Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 60 : Du jugement

 

            Après avoir parlé de l’injustice, nous devons nous occuper du jugement. — A cet égard six questions se présentent : 1° Le jugement est-il un acte de justice ? — 2° Est-il permis de juger ? (Cet article est une réfutation des vaudois et des anabaptistes, qui prétendaient que les chrétiens n’avaient pas le droit de rendre des jugements.) — 3° Doit-on juger d’après des soupçons ? (Saint Thomas comprend sous le nom général de soupçon le doute et le jugement téméraire.) — 4° Doit-on interpréter les choses douteuses dans le meilleur sens ? — 5° Doit-on toujours juger d’après les lois écrites ? — 6° Le jugement usurpé est-il mauvais ?

 

Article 1 : Le jugement est-il un acte de justice ?

 

Objection N°1. Il semble que le jugement ne soit pas un acte de justice. Car Aristote dit (Eth., liv. 1, chap. 3) que chacun juge bien ce qu’il connaît ; et ainsi le jugement paraît appartenir à la puissance cognitive. Or, cette puissance est perfectionnée par la prudence. Le jugement appartient donc plutôt à la prudence qu’à la justice qui réside dans la volonté, comme nous l’avons dit (quest. 58, art. 4).

Réponse à l’objection N°1 : Le mot de jugement, qui dans son acception première signifie la droite détermination des choses qui sont justes, a reçu de l’extension, et qu’on lui a fait exprimer la droite détermination de toutes choses, de celles qui sont spéculatives aussi bien que de celles qui sont pratiques. Toutefois, en toutes choses la rectitude du jugement exige deux conditions, dont l’une est la puissance même qui porte le jugement, et, à ce point de vue, le jugement est un acte de raison ; car c’est à la raison à dire ou à définir une chose (C’est à la raison à juger tous les actes de vertu, quels qu’ils soient.). L’autre est la disposition de celui qui juge ; ce qui le rend apte à bien juger. Alors, pour ce qui appartient à la justice, le jugement procède de cette vertu (C’est à la justice à juger des matières qui lui sont propres, comme c’est à la tempérance à juger celles qui la concernent.), comme pour ce qui appartient à la force, il procède de la force. Par conséquent, le jugement est un acte de justice et de prudence. Il appartient à la justice, parce qu’elle nous porte à bien juger, et il appartient à la prudence, parce qu’elle prononce le jugement (Il appartient à la justice comme vertu particulière qui juge des actes qui lui sont propres, et il appartient à la prudence, parce qu’il lui appartient de juger toutes les choses pratiques. On peut voir d’ailleurs sur cette question les discussions auxquelles se livrent Bannes et Serra.). C’est pour cela que nous avons dit (quest. 51, art. 3) que le bon sens qui appartient à la prudence est appelé une bonne judiciaire.

 

Objection N°2. Saint Paul dit (1 Cor., 2, 5) : L’homme spirituel juge toutes choses. Or, l’homme est rendu spirituel surtout par la vertu de la charité, qui est répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint que nous avons reçu, (Rom., 5, 5), selon l’expression du même apôtre. Le jugement appartient donc plus à la charité qu’à la justice.

Réponse à l’objection N°2 : L’homme spirituel reçoit de l’habitude de la charité l’inclination qui le porte à bien juger de tout d’après les règles divines qui déterminent son jugement au moyen du don de sagesse, comme le juste juge d’après les règles du droit au moyen de la vertu de prudence.

 

Objection N°3. Le jugement droit appartient à chaque vertu relativement à la matière qui lui est propre, parce que l’homme vertueux est en chaque chose la règle et la mesure, d’après Aristote (Eth., liv. 3, chap. 4). Le jugement n’appartient donc pas plus à la justice qu’aux autres vertus morales.

Réponse à l’objection N°3 : Les autres vertus règlent l’homme en lui-même ; tandis que la justice règle ses rapports avec autrui, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 58, art. 2, 9 et 10). Or, l’homme est le maître de ce qui lui appartient, mais il n’est pas le maître de ce qui appartient à un autre. C’est pourquoi, en ce qui regarde les autres vertus, on ne requiert que le jugement de l’homme vertueux, en prenant le mot de jugement dans son sens le plus étendu, comme nous l’avons dit (Réponse N°1). Mais, en ce qui concerne la justice, il faut de plus le jugement d’un supérieur qui puisse examiner les deux intérêts qui sont en jeu et les peser. C’est pour cette raison que le jugement appartient plus spécialement à la justice qu’à une autre vertu.

