Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 61 : Des parties de la justice
Après avoir parlé
de la justice, de l’injustice et du jugement, nous devons nous occuper des
parties de la justice ; et d’abord des parties subjectives qui sont les
différentes espèces de justice, la justice distributive et la justice
commutative ; ensuite de ses parties intégrantes ; enfin de ses parties
potentielles, ou des vertus qui lui sont adjointes. Sur le premier point il y a
deux sortes de considérations qui se présentent. La première a pour objet les
parties mêmes de la justice et la seconde les vices qui lui sont opposés. Et
comme la restitution parait être un acte de la justice commutative, nous
traiterons : 1° de la distinction de la justice commutative et distributive ;
2° de la restitution. — A l’égard de la première de ces deux considérations
quatre questions se présentent : 1° Y a-t-il deux espèces de justice, la
justice distributive et la justice commutative ? — 2° Leur milieu se prend-il
de la même manière ? — 3° Leur matière est-elle uniforme ou multiple ? — 4°
D’après une de ces espèces est-il juste de souffrir soi-même ce qu’on a fait
souffrir aux autres ? (Saint Thomas examine ici la loi ou la peine du talion,
qui n’a pas seulement été en vigueur chez les Juifs, mais qui a été aussi
admise chez un grand nombre de peuples anciens. Elle est mentionnée dans la loi
des douze tables, et on peut voir à ce sujet les réflexions du philosophe Favorinus dans Aulu Gelle (Noct. Attic., liv. 20, chap. 1).)
Objection N°1. Il semble qu’on
distingue à tort deux espèces de justice, la justice distributive et la justice
commutative. En effet, il ne peut pas y avoir une espèce de justice qui nuise à
la multitude ; puisque la justice se rapporte au bien général. Or, il est contraire
au bien général de la société de distribuer entre plusieurs les biens qui sont
communs, parce que d’une part on épuise les richesses communes, et que de
l’autre on corrompt les mœurs des hommes. Car Cicéron dit (De offic., liv. 2) que
celui qui reçoit devient pire, et qu’il est toujours plus disposé à attendre la
même faveur. Cette distribution n’appartient donc pas â une espèce de justice.
Réponse à l’objection N°1 : Comme dans les largesses des
particuliers on loue la modération et l’on blâme la profusion ; de même dans la
distribution des biens communs on doit y mettre un mode et une proportion, et
c’est en cela que la justice distributive sert de règle.
Objection N°2. L’acte de la justice consiste à rendre à chacun le
sien, comme nous l’avons vu (quest. 58, art. 2). Or, dans la distribution on ne
rend pas à chacun le sien, mais on s’approprie ce qui était commun. Ce n’est
donc pas une chose qui appartienne à la justice.
Réponse à l’objection N°2 : Comme la partie et le tout sont
en quelque sorte une même chose ; de même ce qui appartient au tout appartient
d’une certaine manière à la partie ; par conséquent, quand on distribue quelque
chose des biens communs à certains individus, ils reçoivent tous en quelque
façon ce qui est le leur (Mais il y a entre eux une inégalité de droits fondée
sur l’inégalité de leurs mérites.).
Objection N°3. La justice n’existe pas seulement dans le prince,
mais encore dans les sujets, comme nous l’avons vu (quest. 58, art. 6). Or,
c’est au prince qu’il appartient toujours de distribuer. Cet acte ne se
rapporte donc pas toujours à la justice.
Réponse à l’objection N°3 : L’acte de la distribution qui a
les biens communs pour objet, n’appartient qu’à celui qui est à la tête de ces
biens ; mais la justice distributive existe néanmoins dans les sujets auxquels
on les distribue, dans le sens qu’ils sont contents de cette juste
distribution. D’ailleurs cette distribution des biens communs se fait
quelquefois, non pas à un Etat, mais à une seule famille ; dans ce cas, elle
peut être faite par l’autorité d’une personne privée.
Objection N°4. La justice distributive a pour objet les biens qui
sont communs, comme on le voit (Eth., liv. 5, chap.
2 et 3). Or, les biens communs appartiennent à la justice légale. Donc la
justice distributive n’est pas une espèce de justice particulière, mais une
espèce de justice légale.
