est la plus excellente de toutes les vertus
morales.
Il faut répondre
que si nous parlons de la justice légale il est évident qu’elle est la plus
noble de toutes les vertus morales, parce que le bien général l’emporte sur le
bien particulier d’un individu. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth,. liv. 5, chap. 1) que la justice parait être la plus
éclatante de toutes les vertus ; que ni l’astre du soir, ni l’astre du matin
n’inspirent autant d’admiration. — Mais si nous parlons de la justice
particulière, elle l’emporte aussi sur les autres vertus morales pour deux
raisons. La première peut se prendre du sujet, parce qu’elle réside dans la
partie la plus noble de l’âme, c’est-à-dire dans l’appétit raisonnable, ou la
volonté, tandis que les autres vertus morales existent dans l’appétit sensitif
auquel appartiennent les passions qui sont la matière qu’elles ont pour objet.
— La seconde se tire de l’objet. Car les autres vertus ne sont louées que pour
le bien de celui qui les possède, tandis que la justice est louée parce que
l’homme juste est pour les autres ce qu’il doit être. Ainsi la justice est en
quelque sorte le bien d’autrui, selon
l’expression du philosophe (Eth., liv. 5, chap.
1) ; c’est ce qui lui fait dire (Rhet., liv. 1, chap.
9) que les plus grandes vertus doivent être nécessairement celles qui sont les
plus utiles aux autres, puisque la vertu est une puissance bienfaisante. C’est
pourquoi on honore surtout ceux qui sont forts et justes ; parce que la force
est utile dans la guerre, et que la justice l’est dans la guerre et dans la
paix.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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