 

Objection N°4. Le jugement paraît n’appartenir qu’aux juges, tandis que l’acte de la justice se trouve dans tous les justes. Par conséquent, puisqu’il n’y a pas que les juges qui soient justes, il semble que le jugement ne soit pas l’acte propre de la justice.

Réponse à l’objection N°4 : La justice dans le prince est comme la vertu royale et dominante, qui ordonne et commande ce qui est juste ; tandis que dans les sujets elle est comme la vertu qui exécute et qui obéit. C’est pourquoi le jugement qui implique la définition du juste, appartient à la justice, selon qu’elle est dans le chef d’une manière plus éminente.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Ps. 93, 1) : Jusques à quand la justice se tournera-t-elle contre le jugement ?

 

Conclusion Le jugement étant la détermination de ce qui est juste, il s’ensuit que c’est un acte de justice.

Il faut répondre que le jugement désigne proprement l’acte du juge considéré comme tel. Le mot juge (judex) signifie en quelque sorte celui qui proclame le droit (jus dicens). Le droit est l’objet de la justice, comme nous l’avons vu (quest. 57, art. 1). C’est pourquoi, dans son acception primitive, le jugement implique la définition ou la détermination du juste ou du droit (Cette signification première vient de son étymologie juris dictio.). Or, une bonne décision à l’égard des opérations vertueuses, provient à proprement parler, de l’habitude de la vertu. Ainsi celui qui est chaste détermine bien ce qui appartient à la chasteté. C’est pour ce motif que le jugement qui implique la droite détermination de ce qui est juste appartient proprement à la justice. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 5, chap. 4) que les hommes ont recours au jugement comme à la justice personnifiée.

 

Article 2 : Est-il permis de juger ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas permis de juger. Car on n’est puni que pour une chose illicite. Or, ceux qui jugent sont frappés d’une peine qu’évitent ceux qui ne jugent pas, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., chap. 7) : Ne jugez pas pour que vous ne soyez pas jugés. Il est donc défendu de juger.

Réponse à l’objection N°1 : Le Seigneur, en cet endroit (Les hérétiques ont abusé de ces paroles de Notre-Seigneur, et c’est là ce qui les a jetés dans l’erreur.), nous défend le jugement téméraire qui porte sur les intentions du cœur ou sur d’autres choses incertaines, comme le dit saint Augustin (De serm. Dom. in mont., liv. 2, chap. 18) ; ou bien il nous défend de juger des choses divines que nous ne devons pas juger, puisqu’elles sont au-dessus de nous, mais que nous devons croire simplement, comme le dit saint Hilaire (Sup. Matth., chap. 5) ; ou bien il nous défend le jugement qui vient non de la bienveillance, mais de l’amertume du cœur, d’après saint, Chrysostome (Hom. 17 in op. imperf. circ. princ.).

 

Objection N°2. Saint Paul dit (Rom., 14, 4) : Qui êtes-vous pour juger le serviteur d’autrui ? C’est à son maître à voir s’il demeure ferme ou s’il tombe. Or, le maître de tous, c’est Dieu. Il n’est donc permis à aucun homme de juger.

Réponse à l’objection N°2 : Le juge est établi comme le ministre de Dieu. Aussi, après avoir dit (Deut., 1, 16) : Jugez ce qui est juste, on ajoute : parce que c’est le jugement de Dieu.

 

Objection N°3. Aucun homme n’est sans péché, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Jean, 1, 8) : Si nous disons que nous n’avons pas de péchés, nous nous trompons nous-mêmes. Or, il n’est pas permis à celui qui pèche de juger, suivant cette parole de saint Paul (Rom., 2, 4) : Vous êtes inexcusables, vous qui jugez : car en jugeant les autres vous vous condamnez vous-même, puisque vous faites ce que vous jugez. Il n’est donc permis à personne de juger.