Réponse à l’objection N°4 : Le mouvement tire son espèce de
son but (ad quem). C’est pourquoi il
appartient à la justice légale de rapporter au bien général ce qui est propre
aux personnes privées ; tandis qu’au contraire c’est à la justice particulière
à rapporter le bien général à de simples individus en le leur distribuant.
Objection N°5. L’unité et la pluralité ne changent pas l’espèce de
la vertu. Or, la justice commutative consiste en ce qu’on rend quelque chose à
un seul homme ; et la justice distributive en ce qu’on donne quelque chose à
plusieurs. Il n’y a donc pas là deux espèces de justice différente.
Réponse à l’objection N°5 : La justice distributive et la justice
commutative ne se distinguent pas seulement d’après l’unité et la pluralité,
mais d’après la nature différente de la chose due (Le droit que l’on a aux
emplois et aux récompenses publiques n’est pas un droit strict comme celui du
créancier à l’égard de son débiteur. C’est pourquoi, quand on pèche contre la
justice distributive, on n’est pas tenu, à ce titre, à restituer, comme quand
on pèche contre la justice commutative.). Car on ne doit pas à quelqu’un ce qui
est commun de la même manière et au même titre que ce qui lui est propre.
Mais c’est le contraire. Aristote distingue dans la justice deux
parties (Eth., liv. 5, chap. 2), et il dit que l’une
dirige les distributions et l’autre les échanges.
Conclusion Il y a deux espèces de justice : l’une commutative qui
dirige l’homme dans les conventions qui se font entre particuliers, et l’autre
distributive qui distribue les choses communes dans une certaine proportion.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest
58, art. 7 et 8), la justice particulière se rapporte à l’individu qui est à la
société ce que la partie est au tout. Or, à l’égard d’une partie il peut y
avoir deux espèces de rapport. Il y a celui de la partie à une autre partie, et
c’est cette espèce de rapport qui existe entre un individu et un autre. Il est
dirigé par la justice commutative qui consiste dans les échanges réciproques
que se font deux personnes. L’autre rapport existe entre le tout et les
parties, et il a pour analogue le rapport qu’il y a entre ce qui est général et
chacun des individus (Ce rapport est celui du prince aux sujets. C’est au chef
de l’Etat à répartir les charges, les honneurs, les peines et les récompenses
sur les particuliers.). Ce rapport a pour règle la justice distributive qui
répartit proportionnellement les choses qui sont communes. C’est pourquoi il y
a deux espèces de justice, la justice distributive et la justice commutative.
Objection N°1. Il semble que le
milieu s’entende de la même manière dans la justice distributive et dans la
justice commutative. Car elles sont l’une et l’autre comprises sous la justice
particulière, comme nous l’avons dit (art. préc.).
Or, le milieu se considère de la même manière dans toutes les parties de la
tempérance ou de la force. On doit donc le considérer aussi de la même façon
dans la justice distributive et commutative.
Réponse à l’objection N°1 : Dans les autres vertus morales on
considère le milieu d’après la raison et non d’après la chose ; mais dans la
justice on considère le milieu de la chose, c’est pour cela qu’on le considère
d’une manière différente, selon que les choses sont diverses.
Objection N°2. La forme de la vertu morale consiste dans un milieu
qui est déterminé conformément à la raison. Par conséquent, puisque la même
vertu n’a qu’une forme, il semble qu’on doive dans ces deux espèces de justice
considérer le milieu de la même manière.
Réponse à l’objection N°2 : La forme générale de la justice
est l’égalité qui est commune à la justice distributive et à la
commutative ; mais elle existe dans l’une selon la proportion géométrique,
tandis qu’elle existe dans l’autre selon la proportion arithmétique.
Objection N°3. Dans la justice distributive on considère le milieu
d’après la dignité différente des personnes. Or, on considère aussi la dignité
des personnes dans la justice commutative ; par exemple pour les punitions. Car
on punit plus celui qui frappe un prince que celui qui frappe une personne
privée. Le milieu se considère donc de la même manière dans ces deux espèces de
justice.
Réponse à l’objection N°3 : Dans les actions et les passions
la condition de la personne influe sur la quantité de la chose : car l’injure
est plus grande, si l’on frappe un prince, que si l’on frappe une personne
privée. C’est pourquoi la condition de la personne se considère en elle-même
dans la justice distributive ; au lieu que dans la justice commutative on ne la
considère que selon qu’elle change les choses.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 3) que dans la justice distributive, on considère
le milieu d’après une proportion géométrique, tandis que dans la justice
commutative, on le considère d’après une proportion arithmétique.
Conclusion Dans la justice distributive, le milieu se prend
d’après une proportion géométrique, tandis que dans la justice commutative, il
se considère d’après une proportion arithmétique.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), dans la justice distributive on donne quelque chose
à un individu, en tant que ce qui appartient au tout est dû à la partie. Or, ce
qui est dû est d’autant plus grave que la partie a dans le
tout une plus grande importance. C’est pourquoi dans la justice
distributive, on donne une part des biens communs d’autant plus forte à un
individu qu’il joue un rôle plus considérable dans la société. Ce rôle
s’apprécie dans un Etat aristocratique (Le mot aristocratie se prend ici dans toute la rigueur de son étymologie
grecque, et signifie le gouvernement des meilleurs. On peut voir sur ces
différentes formes de gouvernement ce qu’en dit Aristote dans sa Politique
(liv. 4). Saint Thomas suit ici ses idées.) d’après la
vertu ; dans une oligarchie d’après les richesses, dans une démocratie d’après
la liberté (D’après Aristote, c’est la pauvreté qui donne naissance à la
démocratie (Pol., liv. 4, chap. 3).),
et dans d’autres gouvernements d’une autre manière. C’est pour ce motif que
dans cette justice le milieu ne se prend pas selon l’égalité d’une chose à une
autre, mais selon la proportion des choses aux personnes ; de telle sorte que,
comme une personne en surpasse une autre, de même la chose qui est donnée à l’une
surpasse celle qui est donnée à une autre. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 5, chap. 3) que ce milieu est en
rapport avec la proportion géométrique, dans laquelle l’égalité se considère
non d’après la quantité, mais d’après la proportion, comme si nous disions que
: six sont à quatre ce que trois sont à deux (La récompense est ainsi
proportionnée au mérite, d’après la raison géométrique.). Il y a là une
proportion dont le quotient est 1 1/2, parce que le nombre le plus élevé
renferme 1 fois 1/2 le plus petit. Mais il n’y a pas égalité dans l’excédant
sous le rapport de la quantité ; parce que 6 surpassent 4 de deux et 3
surpassent 2 seulement d’une unité. — Au contraire, dans les échanges on rend
quelque chose à une personne à cause de ce qu’on en a reçu, comme on le voit
principalement à l’égard de l’achat et de la vente qui sont les contrats dans
lesquels on trouve l’essence première de l’échange. C’est pourquoi il faut
qu’il y ait égalité entre une chose et une autre, de telle sorte que quand on a
d’un autre plus que le sien, on doit le rendre dans la même quantité à celui à
qui il appartient. L’égalité a donc lieu alors d’après le milieu arithmétique,
qui se considère selon l’excédant égal de la quantité. C’est ainsi que le
nombre cinq tient le milieu entre six et quatre, parce qu’il surpasse et il est
surpassé d’une unité. Par conséquent, si au début, deux individus possédaient
cinq, et que l’un ait pris une unité à l’autre, il s’est trouvé avec six,
tandis que l’autre n’avait plus que quatre. La justice consiste donc à les
ramener l’un et l’autre au milieu, en prenant un à celui qui a six et en le
donnant à celui qui a quatre. Car alors ils auront l’un et l’autre cinq, ce qui
est le milieu.
Article 3 : La
matière de ces deux espèces de justice est-elle différente ?
Objection N°1. Il semble que la
matière de ces deux espèces de justice ne soit pas différente. Car la diversité
de la matière produit la diversité de la vertu, comme on le voit pour la
tempérance et la force. Si donc la matière de la justice distributive et de la
justice commutative est différente, il semble qu’elles ne soient pas contenues
toutes les deux sous une seule vertu, c’est- à-dire sous la justice.