Réponse à l’objection N°3 : Ceux qui sont dans des péchés graves ne doivent pas juger ceux qui font les mêmes fautes ou qui en font de moindres, comme le dit saint Chrysostome, à l’occasion de ce passage de l’Evangile (Matth., chap. 7) : Nolite judicare (Hom. 24 op. imp.). Ces paroles sont surtout applicables quand les péchés sont publics, parce qu’il en résulte du scandale pour les autres. S’ils ne sont pas publics, mais occultes, et qu’il y ait nécessité de juger, parce que c’est un devoir, on peut reprendre ou juger avec humilité et avec crainte. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De serm. Dom. in mont., liv. 2, chap. 19) : Si nous trouvons que nous avons le même vice, excitons-nous à faire les mêmes efforts. Toutefois l’homme ne se condamne pas lui-même pour cela, de telle sorte qu’il en résulte pour lui un nouveau motif de condamnation (Dans cette hypothèse, il n’y a rien de coupable dans le jugement que le juge prononce. Saint Thomas avait enseigné d’abord le contraire (IV, dist. 19, quest. 2, art. 2, quest. 2), mais Cajétan et ses autres commentateurs observent qu’il s’est rétracté non seulement ici, mais dans ses commentaires (Lect. in cap. 8 Joan, et in chap. 2 Rom.).), mais en condamnant les autres, il montre qu’il est lui-même condamnable pour le même péché ou pour un péché semblable.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Deut., 16, 18) : Vous établirez des juges et des magistrats à toutes vos portes, afin qu’ils jugent le peuple d’après un juste jugement (Saint Pierre a jugé Ananie et Saphire (Actes, chap. 5), saint Paul l’incestueux de Corinthe (1 Cor., chap. 5), et dès les temps apostoliques, l’Eglise avait un tribunal auquel furent déférées les causes ecclésiastiques, puis les causes séculières, comme on le voit (liv. 2, Const. Apost., chap. 37).).

 

Conclusion Il est toujours défendu de juger une chose avec injustice, présomption et témérité ; mais il est permis, sans aucun doute, de porter un jugement qui est un acte de justice.

Il faut répondre que le jugement n’est licite qu’autant qu’il est un acte de justice. Mais, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. préc.), pour qu’un jugement soit un acte de justice, il faut trois choses : 1° qu’il procède de l’inclination de la justice ; 2° qu’il provienne de l’autorité du chef ; 3° qu’il soit prononcé selon la raison droite de la prudence. Toutes les fois que l’une de ces conditions manque, le jugement est vicieux et illicite. Il l’est d’abord quand il est contraire à la droiture de la justice ; c’est ce qu’on appelle un jugement pervers ou injuste (Le jugement est pervers, s’il est rendu, non d’après l’amour de la justice, mais par un motif humain, comme la colère, la haine, l’avarice, etc. Dans ce cas il est vicieux, mais il peut se faire qu’il ne soit pas injuste. Il n’est injuste qu’autant qu’il est contraire à la justice.). Il l’est ensuite quand l’homme juge dans le cas où il n’a pas autorité pour le faire : c’est ce qu’on appelle un jugement usurpé (Cette condition ne regarde que les jugements publics, parce qu’entre particuliers le jugement peut être vrai sans qu’on ait autorité pour le porter.). Enfin il l’est quand on le prononce sans avoir la certitude de la raison, comme quand on juge des choses douteuses ou cachées d’après de légères conjectures ; alors on dit que le jugement est soupçonneux ou téméraire.

 

Article 3 : Le jugement qui vient d’un soupçon est-il illicite ?

 

Objection N°1. Il semble que le jugement qui provient d’un soupçon ne soit pas illicite. Car un soupçon parait être une opinion incertaine au sujet d’une chose mauvaise. D’où Aristote dit (Eth., liv. 6, chap. 3) que le soupçon se rapporte au vrai et au faux. Or, à l’égard des choses contingentes, on ne peut avoir qu’une opinion incertaine. Par conséquent, puisque le jugement humain se rapporte à des actes humains qui consistent dans des choses particulières et contingentes, il semble qu’il ne serait jamais permis de juger, si on ne pouvait le faire d’après un soupçon.

Réponse à l’objection N°1 : Il y a pour les actes humains une certitude (La certitude morale ne peut pas avoir le caractère apodictique de la certitude métaphysique.) qui n’est pas comme celle qui existe dans les sciences démonstratives, mais qui est en rapport avec cette matière. C’est celle qu’on obtient au moyen de la preuve testimoniale.