Objection N°2. La distribution qui appartient à la justice
distributive a pour objet l’argent, l’honneur, ou les autres choses que l’on
peut répartir entre ceux qui l’ont partie de la même société, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 5, chap. 2). C’est sur ces mêmes
choses que portent les échanges qui ont lieu entre les individus et qui
constituent la justice commutative. La matière de la justice distributive et
commutative n’est donc pas différente.
Objection N°3. Si la matière de la justice distributive est autre
que la matière de la justice commutative, parce qu’elles diffèrent d’espèce, là
où il n’y aura pas différence d’espèce, il ne devra pas y avoir diversité de
matière. Or, Aristote (loc. cit.)
fait une seule espèce de la justice commutative qui a cependant une matière
multiple. Il ne semble donc pas que la matière de ces espèces soit multiple.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 2) qu’il y a une espèce de justice pour diriger
les distributions, et une autre espèce pour régler les échanges.
Conclusion La matière de la justice distributive et de la justice
commutative n’est pas la même, mais elle est différente ; puisque l’une a pour
objet les distributions et l’autre les échanges.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 57, art. 9 ad
2, et art. 10), la justice a pour objet les opérations extérieures,
c’est-à-dire les distributions et les échanges qui consistent dans l’usage de
ce qui est extérieur ; des choses, des personnes ou des œuvres : des choses,
comme quand on ravit ou qu’on rend à un autre ce qui est le sien ; des
personnes, comme quand on fait injure à une personne en la frappant ou en
l’injuriant, ou quand on lui témoigne du respect ; des œuvres, quand on exige
d’un autre ou qu’on lui accorde un travail à juste titre. Si donc nous
considérons comme la matière de ces deux espèces de justice les choses, dont on
fait usage, elles ont l’une et l’autre la même matière (Elles ont l’une et
l’autre la même matière éloignée, mais elles n’ont pas la même matière prochaine.)
; car les choses peuvent être distribuées par l’autorité publique aux
particuliers, et elles peuvent être échangées d’individu à individu, et les
travaux peuvent être également l’objet d’une répartition et d’une récompense (Il
appartient à la justice distributive de répartir, et à la justice commutative
de récompenser.). — Mais si nous considérons comme la matière de ces deux
espèces de justice, les actions principales par lesquelles nous employons les
personnes, les choses et les œuvres, nous trouverons que cette matière n’est
pas de part et d’autre la même. Car la justice distributive dirige les
répartitions, et la justice commutative règle les commutations qui peuvent se
faire entre deux individus, et parmi ces commutations, les unes sont involontaires
et les autres volontaires. Elles sont involontaires quand on se sert de la
chose d’un autre, de sa personne ou de son œuvre, malgré lui ; ce qui arrive
quelquefois secrètement par la fraude et d’autres fois ouvertement par la
violence. Or, il peut se faire qu’on attaque un individu de ces deux manières,
dans sa chose ou dans la personne qui lui est unie. Pour sa chose, si on la
prend à la dérobée, on appelle cela un vol
; si on la prend ouvertement, on dit que c’est une rapine. Sa propre personne peut être
atteinte ou dans son existence même ou dans sa dignité. On l’attaque dans son
existence d’une manière occulte en le frappant ou en le tuant perfidement, et
en l’empoisonnant ; on l’attaque ouvertement, en le mettant à mort devant tout
le monde, en l’incarcérant, en le fustigeant ou en le mutilant. On le blesse
dans sa dignité en lui nuisant en secret par de faux témoignages ou des
détractions qui lui enlèvent sa réputation, et par d’autres moyens semblables ;
ou en l’accusant ouvertement en justice et en le couvrant d’injures.
Relativement aux personnes qui lui sont unies, on le blesse secrètement dans
son épouse, quand on en abuse par l’adultère ; dans son serviteur, quand on le
séduit pour l’éloigner de lui, et ces mêmes actes peuvent se faire ouvertement.
Il faut faire le même raisonnement sur les autres personnes unies à un individu
et que l’on peut injurier de toutes les manières dont on injurie la personne
principale. Mais l’adultère et la séduction du serviteur sont des injures
propres qui ont pour objet ces personnes. Toutefois, comme le serf (Le mot servus est pris
ici dans le sens qu’on attachait au mot serf dans le moyen âge.) est la
possession du maître, cette dernière injure revient au vol. — Les commutations
sont volontaires quand un individu cède volontairement sa chose à un autre. Si
on la donne simplement à un autre sans la lui devoir, comme dans la donation,
ce n’est pas un acte de justice, mais un acte de libéralité. La cession
volontaire n’appartient à la justice qu’autant qu’elle constitue une dette. Ce
qui arrive de plusieurs façons. 1° Quand on cède absolument sa chose à un autre
pour recevoir en retour une autre chose, comme il arrive dans les ventes et les
achats. 2° Quand on transmet sa chose à un autre et qu’on lui en accorde
l’usage avec l’obligation de la rendre. Si on lui accorde gratuitement cet
usage, on l’appelle usufruit, pour
les choses qui fructifient (Comme un pré, une vigne.), ou simplement prêt ou commodat, pour celles qui ne fructifient pas, comme l’argent, des
vases, etc. Mais si on n’en accorde pas gratuitement l’usage, on lui donne le
nom de location, de bail. 3° On donne sa chose sans
l’aliéner, non pour qu’on en fasse usage, mais pour qu’on la garde, comme quand
on fait un dépôt, ou à titre d’obligation, comme quand on laisse une chose en
gage ou quand on est garant pour un autre. Dans toutes ces actions volontaires
ou involontaires, le milieu doit être considéré sous le même rapport,
c’est-à-dire selon l’égalité de la compensation (C’est-à-dire qu’il faut que chacun
ait exactement ce qui lui revient.). C’est pourquoi elles appartiennent toutes
à la même espèce de justice, qui est la justice commutative.
La réponse aux objections est par là même évidente.
Objection N°1. Il semble qu’il
soit juste de souffrir absolument ce que l’on a fait souffrir aux autres. Car
le jugement de Dieu est juste absolument. Or, la forme du jugement de Dieu est
telle que l’on souffre d’après le mal qu’on a fait, suivant ces paroles de
l’Evangile (Matth., 7, 2) : Vous serez jugés selon que vous aurez jugé, et on se servira envers
vous de la mesure dont vous vous serez servis. Il est donc juste absolument
qu’on souffre ce qu’on a fait souffrir aux autres.
Réponse à l’objection N°1 : Cette forme du jugement de Dieu
se considère suivant l’essence de la justice commutative, c’est-à-dire selon le
rapport qu’il doit y avoir entre les mérites et les récompenses, entre les
supplices et les péchés.
Objection N°2. Dans les deux espèces de justice, on donne quelque
chose à quelqu’un d’après une certaine égalité. On regarde à la dignité de la
personne dans la justice distributive, et il semble qu’on doive apprécier son
mérite en raison des services qu’elle rend à la société ; au lieu que dans la
justice commutative, on regarde à la chose dans laquelle on a éprouvé du
dommage. Or, suivant ces deux sortes d’égalité, on souffre en raison de ce que
l’on fait. Il semble donc juste absolument qu’on souffre ce qu’on a fait
souffrir aux autres.
Réponse à l’objection N°2 : Si l’on accordait à celui qui
aurait servi la société une récompense pour les services qu’il lui aurait
rendus, cet acte n’appartiendrait pas à la justice distributive, mais à la
justice commutative. Car dans la justice distributive on ne considère pas
l’égalité de la chose reçue à la chose donnée, mais on ne considère que le
mérite et la condition des personnes.
Objection N°3. Il semble que si on ne devait pas souffrir selon le
mal qu’on a fait, ce serait surtout à cause de la différence qu’il y a entre le
volontaire et l’involontaire ; car celui qui a fait une injure involontairement
est moins puni. Or, le volontaire et l’involontaire qui se considèrent par
rapport à nous, ne changent pas le milieu de la justice, qui est le milieu de
la chose, et non un milieu relatif. Il paraît donc absolument juste qu’on
souffre ce qu’on a fait souffrir aux autres.
Réponse à l’objection N°3 : Quand l’action injurieuse est
volontaire l’offense est plus grande, et la chose par conséquent est considérée
comme plus grave. Il faut donc qu’elle soit punie davantage, ce qui ne repose
pas sur une différence relative, mais sur une différence réelle.