 

Objection N°2. Par un jugement illicite on fait injure au prochain. Or, le mauvais soupçon ne consiste que dans l’opinion d’un homme, et par conséquent il ne parait pas faire injure à autrui. Le jugement soupçonneux n’est donc pas défendu.

Réponse à l’objection N°2 : Par là même qu’on a une mauvaise opinion d’un autre sans cause suffisante, on le méprise injustement, et c’est pour ce motif qu’on lui fait injure.

 

Objection N°3. S’il est illicite, il faut qu’il soit une chose injuste, parce que le jugement est un acte de justice, comme nous l’avons dit (art. 1). Or, l’injustice est toujours dans son genre un péché mortel, comme nous l’avons vu (quest. 59, art. 4). Le jugement de suspicion serait donc toujours un péché mortel, s’il était illicite. Mais il n’en est pas ainsi, parce que nous ne pouvons éviter les soupçons, comme le dit la glose de saint Augustin (Ord. tract. 90 in Joan.) à l’occasion de ces paroles de saint Paul (1 Cor., chap. 4) : Ne jugez pas avant le temps. Le jugement soupçonneux ne paraît donc pas être illicite.

Réponse à l’objection N°3 : La justice et l’injustice se rapportant aux opérations extérieures, comme nous l’avons dit (quest. 58, art. 9, et quest. 59, art. 2), alors le jugement soupçonneux appartient directement à l’injustice quand il en vient à l’acte extérieur, et dans ce cas il est un péché mortel, comme nous l’avons vu (dans le corps de cette question.). Mais le jugement intérieur appartient à l’injustice selon qu’il se rapporte au jugement extérieur, comme l’acte intérieur à l’acte extérieur, comme la concupiscence à la fornication, et la colère à l’homicide.

 

Mais c’est le contraire. Saint Chrysostome, à l’occasion de ces paroles de l’Evangile (Matth., chap. 7) : Nolite judicare, dit (alius auctor Hom. 17 in op. imperf.) que par ce précepte le Seigneur ne nous défend pas de reprendre les autres chrétiens par bienveillance, mais il nous défend de faire jactance de nos vertus et de mépriser les autres en les haïssant et en les condamnant sur de simples soupçons.

 

Conclusion C’est un péché mortel que de juger et de condamner les autres sur de simples soupçons ; c’est une chose légère que de commencer à douter de la probité d’un autre d’après de légers indices ; mais le sentiment de celui qui juge les autres sur des preuves légères s’aggrave en raison de la gravité de la matière.qui en fait l’objet.

Il faut répondre que, comme le dit Cicéron, le soupçon implique une mauvaise opinion des autres fondée sur des preuves légères. Il provient de trois sources : 1° de ce qu’un individu est mauvais en lui-même, et par là même qu’il a le sentiment de sa perversité, il croit facilement le mal des autres, suivant cette parole de l’Ecriture (Ecclésiastique, 10, 3) : L’insensé manifeste sa folie dans la voie la plus unie, et comme il est insensé, il croit que tous les autres le sont aussi. 2° Il provient de ce qu’on est mal disposé à l’égard d’un autre. Car quand on méprise ou qu’on hait quelqu’un, quand on est fâché contre lui ou qu’on lui porte envie, on en pense mal sur le moindre indice, parce qu’on croit facilement ce qu’on désire. 3° Il provient d’une longue expérience. Ainsi Aristote remarque (Rhet., liv. 2, chap. 13) que les vieillards sont les plus soupçonneux, parce qu’ils ont maintes fois éprouvé les défauts des autres. — Les deux premières de ces causes appartiennent évidemment à la dépravation de la volonté ; mais la troisième affaiblit la nature du soupçon lui-même (Le doute que l’expérience inspire est ordinairement le doute négatif qui, au lieu d’être une faute, est un acte de prudence. Ainsi il est nécessaire que les maîtres, les pères de famille, les supérieurs, soupçonnent la conduite de ceux qui leur sont confiés ; que celui qui reçoit un inconnu dans sa maison prenne des précautions pour mettre ce qui lui appartient en sûreté.), parce que l’expérience mène à la certitude, qui est contraire à l’essence même du soupçon. C’est pourquoi le soupçon implique un vice, et plus il est développé, plus il est vicieux. Or, il y a dans le soupçon trois degrés. Le premier, c’est que sur de légers indices on commence à douter de la bonté de quelqu’un (Dans ce cas, le doute n’est pas pleinement délibéré, comme l’observent Sylvius et les autres interprètes de saint Thomas.). Cette faute est légère et vénielle, car elle appartient à la tentation humaine, dont la vie ne peut être exempte, comme on le voit dans la glose (Ord. Aug. cit. in arg. 3) à l’occasion de ces paroles de saint Paul (1 Cor., chap. 4) : Ne jugez pas avant le temps. Le second degré, c’est quand on regarde comme certaine la malice d’autrui d’après des preuves légères. S’il s’agit de quelque chose de grave (Il y a des théologiens qui prétendent que le soupçon téméraire, quand il se borne au doute et à l’opinion, n’est pas un péché mortel dans son genre. Cajétan, Lessius, La Cruz et plusieurs autres, sont de ce sentiment. Sylvius, Bannès, Médina, Molanus, Billuart, sont du sentiment opposé. Nous croyons que ces derniers ont le mieux saisi la pensée de saint Thomas.), il y a péché mortel, parce qu’on ne fait pas cela sans mépriser le prochain. C’est pourquoi la glose ajoute : Si nous ne pouvons éviter les soupçons parce que nous sommes des hommes, nous devons du moins retenir nos jugements, c’est-à-dire ne pas porter de sentences fermes et définitives. Le troisième degré, c’est quand un juge s’appuie sur un soupçon pour condamner quelqu’un (Un juge ne doit faire reposer sa sentence que sur des preuves certaines. Dans une affaire criminelle, s’il n’a que des preuves douteuses, il doit prononcer en faveur de l’accusé.). Cet acte appartient directement à l’injustice, et par conséquent il y a là un péché mortel.

 

Article 4 : Les choses douteuses doivent-elles être interprétées dans le meilleur sens ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne doive pas interpréter ce qui est douteux dans le meilleur sens. En effet, le jugement doit plutôt se porter sur ce qui arrive le plus souvent. Or, il arrive le plus souvent qu’on agit mal. Car le nombre des insensés est infini, d’après l’Ecriture (Ecclésiaste, 1, 15), et il est dit ailleurs (Gen., 8, 21) que les sens de l’homme sont portés au mal dès sa jeunesse. Nous devons donc plutôt interpréter ce qui est douteux en mal qu’en bien.

Réponse à l’objection N°1 : Il peut se faire que celui qui interprète les choses en bonne part se trompe le plus souvent. Mais il vaut mieux qu’on se trompe souvent en pensant bien d’un méchant que de se tromper quelquefois en pensant mal d’un homme de bien ; parce que dans le second cas on fait injure à quelqu’un, et il n’en est pas de même dans le premier (Quid, perdo, si credo quod bonus est ? dit saint Augustin (Ps. 147). Il ne peut en résulter au plus qu’un mal matériel, qui n’est rien comparativement au mal moral.).

 

Objection N°2. Saint Augustin dit (De doct. christ., liv. 1, chap. 27) que c’est vivre selon la piété et la justice que d’apprécier sainement les choses sans pencher ni d’un côté, ni de l’autre. Or, celui qui prend dans le meilleur sens ce qui est douteux, penche d’un côté plus que d’un autre. On ne doit donc pas le faire.

Réponse à l’objection N°2 : Autre chose est de juger des choses et autre chose de juger des hommes. Quand nous jugeons des choses, nous ne considérons pas le bien ou le mal relativement à la chose elle-même qui nous occupe et qui est indifférente à l’égard de la manière dont on la juge. On ne considère alors que le bien de celui qui juge, si son jugement est vrai, ou le mal, si son jugement est faux. Car le vrai est le bien de l’intellect, tandis que le faux est son mal, comme le dit Aristote (Eth., liv. 6, chap. 2). C’est pourquoi chacun doit s’efforcer de juger des choses d’après ce qu’elles sont. Mais quand nous jugeons des hommes, le bien et le mal se considèrent surtout relativement à celui qui est jugé. Il passe pour honorable, du moment qu’on le juge bon, et il est méprisable si on le juge mauvais. C’est pourquoi dans ce jugement nous devons plutôt chercher à juger l’individu favorablement, si nous n’avons pas la preuve évidente du contraire. Et quand l’homme se trompe, en jugeant bien d’un autre, cette erreur ne fait ni bien ni mal à son intelligence qui n’a pas à connaître en soi la vérité des choses contingentes, mais elle prouve plutôt la bonté de ses dispositions.