Mais c’est le contraire. Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. 5) qu’il y a des circonstances où il n’est pas
juste qu’on souffre ce qu’on a fait souffrir (Les pythagoriciens définissaient
la justice : une action par laquelle on fait souffrir à un autre ce qu’on a
souffert soi-même. C’était aussi une des maximes de Rhadamante, d’après Aristote (Eth., liv. 5, chap. 5).).
Conclusion Dans la justice commutative on doit souffrir ce qu’on a
fait souffrir, mais il n’en est pas de même dans la justice distributive.
Il faut répondre
que ce qu’on appelle contrepassion
(Ce mot, imaginé par de Marand, est ici employé pour rendre l’expression
d’Aristote
άντιπέπονθος qui
n’a pas de terme correspondant en français. M. Thurot
le traduit par réciprocité d’action. (V. sa traduction de la Morale d’Aristote.)) implique
une juste correspondance entre la passion et l’action antérieure qui l’a
déterminée ; ce qui, dans le sens le plus propre, s’entend des passions et des
actions injurieuses, par lesquelles on blesse la personne du prochain ; comme
quand celui qui frappe est à son tour frappé. La loi détermine cette espèce de
justice quand elle dit (Ex., 21, 23) qu’on rendra âme pour âme, œil pour œil,
etc. Et parce que c’est une injustice que d’enlever le bien d’autrui, on a
secondairement fait l’application de cette maxime au voleur, dans le sens que
celui qui a fait du tort doit lui-même en subir dans ses biens. La loi renferme
aussi cette juste compensation ; car il est dit (Ex., 22, 1) : Si un homme a
volé un bœuf ou une brebis, et qu’il l’ait tué ou vendu, il rendra cinq bœufs pour
un et quatre brebis pour une. Enfin on a appliqué en troisième lieu cette
expression aux échanges volontaires dans lesquels il y a de part et d’autre
action et passion, mais où le volontaire diminue la nature de la passion, comme
nous l’avons dit (quest. 59, art. 3). Dans toutes ces circonstances, d’après la
nature de la justice commutative, il doit y avoir égalité de correspondance, de
manière que la passion soit égale à l’action. Mais cette égalité n’aurait pas
toujours lieu, si l’on éprouvait dans l’espèce le même mal que celui qu’on a
produit. Car quand on injurie une personne qui est plus élevée que soi,
l’action l’emporte sur la passion de la même espèce que l’on pourrait subir.
C’est pourquoi celui qui frappe un prince n’est pas seulement frappé de la même
manière, mais il est beaucoup plus puni. De même quand on fait du tort
involontairement à quelqu’un dans ses biens, l’action l’emporterait sur la
passion, si on se contentait de reprendre à l’individu la chose qui n’est pas à
lui, parce que celui qui a fait tort à l’autre ne perdrait rien dans la
réalité. C’est pourquoi, pour le punir, on exige qu’il rende davantage, parce
qu’il n’a pas seulement fait du tort à un simple particulier, mais encore à
l’Etat, en méconnaissant l’assurance que donne sa protection. De même dans les
échanges volontaires la passion ne serait pas toujours égale, si l’on donnait
sa chose en retour de celle d’un autre ; parce que la chose de l’autre
peut mieux valoir que la sienne. C’est pourquoi il faut dans ces échanges
égaler la passion à l’action d’après une certaine mesure proportionnelle, et
c’est pour cela que la monnaie a été inventée (On peut voir sur l’origine de la
monnaie ce qu’en disent Aristote (Pol.,
liv. 1, chap. 3) et Averroës dans son commentaire sur
la République de Platon (p. 336 et 315).). La contrepassion a donc lieu dans la
justice commutative. — Mais elle n’est pas applicable dans la justice
distributive. Car dans cette justice on ne considère pas l’égalité selon la
proportion d’une chose à une autre ou de la passion à l’action, d’où est venue
la contrepassion,
mais on la considère selon le rapport des choses aux personnes, comme nous
l’avons dit (art. 2).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email
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retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la
propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation
catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale
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