 

Objection N°3. L’homme doit aimer le prochain comme lui-même. Or, l’homme doit à l’égard de lui-même interpréter ce qui est douteux dans le sens le plus défavorable, d’après ce mot de Job (9, 28) : Je craignais toutes mes œuvres. Il semble donc que ce qui est douteux à l’égard du prochain doive se prendre au pire.

Réponse à l’objection N°3 : On peut interpréter une chose de deux manières en bonne ou en mauvaise part. 1° Par supposition (Dans ce cas, on peut prendre la chose au pire, pour ne pas se trouver au dépourvu.). Ainsi quand nous devons employer un remède contre un mal qui est en nous ou dans les autres, il convient, pour appliquer ce remède avec plus de sécurité, que nous supposions que ce qui est efficace contre un grand mal, l’est beaucoup plus encore contre un mal moindre. 2° Nous interprétons une chose en bien ou en mal, en la définissant ou en la déterminant. Quand il s’agit des choses on doit s’efforcer d’interpréter chacune d’elles comme elle est ; mais s’il s’agit des personnes, on doit tout interpréter dans le meilleur sens, comme nous l’avons dit (dans le corps de la question et réponse N°2).

 

Mais c’est le contraire. A l’occasion de ces paroles de saint Paul (Rom., 14, 3) : Que celui qui ne mange pas ne juge point celui qui mange, la glose dit (Ord. Aug., liv. 2, De serm. Dom. in mont., chap. 18) qu’on doit interpréter dans le meilleur sens ce qui est douteux.

 

Conclusion Les preuves douteuses sur la perversité d’un autre doivent toujours s’interpréter de la meilleure part.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc., réponse N°2), par là même qu’on a une mauvaise opinion d’un autre sans cause suffisante, on lui fait injure et on le méprise. Or, on ne doit mépriser personne et on ne doit faire aucun tort, si on n’y est contraint. C’est pourquoi dès que nous n’avons pas de preuves évidentes de la malice de quelqu’un, nous devons le considérer comme bon, en interprétant dans le meilleur sens ce qui est douteux (Les théologiens distinguent deux sortes d’interprétation, l’une négative, qui empêche de prendre la chose au pire, et l’autre positive, qui la fait considérer au mieux. Ils reconnaissent qu’on ne doit pas la juger au pire, car ce serait tomber dans le jugement téméraire, mais ils croient qu’on ne doit pas la juger de la manière la plus favorable, à moins qu’on ne soit obligé d’agir. Dans d’autres cas on peut garder la plus stricte neutralité. C’est le sentiment de Cajétan et de la plupart des théologiens.).

 

Article 5 : Doit-on toujours juger d’après les lois écrites ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne doive pas toujours juger d’après les lois écrites. Car il faut toujours éviter les jugements injustes. Or, quelquefois les lois écrites renferment des injustices, d’après cette parole du prophète (Is., 10, 1) : Malheur à ceux qui établissent des lois iniques et qui ont rendu des ordonnances injustes. On ne doit donc pas toujours juger d’après les lois écrites.

Réponse à l’objection N°1 : Comme la loi écrite ne donne pas de force au droit naturel, de même elle ne peut pas non plus l’affaiblir ou le détruire ; parce que la volonté de l’homme ne peut changer la nature. C’est pourquoi si la loi écrite renferme quelque chose qui soit contraire au droit naturel, elle est injuste et n’est pas obligatoire. Car le droit positif n’est applicable que quand il est indifférent au droit naturel qu’une chose soit faite de telle ou telle manière, comme nous l’avons vu (quest. 57, art. 2, réponse N°2). C’est pourquoi ces ordonnances sont beaucoup moins des lois que des altérations de la loi, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 95, art. 2). Par conséquent on ne doit pas y conformer ses jugements.

 

Objection N°2. Il faut que le jugement porte sur chaque événement en particulier. Or, aucune loi écrite ne peut comprendre tous les faits particuliers, comme on le voit (Eth., liv. 5, chap. 10). Il semble donc qu’on ne doive pas toujours juger d’après les lois écrites.

Réponse à l’objection N°2 : Comme les lois iniques sont par elles-mêmes toujours contraires au droit naturel ou qu’elles le sont le plus souvent ; de même les lois positives qui sont justes peuvent s’écarter de l’équité dans certaines circonstances, au point que si on les suivait, on irait contre le droit naturel. Dans ce cas on ne doit pas juger selon la lettre de la loi, mais on doit revenir à l’équité que le législateur avait en vue. C’est ce qui fait dire au jurisconsulte Modestinus (in Rep., liv. 8 ex quo refertur in ff., liv. 1, tit. 3 leg. 25) que la raison du droit ou la bienveillance de l’équité ne souffre pas que ce qui a été introduit dans l’intérêt des hommes, soit interprété d’une manière trop dure et trop sévère contrairement à leur avantage. Dans ces circonstances le législateur jugerait lui-même autrement, et s’il eût prévu le cas, il l’aurait déterminé dans sa loi (On doit dans ce cas user de l’épikie. Nous avons dit dans quelles circonstances on devait faire usage de ce droit (1a pars, quest. 96). Dans le doute, il faut consulter le législateur, si la chose est possible ; mais si on ne le peut sans de graves inconvénients, on peut agir contrairement aux paroles de la loi, s’il est probable qu’il n’a pas eu l’intention d’obliger dans cette circonstance.).

 

Objection N°3. La loi est écrite pour manifester le sentiment du législateur. Or, quelquefois il arrive que si le législateur était présent, il jugerait autrement. On ne doit donc pas toujours juger d’après les lois écrites.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de ver. relig., chap. 31) : Pour les lois temporelles, quoique les hommes en soient juges quand ils les établissent, cependant une fois qu’elles sont instituées et confirmées, il n’est pas permis aux juges de les juger, mais ils doivent s’y conformer.

 

Conclusion Il est nécessaire qu’on juge toujours selon la lettre de la loi.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), le jugement n’est rien autre chose qu’une définition ou une détermination de ce qui est juste. Or, une chose devient juste de deux manières : 1° d’après la nature même de la chose, et c’est ce qu’on appelle le droit naturel ; 2° d’après une certaine convention humaine, et c’est ce qu’on appelle le droit positif, comme nous l’avons vu (quest. 57, art. 2). Les lois sont écrites pour la manifestation de ces deux espèces de droit, mais d’une manière différente. Car la loi écrite contient le droit naturel, mais elle ne l’établit pas, parce qu’il ne tire pas sa force de la loi, mais de la nature. Au contraire le droit positif renferme la loi écrite et l’établit en lui donnant toute son autorité. C’est pourquoi il faut que le jugement soit conforme aux lois écrites ; autrement il s’écarterait de la justice naturelle ou de la justice positive.

La réponse à la troisième objection est par là même évidente.

 

Article 6 : Le jugement usurpé est-il mauvais ?

 

Objection N°1. Il semble que le jugement usurpé ne soit pas mauvais. Car la justice est la droiture des actions. Or, il importe peu à la vérité par qui elle soit proclamée, mais elle doit être acceptée de tout le monde. Il est donc indifférent à la justice que ce soit une personne ou une autre qui détermine ce qui est juste ; ce qui est de l’essence du jugement.

Réponse à l’objection N°1 : Celui qui nous dit la vérité ne nous contraint pas à la recevoir (Ainsi le jurisconsulte est parfaitement en droit de donner une décision spéculative sur telle ou telle affaire qui lui est soumise, mais il n’y a que le juge qui puisse rendre une décision pratique qui soit obligatoire pour les parties.), chacun reste libre de l’accepter ou de ne pas l’accepter comme il le veut ; au lieu qu’un jugement implique une contrainte. C’est pourquoi il est injuste qu’on soit jugé par celui qui n’a pas légalement le droit de le faire.

 

Objection N°2. Il appartient au jugement de punir les péchés. Or, il y en a qui sont loués pour avoir puni des fautes et qui n’avaient cependant pas d’autorité sur les prévaricateurs. C’est ainsi qu’on impute à justice à Moïse d’avoir tué un Egyptien (Exode, chap. 2) et qu’on exalte Phinées, le fils d’Eléazar (Ps. 105), pour avoir tué Zambri, le fils de Salum (Nomb., chap. 25). L’usurpation du jugement n’est donc pas une injustice.

Réponse à l’objection N°2 : Moïse paraît avoir reçu par inspiration divine le pouvoir de tuer l’Egyptien, comme on le voit par ces paroles de l’Ecriture (Actes, 7, 24) qui rapporte qu’il frappa l’Egyptien parce qu’il croyait que ses frères comprendraient que le Seigneur devait délivrer Israël par son ministère. — Ou bien on peut dire qu’il défendait avec la modération d’une juste protection celui de ses frères que l’Egyptien injuriait. C’est l’interprétation de saint Ambroise (De offic., liv. 1, chap. 36), qui dit que celui qui ne met pas son compagnon à l’abri de l’injure, quand il le peut, est aussi coupable que celui qui l’injurie, et il cite à cette occasion l’exemple de Moïse. — On peut encore répondre avec saint Augustin (Quæst. Exod., liv. 2, quest. 2, et lib. 22 cont. Faust., chap. 70) que comme on loue la fertilité d’une terre qui produit des herbes inutiles avant d’avoir reçu de bonnes semences ; ainsi cet acte de Moïse qui était coupable est loué, parce qu’il était un indice de la sève puissante qu’il y avait en lui ; dans le sens qu’il révélait la vertu par laquelle il devait délivrer son peuple. — A l’égard de Phinées on doit dire qu’il agit sous l’inspiration divine, poussé par le zèle de Dieu ; ou bien quoiqu’il ne fût pas grand prêtre, il était cependant le fils du grand prêtre ; et il lui appartenait de juger cette action aussi bien qu’aux autres juges qui en étaient chargés (D’ailleurs la loi s’exprimait ainsi (Nomb., 25, 5) : Que chacun tue ceux de ses proches qui se sont consacrés au culte de Béelphégor.).

 

Objection N°3. La puissance spirituelle est distincte de la puissance temporelle. Or, quelquefois les prélats qui ont la puissance spirituelle se mêlent de ce qui regarde la puissance séculière. Le jugement usurpé n’est donc pas illicite.

Réponse à l’objection N°3 : La puissance séculière est soumise à la puissance spirituelle, comme le corps à l’âme : c’est pourquoi il n’y a pas usurpation, si le chef spirituel se mêle des choses temporelles relativement aux affaires pour lesquelles la puissance séculière lui est soumise, ou que cette puissance lui abandonne.

 

Objection N°4. Comme l’autorité est nécessaire pour bien juger, de même il faut à celui qui juge la justice et la science, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 2). Or, on ne dit pas qu’un jugement est injuste, si on le prononce sans avoir l’habitude de la justice ou sans avoir la science du droit. Le jugement usurpé qu’on porte sans en avoir l’autorité n’est donc pas toujours injuste.

Réponse à l’objection N°4 : L’habitude de la science et de la justice sont des perfections propres à chaque individu. C’est pourquoi quand elles font défaut on ne dit pas que le jugement est usurpé (Le jugement peut être faux, parce que celui qui l’a prononcé n’avait pas les lumières suffisantes, mais il n’est pas usurpé.), comme on le dit, quand on n’a pas l’autorité publique à laquelle le jugement emprunte sa force coactive.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Rom., 14, 4) : Qui êtes-vous pour juger le serviteur d’autrui ?

 

Conclusion Comme on fait une in justice en forçant quelqu’un à observer une loi qui n’est pas revêtue de l’autorité publique, de même on pèche grièvement en jugeant un individu qu’on n’a pas le droit de juger, ou en usurpant la puissance judiciaire.

Il faut répondre que puisqu’on doit juger d’après les lois écrites, comme nous l’avons dit (art. préc.), celui qui porte un jugement, interprète d’une certaine façon le texte de la loi, en l’appliquant à une affaire particulière. Or, puisqu’il faut la même autorité pour interpréter la loi que pour la faire, il s’ensuit que comme on ne peut faire la loi que par l’autorité publique, de même on ne peut porter un jugement qu’au même titre ; et cette autorité s’étend sur tous ceux qui font partie de la société. C’est pourquoi comme il serait injuste de forcer un autre individu à observer une loi qui n’aurait pas été sanctionnée par l’autorité publique ; de même il est injuste de forcer quelqu’un à subir un jugement qui n’est pas prononcé au nom de cette même autorité.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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